Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 2/Chapitre 21

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Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. 179-223).


CHAPITRE XXI.

De la Puiſſance.


§. 1.Comment nous acquerons l’idée de la Puiſſance.
LEsprit étant inſtruit tous les jours, par le moyen des Sens, de l’alteration des Idées ſimples, qu’il remarque dans les choſes extérieures ; & obſervant comment une choſe vient à finir & ceſſer d’être, & comment une autre, qui n’étoit pas auparavant, commence d’exiſter ; refléchiſſant, d’autre part, ſur ce qui ſe paſſe en lui-même, & voyant un perpetuel changement de ſes propres Idées, cauſé quelquefois par l’impreſſion des Objets extérieurs ſur ſes Sens, & quelquefois par la détermination de ſon propre choix, & concluant de ces changemens qu’il a vû arriver ſi conſtamment, qu’il y en aura, à l’avenir, de pareils dans les mêmes choſes, produits par de pareils Agents & par de ſemblables voyes, il vient à conſiderer dans une choſe, la poſſibilité qu’il y a qu’une de ſes Idées ſimples ſoit changée, & dans une autre, la poſſibilité de produire ce changement ; & par-là l’Eſprit ſe forme l’idée que nous nommons Puiſſance. Ainſi, nous diſons, que le Feu a la puiſſance de fondre l’Or, c’eſt-à-dire, de détruire l’union de ſes parties inſenſibles, & par conſéquent ſa dureté, & par-là de le rendre fluide ; & que l’Or a la puiſſance d’être fondu : Que le Soleil a la puiſſance de blanchir la Cire, & que la Cire a la puiſſance d’être blanchie par le Soleil, qui fait que la Couleur Jaune eſt détruite, & que la Blancheur exiſte en ſa place. Dans ces cas & autres ſemblables, nous conſiderons la Puiſſance par rapport au changement des Idées qu’on peut appercevoir ; car nous ne ſaurions découvrir qu’aucune alteration ait été faite dans une choſe, ou que rien y ait operé ſi ce n’eſt par un changement remarquable de ſes Idées ſenſibles ; & nous ne pouvons comprendre qu’aucune alteration arrive dans une choſe, qu’en concevant un changement de quelques-unes de ſes Idées.

§. 2.Puiſſance active & paſſive. A prendre la choſe dans ce ſens-là, il y a deux ſortes de puiſſances, l’une capable de produire ces changemens, l’autre d’en recevoir : on peut appeller la prémiére Puiſſance Active, & l’autre Puiſſance Paſſive. De ſavoir Si la Matiére n’eſt pas entierement deſtituée de Puiſſance active, comme Dieu ſon Auteur eſt ſans contredit au deſſus de toute Puiſſance paſſive, & Si les Eſprits créez, qui ſont entre la Matiére & Dieu, ne ſont pas les ſeuls Etres capables de la Puiſſance active & paſſive, c’eſt une choſe qui mériteroit aſſez d’être examinée. Je ne prétens pas entrer ici dans cette recherche, mon deſſein étant à préſent de voir comment nous acquerons l’idée de la Puiſſance, & non d’en chercher l’origine. Mais puisque les Puiſſances actives ſont une grande partie des Idées complexes que nous avons des Subſtances naturelles, (comme nous le verrons dans la ſuite) & que je les ſuppoſe actives pour m’accommoder aux notions qu’on en a communément, quoi qu’elles ne le ſoient peut-être pas auſſi certainement que notre Eſprit déciſif eſt prompt à ſe le figurer, je ne croi pas qu’il ſoit mal d’avoir fait ſentir par cette reflexion jettée ici en paſſant, qu’on ne peut avoir l’idée la plus claire de ce qu’on nomme Puiſſance active qu’en s’élevant juſqu’à la conſideration de Dieu & des Eſprits.

§. 3.La Puiſſance renferme quelque relation. J’avoûë que la Puiſſance renferme en ſoi quelque eſpèce de relation à l’action, ou au changement. Et dans le fond à examiner les choſes avec ſoin, quelle idée avons-nous, de quelque eſpèce qu’elle ſoit, qui n’enferme quelque relation ? Nos Idées de l’Etenduë, de la Durée & du Nombre, ne contiennent-elles pas toutes en elles-mêmes un ſecret rapport de parties ? La même choſe ſe remarque d’une maniére encore plus viſible dans la Figure & le Mouvement. Et les Qualitez ſenſibles, comme les Couleurs, les Odeurs, &c. que ſont-elles que des Puiſſances de différens Corps par rapport à notre Perception, &c ? Et ſi l’on les conſidere dans les choſes memes, ne dépendent-elles pas de la groſſeur, de la figure, de la contexture, & du mouvement des parties, ce qui met une eſpèce de rapport entre elles ? Ainſi, notre Idée de la Puiſſance peut fort bien être placée, à mon avis, parmi les autres Idées ſimples, & être conſiderée comme de la même eſpèce, puiſqu’elle eſt du nombre de celles qui compoſent en grand’ partie nos Idées complexes des Subſtances, comme nous aurons occaſion de le faire voir dans la ſuite.

§. 4.La plus claire idée de la Puiſſance active nous vient de l’Eſprit. Il n’y a preſque point d’eſpèce d’Etres ſenſibles, qui ne nous fourniſſe amplement l’idée de la Puiſſance paſſive ; car ne pouvant nous empêcher d’obſerver dans la plûpart, que leurs Qualitez ſenſibles & leurs Subſtances mêmes ſont dans un flux continuel, c’eſt avec raiſon que nous conſiderons ces Etres comme conſtamment ſujets au même changement. Nous n’avons pas moins d’exemples de la Puiſſance active, qui eſt ce que le mot Puiſſance emporte plus propement : car quelque changement qu’on obſerve, l’Eſprit en doit conclurre qu’il y a, quelque part, une Puiſſance capable de faire ce changement, auſſi bien qu’une diſpoſition dans la choſe même à la recevoir. Cependant, ſi nous y prenons bien garde, les Corps ne nous fourniſſent pas, par le moyen des Sens, une idée ſi claire & ſi diſtincte de la Puiſſance active, que celle que nous en avons par les reflexions que nous faiſons ſur les operations de notre Eſprit. Comme toute Puiſſance à du rapport à l’Action ; & qu’il n’y a, je croi, que deux ſortes d’Actions dont nous ayions d’idée, ſavoir Penſer, & Mouvoir, voyons d’où nous avons l’idée la plus diſtincte des Puiſſances qui produiſent ces Actions. I. Pour ce qui eſt de la Penſée, le Corps ne nous en donne aucune idée ; & ce n’eſt que par le moyen de la Reflexion que nous l’avons. II. Nous n’avons pas non plus, par le moyen du Corps, aucune idée du commencement du Mouvement. Un Corps en repos ne nous fournit aucune idée d’une Puiſſance active capable de produire du Mouvement. Et quand le Corps lui-même eſt en mouvement, ce mouvement eſt dans le Corps une paſſion plûtôt qu’une Action, car lorſqu’une boule de Billard cede au choc du Bâton, ce n’eſt point une action de la part de la boule, mais une ſimple paſſion. De même, lorſqu’elle vient à pouſſer une autre boule qui ſe trouve ſur ſon chemin, & la met en mouvement, elle ne fait que lui communiquer le mouvement qu’elle avoit reçu, & en perd tout autant que l’autre en reçoit ; ce qui ne nous donne qu’une idée fort obſcure d’une Puiſſance active de mouvoir qui ſoit dans le Corps, puiſque dans ce cas nous ne voyons autre choſe qu’un Corps qui transfere le mouvement, ſans le produire en aucune maniére. C’eſt, dis-je, une idée bien obſcure de la Puiſſance que celle qui ne s’étend point juſqu’à la production de l’Action, mais eſt une ſimple continuation de Paſſion. Or tel eſt le Mouvement dans un Corps pouſſé par un autre Corps, car la continuation du changement qui eſt produit dans ce Corps, du repos au mouvement, n’eſt non plus une action, que l’eſt la continuation du changement de figure, produit en lui par l’impreſſion du même coup. Quant à l’idée du commencement du Mouvement, nous ne l’avons que par le moyen de la reflexion que nous faiſons ſur ce qui ſe paſſe en nous-mêmes, lorſque nous voyons par experience qu’en voulant ſimplement mouvoir des parties de notre Corps, qui étoient auparavant en repos, nous pouvons les mouvoir. De ſorte qu’il me ſemble que l’operation des Corps que nous obſervons par le moyen des Sens, ne nous donne qu’une idée fort imparfaite & fort obſcure d’une Puiſſance active ; puiſque les Corps ne ſauroient nous fournir aucune idée en eux-mêmes de la puiſſance de commencer aucune action, ſoit penſée, ſoit mouvement. Mais ſi quelqu’un penſe avoir une idée claire de la Puiſſance, en obſervant que les Corps ſe pouſſent les uns les autres, cela ſert également à mon deſſein ; puiſque la Senſation eſt une des voyes par où l’Eſprit vient à acquerir des Idées. Du reſte, j’ai crû qu’il étoit important d’examiner ici en paſſant, ſi l’Eſprit ne reçoit point une idée plus claire & plus diſtincte de la Puiſſance active, par la reflexion qu’il fait ſur ſes propres operations, que par aucune ſenſation extérieure.

§. 5.La Volonté & l’Entendement ſont deux Puiſſances. Une choſe qui du moins eſt évidente, à mon avis, c’eſt que nous trouvons en nous-mêmes la puiſſance de commencer ou de ne pas commencer, de continuer ou de terminer pluſieurs actions de notre Eſprit, & pluſieurs mouvemens de notre Corps, & cela ſimplement par une penſée ou un choix de notre Eſprit, qui détermine & commande, pour ainſi dire, que telle ou telle action particuliére ſoit faite, ou ne ſoit pas faite. Cette Puiſſance que notre Eſprit a de diſpoſer ainſi de la préſence ou de l’abſence d’une idée particuliére, ou de préferer le mouvement de quelque partie du Corps au repos de cette même partie, ou de faire le contraire, c’eſt ce que nous appelons Volonté. Et l’uſage actuel que nous faiſons de cette Puiſſance, en produiſant, ou en ceſſant de produire telle ou telle action, c’eſt ce qu’on nomme Volition. La ceſſation ou la production de l’action qui ſuit d’un tel commandement de l’Ame, s’appelle volontaire ; & toute action qui eſt faite ſans une telle direction de l’Ame, ſe nomme involontaire. La Puiſſance d’appercevoir eſt ce que nous appelons Entendement ; & la Perception que nous regardons comme un Acte de l’Entendement peut être diſtinguée en trois eſpéces. 1. Il y a la Perception des Idées dans notre Eſprit. 2. La Perception de la ſignification des Signes. 3. La Perception de la liaiſon ou oppoſition, de la convenance ou diſconvenance qu’il y a entre quelqu’une de nos Idées. Toutes ces différentes Perceptions ſont attribuées à l’Entendement ou à la Puiſſance d’appercevoir que nous ſentons en nous-mêmes, quoi que l’Uſage ne nous permette d’appliquer le mot d’entendre, qu’aux deux derniéres ſeulement.

§. 6. Ces Puiſſances que l’Ame a d’appercevoir, & de préferer une choſe à une autre, ſont ordinairement déſignées par d’autres noms ; & l’on dit communément, que l’Entendement & la Volonté ſont deux Facultez de l’Ame. Ces mots ſont aſſez commodes, ſi l’on s’en ſert comme on devroit ſe ſervir de tous les mots, de telle maniere qu’ils ne fiſſent naître aucune confuſion dans l’Eſprit des hommes : précaution qu’on a ici un peu négligée, en ſuppoſant, comme je ſoupçonne qu’on a fait, que ces Mots ſignifient quelques Etres réels dans l’Ame, leſquels produiſent les actes d’entendre & de vouloir. Car lorſque nous diſons que la Volonté eſt cette Faculté ſupérieure de l’Ame qui régle & ordonne toutes choſes, qu’elle eſt ou n’eſt pas libre, qu’elle détermine les Facultez inférieures, qu’elle ſuit le dictamen de l’Entendement, &c. quoi que ces expreſſions & autres ſemblables puiſſent être entenduës en un ſens clair & diſtinct par ceux qui examinent avec attention leurs propres Idées, & qui règlent plûtôt leurs penſées ſur l’évidence des choſes que ſur le ſon des mots ; je crains pourtant que cette maniére de parler des Facultez de l’Ame, n’aît fait venir à pluſieurs perſonnes l’idée confuſe d’autant d’Agents qui exiſtent diſtinctement en nous, qui ont différentes fonctions & différens pouvoirs, qui commandent, obéiſſent, & exécutent diverſes choſes, comme autant d’Etres diſtincts, ce qui a produit quantité de vaines diſputes, de diſcours obſcurs & pleins d’incertitude ſur les Queſtions qui ſe rapportent à ces différens Pouvoirs de l’Ame.

§. 7.D’où nous viennent les Idées de la Liberté & de la Neceſſité. Chacun, je penſe, trouve en ſoi-même la Puiſſance de commencer différentes actions, ou de s’en abſtenir, de les continuer ou de les terminer. Et c’eſt la conſideration de l’étenduë de cette Puiſſance que l’Ame a ſur les Actions de l’Homme, & que chacun trouve en ſoi-même, qui nous fournit l’idée de la Liberté & de la Néceſſité.

§. 8.De ce que c’eſt que la Liberté. Toutes les actions dont nous avons quelque idée, ſe réduiſent à ces deux, mouvoir, & penſer, comme nous l’avons déja remarqué. Tant qu’un Homme a la puiſſance de penſer ou de ne pas penſer, de mouvoir ou de ne pas mouvoir, conformément à la préference ou au choix de ſon propre Eſprit, juſque-là Libre. Au contraire, lorſqu’il n’eſt pas également au pouvoir de l’Homme d’agir ou de ne pas agir, tant que ces deux choſes ne dépendent pas également de la préférence de ſon Eſprit qui ordonne l’une ou l’autre, à cet égard l’Homme n’eſt point Libre, quoi que peut-être l’action qu’il fait, ſoit volontaire. Ainſi l’idée de la Liberté dans une certain Agent c’eſt l’idée de la Puiſſance qu’a cet Agent de faire ou de s’abſtenir de faire une certaine action, conformément à la détermination de ſon Eſprit en vertu de laquelle il préfere l’une à l’autre. Mais lorſque l’Agent n’a pas le pouvoir de faire l’une de ces deux choſes en conſéquence de la détermination actuelle de ſa Volonté, que je nomme autrement volition, il n’y a, dans ce cas-là, plus de Liberté ; & l’Agent eſt néceſſité à cet égard. D’où il s’enſuit que là où il n’y a ni penſée, ni volition, ni volonté, il ne peut y avoir de Liberté ; mais que la penſée, la volonté & la volition peuvent ſe trouver où il n’y a point de Liberté. Il ne faut que faire un peu de reflexion ſur un ou deux exemples familiers, pour être convaincu de tout cela d’une maniére évidente.

§. 9.La Liberté ſuppoſe l’Entendement & la Volonté. Perſonne ne s’eſt encore aviſé de prendre pour un Agent Libre une Balle, ſoit qu’elle ſoit en mouvement après avoir été pouſſée par une raquette, ou qu’elle ſoit en repos. Si nous en cherchons la raiſon, nous trouverons que c’eſt parce que nous ne concevons pas qu’une Balle penſe ; ni qu’elle aît, par conſéquent, aucune volition qui lui faſſe préferer le mouvement au repos, ou le repos au mouvement. D’où nous concluons qu’elle n’a point de Liberté, qu’elle n’eſt pas un Agent Libre. Auſſi regardons-nous ſon mouvement & ſon repos ſous l’idée d’une choſe néceſſaire, & nous l’appelons ainſi. De même, un Homme venant à tomber de l’Eau, parce qu’un Pont ſur lequel il marchoit, s’eſt rompu ſous lui, n’a point de liberté, & n’eſt pas un Agent libre à cet égard. Car quoi qu’il aît la volition, c’eſt-à-dire qu’il préfere de ne pas tomber à tomber, cependant comme il n’eſt pas en ſa puiſſance d’empêcher ce mouvement, la ceſſation de ce mouvement ne ſuit pas ſa volition ; c’eſt pourquoi il n’eſt point libre dans ce cas-là. Il en eſt de même d’un homme qui ſe frappe lui-même, ou qui frappe ſon Ami, par un mouvement convulſif de ſon Bras, qu’il n’eſt pas en ſon pouvoir d’empêcher ou d’arrêter par la direction de ſon Eſprit : perſonne ne s’aviſe de penſer qu’un tel homme ſoit libre à cet égard, mais on le plaint comme agiſſant par néceſſité & par contrainte.

§. 10.La Liberté n’appartient pas à la volition. Autre exemple : Suppoſons qu’on porte un homme, pendant qu’il eſt dans un profond ſommeil, dans une Chambre où il y ait une perſonne qu’il lui tarde fort de voir, & d’entretenir, & que l’on ferme à clef la porte ſur lui, de ſorte qu’il ne ſoit pas en ſon pouvoir de ſortir. Cet homme s’éveille, & eſt charmé de ſe trouver avec une perſonne dont il ſouhaitoit ſi fort la compagnie, & avec qui il demeure avec plaiſir, aimant mieux être là avec elle dans cette Chambre que d’en ſortir pour aller ailleurs : je demande s’il ne reſte pas volontairement dans ce Lieu-là ? Je ne penſe pas que perſonne s’aviſe d’en douter. Cependant, comme cet homme eſt enfermé à clef, il eſt évident qu’il n’eſt pas en liberté de ne pas demeurer dans cette Chambre, & d’en ſortir s’il veut. Et par conſéquent, la Liberté n’eſt pas une idée qui appartienne à la volition, ou à la préference que notre Eſprit donne à une action plûtôt qu’à une autre, mais à la Perſonne qui a la puiſſance d’agir ou de s’empêcher d’agir, ſelon que ſon Eſprit ſe déterminera à l’un ou à l’autre de ces deux partis. Notre Idée de la Liberté s’étend auſſi loin que cette Puiſſance, mais elle ne va point au delà. Car toutes les fois que quelque obſtacle arrête cette Puiſſance d’agir ou de ne pas agir, ou que quelque force vient à détruire l’indifference de cette puiſſance, il n’y a plus de Liberté ; & la notion que nous en avons, diſparoit tout auſſi-tôt.

§. 11. C’eſt dequoi nous avons aſſez d’exemples dans notre propre Corps, & ſouvent plus que nous ne voudrions. Le Cœur d’un homme bat, & ſon ſang circule, ſans qu’il ſoit en ſon pouvoir de l’empêcher par aucune penſée ou volition particulière ; il n’eſt donc pas un Agent libre par rapport à ces mouvemens dont la ceſſation ne dépend pas de ſon choix & ne ſuit point la détermination de ſon Eſprit. Des mouvemens convulſifs agitent ſes jambes, de ſorte que, quoi qu’il veuille en arrêter le mouvement, il ne peut le faire par aucune puiſſance de ſon Eſprit, ces mouvemens convulſifs le contraignant de danſer ſans interruption, comme il arrive dans la maladie qu’on nomme Chorea Sancti Viti. Il eſt tout viſible que bien loin d’être en liberté à cet égard, il eſt dans une auſſi grande néceſſité de ſe mouvoir, qu’une pierre qui tombe, ou une Balle pouſſée par une Raquette. D’un autre côté, la Paralyſie empêche que ſes Jambes n’obeïſſent à la détermination de ſon Eſprit, s’il veut s’en ſervir pour porter ſon Corps dans un autre Lieu. La liberté manque dans tous ces cas, quoi que dans un Paralytique même ce ſoit une choſe volontaire de demeuré aſſis, tandis qu’il préfere d’être aſſis à changer de place. Volontaire n’eſt donc pas oppoſé à Néceſſaire, mais à Involontaire, car un homme peut préferer ce qu’il veut faire, à ce qu’il n’a pas la puiſſance de faire : il peut préferer l’état où il eſt, à l’abſence ou au changement de cet état, quoi que dans le fond la néceſſité l’aît reduit à ne pouvoir changer.

