Escales au Japon (1902)/03

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Escales au Japon (1902)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 25 (p. 349-378).
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ESCALES AU JAPON
(1902)

TROISIÈME PARTIE[1]

12 février. — La neige, encore la neige, qui ne reste pas longtemps sur la terre, il est vrai, mais qui chaque jour, pour quelques heures, suffit à teinter de blanc les arbres, les maisons, les pagodes.

Ce soir, à la nuit tombante, dans la concession européenne, à 60 mètres de haut, je cheminais sur une belle route qui était blanche, qui était « poudrée à frimas » comme tous les objets alentour. On voyait de différens côtés se déployer les lointains des montagnes, les lointains de la mer chargée de navires de combat. Pas un souffle ; l’atmosphère à peine froide, tant elle était immobile. Un ciel bas et plombé ; les montagnes aussi, plombées ; toutes les choses terrestres figées sous les nuances de plomb et d’encre que donne le voisinage trop éclatant de la neige. Derrière moi cette ville, en voie d’étonnante transformation, allumait ses lanternes anciennes à côté de ses lampes électriques. Sur la rade, pareille à une grande glace incolore, les navires, posés comme des insectes noirs, allumaient leurs feux pour la nuit ; ils étaient immobiles, comme l’air et comme tout ; mais cela semblait une immobilité d’attente, on eût dit qu’ils se recueillaient pour des événemens prochains et des batailles ; tant de cuirassés, réunis en Extrême-Orient, tant de croiseurs, de torpilleurs appartenant à toutes les nations d’Europe, donnaient ce soir, au milieu de cet immense calme réfléchi, le pressentiment que l’histoire du monde approchait de quelque tournant grave et décisif…

Cette route solitaire me conduisait à l’hôpital russe, où j’allais prendre don Jaime de Bourbon, et nous devions retourner ensemble, dans la ville de bois de cèdre et de papier de riz, pour un petit dîner japonais intime, avec musiques de geishas et danses de maïkos, auquel Son Altesse avait bien voulu me convier.

Après que j’ai eu dit à ce prince, dès notre seconde entrevue, combien je suis peu carliste, je me suis trouvé libre de lui témoigner la vraie sympathie à laquelle il a droit en ce moment de notre part à tous. C’est, en somme, un Français : l’autre jour à bord, quand il était venu si simplement s’asseoir à notre table de marins en campagne, aucun de nous n’avait l’impression qu’il pouvait être un étranger. De plus, il est en ce moment un Français égaré comme moi en pays Jaune, et un qui a risqué par goût sa vie au feu, un qui a bravé aussi le typhus chinois dont il a failli mourir.

Une heure après, dans le « cabinet particulier » d’une maison de thé (très recommandée pour les soupers fins de bonne compagnie), nous avions pris place par terre, don Jaime, deux autres invités et moi, déchaussés tous, jambes croisées sur les éternels coussins de velours noir, et aussitôt les éternelles petites servantes, cassées en deux par des saluts sans fin, étaient venues poser devant nous, sur des trépieds de laque, des bols adorables, légers comme des coquilles d’œuf, et contenant une soupe au lichen et aux algues, la valeur de deux ou trois cuillerées environ. Ce cabinet particulier était, comme [dans tous les établissemens d’un réel bon ton, une vaste pièce vide et blanche, aux nattes immaculées, aux parois démontables en papier tout uni ; pas un siège, pas un meuble, rien ; seulement, dans une niche du mur, aussi blanche que la salle entière, un bizarre et grêle bouquet, d’un mètre de haut, s’échappant d’un vase précieux en bronze antique, deux ou trois longues branches, pas plus, de je ne sais quelles rares fleurs d’hiver, arrangées avec une adresse et une grâce qui ne se retrouvent qu’au Japon.

On gelait, au début de ce repas ; chacun essayait de s’asseoir sur ses propres bouts de pieds, ou de se les frotter avec les mains, pour éviter, l’onglée. Peu à peu cependant, les petits réchauds en bronze, ornés de chimères, que les mousmés nous avaient apportés, remplis de braises odorantes, ont commencé de répandre un peu de chaleur, tout en alourdissant beaucoup nos têtes, dans l’enfermement toujours si hermétique produit par les châssis de papier. A bâtons rompus, nous causions de mille choses, assis sur nos coussins d’un noir funéraire : du pays Basque, de Madrid, de la cour d’Espagne, même de l’histoire de France, et, je ne sais comment, de la Révocation de l’édit de Nantes. — « Tiens ; c’est vrai, m’a dit tout à coup le prince, en riant, ma famille dans ce temps-là a dû bien tourmenter la vôtre ! » — Plutôt, oui, en effet. Mais, éternel revirement des destinées humaines : ce petit-fils de Louis XIV et ce petit-fils d’obscurs huguenots, que le Roi Soleil avait dédaigneusement persécutés, réunis là côte à côte, à faire la dînette élégante, au Japon, dans une maison de thé…

Nous attendions les geishas, commandées pour le dessert. On en était au saki, la liqueur de riz, apportée bouillante dans de très délicates buires de porcelaine à long col. Son Altesse m’avait annoncé une merveille de petite danseuse, dont il n’avait pas retenu le nom, étant convalescent depuis peu de jours et encore novice en japonerie. « Elle, est pétrie d’esprit, m’avait-il déclaré ; chacun de ses gestes est spirituel. » Et cela m’avait paru beaucoup ressembler à Mlle Pluie-d’Avril, cette définition-là.

On entendit enfin dans l’escalier leurs froufrous de soie et leurs rires enfantins.

Elles firent leur entrée, et tombèrent à genoux, leur nez plat contre le plancher. Quatre petites créatures dans des toilettes ahurissantes : deux musiciennes et deux ballerines. Et le premier sujet, l’étoile, j’avais deviné juste, c’était Mlle Pluie-d’Avril, le jeune chat habillé, le joujou favori de mes mauvaises heures.

L’autre danseuse, une fluette de douze ans à peine, fraîchement émoulue du Conservatoire, s’appelait Mlle Jardin-Fleuri ; son nez en bec d’aigle, son petit nez de rien du tout, perdu au milieu de sa figure poudrée à blanc, ses yeux comme deux petites fentes obliques incapables de s’ouvrir, et ses sourcils minces juchés au milieu du front, réalisaient ce type idéal de la beauté japonaise, très rare dans la nature, mais divulgué chez nous par les images. Celle-ci jouait surtout les dames nobles, ancien régime, et portait une robe du vieux temps.

Elles dansèrent, un peu dans le lointain, et dans la vague fumée de braises endormeuses ; elles mimèrent d’anciennes légendes, sous des masques risibles ou effroyables, au rythme des guitares et des chansons tristes. Nous ne parlions plus guère, fascinés doucement par le jeu de ces petites prêtresses de la danse, par le groupe éclatant et irréel qu’elles formaient là, dans la blancheur vide de cette salle trop grande.

A la longue pourtant le froid revint, accompagné d’un peu de lassitude et d’ennui ; on recommençait à se frotter les doigts de pieds, ou à les garantir de son mieux sous le velours des coussins noirs ; on s’endormait peut-être. Le prince proposa de lever la séance et de remonter en pousse-pousse.

Dehors, il neigeait, une neige pas bien méchante, des flocons lents, qui avaient l’air de voltiger plutôt que de tomber.

Pour rentrer chez nous, il fallait traverser un quartier très spécial, qui se retrouve dans toutes les villes japonaises et s’appelle toujours le Yoshiwara.

A Nagasaki, le Yoshiwara est une longue rue, en pente si roide que les pousse-pousse risquent de s’y emballer, pour descendre. D’ailleurs une longue rue ; des deux côtés et d’un bout à l’autre, rien que des maisons très accueillantes, aux portes grandes ouvertes, aux vestibules fort galamment éclairés de lanternes peintes. Dans l’une quelconque de ces demeures, si l’on jette les yeux, on est toujours sûr d’apercevoir dès l’abord, à travers un léger grillage en bois, un salon d’apparence comme il faut, orné de délicates peintures murales représentant des fleurs, ou des vols de grues dans des ciels de nuance tendre ; là, quelques jeunes personnes aux yeux baissés, accroupies en cercle sur des nattes, devisent à voix basse ou fument innocemment des petites pipes, dont elles secouent de temps à autre la cendre, avec autant de grâce que de précaution, dans une gentille boîte à cet usage, en faisant pan pan pan pan sur le rebord. Toutes les maisons de cette aimable rue se ressemblent, par la disposition intérieure, comme par l’aspect si cordialement hospitalier. Toutes, excepté une seule, une immense et somptueuse, qui perche au sommet de la montée, pour couronner, dirait-on, le sympathique ensemble ; celle-là reste close, ou n’entr’ouvre sa porte qu’avec circonspection extrême. (Assez intrigante, cette vaste maison d’en haut, qui fait mine de n’en être pas, et qui a pourtant bien l’air d’en être… Que diable peut-il se passer là-dedans ?…)

Le Yoshiwara est, bien entendu, le quartier où l’animation et la douce gaieté extérieures se prolongent le plus tard dans la nuit, en ce moment surtout, car nombre de marins étrangers, qui hivernent à Nagasaki, ont regardé comme un agréable devoir de se faire présenter à ces jeunes dames. A l’heure où nous passons (onze heures du soir à peu près), la fête quotidienne bat son plein, malgré cette neige vraiment anodine, qui nous fait plutôt l’effet de s’amuser, elle aussi. Des messieurs japonais circulent en foule, vêtus de robes de soie ou de petits complets charmans ; coiffés, qui d’un melon, qui d’un fashionable canotier ; et, presque tous, abritant leur vue délicate sous des lunettes bleues, que de solides mais à peine visibles crochets maintiennent derrière les oreilles. Beaucoup de matelots aussi, faisant leurs visites en pousse-pousse, groupés par nation et circulant à la file : cortège de Russes, cortège d’Allemands, etc. ; même, — j’ai le regret de le constater, — ils manifestent leur joie d’une manière trop bruyante peut-être, qui risque de n’être pas appréciée dans ces milieux si courtois, et de jeter un discrédit sur nos éducations occidentales.

