Esprit des lois (1777)/L20/C4

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CHAPITRE IV.

Du commerce dans les divers gouvernemens.


Le commerce a du rapport avec la constitution. Dans le gouvernement d’un seul, il est ordinairement fondé sur le luxe ; & quoiqu’il le soit aussi sur les besoins réels, son objet principal est de procurer à la nation qui le fait, tout ce qui peut servir à son orgueil, à ses délices & à ses fantaisies. Dans le gouvernement de plusieurs, il est plus souvent fondé sur l’économie. Les négocians ayant l’œil sur toutes les nations de la terre, portent à l’une ce qu’ils tirent de l’autre. C’est ainsi que les républiques de Tyr, de Carthage, d’Athenes, de Marseille, de Florence, de Venise & de Hollande ont fait le commerce.

Cette espece de trafic regarde le gouvernement de plusieurs par sa nature, & le monarchique par occasion. Car, comme il n’est fondé que sur la pratique de gagner peu, & même de gagner moins qu’aucune autre nation, & de ne se dédommager qu’en gagnant continuellement, il n’est guere possible qu’il puisse être fait par un seul peuple chez qui le luxe est établi, qui dépense beaucoup, & qui ne voit que de grands objets.

C’est dans ces idées que Cicéron[1] disoit si bien : « Je n’aime point qu’un même peuple soit en même temps le dominateur & le facteur de l’univers ». En effet, il faudroit supposer que chaque particulier dans cet état, & tout l’état même, eussent toujours la tête pleine de grands projets, & cette même tête remplie de petits : ce qui est contradictoire.

Ce n’est pas que, dans ces états qui subsistent par le commerce d’économie, on ne fasse aussi les plus grandes entreprises, & que l’on n’y ait une hardiesse qui ne se trouve pas dans les monarchies : en voici la raison.

Un commerce mene à l’autre, le petit au médiocre, le médiocre au grand ; & celui qui a eu tant d’envie de gagner peu, se met dans une situation où il n’en a pas moins de gagner beaucoup.

De plus, les grandes entreprises des négocians sont toujours nécessairement mêlées avec les affaires publiques. Mais dans les monarchies, les affaires publiques sont la plupart du temps aussi suspectes aux marchands, qu’elles leur paroissent sûres dans les états républicains. Les grandes entreprises de commerce ne sont donc pas pour les monarchies, mais pour le gouvernement de plusieurs.

En un mot, une plus grande certitude de la prospérité, que l’on croit avoir dans ces états, fait tout entreprendre ; & parce qu’on croit être sûr de ce que l’on a acquis, on ose l’exposer pour acquérir davantage ; on ne court de risque que sur les moyens d’acquérir : or les hommes esperent beaucoup de leur fortune.

Je ne veux pas dire qu’il y ait aucune monarchie qui soit totalement exclue du commerce d’économie ; mais elle y est moins portée par sa nature. Je ne veux pas dire que les républiques que nous connoissons soient entiérement privées du commerce de luxe ; mais il a moins de rapport à leur constitution.

Quant à l’état despotique, il est inutile d’en parler. Regle générale : dans une nation qui est dans la servitude, on travaille plus à conserver qu’à acquérir : dans une nation libre, on travaille plus à acquérir qu’à conserver.


  1. Nolo cumdem populum, imperatorem & portitorem esse terrarum.