§. 12.Ce que c’eſt que la Liberté. Il en eſt des penſées de l’Eſprit comme des mouvemens du Corps. Lorſqu’une penſée eſt telle que nous avons la puiſſance de l’éloigner ou de la conſerver, conformément à la préference de notre Eſprit, nous ſommes en liberté à cet égard. Un homme éveillé étant dans la néceſſité d’avoir conſtamment quelques idées dans l’Eſprit, n’eſt non plus libre de penſer ou de ne pas penſer, qu’il eſt en liberté d’empêcher ou de ne pas empêcher que ſon Corps touche ou ne touche point aucun autre Corps. Mais de tranſporter ſes penſées d’une idée à l’autre, c’eſt ce qui eſt souvent en ſa diſpoſition ; & en ce cas-là, il eſt auſſi libre par rapport à ſes Idées, qu’il l’eſt par rapport aux Corps ſur leſquels il s’appuye, pouvant ſe tranſporter de l’un ſur l’autre comme il lui vient en fantaiſie. Il y a pourtant des Idées, qui comme certains Mouvemens du Corps, ſont tellement fixées dans l’Eſprit, que dans certaines circonſtances on ne peut les éloigner quelque effort qu’on faſſe pour cela. Un homme à la torture n’eſt pas en liberté de n’avoir pas l’idée de la douleur, & de l’éloigner en s’attachant à d’autres contemplations. Et quelquefois une violente paſſion agit ſur notre Eſprit, comme le vent le plus furieux agit ſur nos Corps, ſans nous laiſſer la liberté de penſer à d’autres choſes auxquelles nous aimerions bien mieux penſer. Mais lorſque l’Eſprit reprend la puiſſance d’arrêter ou de continuer, de commencer ou d’éloigner quelqu’un des mouvemens du Corps ou quelqu’une de ſes propres penſées, ſelon qu’il juge à propos de préferer l’une à l’autre, dès lors nous le conſiderons comme un Agent libre.

§. 13.Ce que c’eſt que la Néceſſité. La Néceſſité a lieu par-tout où la penſée n’a aucune part, ou bien par-tout où ne ſe trouve point la puiſſance d’agir ou de ne pas agir en conſéquence d’une direction particulière de l’Eſprit. Lorſque cette néceſſité ſe trouve dans un Agent capable de volition, & que le commencement ou la continuation de quelque Action eſt contraire à cette Préference de ſon Eſprit, je la nomme Contrainte ; & lorſque l’empêchement ou la ceſſation d’une Action, eſt contraire à la volition de cet Agent, qu’on me permette de l’appeller [1] Cohibition. Quant aux Agents qui n’ont abſolument ni penſée ni volition, ce ſont des Agents néceſſaires à tous égards.

§. 14.La Liberté n’appartient pas à la Volonté. Si cela eſt ainſi, comme je le croi ; qu’on voye, ſi, en prenant la choſe de cette manière, l’on ne pourroit point terminer la Queſtion agitée depuis ſi long-temps, mais très-abſurde, à mon avis, puiſqu’elle eſt inintelligible, Si la volonté de l’homme eſt libre, ou non. Car de ce que je viens de dire, il s’enſuit nettement, ſi je ne me trompe, que cette Queſtion conſiderée en elle-même, eſt très-mal conçuë, & que demander à un homme ſi ſa volonté eſt libre, c’eſt tomber dans une auſſi grande abſurdité, que ſi l’on lui demandoit ſi ſon ſommeil eſt rapide, ou ſa vertu quarrée ; parce que la Liberté peut être auſſi peu appliquée à la Volonté, que la rapidité du mouvement du Sommeil, ou la figure quarrée de la Vertu. Tout le monde voit l’abſurdité de ces deux derniéres Queſtions ; & qui les entendroit propoſer ſerieuſement, ne pourroit s’empêcher d’en rire : parce que chacun voit ſans peine, que les modifications du Mouvement n’appartiennent point au Sommeil, ni la difference de figure à la Vertu. Je croi de même, que quiconque voudra examiner la choſe avec ſoin, verra tout auſſi clairement, que la Liberté qui n’eſt qu’une Puiſſance, appartient uniquement à des Agents, & ne ſauroit être un attribut ou une modification de la Volonté, qui n’eſt en elle-même rien autre choſe qu’une Puiſſance.

§. 15.De la Volition. La difficulté d’exprimer par des ſons les actions intérieures de l’Eſprit, pour en donner par-là des Idées claires aux autres, eſt ſi grande, que je dois avertir ici mon Lecteur, que les mots ordonner, diriger, choiſir, préferer, &c. dont je me ſuis ſervi dans cette rencontre, ne font pas comprendre aſſez diſtinctement ce qu’il faut entendre par volition, à moins que ceux qui liront ce que je dis ici, ne prennent la peine de reflechir ſur ce qu’ils font eux-mêmes quand ils veulent. Par exemple, le mot de préference qui ſemble peut-être le plus propre à exprimer l’acte de la volition, ne l’exprime pourtant pas préciſément : car quoi qu’un homme préferât de voler à marcher, on ne peut pourtant pas dire qu’il veuille jamais voler. La Volition eſt viſiblement un Acte de l’Eſprit exerçant avec connoiſſance, l’empire qu’il ſuppoſe avoir ſur quelque partie de l’Homme pour l’appliquer à quelque action particulière, ou pour l’en détourner. Et qu’eſt-ce que la Volonté ſinon la Faculté de produire cet Acte ? Et cette Faculté n’eſt en effet autre choſe que la Puiſſance que notre Eſprit a de déterminer ſes penſées à la production, à la continuation ou à la ceſſation d’une Action, autant que cela dépend de nous : Car on ne peut nier que tout Agent qui a la puiſſance de penſer à ſes propres actions, & de préferer l’exécution d’une choſe à l’omiſſion de cette choſe, ou au contraire, on ne peut nier qu’un tel Agent n’ait la Faculté qu’on nomme Volonté. La Volonté n’eſt donc autre choſe qu’une telle puiſſance. La Liberté, d’autre part, c’eſt la puiſſance qu’un Homme a de faire ou de ne pas faire quelque Action particulière, conformément à la préference actuelle que notre Eſprit a donnée à l’action ou à la ceſſation de l’action, qui eſt autant que ſi l’on diſoit, conformément à ce qu’il veut lui-même.

§.16.La Puiſſance n’appartient qu’à des Agens. Il eſt donc évident, que la Volonté n’eſt autre chose qu’une Puiſſance ou Faculté ; & que la Liberté eſt une autre Puiſſance ou Faculté : de ſorte que demander ſi la Volonté a de la Liberté, c’eſt demander ſi une Puiſſance a une autre Puiſſance, & ſi une Faculté a une autre Faculté : Queſtion qui paroît, dès la prémiére vûë, trop groſſierement abſurde ; pour devoir être agitée, ou avoir beſoin de réponſe. Car qui ne voit que les Puiſſances n’appartiennent qu’à des Agens, & ſont uniquement des Attributs des Subſtances & nullement de quelque autre Puiſſance ? De ſorte que poſer ainſi la Queſtion, La Volonté eſt-elle libre ? c’eſt demander en effet, ſi la Volonté eſt une Subſtance, & un Agent proprement dit, ou du moins c’eſt le ſuppoſer réellement : puiſque ce n’eſt qu’à un Agent que la Liberté peut être proprement attribuée. Si l’on peut attribuer la Liberté à quelque Puiſſance, ſans parler improprement, on pourra l’attribuer à la puiſſance que l’Homme a de produire ou de s’empêcher de produire du mouvement dans les parties de ſon Corps, par choix ou par préference : car c’eſt ce qui fait qu’on le nomme libre, c’eſt en cela même que conſiſte la Liberté. Mais ſi quelqu’un s’aviſoit de demander, ſi la Liberté eſt libre, il paſſeroit ſans doute pour un homme qui ne ſait lui-même ce qu’il dit, comme toute perſonne ſeroit jugée digne d’avoir des oreilles ſemblables à celles du Roi Midas, qui ſachant que la poſſeſion des Richeſſes donne à un homme la dénomination de Riche, demanderoit ſi les Richeſſes elles-mêmes ſont riches.

§. 17. Quoi que le mot de Faculté que les Hommes ont donné à cette Puiſſance qu’on appelle Volonté, & qui les a engagez à parler de la Volonté comme d’un ſujet agiſſant, puiſſe un peu ſervir à pallier cette abſurdité, à la faveur d’une adaptation qui en déguiſe le veritable ſens, il eſt pourtant vrai que dans le fond la Volonté ne ſignifie autre choſe qu’une puiſſance, ou capacité de préferer ou choiſir ; & par conſéquent, ſi ſous le nom de faculté l’on la regarde ſimplement comme une capacité de faire quelque choſe, ainſi qu’elle eſt effectivement, on verra ſans peine combien il eſt abſurde de dire que la Volonté eſt, ou n’eſt pas libre. Car s’il peut être raiſonnable de ſuppoſer les Facultez comme autant d’Etres diſtincts qui puiſſent agir, & d’en parler ſous cette idée, comme nous avons accoûtumé de faire lorſque nous diſons que la Volonté ordonne, que la Volonté eſt libre, &c. il faut que nous établiſſions auſſi une Faculté parlante, une Faculté marchante, & une Faculté danſante, par leſquelles ſoient produites les actions de parler, de marcher, & de danſer, qui ne ſont que différentes Modifications du Mouvement, tout de même que nous faiſons de la Volonté & de l’Entendement des Facultez par qui ſont produites les actions de choiſir & d’appercevoir qui ſont que différens Modes de la Penſée. De ſorte que nous parlons auſſi proprement en diſant, que c’eſt la Faculté chantante qui chante, & la Faculté danſante qui danſe, que lors que nous diſons, que c’eſt la Volonté qui choiſit, ou l’Entendement qui conçoit, ou, comme on a accoûtumé de s’exprimer, que la Volonté dirige l’Entendement, ou que l’Entendement obéit ou n’obéit pas à la Volonté. Car diroit, que la puiſſance de parler dirige la puiſſance de chanter, ou que la puiſſance de chanter obéit, ou déſobéit à la puiſſance de parler, s’exprimeroit d’une maniére auſſi propre & auſſi intelligible.

§. 18. Cependant cette façon de parler a prévalu, & cauſé, ſi je ne me trompe, bien du déſordre ; car toutes ces choſes n’étant que différentes Puiſſances, dans l’Eſprit, ou dans l’Homme, de faire diverſes Actions, l’Homme les met en œuvre ſelon qu’il le juge à propos. Mais la puiſſance de faire une certaine Action, n’opère point ſur la puiſſance de faire une autre Action. Car la puiſſance de penſer n’opère non plus ſur la puiſſance de choiſir, ni la puiſſance de choiſir ſur celle de penſer, que la puiſſance de danſer opére ſur la puiſſance de chanter, ou la puiſſance de chanter ſur celle de danſer, comme tout homme qui voudra y faire reflexion, le reconnoîtra ſans peine. C’eſt pourtant là ce que nous diſons, lorſque nous nous ſervons de ces façons de parler, La Volonté agit ſur l’Entendement, ou l’Entendement ſur la Volonté.

§. 19. Je conviens que telle ou telle Penſée actuelle peut donner lieu à la Volition, ou pour parler plus nettement, fournir à l’Homme une occaſion d’exercer la puiſſance qu’il a de choiſir ; & d’autre part, le choix actuel de l’Eſprit peut être cauſe qu’il penſe actuellement un certain Air peut être l’occaſion de danſer une telle Danſe, & qu’une certaine Danſe peut être l’occaſion de danſer une telle Danſe, & qu’une certaine Danſe peut être l’occaſion de chanter un tel Air. Mais en tout cela ce n’eſt pas une Puiſſance qui agit ſur une autre Puiſſance, mais c’eſt l’Eſprit ou l’Homme qui met en œuvre ces différentes Puiſſances ; car les Puiſſances ſont des Relations & non des Agents. C’eſt celui qui fait l’Action qui a la puiſſance ou la capacité d’agir. Et par conſéquent, ce qui a, ou qui n’a pas la puiſſance d’agir, c’eſt cela ſeul qui eſt ou qui n’eſt pas libre, & non la Puiſſance elle-même ; car la Liberté, ou l’abſence de la Liberté ne peut appartenir qu’à ce qui a, ou n’a pas la puiſſance d’agir.

§. 20.La Liberté n’appartient pas à la Volonté. L’erreur qui a fait attribuer aux Facultez ce qui ne leur appartient pas, a donné lieu à cette façon de parler : mais la coûtume qu’on a pris en diſcourant de l’Eſprit, de parler de ſes différentes operations ſous le nom de Faculté, cette coûtume, dis-je, a, je croi, auſſi peu contribué à nous avancer dans la connoiſſance de cette partie de nous-mêmes, que le grand uſage qu’on a fait des Facultez, pour déſigner les opérations du Corps, a ſervi à nous perfectionner dans la connoiſſance de la Médecine. Je ne nie pourtant pas qu’il n’y ait des Facultez dans le Corps & dans l’Eſprit. Ils ont, l’un & l’autre, leurs Puiſſances d’opérer : autrement, ils ne pourroient operer ni l’un ni l’autre : car rien ne peut opérer, qui n’eſt pas capable d’opérer, & ce qui n’a pas la puiſſance d’opérer, n’eſt pas capable d’opérer. Tout cela eſt inconteſtable. Je ne nie pas non plus que ces mots & autres ſemblables ne doivent avoir lieu dans l’uſage ordinaire des Langues, où ils ſont communément reçus. Ce ſeroit une trop grande affectation de les rejetter abſolument. La Philoſophie elle-même peut s’en ſervir, car quoi qu’elle ne s’accommode pas d’une parure extravagante, cependant quand elle ſe montre en public, elle doit avoir la complaiſance de paroître ornée à la mode du Païs, je veux dire ſe ſervir des termes uſitez, autant que la vérité & la clarté le peuvent permettre. Mais la faute qu’on a commis dans cet uſage des Facultez, c’eſt qu’on en a parlé comme d’autant d’Agents, & qu’on les a repréſentées effectivement ainſi. Car qu’on vînt à demander. Ce que c’étoit qui digeroit les viandes dans l’eſtomac : c’étoit diſoit-on, une Faculté digeſtive. La réponſe étoit toute prête, & fort bien reçuë. Si l’on demandoit, ce qui faiſoit ſortir quelque choſe hors du Corps : on répondoit, Une Faculté expulſive : ce qui y cauſoit du mouvement, Une Faculté motive. De même à l’égard de l’Eſprit, on diſoit que c’étoit la Faculté intellectuelle, ou l’Entendement, qui entendoit, & la Faculté élective ou la Volonté, qui vouloit ou ordonnoit : Ce qui en peu de mots ne ſignifie autre choſe ſinon que la Capacité d’entendre, entend. Car ces mots de Faculté, de Capacité & de Puiſſance ne ſont que différens noms qui ſignifient purement les mêmes choſes. De ſorte que ces façons de parler, exprimées en d’autres termes plus intelligibles, n’emportent autre choſe, à mon avis, ſinon que la Digeſtion eſt faite par quelque choſe qui eſt capable de digerer, que le Mouvement eſt produit par quelque choſe qui eſt capable de mouvoir, & l’Entendement par quelque choſe qui eſt capable d’entendre. Et dans le fond il ſeroit fort étrange, que cela fût autrement, & tout autant qu’il le ſeroit, qu’un homme fût libre ſans être capable d’être libre.

§. 21.La Liberté appartient uniquement à l’Agent, ou à l’Homme. Pour revenir maintenant à nos recherches touchant la Liberté, la Queſtion ne doit pas être, à mon avis, ſi la Volonté eſt libre, car c’eſt parler d’une maniére fort impropre, mais, ſi l’Homme eſt libre.

Cela poſé, je dis, I. Que, tandis que quelqu’un peut par la direction ou le choix de ſon action, & au contraire, c’eſt à dire, tandis qu’il peut faire qu’elle exiſte ou qu’elle n’exiſte pas, ſelon qu’il le veut, juſque-là il eſt Libre. Car ſi par le moyen d’une penſée qui dirige le mouvement de mon Doigt, je puis faire, qu’il ſe meuve lorsqu’il eſt en repos, ou qu’il ceſſe de ſe mouvoir, il eſt évident qu’à cet égard-là je ſuis libre. Et ſi en conſéquence d’une ſemblable penſée de mon Eſprit préferant une choſe à une autre, je puis prononcer des mots ou n’en point prononcer, il eſt viſible que j’ai la liberté de parler, ou de me taire : & par conſéquent, Auſſi loin que s’étend cette Puiſſance d’agir ou de ne pas agir, conformément à la préference que l’Eſprit donne à l’un ou à l’autre, jusque-là l’Homme eſt Libre. Car que pouvons-nous concevoir de plus, pour faire qu’un homme ſoit libre, que d’avoir la puiſſance de faire ce qu’il veut ? Or tandis qu’un homme peut en préferant la préſence d’une Action à ſon abſence, ou le Repos à un mouvement particulier, produire cette Action ou le Repos, il eſt évident qu’il peut à cet égard faire ce qu’il veut ; car préférer de cette maniére une action particuliére à ſon abſence, c’eſt vouloir faire cette action, & à peine pourrions-nous dire comment il ſeroit poſſible de concevoir un Etre plus libre qu’entant qu’il eſt capable de faire ce qu’il veut. Il ſemble donc que l’Homme eſt auſſi libre, par rapport aux Actions qui dépendent de ce pouvoir qu’il trouve en lui-même, qu’il eſt poſſible à la Liberté de le rendre libre, ſi j’oſe m’exprimer ainſi.

§. 22.L’Homme n’eſt pas libre par rapport à l’action de vouloir. Mais les hommes dont le genie eſt naturellement fort curieux, deſirant d’éloigner de leur Eſprit, autant qu’ils peuvent, la penſée d’être coupables, quoi que ce ſoit en ſe réduiſant dans un état pire que celui d’une fatale néceſſité, ne ſont pas ſatiſfaits de cela. A moins que la Liberté ne s’étende encore plus loin, ils n’y trouvent pas leur compte ; & ſi l’homme n’a auſſi bien la liberté de vouloir, que celle de faire ce qu’il veut, c’eſt, à leur avis, une fort bonne preuve, que l’Homme n’eſt point libre. C’eſt pourquoi l’on fait encore cette autre Queſtion ſur la Liberté de l’Homme, ſi l’Homme eſt libre de vouloir ; car c’eſt là, je penſe, ce qu’on veut dire, lorſqu’on diſpute, ſi la Volonté eſt libre ou non.

§. 23. Sur quoi je croi, II. Que vouloir ou choiſir étant une Action, & la Liberté conſiſtant dans le pouvoir d’agir ou de ne pas agir, un Homme ne ſauroit être libre par rapport à cet Acte particulier de vouloir une action qui eſt en ſa puiſſance, lorsque cette Action a été une fois propoſée à ſon Eſprit, comme devant être faite ſur le champ. La raiſon en eſt toute viſible ; car l’Action dépendant de ſa Volonté, il faut de toute néceſſité qu’elle exiſte ou qu’elle n’exiſte pas, & ſon exiſtence ou ſa non-exiſtence ne pouvant manquer de ſuivre exactement la détermination & le choix de ſa Volonté, il ne peut éviter de vouloir l’exiſtence ou la non-exiſtence de cette Action, il eſt, dis-je, abſolument néceſſaire qu’il veuille l’un ou l’autre, c’eſt à dire, qu’il préfere l’un à l’autre, puisque l’un des deux doit ſuivre néceſſairement, & que la choſe qui ſuit, procede du choix & de la détermination de ſon Eſprit, c’eſt à dire, de ce qu’il la veut, car s’il ne la vouloit pas, elle ne ſeroit point. Et par conſéquent, dans un tel cas l’Homme n’eſt point libre par rapport à l’acte même de vouloir, la Liberté conſiſtant dans la puiſſance d’agir ou de ne pas agir, puiſſance que l’Homme n’a point alors par rapport à la [2] Volition. Car un Homme eſt dans une néceſſité inévitable de choiſir de faire ou de ne pas faire une Action qui eſt en ſa puiſſance lorsqu’elle a été ainſi propoſée à ſon Eſprit. Il doit néceſſairement vouloir l’un ou l’autre ; & ſur cette préference ou volition, l’action ou l’abſtinence de cette action ſuit certainement, & ne laiſſe pas d’être abſolument volontaire. Mais l’acte de vouloir ou de préferer l’un des deux étant une choſe qu’il ne ſauroit éviter, il eſt néceſſité par rapport à cet acte de vouloir, & ne peut, par conſéquent, être libre à cet égard ; à moins que la Néceſſité & la Liberté ne puiſſent ſubſtituer enſemble, & qu’un homme ne puiſſe être libre, & lié à la fois.