Au prochain tournant de rue, je dois me séparer du prince et des deux autres convives de la dînette, qui remonteront vers l’hôpital russe, tandis que je m’en irai solitairement tout le long des quais, jusqu’à l’échelle coutumière. Là, je réveillerai, pour qu’il me ramène à bord, quelqu’un de ces bateliers nippons, qui se tiennent blottis jusqu’au matin dans la cabane de leur sampang.

Minuit à peu près, quand j’arrive aux escaliers de granit qui descendent dans la mer, et la neige tombe plus fort ; la rade, emplie de lourdes ténèbres, entre les montagnes de ses rives, semble un bien sinistre gouffre. J’appelle dans l’obscurité : Sampang ! sampang ! — D’en bas répond une voix étouffée, et puis une trappe s’ouvre, dans une espèce de petit sarcophage qui flottait sur l’eau sombre, et la tête d’un sampanier se montre, éclairée par une lanterne.

« — C’est pour aller où ?

« — Là-bas, au grand cuirassé français. »

Mais, tandis que nous parlementons, je distingue une forme humaine, qui gît par terre et sur laquelle un peu de poudre blanche est tombée. Un col bleu ! Un matelot de chez nous peut-être : cela leur arrive… Non, un allié seulement. L’allumette, qui brule une demi-seconde et que le vent de neige m’éteint aussitôt, me montre dans un éclair une figure de Russe, à belle moustache jaune, ivre-mort. Que faire pour ce pauvre diable, que de vilains petits rôdeurs japonais sont capables de noyer, comme cela s’est vu plus d’une fois depuis l’arrivée des escadres ?… Bon ! voici maintenant deux autres silhouettes humaines qui se dessinent et s’approchent. Encore des grands cols. Ah ! je les connais, ceux-là : deux du Redoutable. Un peu gris, ayant envie de rentrer à bord et ne sachant comment s’y prendre. C’est bien, je leur donnerai place, mais ils emporteront le Russe, qu’en passant on déposera à bord d’un bateau quelconque de sa nation. Un par les pieds, un par la tête, ils le descendent, pendant que le sampanier, tenant au bout d’un bâtonnet le petit ballon rouge de sa lanterne, éclaire de son mieux, sur les marches où l’on glisse, cette scène d’ensevelissement.

Insinuons-nous donc tous au fond du sarcophage, fermons au-dessus de nos têtes la petite trappe, car on gèle, et, à la grâce de Dieu et du sampanier, en route sur les lames sautillantes, dans ce noie d’Érèbe où tourbillonnent des flocons blancs.


13 février — Mme Ichihara, la marchande de singes, et Mlle Matsumoto sa fille, revenaient aujourd’hui d’une promenade à la campagne, en robe de soie claire, rapportant de longs rameaux tout blancs de fleurs ; c’étaient de ces prunelliers sauvages que l’on appelle chez nous de l’épine noire et dont la floraison, dans nos haies et nos bois, précède toujours le printemps. (Je suis en coquetterie, depuis une quinzaine de jours, avec Mme Ichihara.)

Ces dames avaient été cueillir leurs gracieuses primeurs dans un vallon abrité, connu d’elles seules. Sur leurs instances aimables, j’ai accepté de leurs mains quelques-unes de ces nouveautés de la saison, que j’ai installées à bord dans des vases de bronze, en m’efforçant de donner à ces frêles bouquets une grâce japonaise.

Nulle part les fleurs des arbres précoces ne sont guettées avec plus d’impatience qu’au Japon, fleurs de cerisier, fleurs de pêcher ou d’abricotier, que tout le monde cueille par grandes branches, sans souci des fruits à, venir, pour les mettre à tremper dans des potiches, et s’en réjouir les yeux pendant un jour.

Mme Ichihara, ma nouvelle connaissance, tient un commerce de macaques apprivoisés, de ces gros macaques de l’île Kiu-Siu, qui ont toujours la fourrure usée et la chair au vif, à la partie de leur corps sur laquelle ils s’asseyent. Cette dame, qui doit être contemporaine de Mme Renoncule, est restée dans sa maturité l’une des plus jolies personnes de Nagasaki ; il est regrettable que ses fréquentations si spéciales imprègnent ses vêtemens d’un pénible arôme : Mme Ichihara sent le singe.

Chaque fois que ma fantaisie me pousse vers la grande pagode du Cheval de Jade, je m’arrête en chemin chez elle, pour « flirter » quelques instans. Tout le bas de sa maison est occupé par ses nombreux pensionnaires, les uns en cage, les autres simplement enchaînés et batifolant de droite et de gauche ; en passant par là, on est toujours exposé à quelque avanie : une petite main leste et froide se faufile entre deux barreaux et vous attrape l’oreille, ou bien un jeune espiègle, perché sur une solive d’en haut, vous jette à la figure l’eau de son écuelle à boire. Mais quand on a réussi, par l’escalier du fond, à atteindre le premier étage, on est en sécurité dans une sorte de petit boudoir fort accueillant, où reçoivent ces deux dames.

Mme Ichihara, qui s’est enrichie dans les singes, vient d’ajouter à ce commerce un intéressant rayon d’antiquités. Elle tient surtout les vieux ivoires, risqués ou drolatiques, et, pendant qu’elle s’occupe, sans avoir l’air de rien, à vous préparer le thé, sa fille ne manque jamais de vous en faire admirer quelques-uns : ivoires articulés, truqués, groupes de personnages à peine longs comme la dernière phalange du doigt, et qui feraient certainement rougir dans leurs cages les pensionnaires du rez-de-chaussée…

De l’obscène et du macabre, amalgamés par des cervelles au rebours des nôtres, pour arriver à produire de l’effroyable qui n’a plus de nom : c’est ainsi qu’on pourrait définir la plupart de ces minuscules ivoires, jaunis comme des dents d’octogénaire. Figures de spectres ou de gnomes, si petites qu’il faudrait presque une loupe pour en démêler toute l’horreur ; têtes de mort, d’où s’échappent des serpens par les trous des yeux ; vieillards ridés, au front tout bouffi par l’hydrocéphale ; embryons humains ayant des tentacules de poulpe ; fragmens d’êtres qui s’étreignent, ricanent la luxure, et dont les corps finissent en un amas confus de racines ou de viscères…

Et cette mousmé si agréablement habillée, à côté d’une fine potiche où des branches de fleurs sont posées d’une façon exquise, cette mousmé au perpétuel sourire, étalant avec grâce tant de monstruosités qui ont dû coûter jadis des mois de travail, cette mousmé est comme une vivante allégorie de son Japon, aux puériles gentillesses de surface et aux inlassables patiences, avec, dans l’âme, des choses qu’on ne comprend pas, qui répugnent ou qui font peur…


14 février. — Cette grande pagode du Cheval de Jade où j’allais si souvent jadis, à la splendeur étoilée des nuits de juillet, et qui est cause aujourd’hui de mes stations chez Mme Ichihara, elle a pris un air de vétusté, d’abandon ; elle me fait l’effet d’avoir vieilli, depuis quinze ans, de deux ou trois siècles. Les immenses marches de granit, les escaliers de Titans qui y conduisent, à mi-montagne, je me souviens d’y être monté jadis, aux musiques, aux lanternes, aux milliers de lanternes étranges, presque porté par des foules qui s’y rendaient en pèlerinage. Aujourd’hui, quand j’y vais, je n’aperçois guère d’autre visiteur que moi, du haut en bas de ces escaliers superbes où je suis comme perdu. Et combien ils sont frustes, usés, disjoints, les granits des dalles, les granits des portiques religieux, échelonnés sur le parcours, — ces portiques de tous les abords de temple, toujours pareils, et toujours si en contraste avec le Japon, simples et rudes, grandioses comme des pylônes égyptiens. Tout en haut, dans la dernière cour, devant l’énorme pagode en bois de cèdre, qui a pris une couleur plus grise et plus éteinte, le cheval de jade médite solitairement sur son vieux socle effrité. L’herbe pousse et les dalles mêmes verdissent. Chaque fois, je le trouve clos et silencieux, le sanctuaire au fond duquel je me souviens d’avoir aperçu jadis, par-dessus la foule prosternée, les grands dieux d’or entourés de lotus d’or… Ce Japon, qui me paraît en voie de renier tous ses vieux rêves, que va-t-il faire bientôt de ses milliers de pagodes, dont quelques-unes étaient si merveilleuses, et qui occupent infiniment plus de place que chez nous les églises ?…

