Esprit des lois (1777)/L17/C5

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CHAPITRE V.

Que quand les peuples du nord de l’Asie, & ceux du nord de l’Europe ont conquis, les effets de la conquête n’étoient pas les mêmes.


Les peuples du nord de l’Europe l’ont conquise en hommes libres ; les peuples du nord de l’Asie l’ont conquise en esclaves, & n’ont vaincu que pour un maître.

La raison en est, que le peuple Tartare, conquérant naturel de l’Asie, est devenu esclave lui-même. Il conquiert sans cesse dans le midi de l’Asie, il forme des empires ; mais la partie de la nation qui reste dans le pays, se trouve soumise à un grand maître, qui, despotique dans le midi, veut encore l’être dans le nord ; & avec un pouvoir arbitraire sur les sujets conquis, le prétend encore sur les sujets conquérans. Cela se voit bien aujourd’hui dans ce vaste pays, qu’on appelle la Tartarie Chinoise, que l’empereur gouverne presqu’aussi despotiquement que la Chine même, & qu’il étend tous les jours par ses conquêtes.

On peut voir encore dans l’histoire de la Chine, que les empereurs[1] ont envoyé des colonies Chinoises dans la Tartarie. Ces Chinois sont devenus Tartares, & mortels ennemis de la Chine ; mais cela n’empêche pas qu’ils n’ayent porté dans la Tartarie l’esprit du gouvernement Chinois.

Souvent une partie de la nation Tartare qui a conquis est chassée elle-même ; & elle rapporte dans ses déserts un esprit de servitude qu’elle a acquis dans le climat de l’esclavage. L’histoire de la Chine nous en fournit de grands exemples, & notre histoire ancienne aussi[2].

C’est ce qui a fait que le génie de la nation Tartare ou Gétique, a toujours été semblable à celui des empires de l’Asie. Les peuples dans ceux-ci sont gouvernés par le bâton ; les peuples Tartares, par les longs fouets. L’esprit de l’Europe a toujours été contraire à ces mœurs ; & dans tous les temps, ce que les peuples d’Asie ont appellé punition, les peuples d’Europe l’ont appellé outrage[3].

Les Tartares détruisant l’empire Grec, établirent dans les pays conquis la servitude & le despotisme : les Goths conquérant l’empire Romain, fonderent par-tout la monarchie & la liberté.

Je ne sais si le fameux Rudbeck, qui dans son Atlantique a tant loué la Scandinavie, a parlé de cette grande prérogative qui doit mettre les nations qui l’habitent au-dessus de tous les peuples du monde ; c’est qu’elles ont été la source de la liberté de l’Europe, c’est-à-dire, de presque toute celle qui est aujourd’hui parmi les hommes.

Le Goth Jornandez a appellé le nord de l’Europe la fabrique du genre humain[4]. Je l’appellerai plutôt la fabrique des instrumens qui brisent les fers forgés au midi. C’est là que se forment ces nations vaillantes, qui sortent de leur pays pour détruire les tyrans & les esclaves, & apprendre aux hommes que la nature les ayant fait égaux, la raison n’a pu les rendre dépendans que pour leur bonheur.


  1. Comme Ven-ti, cinquieme empereur de la cinquieme dynastie.
  2. Les Scythes conquirent trois fois l’Afie, & en furent trois fois chassés, Justin, liv. II.
  3. Ceci n’est point contraire à ce que je dirai au liv. XXVIII. ch. xx. sur la maniere de penser des peuples Germains sur le bâton : quelqu’instrument que ce fût, ils regarderent toujours comme un affront, le pouvoir ou l’action arbitraire de battre.
  4. Humani generis officinam.