Escales au Japon (1902)/04

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Escales au Japon (1902)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 25 (p. 552-573).
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ESCALES AU JAPON
(1902)

DERNIÈRE PARTIE[1]

23 septembre. — Vers le milieu de juillet, le Redoutable avait quitté Nagasaki, pour retourner en Chine, à Takou, son poste de souffrance. Ensuite, après deux mois de pénibles travaux, le rembarquement du corps expéditionnaire étant terminé, nous avons fait route vers le nord du Japon, afin que tout l’équipage pût respirer un peu d’air froid et salubre, avant de redescendre du côté de la Cochinchine, si énervante et chaude.

Et aujourd’hui, nous avons mouillé devant Yokohama, par un de ces temps frais qui rendent la vie aux anémiés. Nous aurions cependant préféré Nagasaki, mais il n’en est plus question dans le programme de cet hiver, et il faut sans doute en faire notre deuil, nous ne le reverrons plus.

Yokohama, il y a quinze ans, c’était déjà la ville la plus européanisée du Japon. Et depuis, le bienfaisant progrès y a marché si vite que c’est à n’y plus rien reconnaître. Dans les rues, que des fils électriques enveloppent à présent comme les mailles sans fin d’une immense toile d’araignée, quelle mascarade à faire pitié ! Chapeaux melon de tous les styles, petits complets couleur puce ou couleur queue de rat, tous les vieux stocks de costumes invendables en Europe, déversés à bouche que veux-tu sur ces seigneurs, qui naguère encore se drapaient de soie. De vastes comptoirs modernes, où se liquident à la grosse, pour être exportés en Amérique, des imitations, des déformations truquées de ces objets d’art, trop maniérés à mon goût, mais singuliers et gracieux, que les Japonais jadis composaient avec tant de patience et de rêverie.

Des soldats, partout des soldats, des régimens en manœuvre, en parade ; tout à la guerre.

Pour comble, au tournant d’une rue, me voici dépisté, interviewé, tout vif et en anglais, par un journaliste à figure jaune, qui porte jaquette et haut de forme… Alors, non, je rentre à bord, ne voulant plus rien savoir de ce Japon-là !…


Octobre. — Et j’ai tenu rigueur à cette ville et à ses entours jusqu’au départ.

Quelques-uns de mes camarades sont allés visiter le grand arsenal voisin ; ils y ont trouvé un empressement, des nuages de fumée noire comme au bord de la Tamise, et sont revenus stupéfaits de la quantité de navires et de machines de guerre que l’on y prépare fiévreusement nuit et jour.

D’autres sont allés à Tokio pour accompagner notre amiral à une réception de Leurs Majestés nipponnes. Dans les rues, ils ont croisé des bandes d’étudians, qui manifestaient contre l’étranger, et l’un d’eux, renversé de son pousse-pousse par malveillance, s’est fracturé le bras. Ils ont vu l’Impératrice, sous la forme aujourd’hui d’une toute petite bonne femme, habillée à Paris, par quelque bon faiseur, élégante encore malgré ce déguisement, demeurée jolie, même presque jeune sous son masque de plâtre, et conservant toujours cet air qu’elle avait jadis, cet air de déesse offensée de ce qu’on ose la regarder.

Mais combien je préfère ne l’avoir point revue, et en rester sur l’exquise image première : cette Impératrice Printemps, au milieu de ses jardins, environnée de chrysanthèmes fous, et dans des atours jamais vus, ne ressemblant à aucune créature terrestre.

Donc, je n’ai plus remis pied à terre, dans ce néo-Japon, tant qu’a duré notre escale. Maintenant nous redescendons vers le Sud, tout doucement, par la Mer Intérieure, et ce soir, à la nuit tombante, nous venons de mouiller pour deux jours devant Miyasima, l’île sacrée, que régissent des lois spéciales et étranges. Elle nous apparaît en ce moment, cette île, comme un lieu de mystère qui ne veut pas se laisser trop voir. Ce doit être un bloc de hautes montagnes tapissées de forêts, mais nous en apercevons tout juste la base délicieusement verte, la partie qui touche aux plages et à la mer ; tout le reste nous est dissimulé par des nuages gardiens et jaloux, qui, pour un peu, descendraient traîner jusque sur les eaux.

Contre toute attente, il paraît décidé que nous nous arrêterons deux ou trois semaines à Nagasaki en passant, pour des réparations au navire, et c’est presque une fête, de revoir tout ce gentil monde féminin, dans cette baie si jolie. Là au moins, tant de recoins du passé persistent encore ! Et nous emplirons une dernière fois nos yeux, nos mémoires, de mille choses finissantes, qui s’évanouiront demain, pour faire place à la plus vulgaire laideur.

Car enfin, ce Japon n’avait pour lui que sa grâce et le charme incomparable de ses lieux d’adoration. Une fois tout cela évanoui, au souffle du bienfaisant « progrès, » qu’y restera-t-il ? Le peuple le plus laid de la Terre, physiquement parlant. Et un peuple agité, querelleur, bouffi d’orgueil, envieux du bien d’autrui, maniant, avec une cruauté et une adresse de singe, ces machines et ces explosifs dont nous avons eu l’inqualifiable imprévoyance de lui livrer les secrets. Un tout petit peuple qui sera, au milieu de la grande famille jaune, le ferment de haine contre nos races blanches, l’excitateur des tueries et des invasions futures.


Dimanche, 6 octobre. — Vraiment, ces Japonais parfois vous confondent, vous forcent d’admirer tout à coup sans réserve, par quelque pure et idéale conception d’art ; alors on oublie pour un temps leurs ridicules, leur saugrenuité, leur vaniteuse outrecuidance : ils vous tiennent sous le charme.

Par exemple, cette île sacrée de Miyasima, ce refuge édénique où il n’est pas permis de tuer une bête, ni d’abattre un arbre, où nul n’a le droit de naître ni de mourir !… Aucun lieu du monde ne lui est comparable, et les hommes qui, dans les temps, ont imaginé de la préserver par de telles lois, étaient des rêveurs merveilleux.

Depuis hier, depuis que nous sommes venus jeter l’ancre en face, le même ciel bas et obscur ne cesse de peser sur l’île sainte ; il nous la dissimule en partie, il nous dérobe toutes ses forêts d’en haut, comme ferait un voile posé sur un sanctuaire, et cela ajoute encore à l’impression qu’elle cause : on dirait qu’elle communique par le faîte avec le Dieu des nuages.