En sortant par la gauche de cette cour, où l’antique cheval de jade trône encore, on arrive comme autrefois sur l’esplanade aux maisons de thé et aux petits berceaux de verdure, d’où la vue embrasse tout Nagasaki, et sa baie profonde. Il y a même toujours cette « maison de thé des Crapauds[2] » où je venais avec Mme Chrysanthème et la fine fleur des mousmés de son temps ; les crapauds sont restés aussi, ces mêmes crapauds-monstres qui étaient la gloire de l’établissement, et comme jadis leurs grosses voix de basse font couac ! couac ! dans les rocailles du gentil bassin. Ce qui a changé seulement, c’est le matériel de la maison : on y voit aujourd’hui des tables de cabaret, des bouteilles de whisky, alignées avec du gin ou de l’absinthe Pernod, enfin tous les breuvages civilisateurs dont notre Occident a doté le monde.

Plus haut que l’esplanade, des sentiers montent vers une région de calme et d’ombre qui a des airs de bois sacré. Des camélias à fleurs simples, presque grands comme nos ormeaux, qui sont en ce moment sur la fin de leur floraison hivernale, y jonchent la terre de leurs pétales rouges ; d’autres arbres, au feuillage persistant, des arbres immenses qui ont peut-être l’âge du temple, font voûte au-dessus des tapis d’herbe fine ou de petites plantes rares. A mesure que l’on s’élève, on voit s’élever aussi, dans un demi-lointain, au-delà de cette vallée enclose où Nagasaki a groupé ses milliers de toitures grises, les montagnes d’en face, celles qui sont couvertes de bois funéraires, de pagodes et de tombeaux, celles dont le terrain est si mêlé de cendre humaine et d’où s’exhale éternellement le parfum des baguettes brillées pour les morts. Plus loin, la grande échancrure bleue de la rade s’ouvre entre les escarpemens et les complications charmantes de ses rives. Et enfin, tout là-bas, à peine dessinés, presque perdus dans ce bleu qui devient de plus en plus souverain, apparaissent les îlots avancés qui terminent le Japon, ces îlots que l’on dirait trop confians en l’immensité liquide alentour, et trop jolis, avec leurs cèdres des bords, qui se penchent sur la mer…

Vers ces sommets, au-dessus des temples, on est dans un Japon adorable, quintessencié, suprêmement élégant, recueilli, presque religieux, et l’on cesse de sourire, pour admirer.


25 février. — A l’étalage de Mme l’Ourse, dans ses tubes de bambous emplis d’eau claire, les derniers camélias disparaissent, comme avaient disparu les chrysanthèmes, et font place à des branches de prunier toutes garnies de fleurs neigeuses, à des branches de pêcher toutes roses. Le long des rues, aux devantures des boutiques, même des plus humbles échoppes d’ouvriers, on voit de ces premières fleurs du vrai printemps, disposées avec un goût délicat dans quelque vase de porcelaine ou de bronze. (Les gens du plus bas peuple, en ce pays, sont plus artistes et plus affinés que la moyenne des bourgeois de chez nous.)

Et les mousmés, entre deux giboulées, quand luit un peu de soleil, se promènent en robes de nuances plus claires, — des gris perle, des bleus de cendre ou des lilas, — qui révèlent des aspects nouveaux de leur gentillesse un peu factice, mais toujours si artistement accommodée. Je crois même qu’elles ont un rire approprié à la saison, un rire de fin d’hiver, qui est encore plus gai et plus contagieux que celui de décembre ou de janvier.

Il va donc arriver pour tout de bon, ce printemps qui nous fera partir, mais qui, heureusement pour nous, est toujours tardif au Japon, après de si beaux automnes de lumière. Dans la montagne aux temples et aux sépultures, il y a déjà quantité d’arbres fruitiers follement fleuris ; ils ressemblent à des touffes de ruban rose, ou de ruban blanc, à côté des pagodes dont les grisailles se font au contraire plus tristes et plus vieilles, par contraste avec toute cette fraîcheur ; on dirait d’une décoration de fête, artificielle, fragile et charmante. Les Japonais, du reste, aiment peindre ces aspects éphémères de leurs vergers ; ils en font ces images qui, transportées chez nous, paraissent trop jolies, dans une exagération de couleur.


26 février. — Mme Prune n’a jamais été mère… Ce n’est pas sans un trouble intime que je viens de l’apprendre.

A cela sans doute, elle doit d’avoir conservé cette jeunesse dans les sentimens, et dans tout l’organisme, cette verdeur que j’admirais sans me l’expliquer. Pendant l’une de ces minutes de tête-à-tête et d’épanchement, qu’elle ne redoute plus assez de provoquer entre nous et que le printemps va rendre plus capiteuses, elle s’est décidée à la délicate confidence.

— Mais alors, et la toute mignonne et potelée Mme Oyouki ? Une fille adoptive, simplement ?

— Hélas ! non… Une erreur de feu ce pauvre M. Sucre… Une enfant conçue en dehors des liens sacrés du mariage…

— Mme Prune, en croirai-je mes oreilles ?… M. Sucre, ce pur artiste, capable de s’être oublié à ce point !… Quelle atteinte vous venez de porter pour moi à sa mémoire !…

Et dire que j’ai pu vivre tout un été sous le même toit que ce ménage, sans soupçonner un secret si lourd.


1er mars. — Malgré les robes printanières des mousmés, malgré la floraison hâtive des vergers et l’allongement des soirs, c’étaient toujours les mauvais vents du Nord, la pluie, la neige, nous faisant un Japon plus sombre, plus humide et plus gelé qu’au cœur de l’hiver. Et les orangers s’étonnaient, et les grands cycas arborescens, dans les cours des pagodes, se disaient que depuis un siècle ils n’avaient pas vu tant de poudre blanche sur leurs beaux plumets verts.

Mais voici que la griserie d’un printemps soudain est venue nous prendre, dans ce Nagasaki où nous finissons notre quatrième mois d’un exil très enjôleur.

Là-haut, chez messieurs les Trépassés, la montagne se tapisse de fleurettes sauvages, pour nous inconnues ; autour des stèles innombrables, le petit monde frileux des fougères déplie partout en confiance ses feuilles nouvelles, d’une teinte pâle et rare. Dans la verte nécropole, plus grande que le quartier des vivans, — que j’avais abandonnée par ces temps de neige, et où je recommence de venir, — ce n’est plus cette tiédeur languide et mourante de l’arrière-automne qui s’harmonisait si bien avec les tombes ; c’est un ensoleillement de renouveau, une envahissante gaieté d’herbes folles, qui ne cadrent plus, qui doivent effaroucher les pauvres défunts en cendre et faire s’évanouir plus vite ce qui restait encore de leurs âmes flottantes. Tandis que les grandes pagodes gardiennes, sous ces rayons trop clairs, se révèlent plus vieilles et plus mornes, leurs boiseries plus vermoulues, leurs monstres plus caducs.

En bas, sur la ville de cèdre et de papier, la lumière est maintenant en continuelle fête ; les mille petites boutiques ouvertes accrochent du soleil et des reflets sur leurs potiches, leurs laques ou leurs étoffes aux nuances de fleurs.

Et le soir, par les longs crépuscules attiédis, chaque rue s’emplit d’une myriade de petits enfans, aux têtes rondes, aux yeux de chat moitié câlins, moitié mauvais. En aucun pays de la terre, on n’en voit une telle abondance. Ils sortent par douzaine de chaque porte. Presque tous jolis, eux qui deviendront si laids en grandissant, ils sont coiffés encore, comme autrefois, avec un art comique, avec une science supérieure de la drôlerie, en petites queues alternant avec des places rasées, — petites queues qui retombent sur les oreilles, ou bien petites queues qui se redressent au-dessus de la nuque, suivant le genre de minois du personnage. Leurs robes ont beaucoup d’ampleur et sont trop longues, leurs manches pagodes sont trop larges ; cela leur donne des tournures empêtrées ou pompeuses. Ils ne font pas de bruit. Ils ne rient pas, en ce pays où leurs grandes sœurs et leurs mamans savent si bien rire. Ils sont la génération prochaine qui verra tout changer dans cet Empire du Soleil Levant jadis immuable, et déjà ils ont l’air d’observer attentivement la vie, avec leurs prunelles de jais noir, mystérieuses entre leurs paupières bridées. Surtout ils se protègent et s’entr’aident les uns les autres, d’une façon gentille et touchante ; il n’en est pas de si petit auquel ne soit confié un frère, moindre encore et plus poupée que lui. Pourtant on en voit aussi qui s’amusent ; gravement ils tiennent la ficelle de quelqu’un de ces cerfs-volans qui, à l’heure des chauves-souris, se mettent de tous côtés à planer dans le ciel, ayant forme de chauve-souris eux-mêmes, ou de phalène ou de chimère.

