Esprit des lois (1777)/L21/C11

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CHAPITRE XI.

Carthage & Marseille.


Carthage avoit un singulier droit des gens ; elle faisoit noyer[1] tous les étrangers qui trafiquoient en Sardaigne & vers les colonnes d’Hercule : Son droit politique n’étoit pas moins extraordinaire ; elle défendit aux Sardes de cultiver la terre, sous peine de la vie. Elle accrut sa puissance par ses richesses, & ensuite ses richesses par sa puissance. Maîtresse des côtes d’Afrique que baigne la Méditerranée, elle s’étendit le long de celles de l’Océan. Hannon, par ordre du sénat de Carthage, répandit trente mille Carthaginois depuis les colonnes d’Hercule jusqu’à Cerné. Il dit que ce lieu est aussi éloigné des colonnes d’Hercule, que les colonnes d’Hercule le sont de Carthage. Cette position est très-remarquable ; elle fait voir qu’Hannon borna ses établissemens au vingt-cinquieme degré de latitude nord, c’est-à-dire, deux ou trois degrés au-delà des îles Canaries, vers le sud.

Hannon étant à Cerné, fit une autre navigation, dont l’objet étoit de faire des découvertes plus avant vers le midi. Il ne prit presque aucune connoissance du continent. L’étendue des côtes qu’il suivit, fut de vingt-six jours de navigation, & il fut obligé de revenir faute de vivres. Il paroît que les Carthaginois ne firent aucun usage de cette entreprise d’Hannon. Scylax[2] dit qu’au-delà de Cerné, la mer n’est pas navigable[3], parce qu’elle y est basse, pleine de limon & d’herbes marines : effectivement il y en a beaucoup dans ces parages[4]. Les marchands Carthaginois dont parle Scylax, pouvoient trouver des obstacles qu’Hannon qui avoit soixante navires de cinquante rames chacun, avoit vaincus. Les difficultés sont relatives ; & de plus, on ne doit pas confondre une entreprise qui a la hardiesse & la témérité pour objet, avec ce qui est l’effet d’une conduite ordinaire.

C’est un beau morceau de l’antiquité que la relation d’Hannon : le même homme qui a exécuté, a écrit, il ne met aucune orientation dans ses récits. Les grands capitaines écrivent leurs actions avec simplicité, parce qu’ils sont plus glorieux de ce qu’ils ont fait, que de ce qu’ils ont dit.

Les choses sont comme le style. Il ne donne point dans le merveilleux ; tout ce qu’il dit du climat, du terrain, des mœurs, des manieres des habitans, se rapporte à ce qu’on voit aujourd’hui dans cette côte d’Afrique ; il semble que c’est le journal d’un de nos navigateurs.

Hannon remarqua[5] sur sa flotte, que le jour il régnoit dans le continent un vaste silence ; que la nuit on entendoit les sons de divers instrumens de musique ; & qu’on voyoit par-tout des feux, les uns plus grands, les autres moindres. Nos relations confirment ceci : on y trouve que le jour ces sauvages, pour éviter l’ardeur du soleil, se retirent dans les forêts ; que la nuit ils font de grands feux pour écarter les bêtes féroces ; & qu’ils aiment passionnément la danse & les instrumens de musique.

Hannon nous décrit un volcan avec tous les phénomenes que fait voir aujourd’hui le Vésuve ; & le récit qu’il fait de ces deux femmes velues, qui se laisserent plutôt tuer que de suivre les Carthaginois, & dont il fit porter les peaux à Carthage, n’est pas, comme on l’a dit, hors de vraisemblance.

Cette relation est d’autant plus précieuse, qu’elle est un monument Punique ; & c’est parce qu’elle est un monument Punique, qu’elle a été regardée comme fabuleuse. Car les Romains conserverent leur haine contre les Carthaginois, même après les avoir détruits. Mais ce ne fut que la victoire qui décida s’il falloit dire, la foi Punique, ou la foi Romaine.

Des modernes[6] ont suivi ce préjugé. Que sont devenues, disent-ils, les villes qu’Hannon nous décrit, & dont, même du temps de Pline, il ne restoit pas le moindre vestige ? Le merveilleux seroit qu’il en fût resté. Étoit-ce Corinthe ou Athenes qu’Hannon alloit bâtir sur ces côtes ? Il laissoit, dans les endroits propres au commerce, des familles Carthaginoises ; & à la hâte, il les mettoit en sureté contre les hommes sauvages & les bêtes féroces. Les calamités des Carthaginois firent cesser la navigation d’Afrique ; il fallut bien que ces familles périssent, ou devinssent sauvages. Je dis plus : quand les ruines de ces villes subsisteroient encore, qui est-ce qui auroit été en faire la découverte dans les bois & dans les marais ? On trouve pourtant dans Scylax & dans Polybe, que les Carthaginois avoient de grands établissemens sur ces côtes. Voilà les vestiges des villes d’Hannon ; il n’y en a point d’autres, parce qu’à peine y en a-t-il d’autres de Carthage même.

Les Carthaginois étoient sur le chemin des richesses : Et s’ils avoient été jusqu’au quatrieme degré de latitude nord, & au quinzieme de longitude, ils auroient découvert la côte d’Or & les côtes voisines. Ils y auroient fait un commerce de toute autre importance que celui qu’on y fait aujourd’hui, que l’Amérique semble avoir avili les richesses de tous les autres pays : ils y auroient trouvé des trésors qui ne pouvoient être enlevés par les Romains.