§. 24. Il eſt donc évident, qu’un Homme n’eſt pas en liberté de vouloir ou de ne pas vouloir une choſe qui eſt en ſa puiſſance, dans toutes les occaſions où l’action lui eſt propoſée à faire ſur le champ, la Liberté conſiſtant dans la puiſſance d’agir ou de s’empêcher d’agir, & en cela ſeulement. Car un homme qui eſt aſſis, eſt dit être en liberté, parce qu’il peut ſe promener s’il veut. Un homme qui ſe promene, eſt auſſi en liberté, non parce qu’il ſe promene & ſe meut lui-même, mais parce qu’il peut s’arrêter s’il veut. Au contraire, un homme qui étant aſſis, n’a pas la puiſſance de changer de place, n’eſt pas en liberté. De même, un homme qui vient à tomber dans un Précipice, quoi qu’il ſoit en mouvement n’eſt pas en liberté, parce qu’il ne peut pas arrêter ce mouvement, s’il veut le faire. Cela étant ainſi, il eſt évident qu’un homme qui ſe promenant, ſe propoſe de ceſſer de ſe promener n’eſt plus en liberté de vouloir vouloir, (permettez-moi cette expreſſion) car il faut néceſſairement qu’il choiſiſſe l’un ou l’autre, je veux dire de ſe promener ou de ne pas ſe promener. Il en eſt de même par rapport à toutes ſes autres actions qui ſont en ſa puiſſance ; & qui lui ſont ainſi propoſées pour être faites ſur le champ, lesquelles ſont ſans doute le plus grand nombre. Car parmi cette prodigieuſe quantité d’actions volontaires qui ſe ſuccedent l’une à l’autre à chaque moment que nous ſommes éveillez dans le cours de notre vie, il y en a fort peu qui ſoient propoſées à la Volonté avant le temps auquel elles doivent être miſes en exécution. Je ſoûtiens que dans toutes ces actions l’Eſprit n’a pas, par rapport à la volition, la puiſſance d’agir ou de ne pas agir, en quoi conſiſte la Liberté. L’Eſprit, dis-je, n’a point, en ce cas, la puiſſance de s’empêcher de vouloir, il ne peut éviter de ſe déterminer d’une maniére ou d’autre à l’égard de ſes actions. Que la reflexion ſoit auſſi courte, & la penſée auſſi rapide qu’on voudra, ou elle laiſſe l’Homme dans l’état où il étoit avant que de penſer, ou elle le fait changer ; ou l’Homme continuë l’action, ou il la détermine. D’où il paroît clairement, qu’il ordonne & choiſit l’un préferablement à l’autre, & que par-là ou la continuation ou le changement devient inévitablement volontaire.

§. 25.La Volonté déterminée par quelque choſe qui eſt hors d’elle-même. Puis donc qu’il eſt évident que dans la plûpart des cas un Homme n’eſt pas en liberté de vouloir vouloir, ou non ; la prémiére choſe qu’on demande après cela, c’eſt, Si l’Homme eſt en liberté de vouloir lequel des deux il lui plait : le Mouvement, ou le Repos. Cette Queſtion eſt ſi viſiblement abſurde en elle-même, qu’elle peut ſuffire à convaincre quiconque y fera reflexion, que la Liberté ne concerne point la Volonté. Car demander ſi un homme eſt en liberté de vouloir lequel il lui plaît du Mouvement, ou du Repos, de parler, ou de ſe taire, c’eſt demander ſi un homme peut vouloir ce qu’il veut, ou ſe plaire à ce à quoi il ſe plaît : Queſtion qui, à mon avis, n’a pas beſoin de réponſe. Quiconque peut mettre cela en queſtion, doit ſuppoſer qu’une Volonté determine les Actes d’une autre Volonté, & qu’une autre détermine celle-ci, & ainſi à l’infini.

§. 26. Pour éviter ces abſurditez & autres ſemblables, rien ne peut être plus utile, que d’établir dans notre Eſprit des Idées diſtinctes & déterminées des choſes en queſtion. Car ſi les Idées de Liberté & de Volition étoient bien fixées dans notre Entendement, & que nous les euſſions toûjours préſentes à l’Eſprit telles qu’elles ſont, pour les appliquer à toutes les Queſtions qu’on a excitées ſur ces deux articles, je croi que la plûpart des difficultez qui embarraſſent & brouillent l’Eſprit des Hommes ſur cette matiére, ſeroient beaucoup plus aiſément réſoluës ; & par-là nous verrions où c’eſt que l’obſcurité procederoit de la ſignification confuſe des termes, ou de la nature même des choſes.

§. 27.Ce que c’eſt que Liberté. Prémiérement donc, il faut ſe bien reſſouvenir, Que la Liberté conſiſte dans la dépendance de l’exiſtence ou de la non-exiſtence d’une Action d’avec la préference de notre Eſprit ſelon qu’il veut agir ou ne pas agir, & non dans la dépendance d’une Action ou de celle qui lui eſt oppoſée d’avec notre préference. Un homme qui eſt ſur un Rocher, eſt en liberté de ſauter vingt braſſes en bas dans la Mer, non pas à cauſe qu’il a la puiſſance de faire le contraire, qui eſt de ſauter vingt braſſes en haut, car c’eſt ce qu’il ne fauroit faire ; mais il eſt libre, parce qu’il a la puiſſance de ſauter ou de ne pas ſauter. Que ſi une plus grande force que la ſienne le retient, ou le pouſſe en bas, il n’eſt plus libre à cet égard, par la raiſon qu’il n’eſt plus en ſa puiſſance de faire ou de s’empêcher de faire cette action. Un Priſonnier enfermé dans une Chambre de vingt piés en quarré, lorſqu’il eſt au Nord de la Chambre, eſt en liberté d’aller l’eſpace de vingt piés vers le Midi, parce qu’il peut parcourir tout cet Eſpace ou ne le parcourir. Mais dans le même temps il n’eſt pas en liberté de faire le contraire, je veux dire d’aller vingt piés vers le Nord.

Voici donc en quoi conſiſte la Liberté, c’eſt en ce que nous ſommes capables d’agir ou de ne pas agir, en conſéquence de notre choix, ou volition.

§. 28.Ce que c’eſt que Volition. Nous devons nous ſouvenir, en ſecond lieu, que la Volition eſt un acte de l’Eſprit, dirigeant ſes penſées à la production d’une certaine action, & par-là mettant en œuvre la puiſſance qu’il a de produire cette action. Pour éviter une ennuyeuſe multiplication de paroles, je demanderai ici la permiſſion de comprendre ſous le terme d’Action, l’abſtinence même d’une action que nous nous propoſons en nous-mêmes, comme être aſſis, ou demeurer dans le ſilence, lorſque l’action de ſe promener, ou de parler ſont propoſées ; car quoi que ce ſoient de pures abſtinences d’une certaine action, cependant comme elles demandent auſſi bien la détermination de la Volonté, & ſont ſouvent auſſi importantes dans leurs ſuites, que les Actions contraires, on eſt aſſez autoriſé par ces conſiderations-là, à les regarder auſſi comme des Actions. Ce que je dis pour empêcher qu’on ne prenne mal le ſens de mes paroles, ſi pour abreger je parle quelquefois ainſi.

§. 29. Qu’eſt-ce qui détermine la Volonté ? En troiſième lieu, comme la Volonté n’eſt autre choſe que cette Puiſſance que l’Eſprit a de diriger les Facultez operatives de l’Homme, au Mouvement ou au Repos, autant qu’elles dépendent d’une telle direction ; lorſqu’on demande, Qu’eſt-ce qui détermine la Volonté ? la veritable réponſe qu’on doit faire à cette Queſtion, conſiſte à dire, que c’eſt l’Eſprit qui détermine la Volonté. Car ce qui détermine la puiſſance générale de diriger à telle ou telle direction particuliére, n’eſt autre choſe que l’Agent lui-même qui exerce ſa puiſſance de cette maniére particuliére. Si cette Réponſe ne ſatiſait pas, il eſt viſible que le ſens de cette Queſtion ſe réduit à ceci, Qu’eſt-ce qui pouſſe l’Eſprit, dans chaque occaſion particuliére, à déterminer à tel mouvement ou à tel repos particulier la puiſſance générale qu’il a de diriger ſes facultez ver le Mouvement ou le Repos ? A quoi je répons, que le motif qui nous porte à demeurer dans le même état ou à continuer la même action, c’eſt uniquement la ſatisfaction préſente qu’on y trouve. Au contraire le motif qui incite à changer c’eſt toûjours quelque [3] inquiétude, rien ne nous portant à changer d’état, ou à quelque nouvelle action, que quelque inquiétude. C’eſt là, dis-je, le grand motif qui agit ſur l’Eſprit pour le porter à quelque action, ce que je nommerai, pour abreger, déterminer la volonté, & que je vais expliquer plus au long dans ce même Chapitre.

§. 30.La Volonté & le Deſir ne doivent pas être confondus. Pour entrer dans cet examen, il eſt néceſſaire de remarquer avant toutes choſes, que, bien que j’aye tâché d’exprimer l’acte de volition par les termes de choiſir, préférer, & autres ſemblables qui ſignifient auſſi bien le Deſir que la Volition, & cela faute d’autres mots pour marquer cet Acte de l’Eſprit dont le nom propre eſt Vouloir ou Volition ; cependant comme c’eſt un Acte fort ſimple, quiconque ſouhaite de concevoir ce que c’eſt, le comprendra beaucoup mieux en refléchiſſant ſur ſon propre Eſprit, & obſervant ce qu’il fait lorſqu’il veut, que par tous les différens ſons articulez qu’on peut employer pour l’exprimer. Et d’ailleurs, il eſt à propos de ſe précautionner contre l’erreur où nous pourroient jetter des expreſſions qui ne marquent pas aſſez la différence qu’il y a entre la Volonté, & divers Actes de l’Eſprit tout-à-fait différens de la Volonté. Cette précaution, dis-je, eſt d’autant plus néceſſaire, à mon avis, que j’obſerve que la Volonté eſt ſouvent confonduë avec différentes Affectations de l’Eſprit, & ſur-tout, avec le Déſir ; de ſorte que l’un eſt ſouvent mis pour l’autre, & cela ** M. Locke en vouloit ici au P. Malebranche. par des gens qui ſeroient fâchez qu’on les ſoupçonnât de n’avoir pas des idées fort diſtinctes des choſes, & de n’en avoir pas écrit avec une extrême clarté. Cette mépriſe n’a pas été, je penſe, une des moindres occaſions de l’obſcurité & des égaremens où l’on eſt tombé ſur cette matiére. Il faut donc tâcher de l’éviter autant que nous pourrons. Or quiconque refléchira en lui-même ſur ce qui ſe paſſe dans ſon Eſprit lorſqu’il veut, trouvera que la Volonté ou la puiſſance de vouloir ne ſe rapporte qu’à nos propres Actions, qu’elle ſe termine là, ſans aller plus loin, & que la Volition n’eſt autre choſe que cette détermination particuliére de l’Eſprit par laquelle il tâche, par un ſimple effet de la penſée, de produire, continuer, ou arrêter une action qu’il suppoſe être en ſon pouvoir. Cela bien conſideré prouve évidemment que la Volonté eſt parfaitement diſtincte du Déſir, qui dans la même Action peut avoir un but tout-à-fait différent de celui où nous porte notre Volonté. Par exemple, un Homme que je ne ſaurois refuſer, peut m’obliger à me ſervir de certaines paroles pour perſuader un autre homme ſur l’Eſprit de qui je puis souhaiter de ne rien gagner, dans le même temps que je lui parle. Il eſt viſible que dans ce cas-là la Volonté & le Deſir ſe trouvent en parfaite oppoſition ; car je veux une action qui tend d’un côté, pendant que mon Deſir tend d’une autre directement contraire. Un homme qui par une violente attaque de Goute aux mains ou aux piés, ſe ſent délivré d’une peſanteur de tête ou d’un grand dégoût, deſire d’être auſſi ſoulagé de la douleur qu’il ſent aux piés ou aux mains, (car par-tout où ſe trouve la Douleur, il y a un deſir d’en être délivré) cependant s’il vient à comprendre que l’éloignement de cette douleur peut cauſer le tranſport d’une dangereuſe humeur dans quelque partie plus vitale, ſa volonté ne ſauroit être déterminée à aucune Action qui puiſſe ſervir à diſſiper cette douleur : d’où il paroît évidemment, que deſirer & vouloir ſont deux Actes de l’Eſprit, tout-à-fait diſtincts ; & par conſéquent, que la Volonté qui n’eſt que la puiſſance de vouloir, eſt encore beaucoup plus diſtincte du Deſir.

§. 31.C’eſt l’inquiétude qui détermine la Volonté. Voyons préſentement Ce que c’eſt qui détermine la Volonté par rapport à nos Actions. Pour moi, après avoir examiné la choſe une ſeconde fois, je ſuis porté à croire, que ce qui détermine la Volonté à agir, n’eſt pas le plus grand Bien, comme on le ſuppoſe ordinairement, mais plûtôt quelque inquiétude actuelle, &, pour l’ordinaire, celle qui eſt plus preſſante. C’eſt là, dis-je, ce qui détermine ſucceſſivement la Volonté, & nous porte à faire les actions que nous faiſons. Nous pouvons donner à cette inquiétude le nom de Deſir qui eſt effectivement une inquiétude de l’Eſprit, cauſée par la privation de quelque Bien abſent. Toute douleur du Corps, quelle qu’elle ſoit, & tout mécontentement de l’Eſprit, eſt une inquiétude, à laquelle eſt toûjours joint un Deſir proportionné à la douleur ou à l’inquiétude qu’on reſſent, & dont il peut à peine être diſtingué. Car le Deſir n’étant que l’inquiétude que cauſe le manque d’un Bien abſent par rapport à quelque douleur qu’on reſſent actuellement, le ſoulagement de cette inquiétude eſt ce Bien abſent, & juſqu’à ce qu’on obtienne ce ſoulagement de cette inquiétude eſt ce Bien abſent, & juſqu’à ce qu’on obtienne ce ſoulagement ou cette [4] quiétude, on peut donner à cette inquiétude le nom de deſir, parce que perſonne ne ſent de la douleur [5] qui ne souhaite d’en être délivré, avec un deſir proportionné à l’impreſſion de cette douleur, & qui en eſt inſéparable. Mais outre le deſir d’être delivré de la douleur, il y a un autre deſir d’un bien poſitif qui eſt abſent ; & encore à cet égard le deſir & l’inquiétude ſont dans une égale proportion : car autant que nous deſirons un bien abſent, autant eſt grande l’inquiétude que nous cause ce deſir. Mais il eſt à propos de remarquer ici, que tout bien abſent ne produit pas une douleur proportionnée au dégré d’excellence qui eſt en lui, ou que nous y reconnoiſſons, comme toute Douleur cauſe un deſir égal à elle-même ; parce que l’abſence du Bien n’eſt pas toûjours un mal, comme eſt la préſence de la Douleur. C’eſt pourquoi l’on peut conſiderer & enviſager un Bien abſent ſans deſir. Mais à propoſition qu’il y a du deſir quelque part, autant y a-t-il d’inquiétude.

§. 32.Que le Deſir eſt inquiétude. Quiconque refléchit ſur ſoi-même trouvera bientôt que le Deſir eſt un état d’inquiétude ; car qui eſt-ce qui n’a point ſenti dans le Deſir ce que le Sage dit de l’Eſperance, qui n’eſt pas fort differente du Deſir, ** proverb. XIII 12. qu’étant différée elle fait languir le cœur, & cela d’une maniére proportionnée à la grandeur du deſir, qui quelquefois porte l’inquiétude à un tel point, qu’elle fait crier avec ** Gen. XXX. 1. Rachel, Donnez-moi des Enfans, donnez-moi ce que je deſire, ou je vais mourir ? La Vie elle-même avec tout ce qu’elle a de plus délicieux, ſeroit un fardeau inſupportable, ſi elle étoit accompagnée du poids accablant d’une inquiétude qui ſe fît ſentir ſans relâche, & ſans qu’il fût poſſible de s’en délivrer.

§. 33.L’Inquiétude cauſée par le Deſir eſt ce qui determine la Volonté. Il eſt vrai que le Bien & le Mal, préſent & abſent, agiſſent ſur l’Eſprit : mais ce qui de temps à autre détermine immédiatemment la Volonté à chaque action volontaire, c’eſt l’inquiétude du Deſir, fixé ſur quelque Bien abſent, quel qu’il ſoit, ou negatif, comme la privation de la Douleur à l’égard d’une perſonne qui en eſt actuellement atteinte, ou poſitif, comme la jouiſſance d’un plaiſir. Que ce ſoit cette inquiétude qui détermine la Volonté aux actions volontaires, qui ſe ſuccedant en nous les unes aux autres, occupent la plus grande partie de notre vie, & nous conduiſent à différentes fins par des voyes différentes, c’eſt ce que je tâcherai de faire voir, & par l’expérience, & par l’examen de la choſe même.

§.34.Et qui nous Porte à l’action. Lorſque l’Homme eſt parfaitement ſatisfait de l’état où il eſt, ce qui arrive lorſqu’il eſt abſolument libre de toute inquiétude ; quel ſoin, quelle Volonté lui peut-il reſter, que de continuer dans cet état ? Il n’a viſiblement autre choſe à faire, comme chacun peut s’en convaincre par ſa propre expérience. Ainſi nous voyons que le ſage Auteur de notre Etre ayant égard à notre conſtitution, & ſachant ce qui détermine notre Volonté, a mis dans les Hommes l’incommodité de la faim & de la ſoif & des autres deſirs naturels qui reviennent dans leur temps, afin d’exciter & de déterminer leurs Volontez à leur propre conſervation, & à la continuation de leur Eſpéce. Car ſi la ſimple contemplation de ces deux fins auxquelles nous ſommes portez par ces différens deſirs, eût ſuffi pour déterminer notre Volonté & nous mettre en action, on peut, à mon avis, conclurre ſûrement, qu’en ce cas-là nous n’aurions ſenti dans ce Monde que fort peu de douleur, ou que même nous en aurions été entierement exempts. ** 1. Cor. VII. 9. Il vaut mieux, dit S. Paul, ſe marier que brûler ; par où nous pouvons voir ce que c’eſt qui porte principalement les Hommes aux plaiſirs de la vie Conjugale. Tant il eſt vrai, que le ſentiment préſent d’une petite brûlure a plus de pouvoir ſur nous que les attraits des plus grands plaiſirs conſiderez en éloignement.