Il ne fait plus froid, tout s’égaye, tout s’éclaire… Et la grâce des mousmés, que j’avais à peine comprise, il y a quinze ans, c’est aujourd’hui, dirait-on, qu’elle m’est révélée…

Une fois de plus, après tant d’autres fois, on se laisse prendre à cette éternelle duperie de la nature, qui n’a pour but que de préparer les feuilles mortes et les dépérissemens jaunes d’un très prochain automne. On se laisse prendre, et cependant il y a cette année deux causes de tristesse à le sentir approcher, ce printemps : d’abord, ce n’est pas ici qu’on avait pensé le recevoir : chacun comptait bien être là-bas, dans son coin de terre natale, quand arriveraient les hirondelles ; ensuite ce beau temps sonne le départ pour la Chine ; les glaces de l’affreux Petchili doivent fondre sous ce soleil, et on va nous rappeler bientôt à nos postes d’énervante fatigue.


15 mars. — Dans ce rayonnement de printemps, à peine avais-je mis pied à terre aujourd’hui, que trois mousmés dans la rue ont attiré mon attention. Qu’y avait-il donc en elles d’inusité, que je définissais mal au premier abord ? Avec des petites moues particulières, des envies de rire contenues, elles cheminaient ensemble, le nez au vent tiède, l’air de se savoir drôles et de perpétrer quelque farce… Ah ! cela venait de leur coiffure : elles s’étaient fait des bandeaux et des chignons comme les grand’mères. Et, quand elles eurent comprît. à mon regard, que j’avais remarqué, elles répondirent des yeux : « Hein ! n’est-ce pas que nous sommes cocasses ? » et passèrent en riant pour tout de bon.

Quelques pas plus loin, deux vieilles dames… Qu’avaient-elles d’inusité, celles-là encore ?… Ah ! leur coiffure : elles s’étaient fait des bandeaux et des chignons de jeune fillette, avec un léger piquet de fleurs sur le côté, comme en porte Mlle Pluie-d’Avril. Et leur sourire me répondit de même : « Mais oui, c’est ainsi, ne t’en déplaise ! Oh ! nous le savons, va, que nous sommes comiques ! »

Tout le long du chemin, pareille mascarade ; renversement général des coiffures et des âges. (Bien entendu, fallait-il avoir l’œil déjà complètement fait aux japoneries pour recevoir une impression de stupeur telle que la mienne. C’était comme si, chez nous, un beau jour, toutes les aïeules apparaissent en cheveux, avec des nattes dans le dos, et toutes les petites filles, en bonnet tuyauté, avec des anglaises.)

Quelques instans plus tard, dans le faubourg de Dioudjendji, près de mon ancienne demeure. Devant moi cheminait une dame de galante tournure, ayant cette ligne incomparable de la nuque et des épaules qui la décèlerait entre mille : Mme Prune, coiffée aujourd’hui en petite mousmé, en petite écolière, avec un piquet de roses pompon se balançant au bout d’une longue épingle d’écaille !…

Avertie par son flair toujours si sûr, elle se retourna pour me montrer, dans un sourire, l’un des derniers râteliers laqués de noir que Nagasaki possède encore : « N’est-ce pas, — demandaient pudiquement ses yeux baissés, — n’est-ce pas, cher, que ça ne va pas trop mal ? »

— Madame Prune, j’allais vous le dire. Mais je vous prie, expliquez-moi…

Alors elle me conta que, depuis le temps des ancêtres lointains, c’était de tradition que les dames, ce jour du calendrier, fussent coiffées comme les jeunes filles, et les jeunes filles comme les dames.

Et tout était joli autour de nous, aussi bizarrement joli et aussi invraisemblablement arrangé que dans une aquarelle japonaise. Ce faubourg où nous passions avait l’air en pleine ivresse de printemps. Notre sentier dominait, à soixante mètres de haut, la rade bleue, sinueuse entre ses rives boisées. Autour des vieilles maisonnettes, aux châssis de papier, il y avait des arbres tout blancs et des arbres tout roses ; il y avait aussi des glycines dont les longues grappes commençaient de se colorer en violet pâle ; et tout cela, maisonnettes gentilles comme des jouets, arbres roses des petits jardins, glycines en guirlandes, dévalait sous nos pieds jusqu’à la mer, dans un pêle-mêle qui semblait instable et impossible ; tout cela avait l’air de tenir par ensorcellement, sans souci de l’équilibre ni de la pesanteur. Une lumière idéale, délicate, éclatante sans éblouir, s’épandait pareille, sur les choses proches et sur les lointains limpides. Dans le ciel pointaient ces cimes, très singulières des montagnes de Kiu-Siu, qui ressemblent à des cônes tapissés de peluche verte. Et, là-bas, du côté où la rade s’ouvre sur la mer de Chine, plus d’habitations humaines, un manteau uniforme de verdure jeté partout, même du haut en bas des très abruptes falaises ; rien que deux ou trois petits temples, perchés dans des coins presque inaccessibles, discrets d’ailleurs, émergeant à peine du fouillis des branches, et voués aux Esprits des bois qui doivent être souverains par là, sur ces côtes si vertes.

Une seule tache, dans l’immense décor souriant : un peu en arrière de nous, de l’autre côté de la baie, un lieu pelé, horrible et maudit, d’où monte un bruit perpétuel de ferraille tapotée ; une bouche de l’enfer qui souffle une haleine noire par mille tuyaux : l’arsenal où se fabriquent nuit et jour les nouvelles machines à tuer.

Mme Prune, continuant de marivauder à son ordinaire, tandis que le piquet de roses pompon s’agitait au-dessus de son opulente coiffure, m’entraînait insensiblement vers sa demeure. Et moi, fasciné comme toujours par ses dents laquées, couleur d’ébène polie, je constatai qu’elles venaient d’être remises à neuf, à mon intention sans doute : de patiens spécialistes y avaient introduit de place en place des petits morceaux d’or qui prenaient, sur ce fond noir, énormément d’importance et d’éclat, tout comme sur les laques des plateaux ou des boîtes.

On n’imagine pus ce qu’il y a de dentistes à Nagasaki ; les moindres portefaix ont des dents dorées par leurs soins. Ils travaillent du reste sans mystère, car je me souviens d’avoir vu, par des fenêtres ouvertes, des dames au chignon d’un beau galbe, la tête renversée sur un coussinet et tenant béantes leurs mâchoires, qu’un opérateur semblait perforer avec d’étonnans petits vilebrequins. Ils ont, paraît-il, appris cet art en Amérique. Quantité de matelots de chez nous, séduits par leurs enseignes à images, se sont confiés à eux et les déclarent d’une dextérité merveilleuse.

En ce qui est affaire d’adresse, de patience et d’exactitude, ces petits Japonais ne pouvaient qu’exceller. C’est pourquoi ils se sont approprié si vite l’art de nos électriciens et de nos constructeurs de machines ; on s’étonne seulement qu’ils n’aient pas inventé eux-mêmes, des millénaires avant nous, tout cela, avec quoi ils jonglent aujourd’hui comme des virtuoses.

Et nos plus modernes engins de guerre, qui ne sont en somme que bibelots de précision, vont devenir, hélas ! entre leurs mains prestes et sûres, de bien effroyables jouets…

Mon Dieu, sauf Mme Prune, que tout était joli ce jour-là autour de moi, aussi bien en bas, au bord de la rade profonde, qu’en haut vers le ciel paiement bleu où montaient les étranges cimes vertes ! Et qu’elle est adorable, cette île de Kiu-Siu, de finir ainsi, là-bas au loin, par des falaises magiquement garnies d’arbres, des falaises qui portent des petits temples à demi cachés sous leur verdure, et qui descendent, comme les remparts de quelque forteresse enchantée, dans le grand néant de la mer, aujourd’hui si lumineux et diaphane !…


25 mars. — Amusantes et douces, à cette fin de mars, s’en vont nos journées, nos dernières journées dans ce Japon, qu’il faudra quitter bientôt, quitter demain peut-être, après-demain, qui sait ? au reçu de quelque ordre brusque et sans merci.

