Essai de Sémantique/Chapitre IX

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Hachette (p. 109-117).



DEUXIÈME PARTIE

COMMENT S’EST FIXÉ LE SENS DES MOTS



CHAPITRE IX

LES PRÉTENDUES TENDANCES DES MOTS

D’où vient la « tendance péjorative ». — La « tendance à l’affaiblissement ». — Autres tendances non moins imaginaires

Dans cette deuxième partie, nous nous proposons d’examiner pour quelles causes les mots, une fois créés et pourvus d’un certain sens, sont amenés à le resserrer, à l’étendre, à le transporter d’un ordre d’idées à un autre, à l’élever ou à l’abaisser en dignité, bref à le changer. C’est cette seconde partie qui constitue proprement la Sémantique ou science des significations.

Une illusion contre laquelle il semble qu’un avertissement soit superflu, et qui cependant est fréquente, qui même quelquefois se couvre d’une apparence scientifique, c’est l’erreur qu’on peut résumer sous le nom de tendances des mots. Rien, au fond, n’est plus chimérique. Comment les mots auraient-ils des tendances ? Nous entendons parler néanmoins de tendance péjorative, de tendance à l’affaiblissement, etc. Un philologue éminent a publié un travail, d’ailleurs très instructif, intitulé : Ein pessimistischer Zug in der Entwicklung der Wortbedeutungen[1]. Un autre écrivain, M. Abel, dans un mémoire sur les verbes anglais qui expriment une idée de commandement, dit que to command a une tendance à descendre, mais qu’il penche toutefois dans le bon sens. Il faut reléguer ces tendances parmi les « forces » dont la science du moyen âge peuplait la nature. Autant vaudrait prendre à la lettre nos économistes, quand ils disent que le métal argent a une tendance à baisser constamment de valeur.

La prétendue tendance péjorative est l’effet d’une disposition très humaine qui nous porte à voiler, à atténuer, à déguiser les idées fâcheuses, blessantes ou repoussantes. Aulu-Gelle fait remarquer que le mot periculum pouvait autrefois se prendre dans un bon sens : et, en effet, il signifie littéralement « expérience[2] ». S’il est arrivé à un sens fâcheux, c’est l’effet d’un pur euphémisme : nous disons de même d’une armée en déroute qu’elle a été « éprouvée ». Valetudo signifie « santé » : mais il est arrivé à en désigner le contraire, comme quand nous disons : « en congé pour cause de santé ». — Dire d’un homme qu’il fait un mensonge est chose grave ; nous aimons mieux parler de son imagination. C’est ce qu’exprimait d’abord le verbe mentiri, lequel est formé de mens comme partiri de pars, ou sortiri de sors. — L’allemand List, « ruse », a commencé par être un synonyme de Kunst, « savoir, habileté[3] ». On disait Gottes List, « la sagesse de Dieu ». — L’anglais silly, qui veut dire « sot », répond à l’anglo-saxon saelig, à l’allemand selig, et signifiait originairement « heureux, tranquille, inoffensif[4] ». On pourrait multiplier indéfiniment les exemples. Il n’y a pas là autre chose qu’un besoin de ménagement, une précaution pour ne pas choquer, — précaution sincère ou feinte, et qui ne sert pas longtemps, car l’auditeur va chercher la chose derrière le mot et ne tarde pas à les identifier.

La prétendue tendance péjorative a encore une autre cause. Il est dans la nature de la malice humaine de prendre plaisir à chercher un vice ou un défaut derrière une qualité. Nous avons en français l’adjectif prude, qui avait autrefois une belle et noble acception, puisqu’il est le féminin de preux. Mais l’esprit des conteurs (peut-être aussi quelque rancune contre des vertus trop hautaines) a fait dévier cet adjectif au sens équivoque qu’il a aujourd’hui. Les mots qui ont trait aux rapports des deux sexes sont particulièrement exposés à des revirements de cette sorte. On se rappelle quelle signification noble a encore chez Corneille le nom d’amant et celui de maîtresse. La déchéance est venue pour eux, comme elle est venue en allemand pour Buhle. Il y faut voir l’inévitable résultat d’une fausse délicatesse : en donnant des noms honnêtes aux choses qui ne le sont pas, on déshonore les noms honnêtes.

En moyen haut-allemand, Minne désigne les affections de l’âme d’une façon générale : le souvenir, l’amitié, l’amour, et même l’amour de Dieu. Mais vers la fin du xve siècle, le mot dut être banni de la langue comme contraire à la décence. C’est seulement de nos jours qu’il est rentré en honneur, après un long repos, grâce aux études sur le moyen âge.


En regard de cette prétendue tendance péjorative, il faudrait, pour être juste, mettre une tendance « méliorative ». La politesse a des raffinements singuliers, l’affection a de curieux détours qui font que des termes à signification défavorable ont perdu ce qu’ils avaient de fâcheux. L’amitié, comme si elle était en peine d’adjectifs appropriés, change le blâme en éloge et fait du reproche une louange plus savoureuse. L’italien vezzoso (vicieux) est défini « che ha in sè una certa grazia e piacevolezza ». — L’anglais smart (le même qui en allemand a donné Schmerz) est devenu synonyme de « vif, spirituel, joli ». — Nous laissons au lecteur français le soin de trouver des exemples dans notre langue.