§. 35.Ce n’eſt pas le plus grand Bien poſitif, mais l’Inquiétude qui détermine la Volonté. C’eſt une Maxime ſi fort établie par le conſentement général de tous les hommes, Que c’eſt le Bien & le plus grand Bien qui détermine la Volonté, que je ſuis nullement ſurpris d’avoir ſuppoſé cela comme indubitable, la prémiére fois que je publiai mes penſées ſur cette matiére ; & je penſe que bien des gens m’excuſeront plûtôt d’avoir adopté cette Maxime, que de ce que je me hazarde préſentement à m’éloigner d’une Opinion ſi généralement reçuë. Cependant, après une plus exacte recherche, je me ſens forcé de conclurre, que le Bien & le plus grand Bien, quoi que jugé & reconnu tel, ne détermine point la Volonté ; à moins que venans à le deſirer d’une maniére proportionnée à ſon excellence, ce deſir ne nous rende inquiets de ce que nous en ſommes privez. En effet, perſuadez à un Homme, tant qu’il vous plairra, que l’abondance eſt plus avantageuſe que la pauvreté ; faites-lui voir & confeſſer que les agréables commoditez de la vie ſont préferables à une ſordide indigence ; s’il eſt ſatisfait de ce dernier état, & qu’il n’y trouve aucune incommodité, il y perſiſte malgré tous vos diſcours ; ſa Volonté n’eſt déterminée à aucune action qui le porte à y renoncer. Qu’un homme ſoit convaincu de l’utilité de la Vertu, juſqu’à voir qu’elle eſt auſſi néceſſaire à quiconque ſe propoſe quelque choſe de grand dans ce Monde, ou eſpére d’être heureux dans l’autre, que la nourriture eſt néceſſaire au ſoûtien de notre vie ; cependant juſqu’à ce que cet homme ſoit affamé & alteré de la Juſtice, juſqu’à ce qu’il ſe ſente inquiet de ce qu’elle lui manque, ſa volonté ne ſera jamais déterminée à aucune action qui le porte à la recherche de cet excellent Bien dont il reconnoit l’utilité ; mais quelque autre inquiétude qu’il ſent en lui-même, venant à la traverſe entraînera ſa Volonté à d’autres choſes. D’autre part, qu’un Homme adonné au vin conſidere, qu’en menant la vie qu’il mene, il ruine ſa ſanté, diſſipe ſon Bien, qu’il va ſe deshonorer dans le Monde, s’attirer des maladies, & tomber enfin dans l’indigence juſques à n’avoir plus dequoi ſatisfaire cette paſſion de boire qui le poſſede ſi fort : cependant les retours de l’inquiétude qu’il ſent à être abſent de ſes compagnons de débauche, l’entraînent au cabaret aux heures qu’il eſt accoûtumé d’y aller, quoi qu’il ait alors devant les yeux la perte de ſa ſanté & de ſon Bien, & peut-être même celle du Bonheur de l’autre Vie : Bonheur qu’il ne peut regarder comme un Bien peu conſiderable en lui-même, puiſqu’il avoûë au contraire qu’il eſt beaucoup plus excellent que le plaiſir de boire, ou que le vain babil d’une troupe de Débauchez. Ce n’eſt donc pas faute de jetter les yeux ſur le ſouverain Bien qu’il perſiſte dans ce déreglement, car il l’enviſage & en reconnoît l’excellence, juſque-là que durant le temps qui s’écoule entre les heures qu’il employe à boire, il réſout de s’appliquer à la recherche de ce ſouverain Bien ; mais quand l’inquiétude d’être privé du plaiſir auquel il eſt accoûtumé, vient le tourmenter, ce Bien qu’il reconnoît être plus excellent que celui de boire, n’a plus de force ſur ſon Eſprit ; & c’eſt cette inquiétude actuelle qui détermine ſa Volonté à l’Action à laquelle il eſt accoûtumé, & qui par-là faiſant de plus fortes impreſſions prévaut encore à la prémiére occaſion, quoi que dans le même temps il s’engage, pour ainſi dire, à lui-même par de ſecretes promeſſes à ne plus faire la même choſe ; & qu’il ſe figure que ce ſera là en effet la derniére fois qu’il agira contre ſon plus grand intérêt. Ainſi il ſe trouve de temps en temps réduit dans l’état de cette miſerable perſonne qui ſoûmiſe à une paſſion imperieuſe diſoit :

- - ** Ovid. Metamorph. Lib. VII. veſ. 20. 21. Video meliora, proboque,
Deteriora ſequor :

Je vois le meilleur parti, je l’approuve, & je prens le pire. Cette ſentence qu’on reconnoit veritable, & qui n’eſt que trop confirmée par une conſtante expérience, eſt aiſée à comprendre par cette voye-là ; & ne l’eſt peut-être pas, de quelque autre ſens qu’on la prenne.

§. 36.L’éloignement de la Douleur eſt le premier dégré vers le bonheur. Si nous recherchons la raiſon de ce qu’ici l’Expérience vérifie avec tant d’évidence, & que nous examinions comment cette inquiétude opère toute ſeule ſur la Volonté, & la détermine à prendre tel ou tel parti, nous trouverons, que, comme nous ne ſommes capables que d’une ſeule détermination de la Volonté vers une ſeule action à la fois, l’inquiétude préſente qui nous preſſe, détermine naturellement la Volonté en vûë de ce bonheur auquel nous tendons tous dans toutes nos Actions. Car tant que nous ſommes tourmentez de quelque inquiétude nous ne pouvons nous croire heureux ou dans le chemin du bonheur, parce que chacun regarde la douleur & ** Uneaſineſſ. l’inquiétude comme des choſes incompatibles avec la félicité, & qui plus eſt, on en eſt convaincu par le propre ſentiment de la Douleur qui nous ôte même le goût des Biens que nous poſſedons actuellement, car une petite Douleur ſuffit pour corrompre tous les plaiſirs dont nous jouïſſons. Par conſéquent ce qui détermine inceſſamment le choix de notre Volonté à l’action ſuivante, ſera toûjours l’éloignement de la Douleur, tandis que nous en ſentons quelque atteinte, cet éloignement étant le prémier dégré vers le bonheur, & ſans lequel nous n’y ſaurions jamais parvenir.

§. 37.Parce que c’eſt la ſeule choſe qui nous eſt préſente. Une autre raiſon pourquoi l’on peut dire que l’inquiétude détermine ſeule la Volonté, c’eſt qu’il n’y a que cela de préſent à l’Eſprit ; & que c’eſt contre la nature des choſes que ce qui eſt abſent, opére où il n’eſt pas. On dira peut-être, qu’un Bien abſent peut être offert à l’Eſprit par voye de contemplation, & y être comme préſent. Il eſt vrai que l’idée d’un Bien abſent peut-être dans l’Eſprit & y être conſiderée comme préſente : cela eſt inconteſtable. Mais rien ne peut être dans l’Eſprit comme un Bien préſent, en ſorte qu’il ſoit capable de contrebalancer l’éloignement de quelque inquiétude dont nous ſommes actuellement tourmentez, que lorſque ce Bien excite actuellement quelque deſir en nous : & l’inquiétude cauſée par ce Deſir eſt juſtement ce qui prévaut pour déterminer la Volonté. Juſque-là, l’idée d’un Bien quel qu’il ſoit, ſuppoſée dans l’Eſprit, n’y eſt, tout ainſi que d’autres Idées, que comme l’Objet d’une ſimple ſpéculation tout-à-fait inactive, qui n’opére nullement ſur la Volonté & n’a aucune force pour nous mettre en mouvement, dequoi je dirai la raiſon tout à l’heure. En effet, combien y a-t-il de gens à qui l’on a repréſenté les joyes indicibles du Paradis par de vives peintures qu’ils reconnoiſſent poſſibles & probables, qui cependant ſe contenteroient volontiers de la félicité dont ils jouïſſent dans ce Monde ? C’eſt que les inquiétudes de leurs préſens deſirs venant à prendre le deſſus & à ſe porter rapidement vers les plaiſirs de cette Vie, déterminent, chacune à ſon tour, leurs volontez à rechercher ces plaiſirs : & pendant tout ce temps-là ils ne font pas un pas, ils ne ſont portez par aucun deſir vers les Biens de l’autre vie, quelque excellens qu’ils ſe les figurent.

§. 38.Parce que tous ceux qui reconnoiſſent la poſſibilité d’un Bonheur après cette Vie, ne le recherchent pas. Si la Volonté étoit déterminée par la vûë du Bien, ſelon qu’il paroît plus ou moins important à l’Entendement lorſqu’il vient à le contempler, ce qui eſt le cas où ſe trouve tout Bien abſent, par rapport à nous ; ſi, dis-je, la Volonté s’y portoit & y étoit entraînée par la conſideration du plus ou du moins d’excellence, comme on le ſuppoſe ordinairement, je ne vois pas que la Volonté pût jamais perdre de vûë les délices éternelles & infinies du Paradis, lorſque l’Eſprit les auroit une fois contemplées & conſiderées comme poſſibles. Car ſuppoſé comme on croit communément que tout Bien abſent propoſé & repréſenté par l’Eſprit, détermine par cela ſeul la Volonté, & nous mette en action par même moyen : comme tout Bien abſent eſt ſeulement poſſible, & non infailliblement aſſûré, il s’enſuivroit inévitablement de là, que le Bien poſſible qui ſeroit infiniment plus excellent que tout autre Bien, devroit déterminer conſtamment la Volonté par rapport à toutes les Actions ſucceſſives qui dépendent de ſa direction ; & qu’ainſi nous devrions conſtamment porter nos pas vers le Ciel, ſans nous arrêter jamais, ou nous détourner ailleurs, puiſque l’état d’une éternelle félicité après cette vie eſt infiniment plus conſiderable que l’eſpérance d’acquerir des Richeſſes, des Honneurs, ou quelque autre Bien dont nous puiſſions nous propoſer la jouïſſance dans ce Monde, quand bien la poſſeſſion de ces derniers Biens nous paroîtroit plus probable. Car rien de ce qui eſt à venir, n’eſt encore poſſedé : & par conſéquent nous pouvons être trompez dans l’attente même de ces Biens. Si donc il étoit vrai que le plus grand Bien, offert à l’Eſprit, déterminât en même temps la volonté, un Bien auſſi excellent que celui qu’on attend après cette vie, nous étant une fois propoſé, ne pourroit que s’emparer entierement de la Volonté & l’attacher fortement à la recherche de ce Bien infiniment excellent, ſans lui permettre jamais de s’en éloigner. Car comme la Volonté gouverne & dirige les penſées auſſi bien que les autres actions, elle fixeroit l’Eſprit à la contemplation de ce Bien, s’il étoit vrai qu’elle fût neceſſairement déterminée vers ce que l’Eſprit conſidere & enviſage comme le plus grand Bien.

TelOn ne néglige pourtant jamais une grande inquiétude. ſeroit, en ce cas-là, l’état de l’Ame, & la pente réguliére de la Volonté dans toutes ſes déterminations. Mais c’eſt ce qui ne paroît pas fort clairement par l’expérience ; puiſqu’au contraire nous négligeons ſouvent ce Bien, qui, de notre propre aveu, eſt infiniment au deſſus de tous les autres Biens, pour ſatisfaire des deſirs inquiets qui nous portent ſucceſſivement à de pures bagatelles. Mais quoi que ce ſouverain Bien que nous reconnoiſſons d’une durée éternelle & d’une excellence indicible, & dont même notre Eſprit a quelquefois été touché, ne fixe pas pour toûjours notre Volonté, nous voyons pourtant qu’une grande & violente inquiétude s’étant une fois emparée de la Volonté, ne lui donne aucun repit ; ce qui peut nous convaincre que c’eſt ce ſentiment-là qui détermine la Volonté. Ainſi quelque véhémente douleur du Corps, l’indomptable paſſion d’un homme fortement amoureux, ou un impatient déſir de vengeance arrêtent & fixent entierement la Volonté ; & la Volonté ainſi déterminée ne permet jamais à l’Entendement de perdre ſon objet de vûë, mais toutes les penſées de l’Eſprit & toutes les puiſſances du Corps ſont portées ſans interruption de ce côté-là par la determination de la Volonté, que cette violente inquiétude met en action pendant tout le temps qu’elle dure. D’où il paroît évidemment, ce me ſemble, que la Volonté, ou la puiſſance que nous avons de nous porter à une certaine action préferablement à toute autre, eſt déterminée en nous par ce que j’appelle inquiétude ; ſur quoi je ſouhaite que chacun examine en ſoi-même ſi cela n’eſt point ainſi.

§. 39.le Deſir accompagne toute inquiétude. Juſqu’ici je me ſuis particulièrement attaché à conſiderer l’inquiétude qui naît du Deſir, comme ce qui détermine la Volonté ; parce que c’en eſt le principal & le plus ſenſible reſſort. En effet, il arrive rarement que la Volonté nous pouſſe à quelque action, ou qu’aucune action volontaire ſoit produite en nous, ſans que quelque deſir l’accompagne ; & c’eſt là, je penſe, la raiſon pourquoi la Volonté & le Deſir ſont ſi ſouvent confondus enſemble. Cependant il ne faut pas regarder l’inquiétude qui fait partie, ou qui eſt du moins une ſuite de la plûpart des autres paſſions, comme entiérement excluë dans ce cas. Car la Haine, la Crainte, la Colère, l’Envie, la Honte, &c. ont chacune leurs inquiétudes ; & par-là opèrent ſur la Volonté. Je doute que dans la vie & dans nos Reflexions nous ne nommions & ne conſiderions que celle qui agit avec plus de force, & qui éclate le plus par rapport à l’état préſent de l’Ame. Je croi même qu’on auroit de la peine à trouver quelque Paſſion qui ne ſoit accompagnée de Deſir. Du reſte je ſuis aſſûré que par-tout où il a de l’inquiétude, il y a du deſir, car nous deſirons inceſſamment le bonheur ; & autant que nous ſentons d’inquiétude, il eſt certain que c’eſt autant de bonheur qui nous manque, ſelon notre propre opinion, dans quelque état ou condition que nous ſoyons d’ailleurs. Et comme [6] notre Eternité ne dépend pas du moment préſent où nous exiſtons, nous portons notre vûë au delà du temps préſent, quels que ſoient les plaiſirs dont nous jouïſſons actuellement ; & le deſir accompagnant ces regards anticipez ſur l’avenir, entraine toûjours la Volonté à ſa ſuite. De ſorte qu’au milieu même de la joye, ce qui ſoûtient l’action d’où dépend le plaiſir préſent, c’eſt le déſir de continuer ce plaiſir & la crainte d’en être privé : & toutes les fois qu’une plus grande inquiétude que celle-là, vient à s’emparer de l’Eſprit, elle détermine auſſi-tôt la Volonté à quelque nouvelle action ; & le plaiſir préſent eſt négligé.

§. 40.L’inquiétude la plus preſſante détermine naturellement la Volonté. Mais comme dans ce Monde nous ſommes aſſiégez de diverſes inquiétudes, & diſtraits par différens déſirs, ce qui ſe préſente naturellement à rechercher après cela, c’eſt laquelle de ces inquiétudes eſt la prémiére à déterminer la Volonté à l’action ſuivante ? A quoi l’on peut répondre qu’ordinairement c’eſt la plus preſſante de toutes celles dont on croit être alors en état de pouvoir ſe délivrer. Car la Volonté étant cette puiſſance que nous avons de diriger nos Facultez operatives à quelque action pour une certaine fin, elle ne peut être muë vers une choſe dans le temps même que nous jugeons ne pouvoir abſolument point l’obtenir. Autrement, ce ſeroit ſuppoſer qu’un Etre intelligent agiroit de deſſein formé pour une certaine fin dans la ſeule vûë de perdre ſa peine, car agir pour ce qu’on juge ne pouvoir nullement obtenir, n’emporte préciſément autre choſe. C’eſt pour cela auſſi que de fort grandes inquiétudes n’excitent pas la Volonté, quand on les juge incurables. On ne fait en ce cas-là aucun effort pour s’en délivrer. Mais celles-là exceptées, l’inquiétude la plus conſiderable à la plus preſſante que nous ſentons actuellement, eſt ce qui d’ordinaire détermine ſucceſſivement la Volonté, dans cette ſuite d’Actions volontaires dont notre Vie eſt compoſée. La plus grande inquiétude actuellement préſente, eſt ce qui nous pouſſe à agir, c’eſt l’aiguillon qu’on ſent conſtamment, & qui pour l’ordinaire détermine la Volonté au choix de l’action immédiatement ſuivante. Car nous devons toûjours avoir ceci devant les yeux, Que le propre & le ſeul objet de la Volonté c’eſt quelqu’une de nos actions, & rien autre choſe. Et en effet par notre Volition nous ne produiſons autre choſe que quelque action qui eſt en notre puiſſance. C’eſt à quoi notre Volonté ſe termine, ſans aller plus loin.

§. 41.Tous les hommes déſirent le bonheur. Si l’on demande, outre cela, Ce que c’eſt qui excite le deſir, je répons que c’eſt le Bonheur, & rien autre choſe. Le Bonheur & la Miſére ſont des noms de deux extrémitez dont les derniéres bornes nous ſont inconnuës : ** I. Cor. II. 9. C’eſt ce que l’œuil n’a point vû, que l’oreille n’a point entendu, & que le cœur de l’Homme n’a jamais compris. Mais il ſe fait en nous de vives impreſſions de l’un & de l’autre, par différentes eſpèces de ſatisfaction & de joye, de tourment & de chagrin, que je comprendrai, pour abreger, ſous le nom de Plaiſir & de Douleur, qui conviennent, l’un & l’autre, à l’Eſprit auſſi bien qu’au Corps, ou qui, pour parler exactement, n’appartiennent qu’à l’Eſprit, quoi que tantôt ils prennent leur origine dans l’Eſprit à l’occaſion de certaines penſées, à tantôt dans le Corps à l’occaſion de certaines modifications du mouvement.

§. 42.Ce que c’eſt que le Bonheur. Ainſi, le Bonheur pris dans toute ſon étenduë eſt le plus grand plaiſir dont nous ſoyons capables, comme la Miſére conſiderée dans la même étenduë, eſt la plus grande douleur que nous puiſſions reſſentir ; & le plus bas dégré de ce qu’on peut appeller Bonheur, c’eſt cet état, où délivré de toute douleur on jouït d’une telle meſure de plaiſir préſent, qu’on ne ſauroit être content avec moins. Or parce que c’eſt l’impreſſion de certains Objets ſur nos Eſprits ou ſur nos Corps qui produit en nous le Plaiſir ou la Douleur, en differens dégrez ; nous appelons Bien, tout ce qui eſt propre à produire du Plaiſir, & au contraire nous appelons Mal, ce qui eſt propre à produire en nous de la Douleur : & nous ne les nommons ainſi qu’à cauſe de l’aptitude que ces choſes ont, à nous cauſer du plaiſir ou de la douleur, en quoi conſiſte notre bonheur & notre miſére. Du reſte, quoi que ce qui eſt propre à produire quelque dégré de douleur ſoit mauvais : cependant il arrive ſouvent que nous ne le nommons pas ainſi, lorsque l’un ou l’autre de ces Biens ou de ces Maux ſe trouvent en concurrence avec un plus grand Bien ou un plus grand Mal, car alors on donne avec raiſon la préference à ce qui a plus de dégrez de bien, ou moins de dégrez de mal. De ſorte qu’à juger exactement de ce que nous appellons Bien & Mal, on trouvera qu’il conſiſte pour la plûpart en idées de comparaiſon, car la cauſe de chaque diminution de douleur, auſſi bien que de chaque augmentation de plaiſir, participe de la nature du Bien, & au contraire, on regarde comme Mal la cauſe de chaque augmentation de douleur, & de chaque diminution de plaiſir.

