Esprit des lois (1777)/L21/C8

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CHAPITRE VIII.

D’Alexandre. Sa conquête.


Quatre événemens arrivés sous Alexandre firent dans le commerce une grande révolution ; la prise de Tyr, la conquête de l’Égypte, celle des Indes, & la découverte de la mer qui est au midi de ce pays.

L’empire des Perses s’étendoit jusqu’à l’Indus[1]. Long-temps avant Alexandre, Darius[2] avoit envoyé des navigateurs qui descendirent ce fleuve, & allerent jusqu’à la mer rouge. Comment donc les Grecs furent-ils les premiers qui firent par le midi le commerce des Indes ? Comment les Perses ne l’avoient-ils pas fait auparavant ? Que leur servoient des mers qui étoient si proche d’eux, des mers qui baignoient leur empire ? Il est vrai qu’Alexandre conquit les Indes : mais faut-il conquérir un pays pour y négocier ? J’éxaminerai ceci.

L’Ariane[3] qui s’étendoit depuis le golfe Persique jusqu’à l’Indus, & de la mer du midi jusqu’aux montagnes des Paropamisades, dépendoit bien en quelque façon de l’empire des Perses : mais dans la partie méridionale elle étoit aride, brûlée, inculte & barbare. La tradition[4] portoit que les armées de Sémiramis & de Cyrus avoient péri dans ces déserts ; & Alexandre, qui se fit suivre par sa flotte, ne laissa pas d’y perdre une grande partie de son armée. Les Perses laissoient toute la côte au pouvoir des Icthyophages[5], des Orittes & autres peuples barbares. D’ailleurs les Perses[6] n’étoient pas navigateurs, & leur religion même leur ôtoit toute idée de commerce maritime. La navigation que Darius fit faire sur l’Indus & la mer des Indes, fut plutôt une fantaisie d’un prince qui veut montrer sa puissance, que le projet réglé d’un monarque qui veut l’employer. Elle n’eut de suite, ni pour le commerce, ni pour la marine ; & si l’on sortit de l’ignorance, ce fut pour y retomber.

Il y a plus : il étoit reçu[7] avant l’expédition d’Alexandre, que la partie méridionale des Indes étoit inhabitable[8] : ce qui suivoit de la tradition que Sémiramis[9], n’en avoit ramené que vingt hommes, & Cyrus que sept.

Alexandre entra par le nord. Son dessein étoit de marcher vers l’orient : mais ayant trouvé la partie du midi pleine de grandes nations, de villes & de rivieres, il en tenta la conquête, & la fit.

Pour lors, il forma le dessein d’unir les Indes avec l’occident par un commerce maritime, comme il les avoit unies par des colonies qu’il avoit établies dans les terres.

Il fit construire une flotte sur l’Hydaspe, descendit cette riviere, entra dans l’Indus, & navigua jusqu’à son embouchure. Il laissa son armée & sa flotte à Patale, alla lui-même avec quelques vaisseaux reconnoître la mer, marqua les lieux où il voulut que l’on construisit des ports, des havres, des arsenaux. De retour à Patale, il se sépara de sa flotte, & prit la route de terre, pour lui donner du secours, & en recevoir. La flotte suivit la côte depuis l’embouchure de l’Indus, le long du rivage des pays des Orittes, des Icthyophages, de la Caramanie & de la Perse. Il fit creuser des puits, bâtir des villes ; il défendit aux Icthyophages[10] de vivre de poisson : il vouloit que les bords de cette mer fussent habités par des nations civilisées. Néarque & Onésicrite ont fait le journal de cette navigation, qui fut de dix mois. Ils arriverent à Suze ; ils y trouverent Alexandre qui donnoit des fêtes à son armée.

Ce conquérant avoit fondé Alexandrie, dans la vue de s’assurer de l’Égypte ; c’étoit une clef pour l’ouvrir, dans le lieu même[11] où les rois ses prédécesseurs avoient une clef pour la fermer ; & il ne songeoit point à un commerce dont la découverte de la mer des Indes pouvoit seule lui faire naître la pensée.

