Esprit des lois (1777)/L15/C16

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CHAPITRE XVI.

Précaution à prendre dans le gouvernement modéré.


L’humanité que l’on aura pour les esclaves, pourra prévenir dans l’état modéré les dangers que l’on pourroit craindre de leur trop grand nombre. Les hommes s’accoutument à tout, & à la servitude même, pourvu que le maître ne soit pas plus dur que la servitude. Les Athéniens traitoient leurs esclaves avec une grande douceur : on ne voit point qu’ils ayent troublé l’état à Athenes, comme ils ébranlerent celui de Lacédémone.

On ne voit point que les premiers Romains ayent eu des inquiétudes à l’occasion de leurs esclaves. Ce fut lorsqu’ils eurent perdu pour eux tous les sentimens de l’humanité, que l’on vit naître ces guerres civiles, qu’on a comparées aux guerres Puniques[1].

Les nations simples, & qui s’attachent elles-mêmes au travail, ont ordinairement plus de douceur pour leurs esclaves, que celles qui y ont renoncé. Les premiers Romains vivoient, travailloient & mangeoient avec leurs esclaves : ils avoient pour eux beaucoup de douceur & d’équité : la plus grande peine qu’ils leur infligeassent, étoit de les faire passer devant leurs voisins avec un morceau de bois fourchu sur le dos. Les mœurs suffisoient pour maintenir la fidélité des esclaves ; il ne falloit point de lois.

Mais lorsque les Romains se furent agrandis, que leurs esclaves ne furent plus les compagnons de leur travail, mais les instruments de leur luxe & de leur orgueil ; comme il n’y avoit point de mœurs, on eut besoin de lois. Il en fallut même de terribles, pour établir la sureté de ces maîtres cruels, qui vivoient au milieu de leurs esclaves, comme au milieu de leurs ennemis.

On fit le sénatus-consulte Sillanien, & d’autres lois[2] qui établirent que, lorsqu’un maître seroit tué, tous les esclaves qui étoient sous le même toit, ou dans un lieu assez près de la maison pour qu’on pût entendre la voix d’un homme, seroient sans distinction condamnés à la mort. Ceux qui dans ce cas réfugioient un esclave pour le sauver, étoient punis comme meurtriers[3]. Celui-la même à qui son maître auroit ordonné[4] de le tuer, & qui lui auroit obéi, auroit été coupable : celui qui ne l’auroit point empêché de se tuer lui-même, auroit été puni[5]. Si un maître avoit été tué dans un voyage, on faisoit mourir[6] ceux qui étoient restés avec lui & ceux qui s’étoient enfuis. Toutes ces lois avoient lieu contre ceux mêmes dont l’innocence étoit prouvée ; elles avoient pour objet de donner aux esclaves pour leur maître un respect prodigieux. Elles n’étoient pas dépendantes du gouvernement civil, mais d’un vice ou d’une imperfection du gouvernement civil. Elles ne dérivoient point de l’équité des lois civiles, puisqu’elles étoient contraires aux principes des lois civiles. Elles étoient proprement fondées sur le principe de la guerre, à cela près que c’étoit dans le sein de l’état qu’étoient les ennemis. Le sénatus-consulte Sillanien dérivoit du droit des gens, qui veut qu’une société, même imparfaite, se conserve.

C’est un malheur du gouvernement, lorsque la magistrature se voit contrainte de faire ainsi des lois cruelles. C’est parce qu’on a rendu l’obéissance difficile, que l’on est obligé d’aggraver la peine de la désobéissance, ou de soupçonner la fidélité. Un législateur prudent prévient le malheur de devenir un législateur terrible. C’est parce que les esclaves ne purent avoir chez les Romains de confiance dans la loi, que la loi ne put avoir de confiance en eux.


  1. « La Sicile, dit Florus, plus cruellement dévastée par la guerre civile, que par la guerre Punique », Liv. III.
  2. Voyez tout le titre de senat. consult. Sillan. au ff.
  3. Leg. si quis, §. 12. au ff. de senat. consult. Sillan.
  4. Quand Antoine commanda à Etos de le tuer, c’étoit point lui commander de le tuer, mais de se tuer lui-même, puisque s’il lui eût obéi, il auroit été puni comme meurtrier de son maître.
  5. Leg. 1. §. 22. ff. de senat. consult. Sillan.
  6. Leg. 1. §. 31. ff. ibid.