Esprit des lois (1777)/L5/C19

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CHAPITRE XIX.

Nouvelles conséquences des principes des trois gouvernemens.


Je ne puis me résoudre à finir ce livre, sans faire encore quelques applications de mes trois principes.

Premiere question. Les lois doivent-elles forcer un citoyen à accepter les emplois publics ? Je dis qu’elles le doivent dans le gouvernement républicain, & non pas dans le monarchique. Dans le premier, les magistratures sont des témoignages de vertu, des dépôts que la partie confie à un citoyen, qui ne doit vivre, agir & penser que pour elle ; il ne peut donc pas les refuser[1]. Dans le second, les magistratures sont des témoignages d’honneur : or telle est la bizarrerie de l’honneur, qu’il se plaît à n’en accepter aucun que quand il veut, & de la maniere qu’il veut.

Le feu roi de Sardaigne[2] punissoit ceux qui refusoient les dignités & les emplois de son état ; il suivoit, sans le savoir, des idées républicaines. Sa maniere de gouverner d’ailleurs prouve assez que ce n’étoit pas là son intention.

Seconde question. Est-ce une bonne maxime, qu’un citoyen puisse être obligé d’accepter dans l’armée une place inférieure à celle qu’il a occupée ? On voyoit souvent chez les Romains le capitaine servir l’année d’après sous son lieutenant[3]. C’est que, dans les républiques, la vertu demande qu’on fasse à l’état un sacrifice continuel de soi-même & de ses répugnances. Mais dans les monarchies, l’honneur vrai ou faux ne peut souffrir ce qu’il appelle se dégrader.

Dans les gouvernemens despotiques, où l’on abuse également de l’honneur, des postes & des rangs, on fait indifféremment d’un prince un goujat, & d’un goujat un prince.

Troisieme question. Mettra-t-on sur une même tête les emplois civils & militaires ? Il faut les unir dans les républiques, & les séparer dans la monarchie. Dans les républiques, il seroit bien dangereux de faire de la profession des armes un état particulier, distingué de celui qui a les fonctions civiles ; & dans les monarchies, il n’y auroit pas moins de péril à donner les deux fonctions à la même personne.

On ne prend les armes dans la république qu’en qualité de défenseur des lois & de la patrie ; c’est parce que l’on est citoyen que l’on se fait pour un temps soldat. S’il y avoit deux états distingués, on feroit sentir à celui qui sous les armes se croit citoyen, qu’il n’est que soldat.

Dans les monarchies, les gens de guerre n’ont pour objet que la gloire, ou du moins l’honneur ou la fortune. On doit bien se garder de donner les emplois civils à des hommes pareils : il faut au contraire qu’ils soient contenus par les magistrats civils ; & que les mêmes gens n’ayent pas en même temps la confiance du peuple, & la force pour en abuser[4].

Voyez dans une nation où la république se cache sous la forme de la monarchie, combien l’on craint un état particulier de gens de guerre ; & comment le guerrier reste toujours citoyen, ou même magistrat, afin que ces qualités soient un gage pour la patrie, & qu’on ne l’oublie jamais.

Cette division de magistratures en civiles & militaires, faite par les Romains après la perte de la république, ne fut pas une chose arbitraire. Elle fut une suite du changement de la constitution de Rome : elle étoit de la nature du gouvernement monarchique ; & ce qui ne fut que commencé sous Auguste[5] les empereurs suivans[6] furent obligés de l’achever, pour tempérer le gouvernement militaire.

Ainsi Procope, concurrent de Valens à l’empire, n’y entendoit rien, lorsque donnant à Hormisdas, prince su sang-royal de Perse, la dignité de proconsul[7], il rendit à cette magistrature le commandement des armées qu’elle avoit autrefois ; à moins qu’il n’eût des raisons particulieres. Un homme qui aspire à la souveraineté, cherche moins ce qui est utile à l’état, que ce qui l’est à sa cause.

Quatrieme question. Convient-il que les charges soient vénales ? Elles ne doivent pas l’être dans les états despotiques, où il faut que les sujets soient placés ou déplacés dans un instant par le prince.

