Esprit des lois (1777)/L4/C2

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CHAPITRE II.

De l’éducation dans les Monarchies


Ce n’est point dans les maisons publiques où l’on instruit l’enfance, que l’on reçoit dans les monarchies la principale éducation ; c’est lorsque l’on entre dans le monde, que l’éducation en quelque façon commence. Là est l’école de ce que l’on appelle l’honneur, ce maître universel qui doit par-tout nous conduire.

C’est là que l’on voit & que l’on entend toujours dire trois choses ; qu’il faut mettre dans les vertus une certaine noblesse, dans les mœurs une certaine franchise, dans les manieres une certaine politesse.

Les vertus qu’on nous y montre, sont toujours moins ce que l’on doit aux autres, que ce que l’on se doit à soi-même : elles ne sont pas tant ce qui nous appelle vers nos concitoyens, que ce qui nous en distingue.

On n’y juge pas les actions des hommes comme bonnes, mais comme belles ; comme justes, mais comme grandes ; comme raisonnables, mais comme extraordinaires.

Dès que l’honneur y peut trouver quelque chose de noble, il est ou le juge qui les rend légitimes, ou le sophiste qui les justifie.

Il permet la galanterie, lorsqu’elle est unie à l’idée des sentimens du cœur, ou à l’idée de conquête : Et c’est la vraie raison pour laquelle les mœurs ne sont jamais si pures dans les monarchies, que dans les gouvernemens républicains.

Il permet la ruse, lorsqu’elle est jointe à l’idée de grandeur de l’esprit ou de la grandeur des affaires ; comme dans la politique, dont les finesses ne l’offensent pas.

Il ne défend l’adulation, que lorsqu’elle est séparée de l’idée d’une grande fortune, & n’est jointe qu’au sentiment de sa propre bassesse.

À l’égard des mœurs, j’ai dit que l’éducation des monarchies doit y mettre une certaine franchise. On y veut donc de la vérité dans les discours. Mais est-ce par amour pour elle ? point du tout. On la veut, parce qu’un homme qui est accoutumé à la dire, paroît être hardi & libre. En effet, un tel homme semble ne dépendre que des choses, & non pas de la maniere dont un autre les reçoit.

C’est ce qui fait qu’autant qu’on y recommande cette espece de franchise, autant on y méprise celle du peuple, qui n’a que la vérité & la simplicité pour objet.

Enfin, l’éducation dans les monarchies exige dans les manieres une certaine politesse. Les hommes nés pour vivre ensemble, sont nés aussi pour se plaire ; & celui qui n’observeroit pas les bienséances, choquant tous ceux avec qui il vivroit, se décréditeroit au point qu’il deviendroit incapable de faire aucun bien.

Mais ce n’est pas d’une source si pure que la politesse a coutume de tirer son origine. Elle naît de l’envie de se distinguer. C’est par orgueil que nous sommes polis : nous nous sentons flattés d’avoir des manieres qui prouvent que nous ne sommes pas dans la bassesse, & que nous n’avons pas vécu avec cette sorte de gens que l’on a abandonnés dans tous les âges.

Dans les monarchies, la politesse est naturalisée à la cour. Un homme excessivement grand, rend tous les autres petits. De-là les égards que l’on doit à tout le monde ; de-là naît la politesse, qui flatte autant ceux qui sont polis, que ceux à l’égard de qui ils le sont ; parce qu’elle fait comprendre qu’on est de la cour, ou qu’on est digne d’en être.

L’air de la cour consiste à quitter sa grandeur propre pour une grandeur empruntée. Celle-ci flatte plus un courtisan que la sienne même. Elle donne une certaine modestie superbe qui se répand au loin, mais dont l’orgueil diminue insensiblement à proportion de la distance où l’on est de la source de cette grandeur.

On trouve à la cour une délicatesse de goût en toutes choses, qui vient d’un usage continuel des superfluités d’une grande fortune, de la variété, & sur-tout de la lassitude des plaisirs, de la multiplicité, de la confusion même des fantaisies, qui, lorsqu’elles sont agréables, y sont toujours reçues.

C’est sur toutes ces choses que l’éducation se porte, pour faire ce que l’on appelle l’honnête-homme, qui a toutes les qualités & toutes les vertus que l’on demande dans ce gouvernement.

Là, l’honneur se mêlant par-tout, entre dans toutes les façons de penser & toutes les manieres de sentir, & dirige même les principes.

Cet honneur bisarre fait que les vertus ne sont que ce qu’il veut, & comme il les veut ; il met de son chef des regles à tout ce qui nous est prescrit ; il étend ou il borne nos devoirs à sa fantaisie, soit qu’ils aient leur source dans la religion, dans la politique, ou dans la morale.

Il n’y a rien dans la monarchie que les lois, la religion & l’honneur prescrivent tant que l’obéissance aux volontés du prince : mais cet honneur nous dicte, que le prince ne doit jamais nous prescrire une action qui nous déshonore, parce qu’elle nous rendroit capable de le servir.

Crillon refusa d’assassiner le duc de Guise, mais il offrit à Henri III de se battre contre lui. Après la saint Barthelemi, Charles IX ayant écrit à tous les gouverneurs de faire massacrer les huguenots, le vicomte Dorte qui commandoit dans Bayonne, écrivit au Roi[1] : « Sire, je n’ai trouvé parmi les habitans & les gens de guerre, que de bons citoyens, de braves soldats, & pas un bourreau : ainsi, eux & moi supplions votre Majesté d’employer nos bras & nos vies à choses faisables ». Ce grand & généreux courage regardoit une lâcheté comme une chose impossible.

Il n’y a rien que l’honneur prescrive plus à la noblesse, que de servir le prince à la guerre. En effet, c’est la profession distinguée, parce que ses hasards, ses succès & ses malheurs même conduisent à la grandeur. Mais, en imposant cette loi, l’honneur veut en être l’arbitre ; & s’il se trouve choqué, il exige ou permet qu’on se retire chez soi.

Il veut qu’on puisse indifféremment aspirer aux emplois ou les refuser ; il tient cette liberté au-dessus de la fortune même.

L’honneur a donc ses regles suprêmes, & l’éducation est obligée de s’y conformer[2]. Les principales sont, qu’il nous est bien permis de faire cas de notre fortune, mais qu’il nous est souverainement défendu d’en faire aucun de notre vie.

La seconde est, que lorsque nous avons été une fois placés dans un rang, nous ne devons rien faire ni souffrir qui fasse voir que nous nous tenons inférieurs à ce rang même.

La troisieme, que les choses que l’honneur défend, sont plus rigoureusement défendues, lorsque les lois ne concourent point à les prescrire ; & que celles qu’il exige sont plus fortement exigées, lorsque les lois ne les demandent pas.


  1. Voyez l’histoire de d’Aubigné.
  2. On dit ici ce qui est, & non pas ce qui doit être : L’honneur est un préjugé, que la religion travaille tantôt à détruire, tantôt à régler.