Espagne, poésie/Un tableau de Valdès Leal

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Espagne, poésie
Revue des Deux Mondes, période initialetome 28 (p. 663-664).

UN TABLEAU DE VALDÈS LÉAL.

Après l’autel sculpté, le Moïse célèbre,
Et le saint Jean de Dieu, sous sa charge funèbre,
À Séville on fait voir, dans le grand hôpital,
Un tableau singulier de Juan Valdès Léal.

Ce Valdès possédait, Young de la peinture,
Les secrets de la mort et de la sépulture ;
Comme le Titien les splendides couleurs,
Il aimait les tons verts, les blafardes pâleurs,
Le sang de la blessure et le pus de la plaie,
Les martyrs en lambeaux étalés sur la claie,
Les cadavres pourris, et dans des plats d’argent,
Parmi le sang caillé, les têtes de saint Jean ;
— Un vrai peintre espagnol, catholique et féroce,
Par la laideur terrible et la souffrance atroce,
Redoublant dans le cœur de l’homme épouvanté
L’angoisse de l’enfer et de l’éternité.

Ce tableau, — toile étrange où manquent les figures, —
N’est qu’un vaste fouillis d’étoffes, de dorures,
De vases, d’objets d’art, de brocards opulens,
Miroités de lumière et de rayons tremblans.
Tous les trésors du monde et toutes les richesses,
Les coffres-forts des juifs, les écrins des duchesses,
Sur de beaux tapis turcs de grandes fleurs brodés,
Rompant leur ventre d’or, semblent s’être vidés.
Ce ne sont que ducats, quadruples et cruzades,
Un pactole gonflé débordant en cascades,
Une mine livrant aux regards éblouis
Ses diamans en fleur dans l’ombre épanouis ;
L’éventail pailleté comme un papillon brille ;
Sur la guitare encor vibre une seguédille ;
Et, parmi les flacons, un coquet masque noir
De ses yeux de velours semble rire au miroir,
Des bracelets rompus les perles défilées

S’égrainent au hasard avec les fleurs mêlées ;
Et l’on voit s’échapper les billets et les vers
Des cassettes de laque aux tiroirs entr’ouverts.

En prodiguant ainsi les attributs de fête,
Quelle noire antithèse avais-tu dans la tête ?
Quel sombre épouvantail ton pinceau sépulcral
Voulait-il évoquer, pâle Valdès Léal ?

Pour te montrer si gai, si clair, si coloriste,
Il fallait à coup sûr que tu fusses bien triste,
Car tu n’as pas pour but de faire luire aux yeux
Un bouquet de palette, un prisme radieux,
Comme un Vénitien qui, dans sa folle joie,
Verse à flots le velours et chiffonne la soie.

Tu voulais, au milieu de ce luxe éperdu,
Faire surgir plus morne et plus inattendu
Le convive importun, l’affamé parasite,
Dont nul amphitryon n’élude la visite.

En effet. — Le voici, l’œil cave et le front ras,
Qui dans la fête arrive, un cercueil sous le bras,
Ricane affreusement de sa bouche élargie,
Et met, brusque éteignoir, sa main sur la bougie.
Les heureux, les puissans, les sages et les fous,
Ainsi la maigre main doit nous éteindre tous !

Hélas ! depuis le temps que ce vieux monde dure,
Nous la savons assez, cette vérité dure,
Sans nous montrer, Valdès, ce cauchemar affreux,
Ce masque au nez de trèfle, aux grands orbites creux,
Trous ouverts sur le vide, et qui font voir dans l’ombre
Les abîmes béans de l’éternité sombre !

(Séville.)