Une petite pluie chaude, qui mouille à peine et qui semble parfumée aux essences de plantes forestières, commence de tomber, quand je me dirige aujourd’hui en baleinière vers la tranquille plage de cette Miyasima. Et je vois d’abord des vieux temples, pour mieux dire des vieux portiques de temples, qui s’avancent jusque dans l’eau, des portiques religieux, posés sur pilotis et reflétés dans cette petite mer enclose, qui n’a jamais de bien sérieuses fureurs. Je vois un village aussi ; mais il n’a pas l’air vrai, tant les maisonnettes y sont gentiment arrangées parmi des jardinets de plantes rares ; on croirait un village sans utilité, inventé et bâti pour le seul plaisir des yeux. Et au-dessus, tout de suite l’épaisse verdure commence, l’inviolable forêt séculaire, qui va se perdre dans les nuées grises…

Une île d’où l’on a voulu bannir toute souffrance, même pour les bêtes, même pour les arbres, et où nul n’a le droit de naître ni de mourir !… Quand quelqu’un est malade, quand une femme est près d’être mère, vite, on l’emmène en jonque, dans l’une des grandes îles d’alentour, qui sont terres de douleur comme le reste du monde. Mais ici, non, pas de plaintes, pas de cris, pas de deuils. Et paix aussi, sécurité pour les oiseaux de l’air, pour les daims et les biches de la forêt…

Me voici descendu sur la grève au sable fin, et des verdures m’environnent de toutes parts, d’humides verdures qui voisinent, au-dessus de ma tête, avec le ciel bas, et plongent bientôt dans le mystère des nuages. De chaque côté de la rue ombreuse qui se présente à moi, s’ouvrent des maisons de thé. Elles alternent avec de mignonnes boutiques à l’usage des pèlerins, qui affluent ici de tous les points de l’archipel nippon ; on y vend des petits dieux, des petits emblèmes, sculptés dans le bois de quelque arbre, — mort de sa belle mort bien entendu, sans quoi on ne l’aurait point coupé.

Une route vient ensuite, et me conduit à la baie proche, qui joue un peu le rôle du tabernacle, dans cet immense lieu d’adoration qu’est l’île entière. Une route empreinte de tant de sérénité recueillie qu’on s’étonne d’y rencontrer quelques passans, quelques Nippons pareils à ceux d’ailleurs, quelques mousmés qui sourient, tout comme sur une route banale. Du côté de la mer, elle est bordée par une file de petits édicules religieux, en granit, qui se succèdent comme les balustres d’une rampe, — toujours ces mêmes petits édicules au toit cornu, d’une forme inchangeable depuis les plus vieux temps, et qui, d’un bout à l’autre du Japon, annoncent l’approche des temples ou des nécropoles, éveillent pour les initiés le sentiment de l’inconnu ou de la mort. Du côté de la montagne, on est dominé par les ramures qui se penchent, les fougères qui retombent ; des arbres dont on ne sait plus l’âge étendent des branches trop longues et fatiguées, que l’on a pieusement soutenues avec des béquilles de bois ou de pierre ; des cycas, qui seraient hauts comme des dattiers d’Afrique, mais qui s’inclinent, se courbent de vieillesse, ont des supports en bambou, des suspentes en cordes tressées, pour prolonger le plus possible leurs existences indéfinies. Et de vagues sentiers montent verticalement à travers ce royaume des plantes, vont se perdre dans les obscurités d’en haut, parmi les futaies trop épaisses, parmi les pluies, les orages toujours suspendus ; — sentiers, ou peut-être simples foulées de ces bêtes de la forêt, qui sont innocentes, ici, et auxquelles personne ne fait de mal.

De temples, à proprement parler il n’y en a point ; c’est l’île qui est le temple, et, comme je disais, c’est la baie qui est le tabernacle. Pour la fermer aux profanes, cette baie de la grande sérénité ombreuse, des portiques religieux à plusieurs arceaux en gardent l’entrée, s’avancent comme d’imposantes et muettes sentinelles, assez loin dans la mer ; ils sont très élevés, très purs de style ancien, avec des parties qui commencent à crouler par vétusté, surtout vers la base, où ils reçoivent l’éternelle caresse humide de Benten, déesse de céans. Au-dessus de leur image éternellement renversée, qui les allonge de moitié, ils paraissent immenses, et trop sveltes pour être bien réels.

On peut, si l’on veut, contourner la baie ; mais le chemin des pèlerins la traverse sur un pont sacré, que soutiennent des pilotis et que recouvre dans toute sa longueur une toiture en planches de cèdre. De chaque côté de cette voie légère, en équilibre sur l’eau calme, les emblèmes et les peintures mythologiques se succèdent comme pour les stations d’une sorte de chemin de croix ; il y en a d’un archaïsme à donner le frisson ; on y voit surtout Benten, la pâle et mince déesse de la mer, entourée de ses longs cheveux comme des ruissellemens d’une eau marine.

Continuant de suivre la ligne des grèves, je rencontre une étroite prairie, à l’herbe de velours, resserrée entre la plage et la montagne à pic avec son manteau de verdure. Un hameau de pêcheurs est là, d’une tranquillité paradisiaque, entouré d’altéas à fleurs roses. Devant la porte de leurs cabanes, les hommes demi-nus, aux musculatures superbes, raccommodent leurs filets : on dirait une scène de l’âge d’or. (Seuls, les poissons ne bénéficient point de la trêve générale ; on les attrape et <on les mange. Ils constituent d’ailleurs la principale nourriture des Japonais, qui ne sauraient s’en passer.)

Plus loin, une source jaillit dans un bassin naturel, et voici une troupe de biches, avec leurs faons, qui descendent de la forêt pour y boire. Par crainte de les effaroucher, j’avais d’abord ralenti le pas, mais je comprends bientôt qu’elles n’ont aucune frayeur. Et même, l’instant d’après, nous nous trouvons cheminer ensemble dans le même sentier d’ombre, elles si près de moi que je sens leur souffle sur ma main.

Le soir, quand je reviens, par la baie que gardent les grands portiques dans l’eau, autre compagnie de biches encore, qui s’amuse à traverser le frêle pont sacré, entre les images de dieux ou de déesses. Et, arrivées au bout, les voilà prises d’une soudaine fantaisie de vitesse, où la peur certainement n’entre pour rien ; elles filent alors comme le vent, puis disparaissent dans les sentiers de la montagne surplombante, et bientôt sans doute dans les nuages proches, — où quelque divinité d’ici a dû les appeler.