§. 43. Quoique ce ſoit là ce qu’on nomme Bien & Mal, & que tout Bien ſoit le propre objet du Deſir en général, cependant tout Bien, celui-là même qu’on voit & qu’on reconnoit être tel, n’émeut pas néceſſairement le deſir de chaque homme en particulier : mais ſeulement chacun deſir tout autant de ce Bien qu’il regarde comme faiſant une partie néceſſaire de ſon bonheur. Tous les autres Biens, quelque grands qu’ils ſoient, réellement ou en apparence, n’excitent point les deſirs d’un homme qui dans la dispoſition préſente de ſon Eſprit ne les conſidere pas comme faiſant partie du Bonheur dont il peut ſe contenter. Le Bonheur conſideré dans cette vûë, eſt le but auquel chaque homme viſe conſtamment & ſans aucune interruption ; & tout ce qui en fait partie, eſt l’objet de ſes Deſirs. Mais en même temps il peut regarder d’un œuil indifférent d’autres choſes qu’il reconnoit bonnes en elles-mêmes. Il peut, dis-je, ne les point deſirer, les négliger ; & reſter ſatisfait, ſans en avoir la jouïſſance. Il n’y a perſonne, je penſe, qui ſoit aſſez deſtitué de ſens pour nier qu’il n’y ait du plaiſir dans la connoiſſance de la Verité ; & quant aux plaiſirs des Sens, ils ont trop de ſectateurs pour qu’on puiſſe mettre en queſtion ſi les Hommes les aiment ou non. Cela étant, ſuppoſons qu’un homme mette ſon contentement dans la jouïſſance des plaiſirs ſenſuels, & un autre dans les charmes de la Science ; quoique l’un des deux ne puiſſe nier qu’il n’y ait du plaiſir dans ce que l’autre recherche, cependant comme nul des deux ne ſait conſiſter une partie de ſon bonheur dans ce qui plaît à l’autre, l’un ne deſire point ce que l’autre aime paſſionnément, mais chacun eſt content ſans jouïr de ce que l’autre poſſede ; & par conſéquent, ſa Volonté n’eſt déterminée à le rechercher. Cependant, ſi l’homme d’étude vient à être preſſé de la faim & de la ſoif, quoique ſa Volonté n’ait jamais été déterminée à chercher la bonne chere, les ſauſſes piquantes, ou les vins délicieux, par le goût agréable qu’il y ait trouvé, il eſt d’abord déterminé à manger & à boire, par l’inquiétude que lui cauſent la faim & la ſoif ; & il ſe repaît, quoique peut-être avec beaucoup d’indifférence, du prémier mets propre à le nourrir, qu’il rencontre. L’Epicurien, d’un autre côté, ſe donne tout entier à l’Etude, lorsque la honte de paſſer pour ignorant, ou le deſir de ſe faire eſtimer de ſa Maîtreſſe, peuvent lui faire regarder avec inquiétude le défaut de connoiſſance. Ainſi avec quelque ardeur & quelque perſeverance que les hommes courent après le bonheur, ils peuvent avoir une idée claire d’un Bien, excellent en ſoi-même, & qu’ils reconnoiſſent pour tel, ſans s’y intereſſer, ou y être aucunement ſenſibles, s’ils croyent pouvoir être heureux ſans lui. Il n’en eſt pas de même de la Douleur. Elle intereſſe tous les Hommes, car ils ne ſauroient ſentir aucune inquiétude ſans en être émus. Il s’enſuit de là que le manque de tout ce qu’ils jugent néceſſaire à leur bonheur, les rendant ** Uneaſe, c’eſt à dire, non à leur aiſe, s’il étoit permis de parler ainſi, ou méſaiſes, comme on en a parlé autrefois.
Pourquoi l’on ne deſire pas toûjours le plus grand Bien.
inquiets, un Bien ne paroît pas plûtôt faire partie de leur bonheur, qu’ils commencent à le deſirer.

§. 44. Je croi donc que chacun peut obſerver en ſoi-même & dans les autres, que le plus grand Bien viſible n’excite pas toûjours les deſirs des hommes à proportion de l’excellence qu’il paroit avoir & qu’on y reconnoit, quoi que la moindre petite incommodité nous touche, & nous diſpoſe actuellement à tâcher de nous en délivrer. La raiſon de cela ſe deduit évidemment de la nature même de notre bonheur, & de notre miſère. Toute douleur actuelle, quelle qu’elle ſoit, fait partie de notre miſère préſente. Mais tout Bien abſent n’eſt pas conſideré comme faiſant en tout temps une partie néceſſaire de notre préſent Bonheur ; ni ſon abſence non plus comme faiſant partie de notre miſère. Si cela étoit, nous ſerions conſtamment & infiniment miſerables, parce qu’il y a une infinité de dégrez de bonheur dont nous ne jouïſſons point. C’eſt pourquoi toute inquiétude étant écartée, une portion médiocre de Bien ſuffit pour donner aux hommes une ſatisfaction préſente ; de ſorte que peu de dégrez de plaiſirs ordinaires que ſe ſuccedent les uns aux autres, compoſent une félicité qui peut fort bien les ſatisfaire. Sans cela, il ne pourroit point y avoir de lieu à ces actions indifférentes & visiblement frivoles, auxquelles notre Volonté ſe trouve ſouvent déterminée juſqu’à y conſumer volontairement une bonne partie de notre vie. Ce relâchement, dis-je, ne ſauroit s’accorder en aucune maniére avec une conſtante détermination de la Volonté ou du Deſir vers le plus grand Bien apparent. C’eſt dequoi il eſt aiſé de ſe convaincre ; & il y a fort peu gens, à mon avis, qui ayent beſoin d’aller bien loin de chez eux pour en être perſuadez. En effet, il n’y a pas beaucoup de perſonnes ici-bas, dont le bonheur parvienne à un tel point de perfection qu’il leur fourniſſe une ſuite conſtance de plaiſirs médiocres ſans aucun mélange d’inquiétude ; & cependant, ils ſeroient bien aiſes de demeurer toûjours dans ce Monde, quoi qu’ils ne puiſſent nier qu’il eſt poſſible qu’il y aura, après cette vie, un état éternellement heureux & infiniment plus excellent que tous les Biens dont on peut jouïr ſur la Terre. Ils ne ſauroient même s’empêcher de voir, que cet état eſt plus poſſible, que l’acquiſition & la conſervation de cette petite portion d’Honneurs, de Richeſſes ou de Plaiſirs, après quoi ils ſoûpirent, & qui leur fait négliger cette éternelle félicité. Mais quoi qu’ils voyent diſtinctement cette différence, & qu’ils ſoient perſuadez de la poſſibilité d’un bonheur parfait, certain, & durable dans un état à venir, & convaincus évidemment qu’ils ne peuvent s’en aſſûrer ici-bas la poſſeſſion, tandis qu’ils bornent leur félicité à quelque petit plaiſir, ou à ce qui regarde uniquement cette vie, & qu’ils excluent les délices du Paradis du rang des choſes qui doivent faire une partie néceſſaire de leur bonheur, cependant leurs deſirs ne ſont point émus par ce plus grand Bien apparent, ni leurs volontez déterminées à aucune action ou à aucun effort qui tende à le leur faire obtenir.

§. 45.Pourquoi le plus grand Bien n’émeut pas la volonté, lors qu’il n’eſt pas deſiré. Les néceſſitez ordinaires de la Vie, en rempliſſent une grande partie par les inquiétudes de la faim, de la ſoif, du Chaud, du Froid, de la laſſitude cauſée par le travail, de l’envie de dormir, &c. lesquelles reviennent conſtamment à certains temps. Que ſi, outre les maux d’accident, nous joignons à cela les inquiétudes chimeriques, (comme la démangeaiſon d’acquerir des honneurs, du crédit, ou des richeſſes, &c.) que la Mode, l’Exemple ou l’Education nous rendent habituelles, & mille autres deſirs irréguliers qui nous ſont devenus naturels par la coûtume, nous trouverons qu’il n’y a qu’une très-petite portion de notre Vie qui ſoit aſſez exempte de ces ſortes d’inquiétudes pour nous laiſſer en liberté d’être attirez par un Bien abſent plus éloigné. Nous ſommes rarement dans une entiere quiétude, & aſſez dégagez de la ſollicitation des deſirs naturels ou artificiels, de ſorte que les inquiétudes qui ſe ſuccedent conſtamment en nous, & qui émanent de ce fonds que nos habitudes ont ſi fort groſſi, ſe ſaiſiſſant par tour de la Volonté, nous n’avons pas plûtôt terminé l’action à laquelle nous avons été engagez par une détermination particuliere de la Volonté, qu’une autre inquiétude eſt prête à nous mettre en œuvre, ſi j’oſe m’exprimer ainſi. Car comme c’eſt en éloignant les maux que nous ſentons & dont nous ſommes actuellement tourmentez, que nous nous délivrons de la Miſére ; & que c’eſt là par conſéquent, la prémiére choſe qu’il faut faire pour parvenir au bonheur, il arrive de là, qu’un Bien abſent, auquel nous penſons, que nous reconnoiſſons pour un vrai Bien, & qui nous paroît tel actuellement, mais dont l’abſence ne fait pas partie de notre Miſére, s’éloigne inſenſiblement de notre Eſprit pour faire place au ſoin d’écarter les inquiétudes actuelles que nous ſentons, jusqu’à ce que venant à contempler de nouveau ce Bien comme il le mérite, cette contemplation l’ait, pour ainſi dire, approché plus près de notre Eſprit, nous en ait donné quelque goût, & nous ait inſpiré quelque deſir, qui commençant dès lors à faire partie de notre préſente inquiétude, ſe trouve comme de niveau avec nos autres deſirs ; & à ſon tour détermine effectivement notre Volonté, à proportion de ſa véhémence, & de l’impreſſion qu’il fait ſur nous.

§. 46.Deux conſiderations excitent le deſir en nous. Ainſi en conſiderant & examinant comme il faut, quelque Bien que ce ſoit qui nous eſt propoſé, il eſt en notre puiſſance d’exciter nos deſirs d’une maniére proportionnée à l’excellence de ce Bien, qui par-là peut en temps & lieu opérer ſur notre Volonté & devenir actuellement l’objet de nos recherches. Car un Bien, pour grand qu’on le reconnoiſſe, n’affecte point notre Volonté, qu’il n’ait excité dans notre Eſprit des deſirs qui font que nous ne pouvons plus en être privez ſans inquiétude. Avant cela, nous ne ſommes point dans la ſphere de ſon activité, notre Volonté n’étant ſoûmiſe qu’à la détermination des inquiétudes qui ſe trouvent actuellement en nous, & qui, tant qu’elles y ſubſiſtent, ne ceſſent de nous preſſer, & de fournir à la Volonté le ſujet de ſa prochaine détermination, l’incertitude (lors qu’il s’en trouve dans l’Eſprit) ſe réduiſant uniquement à ſavoir, quel deſir doit être le prémier ſatiſait, quelle inquiétude doit être la prémiére éloignée. De là vient qu’auſſi long-temps qu’il reſte dans l’Eſprit quelque inquiétude, quelque deſir particulier, il n’y a aucun Bien, conſideré ſimplement comme tel, qui aît lieu d’affecter la Volonté, ou de la déterminer en aucune maniere, parce que, comme nous avons déjà dit, le prémier pas que nous faiſons vers le Bonheur tendant à nous délivrer entiérement de la miſére, & d’en éloigner tout ſentiment, la Volonté n’a pas le loiſir de viſer à autre choſe, jusqu’à ce que chaque inquiétude que nous ſentons, ſoit parfaitement diſſipée : & vu la multitude de beſoins & de deſirs dont nous ſommes comme aſſiégez dans l’état d’imperfection où nous vivons, il n’y a pas apparence que dans ce Monde nous nous trouvions jamais entiérement libres à cet égard.

§. 47.La puiſſance que nous avons de ſuſpendre chacun de nos deſirs, nous fournit le moyen d’examiner, avant que de nous déterminer à agir. Comme donc il ſe rencontre en nous un grand nombre d’inquiétudes qui nous preſſent ſans ceſſe, & qui ſont toûjours en état de déterminer la volonté, il eſt naturel, comme j’ai déja dit, que celle qui eſt la plus conſiderable & la plus véhémente, détermine la Volonté à l’Action prochaine. C’eſt-là en effet ce qui arrive pour l’ordinaire, mais non pas toûjours. Car l’Ame ayant le pouvoir de ſuſpendre l’accompliſſement de quelqu’un de ſes deſirs, comme il paroît évidemment par l’experience, elle et, par conſéquent, en liberté de les conſiderer tous l’un après l’autre, d’en examiner les Objets, de les obſerver de tous côtez, & de les comparer les uns avec les autres. C’eſt en cela que conſiſte la Liberté de l’Homme ; & c’eſt du mauvais uſage qu’il en fait que procede de toute cette diverſité d’égaremens, d’erreurs, & de fautes où nous nous précipitons dans la conduite de notre Vie & dans la recherche que nous faiſons du Bonheur ; lorsque nous déterminons trop promptement notre Volonté & que nous nous engageons trop tôt à agir, avant que d’avoir bien examiné quel parti nous devons prendre. Pour prévenir cet inconvenient, nous avons la puiſſance de ſuſpendre l’execution de tel ou tel deſir, comme chacun le peut éprouver tous les jours en ſoi-même. C’eſt-là, ce me ſemble, la ſource de toute Liberté ; c’eſt en quoi conſiſte, ſi je ne me trompe, ce que nous nommons, quoi qu’improprement, à mon avis, Libre Arbitre. Car en ſuſpendant ainſi nos deſirs avant que la Volonté ſoit déterminée à agir, & que l’action qui ſuit cette détermination, ſoit faite, nous avons, durant tout ce temps-là, la commodité d’examiner, de conſiderer, & de juger quel bien ou quel mal il y a dans ce que nous allons faire ; & lorsque nous avons jugé après un légitime examen, nous avons fait tout ce que nous pouvons ou devons faire en vûë de notre Bonheur : après quoi, ce n’eſt plus notre faute de deſirer, de vouloir, & d’agir conformément au dernier reſultat d’un ſincére examen : c’eſt plûtôt une perfection de notre Nature.

§. 48.Etre déterminé par ſon propre jugement n’eſt pas une choſe qui détruiſe la Liberté. Bien loin que ce ſoit là ce qui reſtraint ou abrege la Liberté, c’eſt ce qui en fait l’utilité & la perfection. C’eſt là, dis-je, la fin & le véritable uſage de la Liberté, au lieu d’en être la diminution : & plus nous ſommes éloignez de nous déterminer de cette maniére, plus nous ſommes près de la miſére & de l’eſclavage. En effet, ſuppoſez dans l’Eſprit une parfaite & abſoluë indifférence qui ne puiſſe être déterminée par le dernier Jugement qu’il ſait du Bien & du Mal dont il croit que ſon choix doit être ſuivi : une telle indifférence ſeroit ſi éloignée d’être une belle & avantageuſe qualité dans une Nature Intelligente, que ce ſeroit un état auſſi imparfait que celui où ſe trouveroit cette même Nature, ſi elle n’avoit pas l’indifférence d’agir ou de ne pas agir, juſqu’à ce qu’elle fût déterminée par ſa Volonté. Un Homme eſt en liberté de porter ſa main ſur ſa tête, ou de la laiſſer en repos, il eſt parfaitement indifférent à l’égard de l’une & de l’autre de ces choſes ; & ce ſeroit une imperfection en lui, ſi ce pouvoir lui manquoit, s’il étoit privé de cette indifférence. Mais ſa condition ſeroit auſſi imparfaite, s’il avoit la même indifférence, ſoit qu’il voulût lever ſa main, ou la laiſſer en repos, lorſqu’il voudroit défendre ſa tête ou ſes yeux d’un coup dont il ſe verroit prêt d’être frappé. C’eſt donc une auſſi grande perfection, que le deſir ou la puiſſance de préferer une choſe à l’autre ſoit déterminée par la Volonté : & plus cette détermination eſt fondée ſur de bonnes raiſons, plus cette perfection eſt grande. Bien plus : ſi nous étions déterminez par autre choſe, que par le dernier reſultat de notre Eſprit en vertu du jugement que nous avons fait du Bien ou du Mal attaché à une certaine action, nous ne ſerions point libres. Comme le vrai but de notre Liberté eſt que nous puiſſions obtenir le bien que nous choiſiſſons, chaque homme eſt par cela même dans la néceſſité, en vertu de ſa propre conſtitution, & en qualité d’Etre intelligent, de ſe déterminer à vouloir ce que ſes propres penſées & ſon Jugement lui repréſentent pour lors comme la meilleure choſe qu’il puiſſe faire : ſans quoi il ſeroit ſoûmis à la détermination de quelque autre que de lui-même, & par conſéquent privé de Liberté. Et nier que la Volonté d’un homme ſuive ſon Jugement dans chaque détermination particuliére, c’eſt dire qu’un homme veut & agir pour une fin qu’il ne voudroit pas obtenir, dans le temps même qu’il veut cette fin, & qu’il agit dans le deſſein de l’obtenir. Car ſi dans ce temps-là il la préfere en lui-même à toute autre choſe, il eſt viſible qu’il la juge alors la meilleure, & qu’il voudroit l’obtenir préferablement à toute autre, à moins qu’il ne puiſſe l’obtenir, & ne pas l’obtenir, la vouloir, & ne pas la vouloir en même temps : contradiction trop manifeſte pour pouvoir être admiſe.

§.49.Les agents les plus libres ſont déterminez de cette maniére. Si nous jettons les yeux ſur ces Etres ſupérieurs qui ſont au deſſus de nous & qui jouïſſent d’une parfaite félicité, nous aurons ſujet de croire qu’ils ſont plus fortement déterminez au choix du Bien, que nous ; & cependant nous n’avons pas raiſon de nous figurer qu’ils ſoient moins heureux ou moins libres que nous. Et s’il convenoit à de pauvres Créatures bornées comme nous ſommes, de juger ce que pourroit faire une Sageſſe & une Bonté infinie, je croi que nous pourrions dire, que Dieu lui-même ne ſauroit choiſir ce qui n’eſt pas bon, & que la Liberté de cet Etre tout-puiſſant ne l’empêche pas d’être déterminé par ce qui eſt le meilleur.

§. 50.Une conſtante détermination vers le bonheur ne diminuë point la Liberté. Mais pour faire connoître exactement en quoi conſiſte l’erreur où l’on tombe ſur cet article particulier de la Liberté, je demande s’il y a quelqu’un qui voulût être Imbecille, par la raiſon qu’un Imbecille eſt moins déterminé par de ſages reflexions, qu’un homme de bon ſens ? Donner le nom de Liberté au pouvoir de faire le fou & de ſe rendre le jouet de la honte & de la miſére, n’eſt-ce pas ravaler un ſi beau nom ? Si la Liberté conſiſte à ſecouër le joug de la Raiſon & à n’être point ſoûmis à la néceſſité d’examiner & de juger, par où nous ſommes empêchez de choiſir ou de faire ce qui eſt le pire ; ſi c’eſt-là, dis-je, la véritable Liberté, les Fous & les Inſenſez ſeront les ſeuls Libres. Mais je ne croi pas, que pour l’amour d’une telle Liberté perſonne voulût être fou, hormis ceux qui le ſont déja. Perſonne, je penſe, ne regarde le deſir conſtant d’être heureux, & la néceſſité qui nous eſt impoſée d’agir en vûë du bonheur, comme une diminution de ſa Liberté, ou du moins comme une diminution dont il s’aviſe de ſe plaindre. Dieu lui-même eſt ſoûmis à la néceſſité d’être heureux : & plus un Etre intelligent eſt dans une telle néceſſité, plus il approche d’une perfection & d’une félicité infinie. Afin que dans l’état d’ignorance où nous nous trouvons, nous puiſſions éviter de nous méprendre dans le chemin du veritable Bonheur, foibles comme nous ſommes & d’un eſprit extrêmement borné, nous avons le pouvoir de ſuſpendre chaque deſir particulier qui s’excite en nous, & d’empêcher qu’il ne détermine la Volonté & ne nous porte à agir. Ainſi, ſuſpendre un deſir particulier, c’eſt comme s’arrêter où l’on n’eſt pas aſſez bien aſſûré du chemin. Examiner, c’eſt conſulter un guide ; & Déterminer ſa volonté après un ſolide examen, c’eſt ſuivre la direction de ce guide : & celui qui a le pouvoir d’agir ou de ne pas agir ſelon qu’il eſt dirigé par une telle détermination, eſt un Agent libre ; & cette détermination ne diminuë en aucune maniére ce Pouvoir, en quoi conſiſte la Liberté. Un Priſonnier dont les chaînes viennent à ſe détacher & à qui les portes de la Priſon ſont ouvertes, eſt parfaitement en liberté, parce qu’il peut s’en aller ou demeurer ſelon qu’il le trouve à propos, quoi qu’il puiſſe être déterminé à demeurer, par l’obſcurité de la nuit, ou par le mauvais temps, où faute d’autre Logis où il pût ſe retirer. Il ne ceſſe point d’être libre, quoi que le deſir de quelque commodité qu’il peut avoir en priſon, l’engage à y reſter, & détermine abſolument ſon choix de ce côté-là.