Et je regretterai des recoins d’ombre et de mousse, parmi de vieux granits et de fraîches cascades, sur des versans de montagne, au-dessus de mystérieux temples…

La vérandah ombreuse et calme de la maison de thé que tient Mme O. -Tsuru-San devant le temple du Renard, les antiques terrasses de la ville des morts, aux pierres grises, sous les cèdres de cent ans, je ne retrouverai jamais ces heures de silence et de presque voluptueuse mélancolie, passées là dans la nuit verte des arbres.

Et puis j’ai aussi une amie mousmé, pour laquelle je donnerais bien Mme Renoncule et Mme Prune avec Mlle Pluie-d’Avril, et que je rencontre, au cœur même de la haute nécropole, dans une sorte de bocage enclos, environné d’un peuple de tombes. — Oh ! en tout bien tout honneur, nos entrevues. — Et je crois que c’est elle, cette mousmé, qui personnifie à présent pour moi Nagasaki et la montagne délicieuse de ses morts. Il en faut presque toujours une, n’est-ce pas ? n’importe où le sort vous ait exilé, une âme féminine et jeune (dont l’enveloppe soit un peu charmante, car c’est là encore un leurre nécessaire) et qui vous vienne en aide dans la grande solitude, — en petite sœur de passage, pour qui l’on garde, quelque temps après le départ, une pensée douce, et puis, que l’on oublie…

Je n’en avais point parlé encore, de cette mousmé Inamato. Voici pourtant plus de trois mois que nous avons fait connaissance ; c’était encore au temps de ces tranquilles soleils rouges des soirs d’automne sur les jonchées de feuilles mortes. Et, depuis, nous n’avons cessé que par les temps de neige nos innocens rendez-vous, toujours là-haut dans ce même bois triste et muré ; mais cela reste tellement enfantin que je ne suis pas sûr que ce ne soit amèrement ridicule. Est-ce elle que je regretterai le jour du départ, ou seulement cette montagne avec son mystère et son ombre, avec ses enclos de vieilles pierres et ses mousses ?… Il est certain que je suis l’homme des vieux petits murs dans les bois, des vieux petits murs gris, moussus, avec des capillaires plein les trous ; j’ai vécu dans leur intimité quand j’étais enfant, je les ai adorés, et ils continuent d’exercer sur moi un charme que je ne sais pas rendre. En retrouver, dans cette montagne japonaise, de tout pareils à ceux de mon pays, a été un des premiers élémens de séduction pour me faire revenir, plus encore que la paix de tout ce merveilleux cimetière, plus encore que la profondeur et l’étrangeté magnifique des lointains déployés alentour.

Quant à la mousmé dont l’attraction est venue se greffer par là-dessus, c’est un beau soir empourpré de décembre, au siècle dernier, que brusquement nous nous sommes trouvés face à face. J’errais seul dans la nécropole, à l’heure de cuivre rouge qui annonce le coucher du soleil d’automne, quand l’idée me prit d’escalader un mur, plus haut que les autres, pour pénétrer dans l’espèce de bocage qu’il semblait enclore de toutes parts.

Je tombai dans un ancien parc à l’abandon, aujourd’hui moitié jungle et moitié forêt, où une jeune fille, assise sur la mousse, l’air d’être chez elle, feuilletait un livre d’images représentant des dieux et des déesses dans les nuées.

Elle commença naturellement par rire (étant Japonaise et mousmé) avant de me demander : Qui es-tu, d’où sors-tu, qui t’a permis de sauter ce mur ? Elle avait des yeux à peine bridés, presque des yeux comme une petite fille brune de Provence ou d’Espagne, avec un teint d’ambre roux ; elle respirait la santé, la jeunesse fraîche ; et son regard était si honnête, que je quittai de suite pour elle ce ton de badinage, toujours indiqué dans les salons de Mme Prune ou de Mme Renoncule.

J’appris, ce premier soir, qu’elle se nommait Inamoto, qu’elle était fille du bonze, ou du simple gardien peut-être, de certaine grande pagode, dont j’apercevais, cinquante mètres plus bas, à travers des branches, la toiture tourmentée et les cours au dallage funèbre.

« — Petite mademoiselle Inamoto, demandai-je avant l’escalade de sortie, cela me ferait plaisir de te revoir quelquefois. Après-demain, s’il ne tombe ni pluie ni neige, je reviendrai ici, à cette même heure. Et toi, est-ce que tu viendras ?

« — Je viendrai, dit-elle, je viens tous les jours sans pluie. » — Elle ajouta, avec une révérence : « Sayanara ! » (Je te salue ! ) et se mit à redescendre par un sentier de chèvre, vers le temple, très soucieuse de protéger les belles coques de ses cheveux lisses contre les petites branches de bambou qui, au passage, lui fouettaient la figure.

Depuis ce jour-là, j’ai bien franchi cinquante fois, à cette même place, ce même vieux mur… C’est aussi chaste qu’avec Mlle Pluie-d’Avril, mais différent et plus profond ; il ne s’agit plus d’un petit chat habillé, mais d’une jeune fille, qui, malgré son rire de mousmé, a des yeux candides et parfois graves.

Comment cela peut-il durer entre nous, sans lassitude, puisque la différence des langages empêche toute communion approfondie entre nos deux âmes, sans doute essentiellement diverses, et puisque par ailleurs, dans nos rendez-vous, il n’y a jamais un instant d’équivoque, un instant trouble ?…

Bien que la nécropole soit solitaire, à certains jours, il faut des ruses d’Apache pour arriver sans être vu, — et cela encore est amusant. Elle a de plus en plus peur, la mousmé, peur que l’on nous observe, que son père la gronde, qu’on lui défende de venir. Quelquefois c’est un porteur d’eau, qui descend des sommets et nous gêne ; le lendemain c’est une vieille dame qui nous tient longuement en échec, étant occupée sans hâte à disposer des branches de verdure dans des tubes de bambou aux quatre coins d’une tombe, ou bien à brûler des baguettes d’encens pour ses ancêtres, ou simplement à regarder sous ses pieds le panorama des pagodes, de la ville et de la mer. Et je reste caché derrière quelque grand cèdre, apercevant, au-dessus du mur, des cheveux bien noirs qui dépassent les pierres, un front, et deux yeux au guet (jamais un bout de nez, jamais rien de plus) : ma petite amie qui s’est perchée là pour surveiller, elle aussi, la solution de l’incident, toujours prête à disparaître au moindre danger, comme un gentil personnage de guignol qui retomberait dans sa boîte.

Oui, c’est bien enfantin et ridicule, et pour que tout cela ait pu durer, il a fallu l’exotisme extrême, le charme de ce lieu unique et le charme d’Inamoto combinés ensemble.

Est-ce elle que je regretterai, ou sa montagne, ou encore le vieux mur gris, protecteur de nos rendez-vous ? Vraiment je ne sais plus, tant sa gentille personnalité est pour moi amalgamée aux ambiances.


26 mars. — Des nouvelles arrivées de Chine disent qu’à l’entrée du Peïho les glaces fondent ; donc ce sera d’un moment à l’autre, le départ, et nous comptons les jours de grâce qui nous restent, nous sentant plus japonisés que nous ne pensions, à l’heure de tout quitter.

Ma petite amie Pluie-d’Avril est venue aujourd’hui me faire visite à bord, accompagnée de la vieille dame qu’elle appelle grand’mère. Une visite tout à fait bon enfant et sans cérémonie ; elle avait pris un costume qui, pour elle, était plutôt simple, mais où tout de même de grandes fleurs aux nuances fantastiques s’étalaient sur fond ivoire.

A bord, les matelots la connaissent, et disent : « Voilà le petit chat qui arrive. »

Aujourd’hui, elle s’est intéressée à nos canons ; qui aurait cru cela, et où la préoccupation de la guerre va-t-elle se nicher ? — « Nos bateaux, à nous Japonais, en ont-ils de pareils ? Est-ce que ceux des Russes peuvent tuer aussi loin ? » — Oh ! qu’elle était drôle, à côté de l’une des grosses pièces du Redoutable, que deux canonniers s’étaient amusés à lui ouvrir, et fourrant sa petite tête dedans, avers soja beau chignon, pour examiner les rayures


31 mars. — Dans la matinée, vers dix heures, s’est refermé derrière nous le long couloir de verdure, au fond duquel Nagasaki s’étale dans son cadre de pagodes et de cimetières. Ensuite, ont défilé ces petits îlots, qui sont comme les sentinelles avancées du Japon, — petits îlots charmans, que tout le monde connaît, pour les avoir vus peints sur tant de potiches et d’éventails. Et puis la mer, le large a commencé de nous envelopper de sa majesté sereine et de son silence, plus saisissans par contraste, après tant de mignardises, et de musiquettes, et de gentils rires, auxquels nous venions longuement de nous habituer.