Lundi, 7 octobre. — Nous repartons ce matin sans avoir aperçu le sommet de l’île aux forêts, — le dôme, pourrait-on dire, de cet immense temple vert, — car le même rideau de nuées persiste à l’envelopper. Et bientôt disparaît l’abrupt rivage si magnifiquement tapissé de verdure ; disparaissent les portiques religieux, en sentinelle aux abords, avec leurs longs reflets dans l’eau. Nous nous en allons tranquillement sur cette Mer Intérieure, qui est comme un lac immense, aux rives heureuses. Les grandes jonques anciennes, qui ont des voiles pareilles à des stores drapés, circulent encore en tous sens, poussées aujourd’hui par une brise très douce, d’une tiédeur d’été. Çà et là, au fond des gentilles baies, on aperçoit les villages proprets, aux maisonnettes en planches de cèdre, avec toujours, pour les protéger, quelque vieille pagode perchée au-dessus, dans un recoin d’ombre et de grands arbres. De loin en loin, un château de Samouraïs : forteresse aux murailles blanches, avec donjon noir, — quelqu’un de ces donjons à la chinoise qui ont plusieurs étages de toitures et qui donnent tout de suite la note d’Extrême-Asie. Et, dans ce Japon, les cultures qui n’enlaidissent pas comme chez nous la campagne ; les champs, les rizières sont des milliers de petites terrasses superposées ; au flanc des coteaux, on dirait, dans le lointain, d’innombrables hachures vertes.

C’est déjà, pour un peuple, un rare privilège et un gage de durée, d’être peuple insulaire ; mais surtout c’est une chance unique, d’avoir une mer intérieure, une mer à soi tout seul où l’on peut en sécurité absolue ouvrir ses arsenaux, promener ses escadres.


Jeudi, 10 octobre. — Avant de sortir ce matin de la Mer Intérieure, nous nous étions arrêtés, les derniers jours, dans quelques villages des bords, villages tous pareils, où semblait régner la même activité physique, et la même tranquillité dans les esprits. Des petits ports encombrés de jonques de pêche et où l’on sentait l’acre odeur de la saumure. Des maisons tout en fine et délicate menuiserie, d’une propreté idéale, gardant l’éclat du bois neuf. Une population alerte et vigoureuse, singulièrement différente de celle des villes, bronzée à l’air marin, bâtie en force, en épaisseur, avec un sang vermeil aux joues. Des hommes nus comme des antiques, souvent admirables, dans leur taille trapue, leur musculature excessive, ressemblant à des réductions de l’Hercule Farnèse. A vrai dire, des femmes sans grâce, malgré leur teint de santé et leurs cheveux bien lisses ; trop solides, trop courtaudes, avec des grosses mains rouges. Et d’innombrables petits enfans, des petits enfans partout, emplissant les sentiers, s’amusant dans le sable, s’asseyant par rangées sur le bord des jonques comme des brochettes de moineaux. Ce peuple ne tardera pas à étouffer dans ses îles, et fatalement il lui faudra se déverser autre part.

Dans les campagnes, en s’éloignant de la rive, même population laborieuse et râblée ; ce n’est plus à la pêche, ici, que se dépense la vigueur des hommes ; c’est aux travaux de cette terre japonaise, dont chaque parcelle est utilisée avec sollicitude. Les milliers de rizières en terrasses, qu’on apercevait du large, sont entretenues fraîches par des réseaux sans fin de petits conduits en bambou, de petits ruisselets ingénieux ; tout cela a dû coûter déjà une somme de travail énorme, et atteste les patiences héréditaires de plusieurs générations d’agriculteurs aux infatigables bras.

C’est dans ces champs tranquilles que le Mikado compte trouver, quand l’heure sera venue, des réserves pour ses armées. Et ils feront d’étonnans soldats, ces petits paysans extra-musculeux, au front large, bas et obstiné, au regard oblique de matou, sobres de père en fils depuis les origines, sans nervosité et par suite sans frisson devant la coulée du sang rouge, n’ayant d’ailleurs que deux rêves, que deux cultes : celui de leur sol natal et celui de leurs humbles ancêtres.

Ils étaient des privilégiés et des heureux de ce monde, ces paysans-là, jusqu’au jour où l’affolement contagieux, qu’on est convenu d’appeler le progrès, a fait son apparition dans leur pays. Mais à présent, voici l’alcool qui s’infiltre au milieu de leurs calmes villages ; voici les impôts écrasans et augmentés chaque année, pour payer les nouveaux canons, les nouveaux cuirassés, toutes les infernales machines ; déjà ils se plaignent de ne pouvoir plus vivre. Et bientôt on les enverra, par milliers et centaines de milliers, joncher de leurs cadavres ces plaines de Mandchourie, où doit se dérouler la guerre inévitable et prochaine… Pauvres petits paysans japonais !…

Donc, nous avons quitté aujourd’hui dans la matinée ce délicieux lac du vieux temps qu’est la Mer Intérieure. Et ce soir, à nuit close, nous sommes revenus mouiller dans la baie aux mille lumières, devant la ville de Mme Prune, — autant dire chez nous, car à la longue, il n’y a pas à dire, nous nous sentons presque des gens de Nagasaki.

Une bonne nouvelle nous attendait du reste à l’arrivée, une dépêche annonçant que le Redoutable rentrera en France au mois de janvier prochain, après ses vingt mois de campagne. Et tout le monde, officiers et matelots, s’est endormi dans la joie.


Mardi, 11 octobre. — Après beaucoup de tergiversations, de contre-ordres, nous voici cependant de retour dans ce Nagasaki que je ne pensais plus jamais revoir : je me dis cela, dès ce matin au réveil, et, d’avance, je m’en amuse tant ! Au moins trois semaines à y rester, et pendant la plus délicieuse saison de l’année, les jardinets pleins de fleurs, le tiède soleil d’octobre mûrissant les mandarines et les kakis d’or, du haut d’un ciel tout le temps bleu.

Mon empressement joyeux à m’habiller pour aller courir est comme un regain de ce que j’éprouvais, tout enfant, chaque fois que je venais d’arriver chez mes cousins du Midi, où se passaient mes vacances ; je ne tenais pas en place, le premier matin, dans ma hâte d’aller rejoindre mes petits camarades de l’autre été, d’aller revoir des coins de bois où l’on avait fait tant de jeux, des coins de vignes où l’on avait tant ri aux vendanges d’antan…

Je me retrouve tel aujourd’hui, ou peu s’en faut, ce qui prouve décidément que le Japon possède encore un charme d’unique et ensorcelante drôlerie. Vite une embarcation, ensuite un pousse-pousse rapide, et je suis enfin dans les gentilles rues, cueillant au passage des révérences de petites amies quelconques, mousmés, geishas, marchandes de bibelots, qui rient sous le soleil, au milieu d’une fête générale de couleurs et de lumière.

