Esprit des lois (1777)/L5/C5

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CHAPITRE V.

Comment les lois établissent l’égalité dans la démocratie.


Quelque législateurs anciens, comme Lycurgue & Romulus, partagerent également les terres. Cela ne pouvoit avoir lieu que dans la fondation d’une république nouvelle ; ou bien lorsque l’ancienne étoit si corrompue & les esprits dans une telle disposition, que les pauvres se croyoient obligés de chercher, & les riches obligés de souffrir un pareil remede.

Si, lorsque le législateur fait un pareil partage, il ne donne pas des lois pour le maintenir, il ne fait qu’une constitution passagere ; l’inégalité entrera par le côté que les lois n’auront pas défendu, & la république sera perdue.

Il faut donc que l’on regle dans cet objet les dots des femmes, les donations, les successions, les testamens ; enfin toutes les manieres de contracter. Car s’il étoit permis de donner son bien à qui on voudroit & comme on voudroit, chaque volonté particuliere troubleroit la disposition de la loi fondamentale.

Solon, qui permettoit à Athenes de laisser son bien à qui on vouloit par testament, pourvu qu’on n’eût point d’enfans[1], contredisoit les lois anciennes qui ordonnoient que les biens restassent dans la famille du testateur[2]. Il contredisoit les siennes propres ; car, en supprimant les dettes, il avoit cherché l’égalité.

C’étoit une bonne loi pour la démocratie, que celle qui défendoit d’avoir deux hérédités[3]. Elle prenoit son origine du partage égal des terres & des portions données à chaque citoyen. La loi n’avoit pas voulu qu’un seul homme eût plusieurs portions.

La loi qui ordonnoit que le plus proche parent épousât l’héritiere, naissoit d’une source pareille. Elle est donnée chez les Juifs après un pareil partage. Platon[4], qui fonde ses lois sur ce partage, la donne de même ; & c’étoit une loi Athénienne.

Il y avoit à Athenes une loi, dont je ne sache pas que personne ait connu l’esprit. Il étoit permis d’épouser sa sœur consanguine, & non pas sa sur utérine[5]. Cet usage tiroit son origine des républiques, dont l’esprit étoit de ne pas mettre sur la même tête deux portions de fonds de terre, & par conséquent deux hérédités. Quand un homme épousoit sa sœur du côté du pere, il ne pouvoit avoir qu’une hérédité, qui étoit celle de son pere : mais quand il épousoit sa sœur utérine, il pouvoit arriver que le pere de cette sœur n’ayant pas d’enfans mâles, lui laissât sa succession ; & que par conséquent son frere, qui l’avoit épousée, en eût deux.

Qu’on ne m’objecte pas ce que dit Philon[6], que quoiqu’à Athenes on épousât sa sœur consanguine, & non pas sa sœur utérine, on pouvoit à Lacédémone épouser sa sœur utérine, & non pas sa sœur consanguine. Car je trouve dans Strabon[7], que quand à Lacédémone une sœur épousoit son frere, elle avoit pour sa dot la moitié de la portion du frere. Il est clair que cette seconde loi étoit faite pour prévenir les mauvaises suites de la premiere. Pour empêcher que le bien de la famille de la sœur ne passât dans celle du frere, on donnoit en dot à la sœur la moitié du bien du frere.

Seneque[8] parlant de Silanus, qui avoit épousé sa sœur, dit qu’à Athenes la permission étoit restreinte, & qu’elle étoit générale à Alexandrie. Dans le gouvernement d’un seul, il n’étoit guere question de maintenir le partage des biens.

Pour maintenir ce partage des terres dans la démocratie, c’étoit une bonne loi que celle qui vouloit qu’un pere qui avoit plusieurs enfans, en choisît un pour succéder à sa portion[9], & donnât les autres en adoption à quelqu’un qui n’eût point d’enfans, afin que le nombre des citoyens pût toujours se maintenir égal à celui des partages.

Phaléas de Calcédoine[10] avoit imaginé une facon de rendre égales les fortunes dans une république où elles ne l’étoient pas. Il vouloit que les riches donnassent des dots aux pauvres, & n’en reçussent pas ; & que les pauvres reçussent de l’argent pour leurs filles, & n’en donnassent pas. Mais je ne sache point qu’aucune république se soit accommodée d’un réglement pareil. Il met les citoyens sous des conditions dont les différences sont si frappantes, qu’ils haïroient cette égalité même que l’on chercheroit à introduire. Il est bon quelquefois que les lois ne paroissent pas aller si directement au but qu’elles se proposent.

Quoique dans la démocratie l’égalité réelle soit l’ame de l’état, cependant elle est si difficile à établir, qu’une exactitude extrême à cet égard ne conviendroit pas toujours. Il suffit que l’on établisse un cens[11] qui réduise ou fixe les différences à un certain point ; après quoi c’est à des lois particulieres à égaliser, pour ainsi dire, les inégalités, par les charges qu’elles imposent aux riches, & le soulagement qu’elles accordent aux pauvres. Il n’y a que les richesses médiocres qui puissent donner ou souffrir ces sortes de compensations ; car, pour les fortunes immodérées, tout ce qu’on ne leur accorde pas de puissance & d’honneur, elles le regardent comme une injure.

Toute inégalité dans la démocratie, doit être tirée de la nature de la démocratie & du principe même de l’égalité. Par exemple, on y peut craindre que des gens qui auroient besoin d’un travail continuel pour vivre, ne fussent trop appauvris par une magistrature, ou qu’ils n’en négligeassent les fonctions ; que des artisans ne s’enorgueillissent ; que des affranchis trop nombreux ne devinssent plus puissans que les anciens citoyens. Dans ces cas, l’égalité entre les citoyens[12] peut être ôtée dans la démocratie, pour l’utilité de la démocratie. Mais ce n’est qu’une égalité apparente que l’on ôte : car un homme ruiné par une magistrature, seroit dans une pire condition que les autres citoyens ; & ce même homme qui seroit obligé d’en négliger les fonctions, mettroit les autres citoyens dans une condition pire que la sienne ; & ainsi du reste.


  1. Plutarque, vie de Solon.
  2. Ibid.
  3. Philolaüs de Corinthe établit à Athenes, que le nombre des portions de terre & celui des hérédités seroit toujours le même. Aristote, Polit. liv. II. ch. XII.
  4. République, liv. VIII.
  5. Cornelius Nepos, in prœsat. Cet usage étoit des premiers temps. Aussi Abraham dit-il de Sara : Elle est ma sœur, fille de mon pere, & non de ma mere. Les mêmes raisons avoient fait établir une même loi chez différens peuples.
  6. De specialibus legibus quæ pertinent ad præcepta decalogi.
  7. Lib. X.
  8. Athenis dimidium licet, Alexandria totum. Seneque, de morte Claudii.
  9. Platon fait une pareille loi, liv. III. des lois.
  10. Aristote, Politique, liv. II. chap. VII.
  11. Solon fit quatre classes ; la premiere, de ceux qui avoient cinq cents mines de revenu, tant en grains qu’en fruits liquides ; la seconde, de ceux qui en avoient trois cents, & pouvoient entretenir un cheval ; la troisieme, de ceux qui n’en avoient que deux cents ; la quatrieme, de tous ceux qui vivoient de leurs bras. Plutarque, vie de Solon.
  12. Solon exclut des charges tous ceux du quatrieme cens.