Très brusque a été l’ordre de départ. A peine ai-je trouvé le temps de saluer ma belle-mère en émoi. C’était déjà si court, les deux heures que j’avais, pour aller dans la montagne dire adieu à la mousmé Inamoto…

Faut-il que je l’aie escaladé souvent, le vieux mur de son bois enclos, pour que les traces de mon passage se voient déjà si bien sur le gris des pierres ! Je ne l’avais jamais remarqué comme ce jour de départ ; il y a de quoi donner l’éveil ; et, à mon retour, il faudra changer de chemin. Dans l’herbe aussi, mon pas a dessiné une vague sente, comme ces foulées que font les bêtes en forêt.

Mousmé qui n’avait pas des yeux ordinaires de mousmé, fleur énigmatique et jolie, fleur de pagode et de cimetière, qu’ai-je su comprendre d’elle, et qu’a-t-elle compris de moi ? Rien que l’un de nous soit capable de définir. Assis côte à côte sur la terre de ce bois, disant des choses forcément puériles, à cause de cette langue dont je connais trop peu de mots, nous étions comme deux sphinx qui s’amuseraient à faire les enfans, faute d’un moyen, d’une clef pour se déchiffrer, mais qui seraient retenus là chacun par l’âme inconnue de l’autre, vaguement devinée. Il est certain qu’entre nous commençait de se nouer cette sorte de lien qu’on appelle affection, qui ne se discute ni ne s’analyse, et qui souvent rapproche des êtres infiniment dissemblables… Au-dessus du mur, ce gentil front et cette paire de jeunes yeux qui m’accompagnaient hier au soir, pendant ma fuite à travers le dédale des terrasses funéraires et des tombes, je me suis retourné deux fois pour les regarder ; quand je les ai vus disparaître, je crois même que je me suis senti plus seul encore dans ces lointains pays jaunes… Et ce petit serrement de cœur, en m’éloignant, était comme un reflet très atténué, — crépusculaire, si l’on peut dire ainsi, — de ces angoisses qui, à l’époque de ma jeunesse, ont accompagné tant de fois mes grands départs. Il est vrai, je suis sûr de revenir, autant qu’on peut être sûr des choses de demain, car nous restons deux ans, hélas ! dans les mers de Chine, où Nagasaki sera notre lieu de ravitaillement et de repos. Et je la reverrai, cette mousmé, j’entendrai encore sa voix, très doucement bizarre, répéter, avec un accent qui fait sourire, les mots français qu’elle s’amuse à apprendre…

Quant à Mme Prune, c’était trop haut perché pour cette fois, le faubourg qu’elle habite. Mais nous reviendrons, nous reviendrons, et, s’il plaît à la Déesse de la Grâce, cette idylle, ébauchée entre nous il y aura seize ans bientôt, ne se dénoue point encore…

Ce soir donc, à l’heure où le soleil se couche dans de longs voiles de brume, le Japon a disparu ; l’île amusante s’est évanouie, dans les lointains d’une immensité toute pâle, qui luit comme un miroir sans fin, et qui ondule très lentement, avec une câlinerie perfide. Nous faisons route vers le Nord et vers la Chine. Il y a quinze ans, après un amollissant séjour dans ce même coin de Japon et un mariage pour rire avec une certaine petite Chrysanthème, je remontais ainsi la mer Jaune, par un calme pareil, sous des brumes comme celles-ci, un soir aussi blême. Et le grand néant de la mer, comme cette fois, m’enveloppait de sa paix funèbre.

Cependant je m’en allais avec moins de mélancolie, — sans doute parce que la vie était encore en avant de moi dans ce temps-là, tandis qu’à présent elle est plutôt en arrière…


30 juin. — Trois mois ont passé. J’ai revu l’immense Pékin de ruines et de poussière, j’ai fait ma longue chevauchée aux tombeaux des Tsin, j’ai visité l’empereur de Séoul et sa vieille cour. Maintenant, je reviens, et les voici qui reparaissent, les gentils îlots annonciateurs du Japon. Nous revenons, fatigués tous, et notre cuirassé lourd, comme s’il était fatigué lui-même, a l’air de se traîner sur les eaux chaudes et sous le ciel accablant. Les orages d’été couvent dans de grosses nuées sombres, dont le pays est comme enveloppé.

On étouffe dans la baie de Mme Prune, dans le couloir de montagnes, quand nous y entrons. Mais comme tout est joli ! Et puis, je m’y reconnais mieux qu’à notre arrivée précédente ; j’y retrouve, comme il y a quinze ans, le concert infini des cigales, et aussi les magnificences de la verdure de juin. Ah ! la verdure annuelle, comme elle écrase de sa fraîcheur la nuance de ces arbres d’hiver, cèdres, pins ou camélias, qui régnaient seuls ici, quand nous étions venus en décembre.

Ce ne sont plus, dirait-on, les mêmes figures de matelots, bien saines et bien rondes, que le Redoutable ramène à Nagasaki : il y en a vraiment qu’on ne reconnaît plus. Notre équipage a longuement souffert, sur l’eau remuante et empestée de Takou, souffert surtout de la mauvaise chaleur et de l’enfermement, plus encore que des manœuvres pénibles et de la dépense continuelle de force. Sous le soleil de Chine, vivre six ou sept cents dans une boîte en fer où d’énormes feux de charbon restent allumés nuit et jour, entendre un éternel tapage augmenté par des résonances de métal, recevoir de l’air qui a déjà passé par des centaines de poitrines et qu’une ventilation artificielle vous envoie à regret, respirer par des trous, être constamment baigné de sueur !… Il était temps d’arriver ici, où l’on pourra se détendre, marcher, courir, oublier.

Près de quatre heures du soir, quand je puis enfin mettre pied à terre. Dans la rue, je trouve jolies toutes les mousmés ; tant de verdure et de fleurs m’enchante ; après la Chine grandiose et lugubre, aux visages fermés et maussades, chacune de ces petites personnes que je regarde ici me donne envie de rire, comme ces petites maisons, ces petits bibelots et ces petits jardins. — Et on va se reposer un mois dans cette île : mon Dieu, que la vie est donc une chose amusante !

Trop tard pour aller dans la montagne d’Inamoto, qui ne m’attend point ; j’irai donc d’abord remplir mes devoirs de famille, saluer Mme Renoncule et mes belles-sœurs ; ensuite je monterai chez ma petite amie Pluie-d’Avril, — et peut-être, qui sait, chez Mme Prune, car je me sens dans l’esprit ce soir un certain tour drolatique et badin qui m’y attire.

La rue ascendante qui mène à la maisonnette de la danseuse est solitaire, comme toujours, et triste cette fois, sous le ciel orageux et sombre, avec ces touffes d’herbes, signes de délaissement, que le mois de juin a semées çà et là entre les dalles. A cette porte, là-bas, ce gros chat assis avec dignité et regardant passer les hirondelles, si je ne m’abuse, c’est bien M. Swong-san, le minois pompeusement encadré par sa fraise à la Médicis, en mousseline tuyautée, qu’une rosette attache sous le menton. Et, derrière ce châssis de papier qui vient de s’ouvrir, au premier étage, cette petite fille en robe simplette, qui se retrousse les manches, un savon à la main, pour barboter des deux bras dans une cuve de porcelaine, c’est Pluie-d’Avril, la petite fée des maisons de thé et des temples, vaquant aujourd’hui à de menus soins d’intérieur, comme la dernière des mousmés.

Et qu’elle est mignonne, surprise ainsi ! Je ne l’avais jamais vue dans cette humble robe de coton bleu, ni ne me l’étais représentée lavant elle-même ses fines chaussettes à orteil séparé, faisant acte de ménagère économe. Pauvre petite saltimbanque. somme toute, malgré ses falbalas de métier, pauvre petite, obligée peut-être de compter beaucoup pour faire marcher le ménage à trois : elle, la vieille dame et le chat…

Vite elle veut s’habiller, un peu confuse, mettre une belle robe pour m’offrir le thé :

« — Non, je t’en prie, garde ton costume d’enfant du peuple, ma petite Pluie-d’Avril ; je te trouve plus réelle ainsi, et plus touchante ; reste comme ça !… »

En montant chez Mme Prune, une sorte de pressentiment m’était venu du trop galant spectacle qui pouvait m’y attendre. C’était l’heure de la baignade, que les Nippons, les soirs d’été, pratiquent sans mystère. Dans ce haut faubourg, où les mœurs sont demeurées plus simples qu’en ville, cela se passait encore comme au temps de Chrysanthème : des personnes sans malice, tant d’un sexe que de l’autre, se rafraîchissaient dans des cuves de bois, ou des jarres de terre cuite, posées sur les portes ou dans les jardinets, et leurs visages, émergeant de l’eau claire, témoignaient d’un innocent bien-être… Si Mme Prune aussi, me disais-je, allait être dans son bain !…

Et elle y était !