§. 51.La Néceſſité de rechercher le véritable Bonheur eſt le fondement de la Liberté. Comme donc la plus haute perfection d’un Etre Intelligent conſiſte à s’appliquer ſoigneuſement & conſtamment à la recherche du véritable & ſolide Bonheur, de même le ſoin que nous devons avoir, de ne pas prendre pour une félicité réelle celle qui n’eſt qu’imaginaire, eſt le fondement néceſſaire de notre Liberté. Plus nous ſommes liez à la recherche invariable du Bonheur en général qui eſt notre plus grand Bien, & qui comme tel ne ceſſe jamais d’etre l’objet de nos deſirs, plus Volonté ſe trouve dégagée de la néceſſité d’être déterminée à aucune action particulière & de complaire au deſir qui nous porte vers quelque Bien particulier qui nous paroît alors le plus important, juſqu’à ce que nous ayions examiné avec toute l’application néceſſaire, ſi effectivement ce Bien particulier ſe rapporte ou s’oppoſe à notre veritable Bonheur. Et ainſi juſqu’à ce que par cette recherche nous ſoyions autant inſtruits que l’importance de la matiére & la nature de la choſe l’exigent, nous ſommes obligez de ſuſpendre la ſatisfaction de nos deſirs dans chaque cas particulier, & cela par la néceſſité qui nous eſt impoſée de préferer & de rechercher le véritable Bonheur comme notre plus grand Bien.

§. 52.Pourquoi ? C’eſt ici le pivot ſur lequel roule toute la Liberté des Etres Intelligens dans les continuels efforts qu’ils employent pour arriver à la véritable félicité, & dans la vigoureuſe & conſtante recherche qu’ils en font, je veux dire ſur ce qu’ils peuvent ſuſpendre cette recherche dans les cas particuliers, juſqu’à ce qu’ils ayent regardé devant eux, & reconnu ſi la choſe qui leur eſt alors propoſée, ou dont ils deſirent la jouïſſance, peut les conduire à leur principal but, & faire une partie réelle de ce qui conſtituë leur plus grand Bien. Car l’Inclination qu’ils ont naturellement pour le Bonheur, leur eſt une obligation & un motif de prendre ſoin de ne pas méconnoître ou manquer ce Bonheur, & par-là les engage néceſſairement à ſe conduire, dans la direction de leurs actions particulières, avec beaucoup de retenuë, de prudence, & de circonſpection. La même néceſſité qui détermine à la recherche du vrai Bonheur, emporte auſſi une obligation indiſpenſable de ſuſpendre, d’examiner, & de conſiderer avec circonſpection chaque deſir qui s’éleve ſucceſſivement en nous, pour voir ſi l’accompliſſement n’en eſt pas contraire à notre veritable bonheur, de ſorte qu’il nous en éloigne au lieu de nous y conduire. C’eſt là, ce me ſemble, le grand privilege des Etres finis doûez d’intelligence ; & je ſouhaiterois fort qu’on prît la peine d’examiner avec ſoin, ſi ([7]) le grand mobile, & l’uſage le plus important de toute la Liberté que les hommes ont, qu’ils ſont capables d’avoir, ou qui peut leur être de quelque avantage, de celle d’où dépend la conduite de leurs actions, ne conſiſte point en ce qu’ils peuvent ſuſpendre leurs deſirs & les empêcher de déterminer leur volonté à quelque action particuliére, juſqu’à ce que l’importance de la choſe le requiert. C’eſt ce que nous ſommes capables de faire ; & quand nous l’avons fait, nous avons fait notre devoir & tout ce qui eſt en notre puiſſance, & dans le fond, tout ce qui eſt néceſſaire : car puiſqu’on ſuppoſe que c’eſt la connoiſſance qui règle le choix de la Volonté, tout ce que nous pouvons faire ici, ſe réduit à tenir nos volontez indéterminées juſqu’à ce que nous ayions examiné le bien & le mal de ce que nous deſirons. Ce qui ſuit après cela, vient par une ſuite de conſéquences enchainées l’une à l’autre, qui dépendent toutes de la derniére détermination du Jugement, laquelle eſt en notre pouvoir, ſoit qu’elle ſoit formée ſur un examen fait à la hâte & d’une maniére précipitée, ou mûrement & avec toutes les précautions requiſes, l’expérience nous faiſant voir que dans la plûpart des cas nous ſommes capables de ſuſpendre l’accompliſſement préſent de quelque deſir que ce ſoit.

§. 53.La grande perfection de la Liberté conſiſte à maîtriſer ſes propres paſſions. Mais ſi quelque trouble exceſſif vient à s’emparer entierement de notre Ame, ce qui arrive quelquefois, comme lorſque la douleur d’une cruelle torture, un mouvement impetueux d’amour, de colère ou de quelque autre violente paſſion, nous entraînent avec rapidité & ne nous donnent pas la liberté de penſer, en ſorte que nous ne ſommes pas aſſez maîtres de nous-mêmes pour conſiderer & examiner les choſes à fond & ſans préjugé ; dans ce cas-là Dieu qui connoit notre fragilité, qui compatit à notre foibleſſe, qui n’exige rien de nous au delà de ce que nous pouvons faire, & qui voit ce qui étoit & n’étoit pas en notre pouvoir, nous jugera comme un Pére tendre & plein de compaſſion. Mais comme la juſte direction de notre conduite par rapport au véritable bonheur, dépend du ſoin que nous prenons de ne pas ſatisfaire trop promptement nos deſirs, de moderer & de reprimer nos Paſſions, en ſorte que notre Entendement puiſſe avoir la liberté d’examiner, & la Raiſon, celle de juger ſans aucune prévention ; ce ſoin-là devroit faire notre principale étude. C’eſt en cette rencontre que nous devrions tâcher de faire prendre à notre Eſprit le goût du bien ou du mal, réel & effectif qui ſe trouve dans les choſes, & ne pas permettre qu’un Bien excellent & conſiderable, que nous reconnoiſſons ou ſuppoſons pouvoir être obtenu, nous échappe de l’Eſprit, ſans y laiſſer aucun goût, aucun deſir de lui-même, juſqu’à ce que par une juſte conſideration de ſon véritable prix, nous ayions excité en nous des appetits proportionnez à ſon excellence, & que nous nous ſoyions mis dans une telle diſpoſition à ſon égard que ſa privation nous rende inquiets, ou bien la crainte de le perdre lorſque nous le poſſedons. Il eſt aiſé à chacun en particulier d’éprouver juſqu’où cela eſt en ſon pouvoir, en formant en lui-même les réſolutions qu’il eſt capable d’accomplir. Et que perſonne ne diſe ici qu’il ne ſauroit maîtriſer ſes paſſions, ni empêcher qu’elles ne ſe déchainent & ne le forcent d’agir ; car ce qu’il peut faire devant un Prince, ou un grand Seigneur, il peut le faire, s’il veut, lorſqu’il eſt ſeul, ou en la préſence de Dieu.

§. 54.Comment il arrive que les Hommes ne tiennent pas tous la même conduite. Par ce que nous venons de dire, il eſt aiſé d’expliquer comment il arrive, que, quoi que tous les hommes deſirent d’être heureux, ils ſont pourtant entraînez par leur volonté à des choſes ſi oppoſées, & quelques-uns par conſéquent à ce qui eſt mauvais en ſoi-même. Sur quoi je dis que tous ces différens choix que les hommes ſont dans ce Monde, quelque oppoſez qu’ils ſoient, ne prouvent point que les Hommes ne viſent pas tous à la recherche du Bien, mais ſeulement que la même choſe n’eſt pas également bonne pour chacun d’eux. Cette variété de recherche montre que chacun ne place pas le bonheur dans la jouïſſance de la même choſe, ou qu’il ne choiſit pas le même chemin pour y parvenir. Si les intérêts de l’Homme ne s’étendoient point au delà de cette Vie, la raiſon pourquoi ceux-ci ſe plongeroient dans le luxe & dans la débauche, & pourquoi ceux-là préferant la Temperance à la Volupté, ſe feroient un plaiſir d’amaſſer des richeſſes, la raiſon, dis-je, de cette diverſité d’inclinations ne procederoit pas de ce que chacun d’eux n’auroit pas en vûë ſon propre bonheur, mais ſeulement de ce qu’ils placeroient leur bonheur dans des choſes différentes. C’eſt pourquoi cette réponſe qu’un Medecin fit un jour à un homme qui avoit mal aux yeux, étoit fort raiſonnable, Si vous prenez plus de plaiſir au goût du vin qu’a l’uſage de la Vûë, le vin vous eſt fort bon : mais ſi le plaiſir de voir vous paroit plus grand que celui de boire, le vin vous eſt fort mauvais.

§. 55. L’Ame a différens Goûts auſſi bien que le Palais ; & ſi vous prétendiez faire aimer à tous les Hommes la gloire ou les richeſſes, auxquelles pourtant certaines perſonnes attachent entierement leur Bonheur, vous y travaillerez auſſi inutilement que ſi vous vouliez ſatisfaire le goût de tous les hommes en leur donnant du fromage ou des huîtres, qui ſont des mets fort exquis pour certaines gens, mais extrêmement dégoutans pour d’autres, de ſorte que bien des perſonnes préfereroient avec raiſon les incommoditez de la faim la plus piquante à ces mets que d’autres mangent avec tant de plaiſir. C’étoit là, je croi, la raiſon pourquoi les Anciens Philoſophes cherchoient inutilement ſi le Souverain Bien conſiſtoit dans les Richeſſes, ou dans les Voluptez du Corps, ou dans la Vertu, ou dans la Contemplation. Ils auroient pû diſputer avec autant de raiſon, s’il falloit chercher le goût le plus délicieux dans les Pommes, les Prunes, ou les Abricots, & ſe partager ſur cela en différentes Sectes. Car comme les Goûts agréables ne dépendent pas des choſes mêmes, mais de la convenance qu’ils ont avec tel ou tel Palais, en quoi il y a une grande diverſité, de même le plus grand bonheur conſiſte dans la jouïſſance des choſes qui produiſent le plus grand plaiſir, & dans l’abſence de celles qui cauſent quelque trouble & quelque douleur : choſes qui ſont fort différentes par rapport à différentes perſonnes. Si donc les hommes n’avoient d’eſpérance & ne pouvoient goûter de plaiſir que dans cette Vie, ce ne ſauroit point une choſe étrange ni déraiſonnable qu’ils fiſſent conſiſter leur félicité à éviter toutes les choſes qui leur cauſent ici-bas quelque incommodité, & à rechercher tout ce qui leur donne du plaiſir ; & l’on ne devroit point être ſurpris de voir ſur tout cela une grande varieté d’inclinations. Car s’il n’y a rien à eſperer au delà du Tombeau, la conſéquence eſt ſans doute fort juſte, Mangeons & bûvons, jouïſſons de tout ce qui nous fait plaiſir, car demain nous mourrons. Et cela peut ſervir, ce me ſemble, à nous faire voir la raiſon pourquoi, bien que tous les hommes deſirent d’être heureux, ils ne ſont pourtant pas émus par le même Objet. Les hommes pourroient choiſir différentes choſes, & cependant faire tous un bon choix, ſuppoſé que ſemblables à une troupe de chetifs Inſectes, quelques-uns comme les Abeilles aimaſſent les Fleurs & le doux ſuc qu’ils en recueillent, & d’autres comme les Eſcarbots ſe pluſſent à quelque autre choſe ; & qu’après avoir paſſé une certaine ſaiſon ils ceſſaſſent d’être, pour ne plus exiſter.

§. 56.Ce qui engage les Hommes à faire de mauvais choix. Ces choſes duement conſiderées nous donnerons, à mon avis, une claire connoiſſance de l’Etat de la Liberté de l’Homme. Il eſt viſible que la Liberté conſiſte dans la Puiſſance de faire ou de ne pas faire, de faire ou de s’empêcher de faire, ſelon ce que nous voulons. C’eſt ce qu’on ne ſauroit nier. Mais comme cela ſemble ne comprendre que les actions qu’un homme fait en conſéquence de ſa Volition, on demande encore ſi l’homme eſt en liberté de vouloir ou non. A quoi l’on a déjà répondu, que dans la plûpart des cas un homme n’eſt pas en liberté de ne pas vouloir ; qu’il eſt obligé de produire un acte de ſa Volonté d’où s’enſuit l’exiſtence ou la non-exiſtence de l’action propoſée. Il y a pourtant un cas où l’Homme eſt en liberté par rapport à l’action de vouloir : c’eſt lorſqu’il s’agit de choiſir un bien éloigné comme une fin à obtenir. Dans cette occaſion un homme peut ſuſpendre l’acte de ſon choix : il peut empêcher que cet Acte ne ſoit déterminé pour ou contre la choſe propoſée, juſqu’à ce qu’il ait examiné ſi la choſe eſt, de ſa nature & dans ſes conſéquences, véritablement propre à le rendre heureux ou non. Car lorſqu’il a une fois choiſie, & que par-là elle eſt venüe à faire partie de ſon bonheur, elle excite un deſir en lui : & ce deſir lui cauſe, à proportion de ſa violence, une inquiétude qui détermine ſa Volonté, & lui fait entreprendre la pourſuite de ſon choix dans toutes les occaſions qui s’en préſentent. Et ici, nous pouvons voir comment il arrive qu’un homme peut ſe rendre juſtement digne de punition : quoi qu’il ſoit indubitable que dans toutes les actions particulières qu’il veut, il veut néceſſairement ce qu’il juge être bon dans le temps qu’il le veut. Car bien que ſa Volonté ſoit toûjours déterminée à ce que ſon Entendement lui fait juger être bon, cela ne l’excuſe pourtant pas : parce que par un choix précipité qu’il a fait lui-même, il s’eſt impoſé de fauſſes meſures du Bien & du Mal, qui toutes fauſſes & trompeuſes qu’elles ſont, ont autant d’influence ſur toute ſa conduite à venir, que ſi elles étoient juſtes & véritables. Il a corrompu ſon palais, & doit être reſponſable à lui-même de la maladie & de la mort qui s’en enſuit. La Loi éternelle & la nature des choſes ne doit pas être alterée pour être adaptée à ſon choix mal reglé. Si l’abus qu’il a fait de cette Liberté qu’il avoit d’examiner ce qui pourroit ſervir réellement & veritablement ſon bonheur, c’eſt à ſon propre choix qu’il faut en attribuer la cauſe. Il avoit le pouvoir de ſuſpendre la détermination : ce pouvoir lui avoit été donné afin qu’il pût examiner, prendre ſoin de ſa propre felicité, & voir de ne pas ſe tromper ſoi-même : & il ne pouvoit point juger qu’il valût mieux être trompé que de ne l’être pas, dans un point d’une ſi haute importance, & qui le touche de ſi près. Ce que nous avons dit juſqu’ici, peut encore nous faire voir la raiſon pourquoi les Hommes ſe déterminent dans ce Monde à différentes choſes, & recherchent le bonheur par des chemins oppoſez. Mais comme ils ont conſtamment & ſerieuſement les mêmes penſées à l’égard du Bonheur & de la Miſére, il reſte toûjours à examiner, d’où vient que les Hommes préferent ſouvent le pire à ce qui eſt meilleur ; & choiſiſſent ce qui de leur propre aveu, les a rendus miſerables.

§. 57. Pour rendre raiſon de tous les Chemins différens & oppoſez que les Hommes prennent dans ce Monde, quoi que tous aſpirent également au Bonheur, il faut conſiderer d’où naiſſent les diverſes inquiétudes qui déterminent la Volonté au choix de chaque action volontaire.

I.Les Douleurs du Corps. Quelques-unes proviennent de certaines cauſes qui ne ſont pas en notre puiſſance, comme ſont fort ſouvent les Douleurs du Corps, produites par l’indigence, la maladie, ou quelque force extérieure, comme la torture, &c. leſquelles agiſſant actuellement & d’une maniére violente ſur l’Eſprit des hommes, forcent pour l’ordinaire leur volonté, les détournent du chemin de la Vertu, forcent pour l’ordinaire leur volonté, les détournent du chemin de la Vertu, les contraignent d’abandonner le parti de la Piété & de la Religion, & de renoncer à ce qu’ils croyoient auparavant propre à les rendre heureux ; & cela, parce que tout homme ne tâche pas, ou n’eſt pas capable d’exciter en ſoi-même, par la contemplation d’un Bien éloigné & à venir, des déſirs de ce Bien qui ſoient aſſez puiſſans pour contrebalancer l’inquiétude que lui cauſent ces tourmens corporels, & pour conſerver ſa Volonté conſtamment fixée au choix des actions qui conduiſent au Bonheur qu’il attend après cette vie. C’eſt dequoi le Monde nous fournit une infinité d’exemples ; l’on peut trouver dans tous les Païs & dans tous les temps aſſez de preuves de cette commune obſervation « Que la neceſſité entraîne les preuves de cette commune obſervation » hommes à des actions honteuſes, Neceſſitas cogit ad turpia. C’eſt pourquoi nous avons grand ſujet de prier Dieu, ** Matib. VI. Qu’il ne nous induiſe point en tentation.

II.Les Deſirs cauſez par de faux Jugemens. Il y a d’autres inquiétudes qui procedent des deſirs que nous avons d’un Bien abſent, de ſorte que c’eſt de là qu’ils dépendent auſſi bien que du goût que nous en concevons : deux conſiderations qui nous font tomber en divers égaremens ; & toûjours par notre propre faute.

§. 58.Le Jugement préſent que nous faiſons du Bien ou du Mal eſt toûjours droit. J’examinerai, en prémier lieu, les faux jugemens que les Hommes font du Bien & du Mal à venir, par où leurs deſirs ſont ſeduits : car pour ce qui eſt de la félicité & de la miſére préſente, lorſque la reflexion ne va pas plus loin, & que toutes conſéquences ſont entierement miſes à quartier, l’Homme ne choiſit jamais le mal. Il connoit ce qui lui plaît le plus ; & il s’y porte actuellement. Or les choſes conſiderées entant qu’on en jouït actuellement, ſont ce qu’elles ſemblent être : dans ce cas, le bien apparent, & réel n’eſt qu’une ſeule & même choſe. Car la Douleur ou le Plaiſir étant juſtement auſſi considérables qu’on les ſent, & pas d’avantage, le Bien ou le Mal préſent eſt réellement auſſi grand qu’il paroît. Et par conſéquent, ſi chacune de nos Actions étoit renfermée en elle-même, ſans traîner aucune conſéquence après elle, nous ne pourrions jamais nous méprendre dans le choix que nous ferions du Bien : mais infailliblement, nous prendrions toûjours le meilleur parti. Que dans le même temps la peine qui ſuit un honnête travail ſe préſentât à nous d’un côté, & de l’autre la néceſſité de mourrir de faim & de froid, perſonne ne balanceroit à choiſir. Si l’on offroit tout à la fois à un homme le moyen de contenter quelque paſſion préſente, & la jouïſſance actuelle des Délices du Paradis, il n’auroit garde d’héſiter le moins du monde, ou de ſe méprendre dans la détermination de ſon choix.

