Rêveries d’un païen mystique/Eschatologie

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Rêveries d’un païen mystique, Texte établi par Rioux de MaillouGeorges Crès et Cie, éditeurs (p. 146-156).
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ESCHATOLOGIE



L’Homme. Je connais les limites de la science ; elle les a fixées elle-même ; ce qui m’intéresse le plus est hors de sa sphère. Il est inutile de l’interroger sur la destinée de l’homme, elle ne la connaît pas. S’il y avait encore des oracles, j’irais les consulter. Sans doute les Dieux supérieurs sont trop grands pour m’entendre : ils s’occupent des espèces, et je ne suis qu’un individu. Mais il y a peut-être autour de moi des intelligences invisibles, des amis connus ou inconnus : n’y aura-t-il pas une voix qui me réponde ?

Le Dieu. Tu m’as appelé, me voici : interroge-moi, je te répondrai.

L’Homme. Qui es-tu ?

Le Dieu. Ton Démon, ton Ange gardien, donne-moi le nom que tu voudras. Je sais ce que tu ignores ; ce que tu pourras comprendre, je te l’expliquerai ; ce qu’il m’est permis de t’apprendre, je te l’apprendrai.

L’Homme. Ainsi, il y a des choses que tu pourrais me dire et que je ne pourrais pas comprendre ? Soit, ma raison a des bornes, je le sais. Mais il y a des choses qu’il t’est défendu de me dire : pourquoi ? Si la vérité est bonne, le bien n’a pas à se cacher ; si elle est mauvaise, je suis de force à l’entendre, et si j’avais eu peur de la connaître, je ne t’aurais pas évoqué.

Le Dieu. Est-ce bien la vérité que tu cherches, et la trouverais-tu meilleure que l’incertitude, si elle était contraire à tes espérances ? Prends garde : tu veux savoir si l’âme est immortelle ? Ne me demande pas une réponse trop prompte : laisse-moi t’y préparer.

L’Homme. Ces réticences me disent assez qu’il n’y a rien à attendre pour moi au delà de cette vie : c’est bien ; je m’en doutais.

Le Dieu. Ne cherche pas dans mes paroles un sens qui n’y est pas : un artifice de langage ne serait digne ni d’un homme ni d’un Dieu. Je te répondrai sans réticence, si, après réflexion, tu persistes à m’interroger ; mais réfléchis d’abord. Tu reconnaîtras peut-être que les Dieux ont eu raison de cacher à l’homme sa destinée. Examine successivement toutes les réponses que je pourrais te faire, et tu me diras quelle est celle que tu voudrais être la vérité.

Suppose d’abord que je te dise : rien ne meurt, tout se transforme ; les éléments qui composent ton corps ne sont pas anéantis quand la mort les sépare : pourquoi disparaîtrait-elle plus qu’eux, cette force invisible qui les tenait groupés, et que tu appelles ton âme ?

L’Homme. Oui, cela a été dit autrefois, l’âme est une parcelle de l’éther, une flamme captive dans une lampe d’argile, et la mort est pour elle une délivrance. Mais alors elle peut rentrer dans le réservoir commun des âmes, comme une goutte d’eau dans la mer ; elle peut aussi animer des combinaisons nouvelles, à commencer par les plus humbles, les vers du tombeau, par exemple, car eux aussi ont une étincelle de feu qui les fait vivre. Mais que me font ces métamorphoses, si ma raison et ma conscience remontent à leur source divine ? Sans doute l’équilibre des forces ne sera pas troublé, mais que reste-t-il de l’homme, s’il perd ce Dieu intérieur que chacun porte en soi ?

Le Dieu. Ton orgueil est légitime ; il lui répugne de croire que l’âme humaine, fût-elle dégradée par le crime, puisse perdre entièrement la conscience et la raison. Pourtant ces deux lumières, tu le sais, peuvent singulièrement s’obscurcir par un mauvais emploi de ta libre volonté. Suppose donc maintenant que tu renaîtras dans la condition humaine, en apportant dans tes existences futures le germe des énergies que tu auras développées dans celles-ci. Suppose que les familles sont des groupes d’âmes associées, comme les branches du corail, dans une vie collective, et se développant à travers le temps. Chacun de vous renaîtrait dans ses petits-fils, et par ces renaissances alternées, chaque génération recueillerait ce qu’elle aurait semé autrefois.