Quand j’eus fait tourner le mécanisme à secret du portillon, j’aperçus dès l’abord une cuve, qui m’était depuis longtemps connue, et d’où s’échappait une nuque charmante, comme sortirait une fleur d’un bouquetier. Et la baigneuse, spirituelle et enjouée même dans les occurrences les plus prosaïques de la vie, s’amusait gracieusement toute seule à faire : « Blou, blou, blou, brrr ! » en soufflant à grand bruit sous l’eau.


1er juillet. — Combien c’est changé dans les sentiers de la montagne ! Une folle végétation herbacée a tout envahi ; elle a presque submergé les tombes, comme une innocente et fraîche marée verte, venue en silence de partout à la fois. Quand je monte aujourd’hui chez la mousmé Inamoto, sous un ciel pesant et chargé d’averses, mes pieds s’embarrassent dans les gramens, les fougères, et, le long du mur qui enferme le bois, on ne voit plus la foulée que j’avais faite.

La mousmé Inamoto, je ne me figurais pas qu’elle serait là, à m’attendre, et j’e me sens tout saisi d’apercevoir, au-dessus du mur gris, son front, ses deux yeux qui me regardaient venir.

« — C’est moi que tu attends ? Tu savais donc ?

« — Hier, dit-elle, quand les canons ont tiré, j’ai reconnu le grand vaisseau de guerre français. Il n’y a que le tien si grand et peint en noir. »

Moi qui craignais de ne pas la retrouver, ou d’être désenchanté en la revoyant ! Je crois seulement qu’elle a un peu grandi, comme les fougères de son parc, mais elle est même plus jolie, et j’aime encore davantage l’expression de ses yeux.

De nouveau nous voilà donc ensemble et à l’abri de l’autre côté du mur, installés sur la terre et les herbages, la tête pleine de choses que nous voudrions exprimer, mais obligés de nous en tenir à des mots bien simples, à des tournures bien enfantines, qui ne rendent plus rien du tout.


2 juillet. — Mme l’Ourse, elle, n’a point grandi comme la mousmé Inamoto, mais il me semble qu’elle s’est encore défraîchie et que son sourire, toujours prometteur, me montre des dents plus longues. Cependant je continue de fréquenter sa vieille petite boutique, aux poutres noircies et mangées par le temps, d’abord parce qu’elle est sur le chemin de la nécropole surplombante, presque dans son ombre, ensuite parce qu’on y trouve maintenant ces beaux lotus, qui sont incomparables dans les vieux cloisonnés de ma chambre de bord. — Je suis persuadé que certaines formes très anciennes des vases de Chine furent inventées uniquement pour les lotus.

Fleurs de juin et de juillet, fleurs de plein été, ces grands calices roses épanouis sur tous les lacs japonais, Mme Chrysanthème jadis en mettait chaque matin dans notre chambre, et leur senteur, plus encore que la guitare triste de ma belle-mère, me rappelle le temps de mon ménage de poupée, — au premier, au-dessus de chez M. Sucre et Mme Prune.

Mais avions-nous autrefois, dans cette baie, une si énervante chaleur ? Je n’en ai pas souvenance, non plus que de ces accablans ciels d’orage. On étouffe entre ces montagnes. Nos pauvres matelots fatigués ne reprennent point leur mine, loin de là ; Nagasaki, en cette saison, est un mauvais séjour pour des anémiés de Chine qui doivent continuer de vivre, ici comme là-bas, dans une caisse en fer. Entre autres, on vient d’emporter à l’hôpital le fiancé breton qui m’avait confié la petite caisse de présens et la robe blanche. Quant à notre amiral, que le Japon avait miraculeusement remis lors de notre dernier voyage, voici qu’il nous inquiète de nouveau ; lui qui, à la fin de l’hiver, avait retrouvé son bon air de gaieté, — et ne manquait jamais, quand je rentrais à bord, de s’informer, sur différens tons impayablement graves, de la santé de Mme Prune, — on ne l’entend plus plaisanter ni rire ; les plis de lassitude et de souffrance ont reparu sur sa figure.


3 juillet. — Une déception de cœur m’attendait aujourd’hui au temple du Renard, chez Mme O-Tsuru-San, à qui je m’étais fait un devoir d’aller sans plus tarder offrir mes hommages d’arrivée.

Par un temps lourd, sous ces nuées basses emplies d’orage qui ne nous quittent plus, j’avais pris les sentiers de l’ombreuse montagne. Ils étaient tout changés, comme ceux qui mènent chez Inamoto, tout envahis d’herbes folles et de hautes fougères ; on y rencontrait de grands papillons singuliers, qui se posaient avec des airs prétentieux sur les plus hautes tiges, comme pour se faire voir ; on y respirait de l’humidité chaude, saturée de parfums de plantes ; sous la voûte des verdures étonnamment épaissies, tout semblait tiède et mouillé ; on se serait cru en pays tropical à la saison malsaine.

En arrivant là-haut, j’avais aperçu de loin Mme O-Tsuru-San comme aux aguets, sous sa vérandah qui était enguirlandée des mêmes roses qu’en hiver, toujours ces roses pâlies à l’ombre des arbres, mais plus largement épanouies en cette saison, plus nombreuses, et s’effeuillant sur le sentier, comme des fleurs qui seraient en train de mourir pour s’être trop prodiguées.

Toutefois cette dame n’avait manifesté qu’avec froideur, en me voyant approcher, et s’était contentée de m’indiquer une humble place dans un coin.

Ses yeux restaient fixés, là-bas en face de nous, sur le temple ouvert où trois dames de qualité, accompagnées d’un petit garçon de quatre ans au plus, venaient de tomber en oraison, après avoir sonné le grelot de bois de mandragore suspendu à la voûte, sonné, sonné à toute volée, comme pour une communication urgente au Dieu de céans. C’étaient visiblement des personnes très cossues, appartenant à un monde où mes relations ne m’ont pas permis de me faire présenter. Face à l’autel, agenouillées et à quatre pattes, elles s’offraient à nous vues de dos, ou plutôt de bas de dos, et leurs prosternemens le nez contre le plancher nous révélaient chaque fois des dessous d’une élégance on ne peut plus comme il faut. Leur enfant, juponné en poupée, semblait prier comme elles avec une conviction touchante ; mais, chez lui au contraire, les dessous avaient été supprimés, à cause de la température sans doute, et, à chacun de ses plongeons, sa robe de soie se relevait pour nous montrer, avec une innocente candeur, son petit derrière.

Que pouvaient-elles bien avoir à solliciter du Dieu étrange, symbolisé sur l’autel par ces deux ou trois objets aux formes d’une simplicité si mystérieuse ? Quelles conceptions particulières de la divinité tourmentaient leurs petits cerveaux, sous leurs coques de cheveux bien lustrées ? Quelles angoisses de l’au-delà et de la grande énigme les retenaient tant de minutes à genoux devant ce Dieu si inattentif, si fuyant et mauvais, qu’il fallait constamment rappeler à l’ordre en claquant des mains ou en ressonnant la cloche de mandragore ?…

Elles se relevèrent enfin, leurs dévotions finies, et ce fut un instant d’anxiété pour Mme O-Tsuru-San, qui, de plus en plus inquiète, s’avança jusque dans le chemin. Viendraient-elles se restaurer dans l’humble maison de thé, les si belles dames, ou bien redescendraient-elles simplement vers Nagasaki, par le sentier de mousses et de fougères ?…

Oh ! joie !… Plus d’hésitation, elles venaient ! Alors Mme O-Tsuru-San tomba soudain à quatre pattes, le visage extasié, murmurant à mi-voix des choses obséquieuses qui coulaient comme l’eau d’une fontaine.

Elles étaient du reste agréables à regarder venir, les visiteuses, agréables à regarder franchir le torrent, par le vieil arceau de granit tout frangé de branches retombantes. Jolies toutes trois, les yeux bridés juste à point pour imprimer à leur figure le sceau de l’Extrême-Asie ; fines et presque sans corps, habillées de soies rares, qui tombaient en n’indiquant point de contours et dont les traînes, garnies de bourrelets, s’étalaient avec une raideur artificielle ; coiffées et peintes à ravir, comme les dames que représentent les images de la bonne époque purement japonaise. La pagode ouverte formait derrière elles un fond d’une religiosité ultra-bizarre et lointaine. Au-dessus, c’était la demi-nuit des ramures, des feuillées touffues et d’un coin de montagne qui s’enfonçait dans les grosses nuées très proches. Au-dessous, c’était la dégringolade rapide du torrent et du sentier, plongeant tous deux côte à côte dans une obscurité plus sombrement verte encore, sous des futaies plus serrées, — parmi ces roches polies, grisâtres, qui semblent des fronts ou des dos d’éléphans, vautrés dans l’épaisseur des fougères.

Elles s’avançaient doucement, les trois belles dames, avec des vagues sourires, l’âme peut-être encore en prière chez le Dieu qui règne ici. Et les gentilles cascades, enfouies sous les herbes et les scolopendres, leur jouaient une marche d’entrée calme et discrète, comme en tapotant sur des lames de verre.