Cette vénalité est bonne dans les états monarchiques, parce qu’elle fait faire comme un métier de famille ce que l’on ne voudroit pas entreprendre pour la vertu ; qu’elle destine chacun à son devoir, & rend les ordres de l’état plus permanens. Suidas[8] dit très-bien qu’Anastase avoit fait de l’empire une espece d’aristocratie, en vendant toutes les magistratures.

Platon[9] ne peut souffrir cette vénalité. « C’est, dit-il, comme si dans un navire on faisoit quelqu’un pilote ou matelot pour son argent. Seroit-il possible que la regle fût mauvaise dans quelqu’autre emploi que ce fût de la vie, & bonne seulement pour conduire une république ? » Mais Platon parle d’une république fondée sur la vertu, & nous parlons d’une monarchie. Or dans une monarchie où, quand les charges ne se vendroient pas par un réglement public, l’indigence & l’avidité des courtisans les vendroient tout de même ; le hasard donnera de meilleurs sujets que le choix du prince. Enfin, la maniere de s’avancer par les richesses inspire & entretient l’industrie[10] ; chose dont cette espece de gouvernement a grand besoin.

Cinquième question. Dans quel gouvernement faut-il des censeurs ? Il en faut dans une république, où le prince du gouvernement est la vertu. Ce ne sont pas seulement les crimes qui détruisent la vertu ; mais encore les négligences, les fautes, une certaine tiédeur dans l’amour de la patrie, des exemples dangereux, des semences de corruption ; ce qui ne choque point les lois, mais les élude ; ce qui ne les détruit pas, mais les affoiblit ; tout cela doit être corrigé par les censeurs.

On est étonné de la punition de cet Aréopagite, qui avoit tué un moineau qui, poursuivi par un épervier, s’étoit réfugié dans son sein. On est surpris que l’Aréopage ait fait mourir un enfant qui avoit crevé les yeux à son oiseau. Qu’on fasse attention qu’il ne s’agit point là d’une condamnation pour crime, mais d’un jugement de mœrs dans une république fondée sur les mœrs.

Dans les monarchies il ne faut point des censeurs : elles sont fondées sur l’honneur, & la nature de l’honneur est d’avoir pour censeur tout l’univers. Tout homme qui y manque, est soumis aux reproches de ceux mêmes qui n’en ont point.

Là, les censeurs seroient gâtés par ceux mêmes qu’ils devroient corriger. Ils ne seroient pas bons contre la corruption d’une monarchie ; mais la corruption d’une monarchie seroit trop forte contr’eux.

On sent bien qu’il ne faut point de censeurs dans les gouvernemens despotiques. L’exemple de la Chine semble déroger à cette regle : mais nous verrons, dans la suite de cet ouvrage, les raisons singulieres de cet établissement.


  1. Platon, dans sa république, liv. VIII. met ces refus au nombre des marques de la corruption de la république. Dans ces lois, liv. VI. il veut qu’on les punisse par une amende. A Venise, on les punit par l’exil.
  2. Victor Amédée.
  3. Quelques centurions ayant appellé au peuple pour demander l’emploi qu’ils avoient eu : Il est juste, mes compagnons, dit un centurion, que vous regardiez comme honorables tous les postes où vous défendriez la république. Tite-Live, liv. XLII.
  4. Ne imperium ad optimos nobilium transferretur, senatum militiâ vetuit Gallienus, etiam adire exercirum. Aurelius victor, de viris illustrib.
  5. Auguste ôta aux sénateurs, proconsuls & gouverneurs, le droit de porter les armes. Dion, liv. XXXIII.
  6. Constantin. Voyez Zozime. liv. II.
  7. Ammien Marcellin, liv. XXVI. More veterum & bella recturo.
  8. Fragmens tirés des ambassades de Constantin-Porphyrogenete.
  9. Répub. liv. VIII.
  10. Paresse de l’Espagne ; on y donne tous les emplois.