L’Homme. J’ai souvent pensé qu’il en devait être ainsi : j’ai cru trouver là l’explication des sympathies spontanées et des ressemblances de famille ; j’y ai cherché surtout la raison des souffrances imméritées. Je sais que la douleur est une épreuve, qui nous grandit et nous épure, si nous savons la supporter ; mais il y a quelque chose qui accuse votre providence, c’est la douleur des enfants. J’ai tâché d’y voir l’acquittement nécessaire d’une dette ancienne, contractée dans des existences antérieures. Cependant, ô démon, pour qu’un châtiment soit juste, ne faut-il pas qu’il soit compris par celui qui le supporte ? Les voies de votre justice restent bien obscures, si chaque fois que nous rentrons dans la naissance nous perdons la mémoire qui nous rattachait au passé.

Le Dieu. Ainsi, c’est la mémoire que tu regrettes ? Prends garde : remonte la chaîne de tes souvenirs. Ce n’est pas une confession que je te demande, et tu n’as pas à t’excuser comme devant un juge ; la conscience humaine n’a pas à chercher d’autre juge qu’elle-même : elle n’en saurait trouver de plus sévère et de plus clairvoyant. Je sais que tu n’es ni des plus mauvais ni des meilleurs ; mais souviens-toi : n’y a-t-il pas un jour, une heure, que tu voudrais retrancher de ta vie ? Cette heure, nous pouvons l’effacer de ta mémoire, mais aucun Dieu ne peut faire que ce qui a été n’ait pas été. L’homme demande à ses religions des eaux lustrales pour laver les souillures ; mais, si le repentir efface la faute, peut-il étendre le pardon à d’autres âmes qu’un mauvais exemple a perverties et qui, sans cela, auraient peut-être tourné au bien ? Elles en corrompront d’autres à leur tour, et la chaîne du mal se prolongera, d’anneaux en anneaux, dans l’indéfini des temps. Quand le coupable sera devenu un saint, quand il croira entrer au paradis de sa conscience régénérée, il entendra la voix des mauvais souvenirs, et il verra passer des ombres qui l’accuseront devant l’éternelle Justice. Trouvera-t-il alors l’immortalité si désirable, et te semble-t-il toujours que les Dieux ont eu tort de garder leur secret ?

L’Homme. Ne parlons plus de moi : les Dieux savent ce qu’ils ont à faire. Que l’espoir du néant reste comme un refuge contre l’éternité du remords. Mais j’ai connu des âmes immaculées, qui brillaient dans notre ciel noir comme des étoiles. Si vous permettez à la mort de les éteindre, le regret ne sera pas seulement pour ceux qui les pleurent, mais pour vous-mêmes, dieux impassibles, car il y aura une lacune dans votre œuvre, et il manquera quelque chose à sa beauté.

Le Dieu. Suppose donc alors que celles-là seules seront immortelles ; mais n’oublie pas que leur lumière, dégagée des liens du corps, lira dans toutes vos consciences. Ces âmes pures ne voyaient pas le mal : elles cherchaient pour vous des excuses, et croyaient toujours les trouver. Maintenant leurs regards attristés vous verront tels que vous êtes, et leurs chères illusions ne peuvent plus revenir. Si parmi ceux qu’elles aimaient il y en a qui demandent au néant, comme tu l’as dit tout à l’heure, un refuge contre le remords, quel vide va se faire autour des justes, et qu’ont-ils besoin d’une immortalité bienheureuse s’ils ne la partagent pas avec ceux qu’ils ont aimés ? Plutôt que de briser à jamais des liens indissolubles, eux aussi demanderont au néant la paix de l’éternel oubli.

L’Homme. Alors, ô Démon, il n’y a place ni pour l’espérance ni pour la prière. Nous avons raison de pleurer nos morts ; ils ne peuvent plus nous entendre, et nous ne les reverrons jamais. Qui donc nous conduira dans les carrefours ténébreux de la vie, qui nous tendra la main dans les rudes sentiers de l’ascension ? Nous les invoquions avec confiance, ces amis indulgents qui pardonnent toujours, parce qu’ils ont souffert comme nous. Il nous semblait qu’eux seuls pouvaient adoucir les immuables décrets des grands Dieux supérieurs. J’aurais cru que toi-même tu étais un de ceux-là, ô Ange gardien, puisque tu as eu pitié de ma raison indécise, et que tu as répondu à mon évocation. Mais tu avais raison, les secrets des Dieux ne sont pas bons à connaître, et j’aurais mieux fait de ne pas t’interroger.