La boutique de Mme l’Ourse éclate de loin, comme un énorme et frais bouquet sur fond sombre ; tout son étalage est de roses roses et de chrysanthèmes jaunes. En face, les soubassemens énormes de la nécropole et des temples, murs ou rochers primitifs, ont des garnitures, comme des volans, de dentelles vertes, en capillaires, avec, çà et là, des grappes de campanules qui retombent.

C’est chez la mousmé Inamoto que je me rends d’abord, il va sans dire. Pour être aperçu d’elle qui ne m’attend point, il faut me risquer jusque dans la cour de la pagode où elle demeure, et me poster au guet, derrière le tronc d’un cèdre de cinq cents ans. Jamais je n’avais fait une station si longue, caché et observant tout, dans ce lieu vénérable où vit Inamoto, ce lieu où son âme s’est formée, singulière et tellement respectueuse de tous les antiques symboles d’ici. L’herbe pousse entre les larges dalles de cette cour, où les fidèles ne doivent plus beaucoup venir ; des cycas se dressent au milieu, sur des tiges géantes, et l’arbre qui m’abrite étend des branches horizontales étonnamment longues, qui se seraient brisées depuis un siècle si des béquilles ne les soutenaient de place en place. On est environné de terrasses qui supportent des bouddhas en granit et des tombes ; on est dominé par toute la masse de la montagne emplie de sépultures. Juste devant moi, il y a le vieux temple de cèdre, jadis colorié, doré, laqué, aujourd’hui tout vermoulu et couleur de poussière ; de chaque côté de la porte close, les deux gardiens du seuil, enfermés dans des cages comme des bêtes dangereuses, dardent depuis des âges leurs gros yeux féroces, et maintiennent leur geste de furie.

Je veille comme un trappeur en forêt. Au Japon, rien de bien terrible ne peut se passer, je le sais bien ; mais je regretterais tant de lui causer le moindre ennui, à la pauvre petite innocente que je suis venu troubler !… Personne… Aucun bruit, que celui de la chute légère des feuilles d’octobre. Et tant de calme autour de moi, tant de calme que l’attitude de ces deux forcenés dans leur cage ne s’explique plus… Ce silence commence de m’inquiéter. Est-ce que tout serait abandonné alentour, et ma petite amie envolée…

Avec un gémissement de vieille ferrure, la porte du temple enfin s’ouvre, et c’est Inamoto elle-même qui paraît, en robe simplette, les manches retroussées, un balai à la main, poussant les feuilles mortes en jonchée sur les marches. Oh ! si jolie, entre les deux grimaces atroces des divinités du seuil, qui grincent les dents derrière leurs barreaux !

Un brusque nuage rose apparaît sur ses joues ; en moins d’une seconde, elle a jeté son balai à terre, baissé l’une après l’autre ses deux manches-pagodes, pour courir vers moi, dans un élan d’enfantine et franche amitié…

Mais comme elle m’étonne de n’avoir pas peur, elle si craintive d’ordinaire !…

C’est que je suis tombé, paraît-il, à un moment choisi comme à miracle : ses petits frères, à l’école ; sa servante, en ville ; son père, qui ne sort jamais, jamais, parti depuis un instant pour conduire à sa dernière demeure un ami bonze. Verrouillé, le grand portail en bas, par où quelque pèlerin aurait pu venir. Donc c’est la sécurité complète, et nous sommes chez nous.

De l’île sacrée, j’ai apporté pour elle une petite déesse de la mer, en ivoire, qu’elle cache dans sa robe. Et elle rit, de son joli rire de mousmé, qui n’est pas banal comme celui des autres ; elle rit parce qu’elle est contente, émue, parce qu’elle est jeune, parce que le soleil est clair, le temps limpide et berceur.

— « Veux-tu venir voir notre temple ? » — propose-t-elle. Et nous pénétrons dans le vieux sanctuaire obscur, empli de symboles agités, de formes contournées, de gestes menaçans qui s’ébauchent dans l’ombre. Un peu de paix seulement vers le fond, où des lotus d’or, dans de grands vases, s’étalent et se penchent avec une grâce de fleurs naturelles, devant une sorte de tabernacle voilé d’ancien brocart. Mais sur les côtés, des dieux de taille humaine, rangés contre les murs, gesticulent avec fureur. Et, au plafond, embusqués entre les solives, des êtres vagues, moitié reptiles, moitié racines ou viscères, nous regardent avec de gros yeux louches.

— « Veux-tu venir voir ma maison ? » — dit-elle ensuite. Et j’entre, après m’être poliment déchaussé, dans un logis centenaire, mais propre et blanc, où la nudité des parois et l’élégance d’un vase de bronze, empli de fleurs, témoignent de la distinction des hôtes. L’autel des ancêtres, en laque rouge et or, très enfumé par l’encens, est encore fort beau, et très longues sont les généalogies inscrites sur les saintes tablettes.

Epouvantée tout à coup, comme de quelque sacrilège commis en me montrant cela, ma petite amie me regarde, au fond des yeux, avec une interrogation ardente. — Mais non, mes yeux à moi n’expriment rien d’ironique, du respect au contraire, et je ne souris pas. Alors, sa jeune conscience aussitôt se calme ; elle m’ouvre des coffrets en forme d’armoire, enfermant chacun une divinité dorée qu’elle vénère.

Bientôt l’heure d’aller ouvrir le portail en bas de la cour, à cause des petits frères qui vont rentrer de l’école. Et elle me reconduit, par le sentier vertical aux marches de terre, jusqu’à la jungle murée, là-haut, où se donnaient nos rendez-vous autrefois, et d’où je m’en irai par escalade comme j’étais venu.

Ainsi nous nous retrouvons ensemble, dans ce même bois, qui nous réunira encore presque chaque soir pendant au moins trois semaines, — quand j’avais si bien cru que c’était fini, qu’entre nous était tombé le rideau de plomb d’une séparation sans retour, sans lettres possibles, aggravé d’immédiat et éternel silence…


— « Quel dommage, — me dit une heure plus tard Mlle Pluie d’Avril, assise sur les nattes blanches de son logis, avec M. Swong dans les bras, — quel dommage que tu ne sois pas venu tout droit chez nous ce mutin !… Ma grand’mère t’aurait indiqué… Tu serais allé vite à la pagode du Cheval de Jade, où il y avait une grande fête et des danses religieuses ; nous y étions presque toutes, les meilleures danseuses de Nagasaki, et moi, je me tenais en haut, comme sur un nuage ; je faisais le rôle d’une déesse, et je lançais des flèches d’or. »

« Mais, — ajoute-t-elle, — demain après-midi, tu m’entends bien, c’est la fête des geishas et des maïkos ; ça ne se fait qu’une fois l’an ; nous sortirons toutes en beau costume, par groupes, sous des dais magnifiques, et nous représenterons des scènes de l’histoire, sur des estrades que l’on nous aura préparées dans les rues. Ne va pas manquer ça, au moins ! »


En approchant de chez Mme Renoncule, je faisais de louables efforts pour être ému. C’est que, vraisemblablement, j’allais y rencontrer les époux Pinson, ma belle-mère m’ayant annoncé autrefois qu’ils viendraient avec l’automne s’installer auprès d’elle.

