Esprit des lois (1777)/L15/C2

La bibliothèque libre.


CHAPITRE II.

Origine du droit de l’esclavage chez les jurisconsultes Romains.


On ne croiroit jamais que ç’eût été la pitié qui eût établi l’esclavage, & que pour cela elle s’y fût prise de trois manieres[1].

Le droit des gens a voulu que les prisonniers fussent esclaves, pour qu’on ne les tuât pas. Le droit civil des Romains permit à des débiteurs, que leurs créanciers pouvoient maltraiter, de se vendre eux-mêmes : & le droit naturel a voulu que des enfans, qu’un pere esclave ne pouvoit plus nourrir, fussent dans l’esclavage comme leur pere.

Ces raisons des jurisconsultes ne sont point sensées. Il est faux qu’il soit permis de tuer dans la guerre autrement que dans le cas de nécessité : mais dès qu’un homme en a fait un autre esclave, on ne peut pas dire qu’il ait été dans la nécessité de le tuer, puisqu’il ne l’a pas fait. Tout le droit que la guerre peut donner sur les captifs, est de s’assurer tellement de leur personne, qu’ils ne puissent plus nuire. Les homicides faits de sang froid par les soldats, & après la chaleur de l’action, sont rejettés de toutes les nations[2] du monde.

2.o Il n’est pas vrai qu’un homme libre puisse se vendre. La vente suppose un prix : l’esclave se vendant, tous ses biens entreroient dans la propriété du maître ; le maître ne donneroit donc rien, & l’esclave ne recevroit rien. Il auroit un pécule, dira-t-on : mais le pécule est accessoire à la personne. S’il n’est pas permis de se tuer, parce qu’on se dérobe à sa patrie, il n’est pas plus permis de se vendre. La Liberté de chaque citoyen est une partie de la liberté publique. Cette qualité dans l’état populaire est même une partie de la souveraineté. Vendre sa qualité de citoyen est un[3] acte d’une telle extravagance, qu’on ne peut pas la supposer dans un homme. Si la liberté a un prix pour celui qui l’achete, elle est sans prix pour celui qui la vend. La loi civile, qui a permis aux hommes le partage des biens, n’a pu mettre au nombre des biens une partie des hommes qui devoient faire ce partage. La loi civile, qui restitue sur les contrats qui contiennent quelque lésion, ne peut s’empêcher de restituer contre un accord qui contient la lésion la plus énorme de toutes.

La troisieme maniere, c’est la naissance. Celle-ci tombe avec les deux autres. Car si un homme n’a pu se vendre, encore moins a-t-il pu vendre son fils qui n’étoit pas né : si un prisonnier de guerre ne peut être réduit en servitude, encore moins ses enfans.

Ce qui fait que la mort d’un criminel est une chose licite, c’est que la loi qui le punit a été faite en sa faveur. Un meurtrier, par exemple, a joui de la loi qui le condamne ; elle lui a conservé la vie à tous les instans : il ne peut donc pas réclamer contr’elle. Il n’en est pas de même de l’esclave : la loi de l’esclavage n’a jamais pu lui être utile ; elle est dans tous les cas contre lui, sans jamais être pour lui ; ce qui est contraire au principe fondamental de toutes les sociétés.

On dira qu’elle a pu lui être utile, parce que le maître lui a donné la nourriture. Il faudroit donc réduire l’esclavage aux personnes incapables de gagner leur vie. Mais on ne veut pas de ces esclaves-là. Quant aux enfans, la nature qui a donné du lait aux meres, a pourvu à leur nourriture ; & le reste de leur enfance est si près de l’âge où est en eux la plus grande capacité de se rendre utiles, qu’on ne pourroit pas dire que celui qui les nourriroit, pour être leur maître, donnât rien.

L’esclavage est d’ailleurs aussi opposé au droit civil qu’au droit naturel. Quelle loi civile pourroit empêcher un esclave de fuir, lui qui n’est point dans la société, & que par conséquent aucunes lois civiles ne concernent ? Il ne peut être retenu que par une loi de famille ; c’est-à-dire, par la loi du maître.


  1. Institut. de Justinien, liv. I.
  2. Si l’on ne veut citer celles qui mangent leurs prisonniers.
  3. Je parle de l’esclavage pris à la rigueur, tel qu’il étoit chez les Romains, & qu’il est établi dans nos colonies.