Quant à l’affaiblissement des mots, il tient à un autre fait non moins commun, savoir l’exagération. Affligé signifiait à l’origine « écrasé, brisé par la douleur » : il a beaucoup perdu, ayant été employé hors de saison. — Abîmer a eu en français le même sort qu’en latin fatigo, lequel avait d’abord un sens très noble et très fort[5]. — Gâter, meurtrir, gêner, tourmenter[6], sont des exemples du même genre. — En anglais, être anxious to see you veut dire simplement qu’on désire vous voir. — En grec moderne, κάμνω, « peiner », est devenu le terme ordinaire signifiant « faire » : κάμνετε μοὶ τὴν χάριν, « faites-moi le plaisir ».

Comme on le voit par le dernier exemple, l’affaiblissement est souvent accompagné d’une sorte de décoloration, qui vient de ce que le mot est employé en toute espèce de groupements et d’associations. L’adverbe allemand sehr (qu’il faudrait écrire sêr) signifie « cruellement »[7]. On disait : er ist sehr leidend, sehr betrübt. Mais la décoloration a été telle qu’on a fini par dire : er ist sehr brav, sehr froh.


Celui qui s’en tient à l’étymologie sans prendre garde à l’affaiblissement des sens peut être amené à d’étranges erreurs. Que n’a-t-on pas écrit sur le Compelle intrare de l’Évangile ? Ces mots sont la traduction du grec ἀνάγκασον εἰσελθεῖν, qui signifient « invite-les à entrer »[8]. Il n’y a là nulle contrainte.

Le latin invitare, qui exprime la même idée, est un dérivé de invitus. Il a commencé par signifier « faire violence ». Mais un excès de civilité l’a fait employer en des occasions qui, dès l’époque de Cicéron, l’ont conduit au sens d’ « inviter ».

Le verbe allemand nöthen ou nöthigen est un exemple du même fait.


Une autre tendance qu’il n’est pas moins chimérique d’attribuer au langage, au lieu d’en chercher la cause dans les faits de l’histoire, c’est la tendance au nivellement. Herr, en allemand, était un titre réservé aux gentilshommes : c’est le comparatif d’un ancien adjectif signifiant « élevé »[9]. La Chambre des seigneurs à Berlin s’appelle encore das Herren Haus. Mais ce titre n’est pas plus magnifique aujourd’hui qu’en français celui de Monsieur.

Il y a des déchéances qui peuvent atteindre jusqu’aux pronoms. Er et sie, après avoir été des formules de politesse, comme ella en italien, sont descendus de leur rang, parce qu’un raffinement d’obséquiosité, pour monter d’un degré, leur a substitué le pronom pluriel[10].

La propension à généraliser ce qui était d’abord à l’usage du petit nombre rend compte de quelques faits à première vue déconcertants. Client, en latin, voulait dire « celui qui obéit, le serviteur »[11]. Un patricien à Rome avait des clients. Le mot a désigné ensuite celui qui, appelé devant le tribunal, invoquait la protection d’un patron pour le défendre. Mais cette expression, chez les modernes, ayant passé chez le médecin, puis chez le négociant, le sens a fini par être faussé, car il est contraire à l’étymologie de donner le nom d’ « obéissant » à celui qui fait les commandes.


Dans nos sociétés modernes, le sens des mots se modifie plus vite qu’il n’avait coutume dans l’antiquité et même chez les générations qui nous ont immédiatement précédés. Il y faut voir l’effet de la guerre des partis, du mélange des classes, de la lutte des intérêts et des opinions, de la diversité des aspirations et des goûts. Qu’on veuille seulement songer à quelle nuance de dédain arrive chez nous le terme autrefois respecté de bourgeois : à tel point que la littérature de nos voisins de l’est, pour donner la même note de dépréciation, emprunte le mot français, en laissant à Bürger sa valeur primitive.

Une autre cause d’accélération vient de la production industrielle : les penseurs et les philosophes ont le privilège de créer des mots nouveaux qui frappent par leur ampleur, par l’aspect savant de leur contexture. Ces mêmes mots passent ensuite dans le vocabulaire de la critique, et trouvent de cette façon leur entrée chez les artistes : mais une fois reçus dans l’atelier du peintre ou du sculpteur, ils ne tardent pas à en sortir, pour se répandre dans le monde de l’industrie et du commerce, qui en fait usage sans mesure ni scrupule. C’est ainsi qu’en un temps relativement court le vocabulaire de la métaphysique va alimenter le langage de la réclame.

La langue, comme on le voit, subit en bien des manières les fluctuations du dehors. Mais outre ces causes extrinsèques, il y a des changements qui s’expliquent par la nature même du langage : nous allons essayer de les faire connaître.


  1. Reinhold Bechstein dans la Germania de Pfeiffer, t. VIII.
  2. De la même famille de mots qui a donné experiri, peritus.
  3. Du gothique leisan, « savoir ».
  4. Cf. l’allemand albern, « sot », qui correspond au vieux haut-allemand alawâr, « bon, amical ». De même, simple en français, einfältig en allemand.
  5. Virgile l’emploie en parlant des persécutions des dieux :

    Imperium sine fine dedi. Quin Aspera Juno
    Quæ mare nunc terrasque metu cælumque fatigat.

    Il est apparenté à fatisco. Fessus, qui est de la même famille, a lui-même beaucoup perdu de son énergie.

  6. Déjà en latin : Ne torseris te (Pline le Jeune, IX, 21).
  7. Versehren, « ravager », unversehrt, « non blessé », sont de la même famille. Le chef de la famille est le vieux haut-allemand sér, « douleur ».
  8. Luc, XIV, 23.
  9. Pour les vilains, on se servait du mot Meister. Ex. Herr Hartmann von Aue, Meister Gottfried von Strassburg.
  10. Voir le Dictionnaire de Grimm, au mot er.
  11. Voir ci-dessus, p. 106.