Frais superflus, inutile dérangement de cœur : à la suite d’un pèlerinage efficace à certain temple, très recommandé pour les cas rebelles comme le sien, Mme Chrysanthème, après quatorze ans de mariage stérile, s’était tout à coup sentie dans une position intéressante très avancée, qui n’avait pas permis de songer à un plus long voyage. — Et ce n’est pas sans une teinte d’orgueil maternel que Mme Renoncule me fait part de telles espérances.

Allons, le sort en est jeté, nous ne nous reverrons point. Après tout, c’est plus correct ainsi. Et puis, il faut savoir se mettre à la place de son prochain : M. Pinson n’aurait-il pas éprouvé quelque gêne à m’être présenté ?


Mon Dieu, qu’est-ce qu’il se passe donc chez Mme Prune ? Ce n’est pas le même incident que chez Mme Chrysanthème, les suites d’un pèlerinage trop efficace ?… Non, vraiment je me refuse à le croire… Cependant, je vois sortir de chez elle un médecin ; puis deux commères affairées qui ont des visages de circonstance. Et je presse le pas, très perplexe.

L’aimable femme est étendue sur un matelas léger ; les formes, dissimulées par un fton, — qui est une couverture avec deux trous garnis de manches pour passer les bras. — La tête, qui repose sur un petit chevalet en bois d’ébène, me paraît plutôt engraissée, mais avec je ne sais quoi de calmé, de moins provocateur dans le regard. Et je m’étonne surtout du peu d’émotion que paraît causer ma présence.

Deux dames agenouillées s’occupent à lui faire avaler une prière, écrite sur papier de riz, qu’elles pétrissent en boule, comme une pilule. Et debout se tient une personne que je n’avais pas vue depuis quinze ans, mais qui certes me reconnaît, et qu’un grain de beauté sur la narine gauche me permet aussi d’identifier au premier coup d’œil : Mlle Dédé, l’ancienne servante du ménage Sucre et Prune, devenue aujourd’hui une imposante matrone, un peu marquée, mais agréable encore.

Avec un sourire spécial, gros de confidences intimes, Mlle Dédé, qui a vu mon émoi, me donne d’abord à entendre que ce n’est rien de grave.

Dans le jardin où elle me reconduit ensuite, — car je ne prolonge pas davantage une entrevue qui semble à peine plaire, — elle m’explique comment Mme Prune, après une jeunesse interminable, vient de traverser enfin, et victorieusement du reste, certaine crise, certain tournant de la vie par où les autres femmes passent toutes, mais en général nombre d’années plus tôt.


Mardi, 12 octobre. — « Ne va pas manquer cela, au moins ! » — m’avait dit hier Mlle Pluie-d’Avril, en me parlant de la fête d’aujourd’hui.

Et le beau soleil de une heure me trouve à flâner, dans les rues par où les petites fées doivent passer.

Un premier dais, là-bas, s’avance lentement, suivi d’un cortège de curieux. Il est rond et semble une immense ombrelle plate. Au-dessus, tremble une folle végétation de lotus roses, plus grands que nature. Il est très nettement cerclé par un large bourrelet de velours funéraire, où se reconnaît le goût de ce peuple pour la couleur noire et aussi pour la précision des contours. Un seul homme porte péniblement l’édifice, par une hampe centrale, comme serait le manche d’un parasol. Et des draperies de brocart d’or, qui retombent en rideaux à demi fermés, laissent entrevoir là-dessous cinq ou six dames nobles d’autrefois, ayant bien douze ans chacune : des figures qui paraissent encore plus enfantines, encadrées par de si solennelles perruques, — et peintes, et attifées, avec quel art stupéfiant et lointain !… Mais je ne connais personne dans ce petit monde. Passons !

Un quart d’heure après, rencontre d’un nouveau dais, cerclé de velours noir comme le précédent, mais au-dessus duquel des branches d’érable à feuilles rouges, en place des lotus, simulent une broussaille de forêt. On me sourit là-dedans ; deux ou trois des invraisemblables petites bonnes femmes, aperçues entre les rideaux de brocart, me disent bonjour : danseuses, que j’ai vaguement connues dans quelque maison de thé. Mais ce n’est pas ce que je cherche. Passons encore !

Troisième dais qui apparaît dans le lointain, avec aussi son bourrelet noir. Il est surmonté, celui-là, d’un cerisier en fleurs, chaque rameau tout neigeux de frais pétales blancs ; un cerisier si bien imité qu’il apporte presque une impression de printemps frileux au milieu de ce tiède automne. C’est du reste le dais le plus riche, et aussi le plus suivi : derrière, cheminent une centaine d’enfans, mouskos[2] ou mousmés, qui viennent sans doute de s’échapper de l’école, car ils ont encore sur le dos leur carton et leurs livres… Oh ! mais qu’est-ce qu’il y a là-dessous, quels étranges petits êtres ?… Des petits guerriers d’autrefois, armés de pied en cap, portant beau et farouche, mais lilliputiens, et paraissant plus comiques encore auprès du solide garçon qui tient à l’épaule la hampe du dais somptueux.

Et un de ces petits personnages, qui ressemble au chat botté, passe entre les rideaux sa tête casquée, pour me faire signe, et encore signe, avec une singulière insistance. — Est-ce possible ? Pluie d’Avril !… Pluie d’Avril en samouraï à deux sabres ! Non, jamais je ne l’avais vue si étonnante et si drôle ; une cuirasse, toute une armure, un casque et des cornes ; sur le minois, des traits au pinceau pour donner l’air terrible qu’ont les guerriers des vieilles images, et, par je ne sais quel procédé spécial, des sourcils remontés jusqu’au milieu du front. Auprès d’elle, son amie Matsuko, en samouraï également, la figure aussi peinturlurée dans le genre féroce, et les sourcils changés de place. Et puis trois ou quatre nobles douairières, dans les douze ou treize ans, fort blasonnées, avec des robes à traîne.