Il paroît même qu’après cette découverte, il n’eut aucune vue nouvelle sur Alexandrie. Il avoit bien, en général, le projet d’établir un commerce entre les Indes & les parties occidentales de son empire : mais, pour le projet de faire ce commerce par l’Égypte, il lui manquoit trop de connoissances pour pouvoir le former. Il avoit vu l’Indus, il avoit vu le Nil ; mais il ne connoissoit pas les mers d’Arabie, qui sont entre deux. À peine fut-il arrivé des Indes, qu’il fit construire de nouvelles flottes, & navigua[12] sur l’Euleus, le Tigre, l’Euphrate & la mer : il ôta les cataractes que les Perses avoient mises sur ces fleuves : il découvrit que le sein Persique étoit un golfe de l’océan. Comme il alla reconnoître[13] cette mer, ainsi qu’il avoit reconnu celle des Indes ; comme il fit construire un port à Babylone pour mille vaisseaux, & des arsenaux ; comme il envoya cinq cents talens en Phénicie & en Syrie, pour en faire venir des nautoniers, qu’il vouloit placer dans les colonies qu’il répandoit sur les côtes ; comme enfin il fit des travaux immenses sur l’Euphrate & les autres fleuves de l’Assyrie, on ne peut douter que son dessein ne fût de faire le commerce des Indes par Babylone & le golfe Persique.

Quelques gens, sous prétexte qu’Alexandre vouloit conquérir l’Arabie[14], ont dit qu’il avoit formé le dessein d’y mettre le siege de son empire : mais comment auroit-il choisi un lieu qu’il ne connoissoit pas[15] ? D’ailleurs c’étoit le pays du monde le plus incommode : il se seroit séparé de son empire. Les califes, qui conquirent au loin, quitterent d’abord l’Arabie, pour s’établir ailleurs.


  1. Strabon, liv. XV.
  2. Hérodote, in Melpomene.
  3. Strabon, liv. XV.
  4. Ibid.
  5. Pline, liv. VI, ch XXIII. Strabon, liv. XV.
  6. Pour ne point souiller les élémens, ils ne naviguoient pas sur les fleuves. M. Hidde, religion des Perses. Encore aujourd’hui ils n’ont point de commerce maritime, & ils traitent d’athées ceux qui vont sur mer.
  7. Strabon, liv. XV.
  8. Hérodote, in Melpomene, dit que Darius, conquit les Indes. Cela ne peut-être entendu que de l’Ariane : encore fut-ce qu’une conquête en idée.
  9. Srabon, liv. XV.
  10. Ceci ne sauroit s’entendre de tous les Icthyophages qui habitoient une côte de dix mille stades. Comment Alexandre auroit-il pu leur donner la subsistance ? Comment se seroit-il fait obéir ? Il ne peut être ici question que de quelques peuples particuliers. Néarque, dans le livre rerum Indicarum, dit, qu’à l’extrémité de cette côte, du côté de la Perse, il avoit trouvé des peuples moins icthyophages. Je croirois que l’ordre d’Alexandre regardoit cette contrée, ou quelqu’autre encore plus voisine de la Perse.
  11. Alexandrie fut fondée dans une plage appelée Recotis. Les anciens rois y tenoient une garnison, pour défendre l’entrée du pays aux étrangers, & sur-tout aux Grecs qui étoient, comme on sait, de grands pirates. Voyez Pline, liv. VI, chap. x, & Strabon, liv. XVIII.
  12. Arrien, de exped. Aleandri, lib. VII.
  13. Ibid.
  14. Strabon, liv. XVI, à la fin.
  15. Voyant la Babylonie inondée, il regardoit l’Arabie, qui en est proche, comme une île. Aristobule, dans Strabon, liv. XVI.