Le Dieu. Tu oublies que je t’ai laissé le choix entre plusieurs réponses, mais je ne t’ai pas dit encore où était la vérité.

L’Homme. Sans doute, mais de quelque côté que je me tourne, tu ne me fais voir que des abîmes. Et pourtant, vous le savez, nos angoisses ne viennent pas d’un égoïste amour de la vie, et nous ne craignons que les séparations éternelles. Mais je le vois maintenant, ceux que la mort a séparés ne se retrouveront ni dans ce monde ni dans l’autre.

Le Dieu. Ce n’est pas la mort qui sépare les âmes, c’est le péché, et le péché est votre œuvre. Quand vous pensez aux morts ils sont près de vous : ils n’abandonnent pas ceux qui s’unissent à eux dans la communion des saints. Mais quand vous les oubliez, ils peuvent bien vous oublier à leur tour et boire de l’eau du Léthé. Ils sont libres de s’endormir dans le silence et la paix ou de rentrer pour des luttes nouvelles dans l’arène de la vie. Tu doutes trop de la puissance de la volonté. C’est le Désir qui a créé les mondes ; toi-même c’est librement que tu es descendu dans la naissance. Aujourd’hui comme hier, demain comme aujourd’hui, tout ce qui veut être sera.

L’Homme. Comment le possible peut-il vouloir avant d’exister ?

Le Dieu. C’est la loi du devenir.

L’Homme. Je ne comprends pas : tes réponses, comme tu me l’avais énoncé, dépassent les bornes de ma raison. Quel plaisir trouvent donc les Dieux à torturer notre intelligence par d’insolubles énigmes ?

Le Dieu. Est-ce la faute du soleil si tu ne peux le regarder ? Il te suffit de savoir quel est le but que tu dois atteindre. La Justice est la loi spéciale de l’homme. Tu as un guide pour t’y conduire, ta conscience, qui ne t’a jamais trompé. Chacun de vous est toujours et partout l’unique artisan de sa destinée. Le juste sait qu’il travaille pour sa part à l’œuvre magnifique des Dieux.

L’Homme. Ne t’en va pas encore : écoute une dernière question, une dernière prière. Tu ne m’as pas demandé ma confession, je te la ferai, cependant. Oui, il y a une heure que je voudrais retrancher de ma vie, l’heure où, dans le carrefour du doute, j’ai pris la route gauche. Elle menait à des fondrières. J’ai vu le péril et j’ai pu m’arrêter ; mais je voudrais revenir à l’angle des deux routes et pouvoir encore choisir. La prière est-elle inutile devant l’irréparable, et aucun de vous ne peut-il nous rendre une heure du passé ?

Le Dieu. Tu as voulu évoquer ce souvenir, il faut le regarder en face. Tu ne parles que de tes regrets : es-tu sûr qu’il ne s’y mêle pas un remords ? Il y a quelqu’un que tu accuses, mais il y a quelqu’un qui a droit de t’accuser. Deux âmes, qui n’étaient pas du même ciel, ont traversé ta vie : l’une des deux a vengé l’autre. Le mal lui-même a sa place dans l’équilibre universel.

L’Homme. J’accepterais l’expiation, et je bénirais votre dure providence, si elle me montrait, au terme de l’épreuve, le pardon et l’oubli.

Le Dieu. Regarde ces deux ombres, dont tu sais bien les noms. Les vois-tu, l’une à ta droite, l’autre à ta gauche ? Pardonne à la seconde, et la première te pardonnera.

L’Homme. Et comment pourrais-je oublier ?

Le Dieu. Tout à l’heure tu regrettais la mémoire ; maintenant tu voudrais faire un choix dans tes souvenirs. Mais si l’homme oubliait ses fautes, travaillerait-il à les réparer ? N’est-ce pas le regret de la chute qui le conduit à la rédemption ? Confie-toi à la sagesse des Dieux : ils savent mieux que vous ce qui vous convient. Ils ont laissé planer une horreur sacrée sur les derniers mystères ; ils les ont enveloppés dans la nuit, mais c’est par respect pour la vertu de l’homme. Elle perdrait tout son mérite si elle attendait une autre récompense que la paix divine du devoir accompli.