Cette fois, je fais cortège, bien entendu.

A certain carrefour, le mieux fréquenté de la ville, une estrade était dressée, sur laquelle tous ces petits guignols exquis prennent place avec dignité.

Alors commence une scène historique de haute allure. Pluie d’Avril, qui a le premier rôle et brandit son sabre en beaux gestes de tragédie, déclame tout le temps de sa plus grosse voix de moumoutte en colère, une voix qu’elle tire on ne sait comment du fond de son gosier menu, une voix qui, parfois, tourne, se dérobe en son de petite flûte, en fausset de petit enfant ; — et c’est alors qu’elle est le plus adorablement impayable, ma sérieuse tragédienne…


Jeudi, 13 octobre. — Dans le cabinet particulier de la maison de thé, où je les ai mandées aujourd’hui pour leur faire compliment, elles arrivent languissantes et en négligé intime, mes deux petites amies, Pluie d’Avril et Matsuko qui ne boude plus. Elles n’ont apporté ni masques ni guitares, sachant bien que ce n’est point comme autrefois pour leurs chants et leurs danses, mais pour elles-mêmes que je continue de venir les voir, en vieux camarades que nous sommes à présent.

Mais sont-elles changées ! Ce n’est pas seulement la fatigue d’hier, il y a autre chose… Ah ! leurs sourcils qui manquent ! Elles les avaient rasés, les petites barbares, pour s’en mettre de postiches à deux centimètres plus haut ! Les voilà donc presque vilaines, jusqu’à ce qu’ils aient repoussé. Et puis, aucun apprêt dans la chevelure, point de coques élégantes ni de piquets de fleurs ; les cheveux encore tout collés et tout plats, comme la veille sous les casques lourds, elles ressemblent à deux pauvres petites moumouttes qui seraient tombées à l’eau et en garderaient encore le poil mouillé. Presque vilaines, oui, mais fines et mignonnes créatures quand même.

Elles m’ont apporté leurs photographies promises, auxquelles il s’agit maintenant de mettre la dédicace. Et, sur leur ordre, des mousmés servantes déposent à leurs côtés par terre une boîte à écrire en laque, avec pinceaux délicats, encre de Chine, godets, l’attirail qu’il faut. C’est par terre aussi qu’elles sont assises, et c’est par terre que tout cela va se passer, bien entendu. D’abord elles discutent gravement sur les termes, et même, je crois, sur certain point obscur d’orthographe. Et puis, à main levée, à main sûre et vive, elles tracent de haut en bas, sur les petits cartons où est leur image, un grimoire sans doute fort aimable, que je me ferai traduire plus tard.

A présent, laissons-les se reposer, d’autant plus que le soleil d’automne rayonne dehors, mélancolique et doux, et qu’Inamoto m’attend sur la délicieuse montagne, — où partout les fougères sont devenues longues, longues, dans leur dernier développement de fin d’été, et où déjà les sentiers se parent de tapis couleur de rouille et d’or, à la chute des feuilles mortes.


Qu’elles auront donc passé vite et légèrement, ces trois dernières semaines dans la ville de Mme Prune ! Est-ce possible qu’elles soient déjà si près de finir ?

Aujourd’hui, vrai dimanche d’automne, premier jour sombre, froid ; les montagnes alentour, comme écrasées sous un ciel bas et lugubre.

Et puis, éternels changemens de la vie maritime : hier, on était encore tout à la joie de cette dépêche, annonçant le retour du Redoutable en France ; aujourd’hui découragement sans bornes en présence d’un nouveau contre-ordre qui maintient le navire et son équipage une troisième année dans les mers de Chine. Mes plus proches camarades et moi, nous rentrerons quand même au printemps prochain, par quelque paquebot, avec notre amiral dont nous composons la suite ; mais nos pauvres matelots resteront à bord, exilés pour une année de plus, y compris le mélancolique fiancé, avec sa petite caisse de présens et sa pièce de soie blanche pour la robe de mariée…

De toute façon, si le Redoutable, plus tard, revient à Nagasaki, je n’y serai plus, et quand il quittera ce pays mercredi prochain pour faire route vers l’Annam, il me faudra dire l’éternel adieu à toute japonerie…

Aujourd’hui, mon suprême rendez-vous dans la montagne avec Inamoto, ma gentille amie, que son père emmène demain je ne sais où, dans l’intérieur de l’île, bien loin d’ici. Sous le ciel obscur, je m’achemine donc une dernière fois vers le vieux parc abandonné, là-haut, en pleine ville des morts. Par ce temps gris, automnal pour la première fois de la saison, je retrouve dans les chemins grimpans, parmi les feuilles mortes et les longues fougères somptueuses, mes nostalgies de l’automne passé. Combien m’étaient déjà familières les moindres choses de ces parages, chaque tournant des sentiers, chaque tombe enlacée de son lierre japonais aux feuilles en miniature, et les vieux petits bouddhas de granit au sourire d’enfant mort, et les lichens vert pâle sur le tronc des grands cèdres !… Vraiment je n’arrive pas à me figurer que, tout cela, j’e ne le reverrai jamais, jamais plus.

De l’autre côté du mur aux fines capillaires, Inamoto m’attendait, agitée, inquiète, disant que je n’étais pas à l’heure, que son père allait l’appeler, qu’on aurait à peine le temps de se voir.

Est-ce possible qu’au fond de sa petite âme il y ait eu sincèrement un peu d’amitié pour moi ? Il le faut bien, à ce qu’il semble, pour qu’elle soit tout le temps revenue. Et d’ailleurs, je ne crois pas que l’affection ait toujours besoin de paroles, de connaissance approfondie, ni même de cause raisonnable quelconque ; elle peut jaillir comme cela, d’un regard, d’une expression d’yeux, d’un rien moindre encore, qui échappe à toute analyse.

Et maintenant, il va falloir se séparer d’une façon brusque et absolue, sans même de lettres pour se rappeler l’un à l’autre, sans communication possible, jamais. C’est comme une brutale coupure de sabre, entre nos deux existences, pendant un an rapprochées.

On l’appelle d’en bas, dans la cour de la pagode, sur un ton de commandement. Elle répond : « Oui, mon père, je viens. » Je n’avais jamais entendu sa voix, à elle, vibrer si loin, une voix claire et jolie. Allons, il faut se dire adieu. Et je l’embrasse, ce que je n’avais pas osé faire encore ; une embrassade de bonne amitié attristée. Elle croit devoir me rendre mon baiser, — et s’y prend avec tant de gentille gaucherie, comme un bébé qui ne sait pas !… On dirait qu’elle n’a jamais de sa vie embrassé personne.