§. 59. Mais parce que nos Actions volontaires ne produiſent pas juſtement dans le temps de leur éxecution tout le Bonheur & toute la Miſére qui en dépend, mais qu’elles ſont des cauſes antécedentes du Bien & du Mal, qu’elles entraînent après elles & attirent ſur nous après même qu’elles ont ceſſé d’exiſter ; par cette raiſon nos deſirs s’étendent au delà du plaiſir préſent, & nous obligent à jetter les yeux ſur le Bien abſent, ſelon que nous le jugeons néceſſaire pour faire, ou pour augmenter notre Bonheur. C’eſt cette opinion que nous avons de ſa néceſſité qui nous attire à lui ; & ſans cela, un Bien abſent ne nous touche point. Car dans cette petite meſure de capacité que nous éprouvons en nous-mêmes, & à quoi nous ſommes tous accoûtumez, nous ne jouïſſons que d’un ſeul plaiſir à la fois, qui tandis qu’il dure, ſuffit pour nous perſuader que nous ſommes heureux, ſi dans ce même temps nous ſommes degagez de toute inquiétude. C’eſt pourquoi tout Bien qui eſt éloigné, ou même qui nous eſt actuellement offert, ne nous émeut point, parce que l’indolence, & la jouïſſance actuelle de quelque autre Bien ſuffiſant à notre Bonheur préſent, nous ne nous ſoucions pas de courir le hazard du changement, par la raiſon qu’étant contens nous nous croyons déja heureux, ce qui ſuffit : car qui eſt content, eſt heureux. Mais dès que quelque nouvelle inquiétude vient à la traverſe, ce bonheur eſt interrompu ; & nous voilà engagez de nouveau à courir après le Bonheur.

§. 60. Par conſéquent, une des grandes raiſons pourquoi les Hommes ne ſont pas excitez à deſirer le plus grand Bien abſent, c’eſt ce penchant qu’ils ont à conclurre qu’ils peuvent être heureux ſans en jouïr. Car tandis qu’ils ſont préoccupez de cette penſée, les Délices d’un état à venir ne les touchent point : ils ne s’en mettent pas fort en peine, & ne les deſirent que foiblement. Et la Volonté n’étant point déterminée par ces ſortes de deſirs, s’abandonne à la recherche des plaiſirs plus prochains, uniquement appliquée à ſe delivrer de l’inquiétude que lui cauſe alors l’abſence de ces plaiſirs, ou l’envie de les poſſeder. Mais que ces choſes ſe préſentent à l’Homme dans un autre point de vûë ; qu’il voye que la Vertu & la Religion ſont néceſſaires à ſon Bonheur ; qu’il jette les yeux ſur cet état à venir qui doit être accompagné de bonheur ou de miſére ſelon la ſage diſpenſation de Dieu ; & qu’il ſe repréſente ce juſte Juge prêt à rendre à chacun ſelon ſes œuvres, en donnant la Vie éternelle à ceux qui par leur perſeverance à bien faire, cherchent la gloire, l’honneur & l’immortalité, & en répandant ſur l’Ame de tout homme qui ſait le mal les effets de ſon indignation & de ſa fureur, l’affliction & l’angoiſſe ; qu’un homme, dis-je, ſe forme une juſte idée de ce différent état de Bonheur ou de Miſére, deſtiné aux hommes après cette vie ſelon qu’ils ſeront conduits dans ce Monde ; dès-lors les Règles du Bien ou du Mal qui déterminent ſon choix, ſeront tout autres à ſon égard. Car puiſque les plaiſirs & les peines de ce Monde ne peuvent avoir aucune proportion avec le Bonheur éternel ou la Miſére extrême que l’Ame doit ſouffrir après cette vie, un tel homme ne réglera pas les actions qui ſont en ſa puiſſance par rapport aux plaiſirs paſſagers ou à la douleur dont elles ſont accompagnées ou ſuivies ici-bas, mais ſelon qu’elles peuvent contribuer à lui aſſûrer la poſſeſſion de cette parfaite & éternel félicité qu’il attend après cette vie.

§. 61.Idée plus particuliére des faux Jugemens des Hommes. Mais pour rendre plus particulierement raiſon de la Miſére où les Hommes ſe précipitent ſouvent d’eux-mêmes, quoi qu’ils recherchent tous le Bonheur avec une entiére ſincerité, il faut conſiderer comme les choſes viennent à être repréſentées à nos Deſirs ſous des apparences trompeuſes, ce qui vient du faux Jugement que nous portons de ces choſes. Et pour voir juſqu’où cela s’étend, & quelles ſont les cauſes de ces faux Jugemens, il faut ſe reſſouvenir que les choſes ſont jugées bonnes ou mauvaiſes en deux ſens.

Prémiérement, ce qui eſt proprement bon ou mauvais, n’eſt autre choſe que le Plaiſir ou la Douleur : & en ſecond lieu, comme ce qui eſt le propre objet de nos deſirs, & qui eſt capable de toucher une Créature doûée de prévoyance, n’eſt pas ſeulement la ſatisfaction & la douleur préſente, mais encore ce qui par ſon efficace ou par ſes ſuites eſt propre à produire ces ſentimens en nous, à une certaine diſtance de temps, on conſidére auſſi comme bonnes & mauvaiſes les choſes qui ſont ſuivies de Plaiſir & de Douleur.

§. 62. Le faux Jugement qui nous ſeduit, & qui détermine ſouvent la Volonté au plus méchant parti, conſiſte à faire une mauvaiſe évaluation ſur les diverſes comparaiſons du Bien & du Mal conſiderez dans les choſes capables de nous cauſer du plaiſir & de la douleur. Le faux Jugement dont je parle en cet endroit, n’eſt pas ce qu’un homme peut penſer de la détermination d’un autre homme, mais ce que chacun doit confeſſer en ſoi-même être déraiſonnable. Car après avoir poſé pour fondement indubitable, Que tout Etre Intelligent cherche réellement le Bonheur, qui conſiſte dans la jouïſſance du Plaiſir ſans aucun mélange conſiderable d’inquiétude, il eſt impoſſible que perſonne pût rendre volontairement ſa condition malheureuſe, ou négliger une qui ſeroit en ſon pouvoir & contribueroit à ſa propre ſatisfaction & à l’accompliſſement de ſon bonheur, s’il n’y étoit porté par un faux Jugement. Je ne prétens point parler ici de ces ſortes de mépriſes qui font ſuites d’une erreur invincible, & qui méritent à peine le nom de faux Jugement : je ne parle que de ce faux Jugement qui eſt tel par la propre confeſſion que chaque Homme en doit faire en lui-même.

§. 63.I. Faux Jugement dans la comparaiſon du préſent & de l’avenir.
* Voyez ci-deſſus. §. 58. pag. 210.
Prémiérement donc, pour ce qui eſt du Plaiſir & de la Douleur que nous ſentons actuellement, l’Ame ne ſe méprend jamais dans le jugement qu’elle fait du Bien ou du Mal réel, comme * nous avons déjà dit ; car ce qui eſt le plus grand plaiſir, ou la plus grande douleur, eſt juſtement tel qu’il paroît. Mais quoi que la différence & les degrez du Plaiſir préſent & de la Douleur préſente ſoient ſi viſibles qu’on ne puiſſe s’y méprendre, cependant lorſque nous comparons ce Plaiſir ou cette Douleur avec un Plaiſir ou une Douleur à venir, (& c’eſt pour l’ordinaire ſur cela que roulent les plus importantes déterminations de la Volonté) nous faiſons ſouvent de faux Jugemens, en ce que nous meſurons ces deux ſortes de plaiſirs & de douleurs par la différente diſtance où elles ſe trouvent à notre égard. Comme les Objets qui ſont près de nous, paſſent aiſément pour être plus grands que d’autres d’une plus vaſte circonférence qui ſont plus éloignez, de même à l’égard des Biens & des Maux, le préſent prend ordinairement le deſſus ; & dans la comparaiſon ceux qui ſont éloignez, ont toûjours du desavantage. Ainſi la plûpart des Hommes, ſemblables à des héritiers prodigues, ſont portez à croire qu’un petit Bien préſent eſt préferable à de grands Biens à venir ; de ſorte que la poſſeſſion préſente de peu de choſe ils renoncent à un grand héritage qui ne pourroit leur manquer. Or, que ce ſoit là un faux Jugement, chacun doit le reconnoître, en quoi que ce ſoit qu’il faſſe conſiſter ſon plaiſir, parce que ce qui eſt à venir, doit certainement devenir préſent un jour ; & alors ayant le même avantage de proximité, il ſe fera voir dans ſa juſte grandeur & mettra en jour la prévention déraiſonnable de celui qui a jugé de ſon prix par des meſures inégales. Si dans le même moment qu’un homme prend un verre en main, ([8]) le plaiſir qu’il trouve à boire étoit accompagné de cette douleur de tête & de ces maux d’eſtomac qui ne manquent pas d’arriver à certaines gens, peu d’heures après qu’ils ont trop bû, je ne croi pas que jamais perſonne voulût à ces conditions goûter du vin du bout des lèvres, quelque plaiſir qu’il prît à en boire ; & cependant, ce même homme ſe remplit tous les jours cette dangereuſe liqueur, uniquement déterminé à choiſir le plus mauvais par la ſeule illuſion que lui fait une petite différence de temps. Mais ſi le Plaiſir ou la Douleur diminuë ſi fort par le ſeul éloignement de peu d’heures, à combien plus forte raiſon une plus grande diſtance produira-t-elle le même effet dans l’Eſprit d’un homme qui ne fait point, par un juſte examen de la choſe même, ce que le temps l’obligera de faire en la lui mettant actuellement devant les yeux, c’eſt-à-dire qui ne la conſidére pas comme préſente pour en connoître au juſte les véritables dimenſions ? C’eſt ainſi que nous nous trompons ordinairement nous-mêmes par rapport au Plaiſir & à la Douleur conſidérez en eux-mêmes, ou par rapport aux véritables dégrez de Bonheur ou de Miſére que les choſes ſont capables de produire. Car ce qui eſt à venir perdant la juſte proportion à notre égard, nous préferons le préſent comme plus conſiderable. Je ne parle point ici de ce faux Jugement par lequel ce qui eſt abſent n’eſt pas ſeulement diminué, mais tout-à-fait anéanti dans l’Eſprit des hommes ; quand ils jouïſſent de tout ce qu’ils peuvent obtenir pour le préſent, & s’en mettent en poſſeſſion, concluant fauſſement qu’il n’en arrivera aucun mal : car cela n’eſt pas fondé ſur la comparaiſon qu’on peut faire de la grandeur d’un Bien & d’un Mal à venir, dequoi nous parlons préſentement, mais ſur une autre eſpèce de faux Jugement qui regarde le Bien ou le Mal conſidérez comme la cauſe & l’occaſion du plaiſir & de la douleur qui en doit provenir.

§. 64.Quelles en ſont les cauſes. C’eſt, ce me ſemble, la foible & étroite capacité de notre Eſprit qui eſt la cauſe des Faux Jugemens que nous faiſons en comparant le Plaiſir préſent ou la Douleur préſente avec un Plaiſir ou une Douleur à venir. Nous ne ſaurions bien jouïr de deux plaiſirs à la fois ; & moins encore pouvons-nous guere jouïr d’aucun plaiſir dans le temps que nous ſommes obſedez par la Douleur. Le plaiſir préſent, s’il n’eſt extrémement foible, juſqu’à n’être preſque rien du tout, remplit l’étroite capacité de notre Ame ; & par-là s’empare de toute notre Eſprit en ſorte qu’il y laiſſe à peine aucune penſée de choſes abſentes. Ou ſi parmi nos Plaiſirs il s’en trouve quelques-uns qui ne nous frappent point aſſez vivement pour nous détourner de la conſideration des choſes éloignées, nous avons pourtant une telle averſion pour la Douleur, qu’une petite douleur éteint tous nos plaiſirs. Un peu d’amertume mêlée dans la coupe, nous empêche d’en goûter la douceur ; & de là vient que nous deſirons à quelque prix que ce ſoit d’être délivrez du Mal préſent, que nous ſommes portez à croire plus rude que tout autre Mal abſent ; parce qu’au milieu de la Douleur qui nous preſſe actuellement, nous ne nous trouvons capables d’aucun dégré de Bonheur. Les plaintes qu’on entend faire tous les jours aux Hommes, en ſont une bonne preuve, car le Mal que chacun ſent actuellement, eſt toûjours le plus rude de tous, témoin ces cris qu’on entend ſortir ordinairement de la bouche de ceux qui ſouffrent, Ah ! toute autre douleur plûtôt que celle-ci : Rien ne peut être plus inſupportable que ce que j’endure préſentement. C’eſt pour cela que nous employons tous nos efforts & toutes nos penſées à nous délivrer avant toutes choſes du Mal préſent, conſiderans cette délivrance comme la prémiére condition abſolument néceſſaire pour nous rendre heureux, quoi qu’il en puiſſe arriver. Dans le fort de la paſſion, nous nous figurons que rien ne peut ſurpaſſer, ou preſque égaler l’inquiétude qui nous preſſe ſi violemment. Et parce que l’abſtinence d’un plaiſir préſent qui s’offre à nous, eſt une douleur, & qui même eſt ſouvent très-aiguë, à cauſe de la violence du déſir qui eſt enflammé par la proximité & par les attraits de l’Objet, il ne faut pas s’étonner qu’un ſentiment agiſſe de la même maniere que la douleur, qu’il diminuë dans notre Eſprit l’idée de ce qui eſt à venir ; & que par conſéquent il nous force, pour ainſi dire, à l’embraſſer aveuglément.

§. 65. Ajoûtez à cela, qu’un Bien abſent, ou ce qui eſt la même choſe, un plaiſir à venir, & ſur tout, s’il eſt d’une eſpèce de plaiſirs qui nous ſoient inconnus, eſt rarement capable de contrebalancer une inquiétude cauſée par une douleur, ou un deſir actuellement préſent. Car la grandeur de ce plaiſir ne pouvant s’étendre au delà du goût qu’on en recevera réellement quand on en aura la jouïſſance, les Hommes ont aſſez de penchant à diminuër ce plaiſir à venir, pour lui faire ceder la place à quelque deſir préſent, & à conclurre en eux-mêmes, que quand on en viendroit à l’épreuve il ne répondroit peut-être pas à l’idée qu’on en donne, ni à l’opinion qu’on en a généralement, ayant ſouvent trouvé par leur propre expérience que non ſeulement les plaiſirs que d’autres ont exalté, leur ont paru fort inſipides, mais que ce qui leur a cauſé à eux-mêmes beaucoup de plaiſir dans un temps, les a choquez & leur a déplu dans un autre ; & qu’ainſi ils ne voyent rien dans ce Bien à venir pourquoi ils devroient renoncer à un plaiſir qui s’offre actuellement à eux. Mais que cette maniére de juger ſoit déraiſonnable, étant appliquée au Bonheur que Dieu nous promet après cette vie, c’eſt ce qu’ils ne ſauroient s’empêcher de reconnoître, à moins qu’ils ne diſent que Dieu ne ſauroit rendre heureux ceux qu’il a deſſein de rendre tels effectivement. Car comme c’eſt là ce qu’il propoſe en les mettant dans l’état du bonheur, il faut néceſſairement que cet état convienne à chacun de ceux qui y auront part ; de ſorte que ſuppoſé que leurs goûts ſoient là auſſi différens qu’ils ſont ici-bas, cette Manne céleſte conviendra au palais de chacun d’eux. En voilà aſſez ſur le ſujet des Faux Jugemens que nous faiſons du Plaiſir & de la Douleur, à les conſiderer comme préſens & à venir, lorsque les comparant enſemble, on regarde ce qui eſt abſent, comme à venir.

§. 66.II. Faux Jugemens qu’on fait du Bien ou du Mal, conſiderez dans leurs conſéquences. Pour ce qui eſt, en ſecond lieu, des choſes bonnes ou mauvaiſes dans leurs conſéquences, & par l’aptitude qu’elles ont à nous procurer du Bien ou du Mal à l’avenir, nous en jugeons fauſſement en différentes maniéres.

1. Lorsque nous jugeons que ces choſes ne ſont pas capables de nous faire réellement autant de mal qu’elles le font effectivement.

2. Lorsque nous jugeons, que, bien que les conſéquences en ſoient fort importantes, elles ne ſont pourtant pas ſi certaines que le contraire ne puiſſe arriver, ou du moins qu’on ne puiſſe en éviter l’effet d’une maniére ou d’autre, comme par induſtrie, par addreſſe, par un changement de conduite, par la repentance, &c. Il ſeroit aiſé de montrer en détail que ce ſont là tout autant de Jugemens déraiſonnables, ſi je les voulois examiner au long un par un ; mais je me contenterai de remarquer en général, que c’eſt agir directement contre la Raiſon que de hazarder un plus grand Bien pour un plus petit, ſur des conjectures incertaines, & avant que d’être entré dans un juste examen, proportionné à l’importance de la choſe, & à l’intérêt que nous avons de ne pas nous méprendre. C’eſt, à mon avis, ce que chacun eſt obligé d’avoûer, & ſur-tout, s’il conſidere les cauſes ordinaires de ce faux Jugement, dont voici quelques-unes.

§. 67.Quelles ſont les cauſes de cette eſpèce de faux jugement. I. Prémiérement, l’Ignorance ; car celui qui juge ſans s’inſtruire autant qu’il en eſt capable, ne peut s’exempter de mal juger.

II. La ſeconde est l’Inadvertance ; lorsqu’un homme ne fait aucune reflexion ſur cela même dont il eſt inſtruit. C’eſt une ignorance affectée & préſente qui ſéduit le Jugement autant que l’autre. Juger, c’eſt, pour ainſi dire, balancer un compte, & déterminer de que côté eſt la différence. Si donc on aſſemble confuſement & à la hâte l’un des côtez, & qu’on laiſſe échapper par négligence pluſieurs ſommes qui doivent faire partie du compte, cette précipitation ne produit pas moins de faux Jugemens, qu’une parfaite ignorance. Or la cauſe la plus ordinaire de ce défaut, c’eſt la force prédominante de quelque ſentiment préſent de plaiſir ou de douleur, augmentée par notre Nature foible & paſſionnée, ſur qui le préſent fait de ſi fortes impreſſions. L’entendement & la Raiſon nous ont été donnez pour arrêter cette précipitation, ſi nous en voulons faire un bon uſage, en conſiderant les choſes en elles-mêmes, & jugeant alors ſur ce que nous aurons vû. L’Entendement ſans Liberté ne ſeroit d’aucun uſage, & la Liberté ſans l’Entendement (ſuppoſé que cela pût être) ne ſignifieroit rien. Si un homme voit ce qui peut lui faire du bien ou du mal, ce qui peut le rendre heureux ou malheureux, mais que du reſte il ne ſoit pas capable de faire un pas pour s’avancer vers l’un, ou s’éloigner de l’autre, en eſt-il mieux pour avoir l’uſage de la vûë ? Et celui qui a la liberté de courir çà & là dans une obſcurité, ne retire pas plus d’avantage de cette eſpèce de liberté, que s’il étoit balotté au gré du vent comme ces bouteilles qui ſe forment ſur la ſurface de l’Eau ? Si l’on eſt entrainé par une impulſion aveugle ; que l’impulſion vienne de dedans, ou de dehors, la différence n’eſt pas fort grande. Ainſi le prémier & le plus grand uſage de la Liberté conſiſte à reprimer ces précipitations aveugles, & ſa principale occupation doit être de s’arrêter, d’ouvrir les yeux, de regarder autour de ſoi, & de pénétrer dans les conſéquences de ce qu’on va faire autant que l’importance de la matiére le requiert. Je n’entrerai point ici dans un plus grand examen pour faire voir combien la pareſſe, la négligence, la paſſion, l’emportement, le poids de la coûtume, ou des habitudes qu’on a contractées, contribuent ordinairement à produire ces faux Jugemens. Je me contenterai d’ajoûter un autre faux Jugement dont je croi qu’il eſt néceſſaire de parler, parce qu’on n’y fait peut-être pas beaucoup de reflexion, quoi qu’il ait une grande influence ſur la conduite des hommes.