A la place d’honneur elles s’assirent, et Mme O-Tsuru-San, toujours à quatre pattes, reçut de leur part une commande longue, bourrée de détails, confidentielle même, semblait-il, et entremêlée de saluts, que l’on n’en finissait pas de s’adresser et de se rendre. J’observai que l’on ne se parlait qu’en dégosarimas, ce qui est la manière la plus élégante, et ce qui consiste, comme chacun sait, à intercaler ce mot-là entre chaque verbe et sa désinence. Je n’avais jamais entendu Mme O-Tsuru-San s’exprimer avec autant de distinction, ni s’affirmer si femme du monde.

Mais qu’est-ce qu’elles avaient bien pu commander, ces dames ? Mme O-Tsuru-San, maintenant affairée, venait de se retrousser les manches, de se laver les mains à la source jaillissant du plus voisin rocher, et commençait de pétrir à pleins doigts, dans une grande cuve de porcelaine, une matière dense, lourde et noirâtre, qui semblait très résistante.

De ce pétrissage résultèrent bientôt une vingtaine de boules sombres, grosses comme des orangés ; Mme O-Tsuru-San, qui les avait tant tripotées, paraissait ne plus oser les toucher du bout de l’ongle, maintenant qu’elles étaient à point ; pour éviter même un frôlement, elle les servit aux dames à l’aide de bâtonnets, avec des précautions de chatte qui a peur de se brûler ; et ces boules faisaient pouf, pouf, en tombant dans les assiettes, comme des choses très pesantes, comme des pelotes de mastic ou de ciment.

Après avoir grignoté quelques menues sucreries, chacune de ces femmes distinguées, avec mille grâces, avala une demi-douzaine de ces objets compacts et noirs. Des autruches en seraient mortes sur le coup. Leur enfant en avala trois. Et, quand il s’agit de régler, ce fut un dialogue dans ce genre :

« — Combien dégosarimas vous devons-nous[3] ?

« — C’est dégosarimas deux francs soixante-quinze. »

Mais bien entendu la grossière traduction que j’en donne n’est que trop impuissante à rendre le jeu des intonations adorables, tout ce que Mme O-Tsuru-San, rien que par sa façon de filer chaque syllabe, sut mettre de ménagemens discrets dans la révélation de ce chiffre, et sa révérence un peu mutine, esquissée sur la fin de la phrase pour y ajouter du piquant, l’agrémenter d’un tantinet de drôlerie.

Ces dames, ne voulant pas être en reste de belles manières, offrirent alors l’une après l’autre leurs piécettes de monnaie, le petit doigt levé, imitant l’espièglerie d’un singe qui présenterait un morceau de sucre à un autre singe en faisant mine de le lui disputer par petite farce amicale…

Il n’y a qu’au Japon décidément que se pratique l’aimable et le vrai savoir-vivre !

Quand les belles se furent enfin retirées, Mme O-Tsuru-San, après un long prosternement final, essaya bien de se rapprocher de moi et de m’amadouer par quelques chatteries. Mais le coup était porté. Je savais maintenant n’être pour elle qu’un de ces flirts que l’on avoue à peine devant les personnes vraiment huppées de la clientèle.


25 juillet. — Les papillons du sentier de Mme O-Tsuru-San n’étaient encore que de vulgaires insectes, comparés à celui qui paradait ce soir au-dessus du jardinet de ma belle-mère.

Dans le demi-jour habituel de la maison, nous prenions le thé de quatre heures, assis sur les nattes blanches, à même le plancher, agitant négligemment des éventails, tant pour nous rafraîchir que pour intimider quelques moustiques indiscrets. Mme Prune, — car elle était là, s’étant remise à fréquenter assidûment chez Mme Renoncule depuis mon retour dans le pays, — Mme Prune, si sujette aux vapeurs pendant la période caniculaire, écartait d’une main les bords de son corsage afin de s’éventer l’estomac, et faisait ainsi pénétrer dans son intimité d’heureux petits souffles fripons, que toutefois la ceinture serrée à la taille empêchait pudiquement de se risquer trop bas. Trois de mes jeunes neveux, enfans de cinq ou six ans, étaient assis avec nous, bien sages et luttant contre le sommeil.

Nous regardions tous, comme toujours, l’éternel paysage factice, qui est l’orgueil du logis, les arbres nains, les montagnes naines, se mirant dans la petite rivière momifiée, aux surfaces ternies de poussière. Un rayon de soleil passait au-dessus de ces choses nostalgiques, sans les atteindre, une traînée lumineuse qui n’effleurait même pas la cime des rocailles verdies de moisissure, des cèdres contrefaits aux airs de vieillard, et rien, dans ce site morbide, ne laissait prévoir la visite du papillon qui nous arriva tout à coup par-dessus le mur.

C’était un de ces êtres surprenans, que font éclore les végétations exotiques : des ailes découpées, extravagantes, trop larges, trop somptueuses pour le frêle corps impondérable qui avait peine à les maintenir. Cela volait gauchement et prétentieusement, jouet de la moindre brise qui d’aventure aurait soufflé ; cela restait, comme avec intention, dans le rayon de soleil, qui en faisait une petite chose éclatante et lumineuse, au-dessus de ce triste décor tout entier dans l’ombre morte. Et le voisinage de ce trompe-l’œil, qu’était un tel jardin de pygmée, donnait à ce papillon tant d’importance qu’il semblait bien plus grand que nature. Il resta longtemps, à papillonner pour nous, à faire le précieux et le joli, sans se poser nulle part. En d’autres pays, des enfans qui auraient vu cela se seraient mis en chasse, à coups de chapeau, pour l’attraper ; mes petits neveux nippons au contraire ne bougèrent pas, se bornant à regarder ; tout le temps, les cercles d’onyx de leurs prunelles roulèrent de droite et de gauche, dans la fente étroite des paupières, afin de suivre ce vol qui les captivait ; sans doute emmagasinaient-ils dans leur cervelle des documens pour composer plus tard ces dessins, ces peintures où les Japonais excellent à rendre, en les exagérant, les attitudes des insectes et la grâce des fleurs.

Quand le papillon eut assez paradé devant nous, il s’en alla, pour amuser ailleurs d’autres yeux. Et jamais je n’avais si bien compris qu’il y a d’innocens petits êtres purement décoratifs, créés pour le seul charme de leur coloris ou de leur forme… Mais alors, tant qu’à faire, pourquoi ne les avoir pas inventés plus jolis encore ? A côté de quelques papillons ou scarabées un peu merveilleux, pourquoi ces milliers d’autres, ternes et insignifians, qui sont là comme des essais bons à détruire ?

Rien n’est déroutant pour l’âme comme d’apercevoir, dans les choses de la création, un indice de tâtonnement ou d’impuissance. Et plus encore, d’y surprendre la preuve d’une pensée, d’une ruse, d’un calcul indéniables, mais en même temps naïfs maladroits et à vue courte. Ainsi, entre mille exemples, les épines à la tige des roses semblent bien témoigner que, des millénaires peut-être avant la création de l’homme, on avait prévu la main humaine, seule capable d’être tentée de cueillir. Mais alors, pourquoi n’avoir pas su prévoir aussi le couteau ou les ciseaux, qui viendraient plus tard déjouer ce puéril petit moyen de défense ?

Ma belle-mère, après le départ du papillon, avait retiré de l’étui de soie rouge sa longue guitare, qui maintenant me charme ou m’angoisse. Les cordes commencèrent à gémir quelque chose comme un hymne à l’inconnu. Et les prunelles d’onyx des trois enfans, qui n’avaient plus à regarder que le jardin vide, s’immobilisèrent de nouveau ; mais ils ne s’endormaient plus ; leurs jeunes cervelles félines, sournoises et sans doute supérieurement lucides, s’intéressaient à l’énigme des sons, se sentaient en éveil et captivées, sans pouvoir bien définir…

De tous les mystères au milieu desquels notre vie passe, étonnée et inquiète, sans jamais rien comprendre, celui de la musique est, je crois, l’un de ceux qui doivent nous confondre le plus : que telle suite ou tel assemblage de notes, — à peine différent de tel autre qui n’est que banal, — puisse nous peindre des époques, des races, des contrées de la terre ou d’ailleurs ; nous apporter les tristesses, les effrois d’on ne sait quelles existences futures, ou peut-être déjà vécues depuis des siècles sans nombre ; nous donner (comme par exemple certains fragmens de Bach ou de César Franck) la vision et presque l’assurance d’une survie céleste ; ou bien encore (comme ce que me chante la guitare de cette femme) nous faire entrevoir les dessous féroces, épeurans et à jamais inassimilables, de toute japonerie !…


PIERRE LOTI.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1904 et du 1er janvier.
  2. La Lonko-Tchaya.
  3. Ikoura degosarimasha ?
    Itchi yen ni djou sen dégosarimas.