Au fait, s’embrassent-ils entre eux, les Japonais ? Je ne l’ai jamais vu. Même les petites mamans nipponnes, qui sont si tendres, n’ont jamais, en ma présence, mis un baiser sur la joue de leur enfant-poupée.

On appelle à nouveau d’en bas. Elle va quitter Nagasaki tout à l’heure, son petit bagage prêt, ses socques et son parapluie ; impossible de prolonger… Et l’instant de la séparation s’éclaire tout à coup d’une sorte de feu de Bengale, comme pour un effet au théâtre : c’est le soleil couchant qui, au bas de l’horizon, vient d’apparaître dans une déchirure du grand nuage en voûte fermée ; alors les mille tiges des bambous ont l’air d’avoir été soudainement peintes à l’or rouge. Elle se sauve, la mousmé, qui aujourd’hui ne pourra même pas, comme les soirs habituels, risquer les yeux par-dessus l’enclos pour surveiller ma fuite au milieu des tombes. Et, en escaladant le mur, j’arrache cette fois une poignée de capillaires, que j’emporte.

Il y a maintenant un reflet d’incendie sur la montagne des morts, que le soleil illumine en plein ; la nécropole où j’aimais tant venir se met en frais pour mon dernier soir.

Je m’en allais avec lenteur, dans les petits sentiers encombrés de fougères, et, m’étant retourné par hasard, voici que j’aperçois, là-bas au-dessus du mur, les cheveux noirs, le gentil front et les deux yeux qui avaient coutume de me regarder descendre. Elle est donc revenue sur ses pas, la mousmé !… Et le sentiment qui l’a ramenée là me touche infiniment plus que tout ce qu’elle aurait pu me dire. J’ai envie de remonter. Mais elle me fait signe : non, trop tard, et il y a un danger, adieu !…

Pourtant, je l’oublierai dans quelques jours, c’est certain. Quant à ces capillaires que j’ai prises, par quelque rappel instinctif de mes manières d’autrefois, il m’arrivera bientôt de ne plus trop savoir d’où elles viennent, et alors je les jetterai — comme tant d’autres pauvres fleurs, cueillies de même, dans différens coins du monde, jadis, à des heures de départ, avec l’illusion de jeunesse que j’y tiendrais jusqu’à la fin…


Lundi, 28 octobre. — Encore les nuages bas et sombres, avec un de ces premiers brouillards qui annoncent l’hiver.

Pour moi, l’âme de ce pays s’en est un peu allée hier au soir avec la mousmé Inamoto, je le sens bien.

J’ai préféré ne pas retourner seul dans son vieux parc, ni dans la nécropole alentour, et ma promenade d’aujourd’hui, sans but, sur une montagne à peu près déserte que je ne connaissais point, m’a fait rencontrer par hasard le sentier des cadavres… Ils passaient devant moi, tandis que j’étais assis tout au bord du chemin, sous la vérandah d’une maison de thé isolée, misérable et de mauvais aspect, où l’on avait paru très surpris de me voir. Ils passaient chacun dans une espèce de grande cuve enveloppée d’un drap blanc et attachée à un bâton que deux portefaix à mine spéciale tenaient sur l’épaule. Sans cortège, seuls et sournois, ils allaient se faire brûler, un peu plus haut, dans la brousse, me frôlant presque de leur linceul drapé, — moi qui ne savais pas, moi qui trouvais seulement un peu étranges et inquiétantes ces cuves enveloppées, allant toutes vers le même endroit comme à un rendez-vous. Au cinquième qui passa, le brusque soupçon vint me faire frissonner : j’avais senti une odeur de pourriture humaine. — « Qu’est-ce qu’ils emportent, ces hommes ? » demandai-je à la vieille pauvresse qui versait mon thé. — « Comment ! tu ne sais pas ? » Et elle acheva sa réponse par une plaisanterie macabre, fermant les yeux, ouvrant sa bouche édentée et s’affaissant tout de travers, la tête dans sa main… Oh ! non, j’aurais préféré n’importe quels mots à cette mimique effroyable… Horreur, j’étais à deux pas des bûchers, dans la maison de thé des brûleurs et des croque-morts !

En me sauvant, par le sentier de descente, j’en croisai encore un autre, qui montait à la fête avec son petit. Sa cuve était énorme, à celui-là, et il devait peser lourd, si l’on en jugeait par l’expression angoissée des deux portefaix en sueur ; quant à son petit, un enfant tout jeune sans doute, il s’en allait dans un seau, également enveloppé de linge blanc, que l’un des deux croque-morts s’était pendu à la ceinture. Et, tant le chemin était étroit, il fallut me jeter dans les épines et les fougères pour n’être point frôlé. Quelle figure cela pouvait-il avoir, ce qui était accroupi dans cette cuve, quelle sorte de grimace cela pouvait-il bien faire à Madame la Mort ?…

Ainsi, j’avais habité longuement Nagasaki à plusieurs reprises, sans découvrir où on les brûlait, tous ces cadavres, avant de les promener si allègrement en ville dans leur gentille châsse, avec cortège de fleurs artificielles et de mousmés en robe blanche. Non, ce n’était qu’aujourd’hui, par ce temps brumeux d’hiver, rendant lugubres toutes choses, et à la veille même de m’en aller pour toujours, que je devais tomber par hasard sur le lieu clandestin de cette cuisine…


Mardi, 29 octobre. — Encore un des matins charmans d’ici ; l’avant-dernier, puisque demain, à la première heure, ce sera le départ. Une aube rosée et adorablement confuse, sur les grandes montagnes qui entourent le Redoutable, et sur l’appareillage silencieux des jonques de pêche, aux voiles à peine tendues, glissant toutes vers le large, comme ces bateaux de féerie qui n’ont pas de poids et que l’on fait passer doucement sur de l’eau imitée.

C’est étrange, je me sens plus triste à ce départ qu’à celui d’il y a quinze ans, — sans doute parce que tout l’inconnu de la vie n’est plus en avant de mon chemin, et que je suis à peu près sûr aujourd’hui de ne revenir jamais.

Demain donc, ce sera fini du Japon ; le grand large nous aura repris, le grand large apaisant et bleu, qui fait tout oublier. Et nous irons vers le soleil ; dans cinq ou six jours, nous serons dans les pays d’éternelle chaleur, d’éternelle lumière…

Tant d’adieux j’ai à faire aujourd’hui, ayant su me créer en ville de si brillantes relations : Mme l’Ourse, Mme Ichihara, Mme le Nuage, Mme O’Tsuru-San, etc. !