On a dit des choses bien surprenantes des richesses de l’Espagne. Si l’on en croit Aristote[7], les Phéniciens, qui aborderent à Tartese, y trouverent tant d’argent que leurs navires ne pouvoient le contenir, & ils firent faire de ce métal leurs plus vils ustensiles. Les Carthaginois, au rapport de Diodore[8], trouverent tant d’or & d’argent dans les Pyrénées, qu’ils en mirent aux ancres de leurs navires. Il ne faut point faire de fond sur ces récits populaires : voici des faits précis.

On voit, dans un fragment de Polybe cité par Strabon[9], que les mines d’argent qui étoient à la source du Bétis, où quarante mille hommes étoient employés, donnoient au peuple Romain vingt-cinq mille drachmes par jour : cela peut faire environ cinq millions de livres par an, à cinquante francs le marc. On appelloit les montagnes où étoient ces mines, les montagnes d’argent[10] ; ce qui fait voir que c’étoit le Potosi de ces temps-là. Aujourd’hui les mines d’Hannover n’ont pas le quart des ouvriers qu’on employoit dans celles d’Espagne, & elles donnent plus : mais les Romains n’ayant guere que des mines de cuivre, & peu de mines d’argent, & les Grecs ne connoissant que les mines d’Attique très-peu riches, ils durent être étonnés de l’abondance de celles-là.

Dans la guerre pour la succession d’Espagne, un homme appellé le marquis de Rhodes, de qui on disoit qu’il s’étoit ruinée dans les mines d’or, & enrichi dans les hôpitaux[11] proposa à la cour de France d’ouvrir les mines des Pyrénées. Il cita les Tyriens, les Carthaginois & les Romains : on lui permit de chercher, il chercha, il fouilla par-tout ; il citoit toujours, & ne trouvoit rien.

Les Carthaginois, maîtres du commerce de l’or & de l’argent, voulurent l’être encore de celui du plomb & de l’étain. Ces métaux étoient voiturés par terre depuis les ports de la Gaule sur l’océan, jusqu’à ceux de la méditerranée. Les Carthaginois voulurent les recevoir de la premiere main ; ils envoyerent Himilcon, pour former[12] des établissemens dans les îles Cassitérides, qu’on croit être celles de Silley.

Ces voyages de la Bétique en Angleterre, ont fait penser à quelques gens que les Carthaginois avoient la boussole : mais il est clair qu’ils suivoient les côtes. Je n’en veux d’autre preuve que ce que dit Himilcon, qui demeura quatre mois à aller de l’embouchure du Bétis en Angleterre : outre que la fameuse[13] histoire de ce pilote Carthaginois, qui voyant venir un vaisseau Romain, se fit échouer pour ne lui pas apprendre la route d’Angleterre[14], fait voir que ces vaisseaux étoient très-près des côtes lorsqu’ils se rencontrerent.

Les anciens pourroient avoir fait des voyages de mer qui feroient penser qu’ils avoient la boussole, quoiqu’ils ne l’eussent pas. Si un pilote s’étoit éloigné des côtes, & que pendant son voyage il eût eu un temps serein, que la nuit il eût toujours vu une étoile polaire, & le jour le lever & le coucher du soleil ; il est clair qu’il auroit pu se conduire comme on fait aujourd’hui par la boussole : mais ce seroit un cas fortuit, & non pas une navigation réglée.

On voit dans le traité qui finit la premiere guerre Punique, que Carthage fut principalement attentive à se conserver l’empire de la mer, & Rome à garder celui de la terre. Hannon[15], dans la négociation avec les Romains, déclara qu’il ne souffriroit pas seulement qu’ils se lavassent les mains dans les mers de Sicile ; il ne leur fut pas permis de naviguer au-delà du beau Promontoire ; il leur fut défendu[16] de trafiquer en Sicile[17], en Sardaigne, en Afrique, excepté à Carthage : exception qui fait voir qu’on ne leur y préparoit pas un commerce avantageux.

Il y eut dans les premiers temps de grandes guerres entre Carthage & Marseille[18] au sujet de la pêche. Après la paix, ils firent concurremment le commerce d’économie. Marseille fut d’autant plus jalouse, qu’égalant sa rivale en industrie, elle lui étoit devenue inférieure en puissance : voilà la raison de cette grande fidélité pour les Romains. La guerre que ceux-ci firent contre les Carthaginois en Espagne, fut une source de richesses pour Marseille qui servoit d’entrepôt. La mine de Carthage & de Corinthe augmenta encore la gloire de Marseille ; & sans les guerres civiles où il falloit fermer les yeux, & prendre un parti, elle auroit été heureuse sous la protection des Romains, qui n’avoient aucune jalousie de son commerce.


  1. Erastosthene, dans Stabon, liv. XVII. p. 802.
  2. Voyez son Périple, article de Carthage.
  3. Voyez Hérodote, in Melpomene, sur les obstacles que Sataspe trouva.
  4. Voyez les cartes & les relations, le premier volume des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, part. I. pag. 201. Cette herbe couvre tellement la surface de la mer, qu’on a de la peine à voir l’eau ; & les vaisseaux ne peuvent passer au travers que par un vent frais.
  5. Pline nous dit la même chose en parlant du mont Alias : Noctibus micare crebris ignibus, tibiarum cantu timpanorumque sonitu strepere, neminem interdiù cerni.
  6. M. Dodwel : voyez sa dissertation sur le Périple d’Hannon.
  7. Des choses merveilleuses.
  8. Liv. VI.
  9. Liv. III.
  10. Mons argentarius.
  11. Il en avoit eu quelque part la direction.
  12. Voyez Festus Avienus.
  13. Strabon, liv. III. sur la fin.
  14. Il en fut récompensé par le sénat de Carthage.
  15. Tite-Live, supplément de Frenshemius, seconde décade, liv. VI.
  16. Polybe, liv. III.
  17. Dans la partie sujette aux Carthaginois.
  18. Justin, liv. XLIII. ch. V.