Un temps à souhait ; un doux soleil d’arrière-saison, qui rayonne sur mon dernier jour. Il n’y a vraiment pas de pays plus joli que celui-là, pas de pays où les choses, comme les femmes, sachent mieux s’arranger, avec plus de grâce et d’imprévu, pour amuser les yeux. C’est le pays lui-même que je regretterai, plus sans doute que la pauvre petite mousmé Inamoto ; ce sont les montagnes, les temples, les verdures, les bambous, les fougères. Et, tous les recoins qui me plaisaient, j’ai envie cet après-midi de les revoir encore.

En allant prendre congé de Mme l’Ourse, je passe devant une pagode où il y a fête et pèlerinage ; depuis quinze ans, je n’avais plus revu de ces fêtes-là et je les croyais tombées en désuétude. C’est un de ces lieux d’adoration, au flanc de la montagne, où l’on grimpe par des escaliers en granit de proportions colossales. Suivant l’usage, le vieux sanctuaire en bois de cèdre, qu’on aperçoit là-haut, est enveloppé pour la circonstance d’un vélum blanc, sur lequel tranchent de larges blasons noirs, d’un dessin ultra-bizarre, mais simple, précis et impeccable. Et la porte ouverte laisse voir, même d’en bas, les dorures des dieux ou des déesses assis au fond du tabernacle.

Des mendians estropiés, des idiots rongés de lèpre ont pris place au soleil d’automne des deux côtés de l’escalier, pour recevoir les offrandes des pèlerins. Et un pauvre petit chat, galeux et crotté, est aussi venu d’instinct s’aligner avec ces échantillons de misères.

Mais comme il y a peu de fidèles ! Décidément, la foi se meurt, dans cet Empire du Soleil Levant. Quelques bons vieux, quelques bonnes vieilles, qui se préparent à fixer bientôt dans cette montagne leur résidence éternelle, grimpent avec effort, à pas menus, courbés, leur parapluie sous le bras ; ils ont l’air bien naïf, bien respectable ; ils traînent des bébés par la main ; et les socques en bois de ces braves gens, enfans ou vieillards, font clac, clac, sur le granit des marches.


Je me rends ensuite chez Mme Renoncule. Très corrects, très bien, avec juste la dose d’émotion qui convenait, mes adieux à ma belle-mère — et à son jardinet, que je suis sûr de revoir dans mes songes, aux périodes de spleen.

Plus gentils, mes adieux à ma petite Pluie d’Avril, qui reste prosternée au seuil de sa porte, avec M. Swong dans les bras, tant que je suis visible au bout de la rue solitaire. Pauvre mignonne saltimbanque ! Obligée par métier d’être un peu comme ces jeunes chats qui font ronron pour tout le monde, je crois cependant qu’elle me gardait un peu plus d’amitié qu’à tant d’autres.

Pour la fin, j’ai réservé Mme Prune et ses effusions probables. Depuis cette visite du mois dernier, où je la trouvai aux prises avec son médecin, croirait-on que je n’ai plus songé à m’informer d’elle…

Je commence donc l’ascension de Dioudjindji, et c’est par ce sentier à échelons si raides, qui jadis arrachait tant de soupirs à la petite Mme Chrysanthème, quand nous rentrions le soir, avec nos lanternes achetées chez Mme l’Heure, après avoir fait la fête anodine dans quelque maison de thé. Il me semble que rien n’a changé ici, pas plus les maisonnettes que les arbres ou les pierres. L’air est doucement tiède, et un petit vent sans malice promène autour de moi des feuilles mortes. Mme Prune, l’avouerai-je ? est bien loin de ma pensée ; si je remonte vers son faubourg tranquille, c’est pour dire adieu à des choses, des lieux, des perspectives de mer et des silhouettes de montagne, où quelques souvenirs de mon passé demeurent encore ; je suis tout entier à la mélancolie de me dire que, cette fois, je ne reviendrai jamais, — et ce sentiment du jamais plus, emprunte toujours à la Mort un peu de son effroi et de sa grandeur…

Là-haut, dans le jardinet de mon ancien logis, dont j’ouvre le portail en habitué, une vieille dame à l’air béat est assise au soleil du soir et fume sa pipe. Robe d’intérieur en simple coton bleu. Plus rien de fringant dans le port de tête. Ni apprêts ni postiches dans la chevelure ; deux petites queues grises, nouées sur la nuque à la bonne franquette. Enfin, une personne ayant complètement abdiqué, cela saute aux yeux de prime abord, et je n’en reviens pas.

— « Madame Prune, dis-je, voici l’heure du grand adieu. »

Petit salut insouciant, en guise de réponse. Debout derrière elle, replète aussi, niaise et un peu narquoise, se tient Mlle Dédé.

— « Madame Prune, insisté-je, ne me croyant pas compris, je m’en retourne dans mon pays ; entre nous l’éternité commence. »

Second salut de simple politesse, et, pour m’inviter à m’asseoir, geste aimable sans chaleur.

Comment, tant de calme en présence de la suprême séparation !… Mais alors, c’est donc que, seul, mon corps périssable aurait eu le don d’émouvoir cette dame, puisque aujourd’hui, délivrée enfin de la tyrannie d’une imagination trop romanesque, elle ne trouve plus dans son cœur un seul élan vers le mien.

— « Eh bien ! non, madame Prune, s’il en est ainsi, je ne m’assoirai point : je croyais vos sentimens placés plus haut. La déception est trop cruelle. Je m’en vais. »

La fermeture à secret du portail, que j’ai fait de nouveau jouer pour sortir, rend son bruit familier, son toujours pareil crissement, que j’entends ce soir pour la dernière des dernières fois. Quand je jette ensuite un coup d’œil en arrière, sur cette maisonnette où j’ai passé jadis un été sans souci, au chant des cigales, j’aperçois encore la petite vieille bien grasse, bien repue, bien contente, et tassée maintenant sur elle-même, qui secoue sa pipe contre le rebord de sa boîte (un pan pan pan que je ne réentendrai jamais) et qui me regarde partir, d’un air très détaché. Non, décidément rien ne vibre plus dans cet organisme gracieux, qui fut durant des années la sensibilité même ; l’âge a fait son œuvre !…


Ainsi finit brusquement cette troisième jeunesse de Mme Prune, que la déesse de la Grâce avait, je crois, prolongée un peu plus que de raison.


PIERRE LOTI.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1904 et des 1er et 15 janvier.
  2. Mousko, petit garçon.