§. 68.Nous jugeons mal de ce qui eſt néceſſaire à notre bonheur. Tous les hommes deſirent d’être heureux, cela eſt inconteſtable : mais, comme nous avons déja remarqué, lorſqu’ils ſont exempts de douleur, ils ſont ſujets à prendre le prémier plaiſir qui leur vient ſous la main, ou que la coûtume leur a rendu agréable, & à en reſter ſatiſfaits : de ſorte qu’étant heureux, juſqu’à ce que quelque nouveau deſir les rendant inquiets vienne troubler cette félicité, & leur faire ſentir qu’ils ne ſont point heureux, ils ne regardent pas plus loin, leur volonté ne ſe trouvant déterminée à aucune action qui les porte à la recherche de quelque autre Bien connu, ou apparent. Comme nous ſommes convaincus par expérience, que nous ne ſaurions jouïr de tous ſorte de Biens, mais que la poſſeſſion de l’un exclut la jouïſſance de l’autre, nous ne fixons point nos deſirs ſur chaque Bien qui paroît le plus excellent, à moins que nous ne le jugions néceſſaire à notre Bonheur ; de ſorte que, ſi nous croyons pouvoir être heureux ſans en jouïr, il ne nous touche point. C’eſt encore là une occaſion aux hommes de mal juger, lorsqu’ils ne regardent pas comme néceſſaire à leur Bonheur ce qui l’eſt effectivement : Erreur qui nous ſéduit, & par rapport au choix du Bien que nous avons en vûë, & fort ſouvent par rapport aux moyens que nous employons pour l’obtenir, lorsque c’eſt un Bien éloigné. Mais de quelque maniére que nous nous trompions, ſoit en mettant notre bonheur où dans le fond il ne ſauroit conſiſter, ſoit en négligeant d’employer les moyens néceſſaires pour nous y conduire, comme s’ils n’y pouvoient ſervir de rien ; il eſt hors de doute que quiconque manque ſon principal but, qui eſt ſa propre félicité, doit reconnoître qu’il n’a pas jugé droitement. Ce qui contribuë à cette Erreur, c’eſt le désagrément, réel ou ſuppoſé, des actions qui conduiſent au Bonheur : car les hommes s’imaginent qu’il eſt ſi fort contre l’ordre de ſe rendre malheureux ſoi-même pour parvenir au Bonheur, qu’ils ont beaucoup de peine à s’y réſoudre.

§. 69.Nous pouvons changer l’agrément ou le desagrément que nous trouvons dans les choſes. Ainſi, la derniére choſe qui reſte à examiner ſur cette matiére c’eſt, s’il eſt au pouvoir d’un homme de changer l’agrément ou le desagrément qui accompagne quelque action particuliére ? & il eſt viſible qu’on peut le faire en pluſieurs rencontres. Les Hommes peuvent & doivent corriger leur palais, & ſe faire du goût pour des choſes qui ne lui conviennent point, ou qu’ils suppoſent ne lui pas convenir. Le Goût de l’Ame n’eſt pas moins divers que celui du Corps, & l’on peut y faire des changemens tout auſſi bien qu’à ce dernier. C’eſt une erreur de s’imaginer, que les Hommes ne ſauroient changer leurs inclinations jusqu’à trouver du plaiſir dans des actions pour lesquelles ils ont du dégoût & de l’indifférence, s’ils veulent s’y appliquer de tout leur pouvoir. En certains cas un juſte examen de la choſe produira ce changement ; & dans la plûpart, la pratique, l’application & la coûtume feront le même effet. Quoi qu’on ait ouï dire que le Pain ou le Tabac ſont utiles à la ſanté, on peut en négliger l’uſage à cauſe de l’indifférence ou du dégoût qu’on a pour ces deux choſes : mais la Raiſon & la reflexion venant à nous les rendre recommandables, on commence à en faire l’épreuve ; & l’uſage ou la coûtume nous les fait trouver agréables. Il eſt certain qu’il en eſt de même à l’égard de la Vertu. Les Actions ſont agréables ou desagréables, conſiderées en elles-mêmes, ou comme des moyens pour arriver à une fin plus excellente & plus deſirable. Qu’un homme mange d’une viande bien aſſaiſonnée & tout-à-fait à ſon goût, ſon Ame peut être touchée du plaiſir même qu’il trouve en mangeant, ſons avoir égard à aucune autre fin : mais la conſidération du plaiſir que donne la ſanté & la force du Corps, à quoi cette viande contribuë, peut y ajoûter un nouveau goût, capable de nous faire avaler une potion fort desagréable. A ce dernier égard, une action ne devient plus ou moins agréable que par la conſidération de la fin qu’on ſe propoſe, & par la perſuaſion plus ou moins forte où l’on eſt, que cette action y conduit, ou qu’elle a une liaiſon néceſſaire avec elle. Pour ce qui eſt du plaiſir qui ſe trouve dans l’Action même, il s’acquiert ou s’augmente beaucoup plus par l’uſage & par la pratique. En effet l’expérience nous rend ſouvent agréable ce que nous regardions de loin avec averſion, & nous fait aimer, par la repetition des mêmes actes, ce qui peut-être nous avoit déplû au prémier eſſai. Les habitudes ſont de puiſſans charmes, & attachent un ſi grand plaiſir à ce que nous nous accoûtumons de faire, que nous ne ſaurions nous en abſtenir, ou du moins omettre ſans inquiétude les Actions qu’une pratique habituelle nous a renduës propres & familiéres, & par même moyen recommandables. Quoi que cela ſoit de la derniére évidence, & que chacun ſoit convaincu par ſa propre expérience, qu’il en peut venir là ; c’eſt néanmoins un Devoir que les Hommes negligent ſi fort dans la conduite qu’ils tiennent par rapport au Bonheur, qu’on regardera peut-être comme un Paradoxe ſi je dis, que les hommes peuvent faire que des choſes ou des actions leur ſoient plus ou moins agréables, & par-là remedier à cette dispoſition d’eſprit, à laquelle on peut juſtement attribuer une grande partie de leurs égaremens. La Mode & les Opinions communément reçuës ayant une fois établi de fauſſes notions dans le Monde, & l’Education & la Coûtume ayant formé de mauvaiſes habitudes, on perd enfin l’idée du juſte prix des choſes, & le goût des hommes ſe corrompt entierement. Il faudroit donc prendre la peine de rectifier ce goût & de contracter des habitudes oppoſées qui puſſent changer nos Plaiſirs, & nous faire aimer ce qui eſt néceſſaire, ou qui peut contribuer à notre félicité. Chacun doit avoûër que c’eſt là ce qu’il peut faire ; & quand un jour ayant perdu le Bonheur, il ſe verra en proye à la Miſère, il confeſſera qu’il a eû tort de le négliger, & ſe condamnera lui-même pour cela. Je demande à chacun en particulier s’il ne lui eſt pas ſouvent arrivé de ſe reconnoitre coupable à cet égard.

§. 70.Préferer le Vice à la Vertu, c’eſt viſiblement mal juger. Je ne m’étendrai pas préſentement davantage ſur les faux Jugemens des Hommes, ni ſur leur négligence à l’égard de ce qui eſt en leur pouvoir : deux grandes ſources des égaremens où ils ſe précipitent malheureuſement eux-mêmes. Cet examen pourroit fournir la matiére d’un Volume ; & ce n’eſt pas mon affaire d’entrer dans une telle discuſſion. Mais quelque fauſſes que ſoient les notions des hommes, ou quelque honteuſe que ſoit leur négligence à l’égard de ce qui eſt en leur pouvoir ; & de quelque maniére que ces fauſſes notions & cette négligence contribuent à les mettre hors du chemin du Bonheur, & à leur faire prendre toutes ces différentes routes où nous les voyons engagez, il eſt pourtant certain que la Morale établie ſur ſes véritables fondemens ne peut que déterminer à la Vertu le choix de quiconque voudra prendre la peine d’examiner ſes propres actions : & celui qui n’eſt pas raiſonnable juſques à ſe faire une affaire de reflêchir ſerieuſement ſur un Bonheur & un Malheur infini, qui peut arriver après cette vie, doit ſe condamner lui-même, comme ne faiſant pas l’uſage qu’il doit de ſon Entendement. Les récompenſes & les peines d’une autre Vie que Dieu a établies pour donner plus de force à ſes Loix, ſont d’une aſſez grande importance pour déterminer notre choix, contre tous les Biens, ou tous les Maux de cette Vie, lors même qu’on ne conſidere le Bonheur ou le Malheur à venir que comme poſſible ; dequoi perſonne ne peut douter. Quiconque, dis-je, conviendra qu’un Bonheur excellent & infini eſt une ſuite poſſible de la bonne vie qu’on aura menée ſur la Terre, & un État oppoſé la récompenſe poſſible d’une conduite déréglée, un tel homme doit néceſſairement avoûër qu’il juge très-mal, s’il ne conclut pas de là, qu’une bonne vie jointe à l’eſperance d’une éternelle félicité qui peut arriver, eſt préferable à une mauvaiſe vie, accompagnée de la crainte d’une miſere affreuſe dans laquelle il eſt fort poſſible que le Méchant ſe trouve un jour enveloppé, ou pour le moins, de l’épouvantable & incertaine eſpérance d’être annihilé. Tout cela eſt de la derniére évidence, ſuppoſé même que les gens de bien n’euſſent que des maux à eſſuyer dans ce Monde, & que les Méchans y jouïſſent d’une perpétuelle félicité, ce qui pour l’ordinaire prend un tour ſi oppoſé que les Méchans n’ont pas grand ſujet de ſe glorifier de la différence de leur État, par rapport même aux Biens dont ils jouïſſent actuellement ; ou plûtôt, qu’à bien conſiderer toutes choſes, ils ſont, à mon avis, les plus mal-partagez, même dans cette vie. Mais lorsqu’on met en balance un Bonheur infini avec une infinie Miſère, ſi le pis qui puiſſe arriver à l’Homme de bien, ſuppoſé qu’il ſe trompe, eſt le plus grand avantage que le Méchant puiſſe obtenir, au cas qu’il vienne à rencontrer juſte, qui eſt l’homme qui peut en courir le hazard, s’il n’a tout-à-fait perdu l’Eſprit ? Qui pourroit, dis-je, être aſſez fou pour réſoudre en ſoi-même de s’expoſer à un danger poſſible d’être infiniment malheureux, on ſorte qu’il n’y aît rien à gagner pour lui que le pur néant, s’il vient à échapper à ce danger ? L’homme de bien, au contraire, hazarde le néant contre un Bonheur infini dont il doit jouïr au cas que le ſuccès ſuive ſon attende. Si ſon eſpérance ſe trouve bien fondée, il eſt éternellement heureux ; & s’il ſe trompe, il n’eſt pas malheureux, il ne ſent rien. D’un autre côté, ſi le Méchant a raiſon, il n’eſt pas heureux, & s’il ſe trompe, il eſt infiniment miſerable. N’eſt-ce pas un des plus viſibles déréglemens d’eſprit où les hommes puiſſent tomber, que de ne pas voir du prémier coup d’œuil quel parti doit être préferé dans cette rencontre ? J’ai évité de rien dire de la certitude ou de la probabilité d’un État à venir ; parce que je n’ai d’autre deſſein en cet endroit que de montrer le faux Jugement dont chacun doit ſe reconnoître coupable ſelon ſes propres Principes, quels qu’ils puiſſent être, lorsque pour quelque conſidération que ce ſoit il s’abandonne aux courtes voluptez d’une vie déreglée, dans le temps qu’il fait d’une maniere à n’en pouvoir douter, qu’une Vie après celle-ci eſt, tout au moins, une choſe poſſible.

§. 71. Pour conclurre cette diſcuſſion ſur la Liberté de l’Homme, je ne puis m’empêcher de dire, que la prémiére fois que ce Livre vit le jour, je commençai à craindre qu’il n’y eût quelque mépriſe dans ce Chapitre tel qu’il étoit alors. Un de mes Amis eût la même penſée après la publication de l’Ouvrage, quoi qu’il ne pût m’indiquer préciſement ce qui lui étoit ſuſpect. C’eſt ce qui m’obligea à revoir ce Chapitre avec plus d’exactitude ; & ayant jetté par hazard les yeux ſur une mépriſe preſque imperceptible que j’avois faite en mettant un mot pour un autre, ce qui ne ſembloit être d’aucune conſéquence, cette découverte me donna les nouvelles ouvertures que je ſoûmets préſentement au jugement des Savans, & dont voici l’abregé. La Liberté eſt une puiſſance d’agir ou de ne pas agir, ſelon que notre Eſprit ſe détermine à l’un ou à l’autre. Le pouvoir de diriger les Facultez Opératives au mouvement ou au repos dans les cas particuliers, c’eſt ce que nous appelons la Volonté. Ce qui dans le cours de nos Actions volontaires détermine la Volonté à quelque changement d’opération, eſt quelque inquiétude préſente, qui conſiſte dans le Deſir ou qui du moins en eſt toûjours accompagnée. Le Deſir eſt toûjours excité par le Mal en vûë de le fuir ; parce qu’une totale exemption de douleur fait toûjours une partie néceſſaire de notre Félicité. Mais chaque Bien, ni même chaque Bien plus excellent n’émeut pas conſtamment le Deſir, parce qu’il peut ne pas faire, ou n’être pas conſideré comme faiſant une partie néceſſaire de notre Bonheur : car tout ce que nous deſirons, c’eſt uniquement d’être heureux. Mais quoi que ce Deſir général d’être heureux agiſſe conſtamment & invariablement dans l’Homme, nous pouvons ſuſpendre la ſatisfaction de chaque deſir particulier, & empêcher qu’il ne détermine la Volonté à faire quoi que ce ſoit qui tende à cette ſatisfaction, jusqu’à ce que nous ayions examiné mûrement, ſi le Bien particulier qui ſe montre à nous & que nous deſirons dans ce temps-là, fait partie de notre Bonheur réel, ou bien s’il y eſt contraire, ou non. Le reſultat de notre Jugement en conſéquence de cet examen, c’eſt ce qui, pour ainſi dire, détermine en dernier reſſort l’Homme, qui ne ſauroit être Libre, ſi ſa Volonté étoit déterminée par autre choſe que par ſon propre Deſir guidé par ſon propre Jugement.

Je ſai que certaines gens font conſiſter la Liberté dans une certaine Indifférence de l’Homme, antecedente à la détermination de ſa Volonté. Je ſouhaiterois que ceux qui font tant de fond ſur cette indifférence antecedente, comme ils parlent, nous euſſent dit nettement ſi cette indifférence antecedente, comme ils parlent, nous euſſent dit nettement ſi cette indifférence qu’ils ſuppoſent, précede la connoiſſance & le jugement de l’Entendement, auſſi bien que la détermination de la Volonté ; car il eſt bien malaiſé de la placer entre ces deux termes, je veux dire immédiatement après le jugement de l’Entendement & avant la détermination de la Volonté, parce que la détermination de la Volonté ſuit immédiatement le jugement de l’Entendement : & d’ailleurs, placer la Liberté dans une Indifférence qui précede la penſée & le jugement de l’Entendement, c’eſt, ce me ſemble, faire conſiſter la Liberté dans un état de ténèbres où l’on ne peut ni voir ni dire ce que c’eſt : C’eſt du moins la placer dans un ſujet incapable de Liberté, nul Agent n’étant jugé capable de Liberté qu’en conſéquence de la penſée & du jugement qu’on reconnoît en lui. Comme je ne ſuis pas délicat en fait d’expreſſions, je conſens à dire avec ceux qui aiment à parler ainſi, que la Liberté conſiſte dans l’Indifférence ; mais dans une Indifférence qui reſte après le Jugement de l’Entendement, & même après la détermination de la Volonté : ce qui n’eſt pas une Indifférence de l’Homme, (car après que l’Homme a une fois jugé ce qu’il eſt meilleur de faire ou de ne pas faire, il n’eſt plus indifférent) mais une Indifférence des Puiſſances actives ou opératives de l’Homme, lesquelles demeurant tout autant capables d’agir ou de ne pas agir, après qu’avant la détermination de la Volonté, ſont dans un état qu’on peut appeller Indifférence, ſi l’on veut : & auſſi loin que cette Indifférence s’étend, jusque-là l’Homme eſt libre, & non au delà. Par exemple, j’ai la puiſſance de mouvoir ma main, ou de la laiſſer en repos : cette faculté opérative eſt indifférente au mouvement & au repos de ma main : je ſuis libre à cet égard. Ma Volonté vient-elle à déterminer cette puiſſance opérative au repos : je ſuis encore libre, parce que l’indifférence de cette puiſſance opérative qui eſt en moi d’agir ou de ne pas agir reſte encore ; la puiſſance de mouvoir ma main n’étant nullement diminuée par la détermination de ma Volonté qui à préſent ordonne le repos. L’indifférence de cette puiſſance à agir ou à ne pas agir, eſt toute telle qu’elle étoit auparavant, comme il paroîtra ſi la Volonté veut en faire l’épreuve en ordonnant le contraire. Mais ſi pendant le temps que ma main eſt en repos, elle vient à être ſaiſie d’une ſoudaine paralyſie, l’indifférence de cette Puiſſance opérative eſt détruite, & ma Liberté avec elle : je n’ai plus de liberté à cet égard, mais je ſuis dans la néceſſité de laiſſer ma main en repos. D’un autre côté ſi ma main eſt miſe en mouvement par une convulſion, l’indifférence de cette faculté opérative s’évanouït, & en ce cas-là ma Liberté eſt détruite, parce que je ſuis dans la néceſſité de laiſſer mouvoir ma main. J’ai ajoûté ceci pour faire voir dans quelle ſorte d’Indifférence il me paroit que la Liberté conſiſte préciſément, & qu’elle ne peut conſiſter dans aucune autre, réelle ou imaginaire.

§.72. Il eſt d’une ſi grande importance d’avoir de véritables notions ſur la nature & l’étenduë de la Liberté, que j’eſpere qu’on me pardonnera cette Digreſſion où m’a engagé le deſir d’éclaircir une matiére ſi abſurde. Les Idées de Volonté, de Volition, de Liberté & de Néceſſité ſe préſentoient naturellement dans ces choſes dans la prémiére Edition de cet Ouvrage, ſuivant les lumiéres que j’avois alors ; mais en qualité d’amateur ſincére de la Vérité qui n’adore nullement ſes propres conceptions, j’avoûë que j’ai fait quelque changement dans mon opinion, croyant y être ſuffiſamment autoriſé par des raiſons que j’ai découvertes depuis la prémiére publication de ce Livre. Dans ce que j’écrivis d’abord, je ſuivis avec une entiére indifférence la Vérité, où je croyois qu’elle me conduiſoit. Mais comme je ne ſuis pas aſſez vain pour prétendre à l’Infaillibilité, ni ſi entêté d’un faux honneur que je veuille cacher mes fautes de peur de ternir ma reputation, je n’ai pas eu honte de publier, dans le même deſſein de ſuivre ſincerement la Vérité, ce qu’une recherche plus exacte m’a fait connoître. Il pourra bien arriver, que certaines gens croiront mes prémiéres penſées plus juſtes ; que d’autres, comme j’en ai déja trouvé, approuveront les derniéres ; & que quelques-uns ne trouveront ni les unes ni les autres à leur gré. Je ne ferai nullement ſurpris d’une telle diverſité de ſentimens ; parce que c’eſt une choſe aſſez rare parmi les hommes que de raiſonner ſans aucune prévention ſur des points controverſez, & que d’ailleurs il n’eſt pas fort aiſé de faire des déductions exactes dans des ſujets abſtraits ; & ſur tout lorſqu’elles ſont de quelque étenduë. C’eſt pourquoi je me croirai fort redevable à quiconque voudra prendre la peine d’éclaircir ſincerement les difficultez qui peuvent reſter dans cette matiére de la Liberté, ſoit en raiſonnant ſur les fondemens que je viens de poſer, ou ſur quelque autre que ce ſoit. Du reſte, avant que de finir ce Chapitre, je croi que, pour avoir des Idées plus diſtinctes de la Puiſſance, il ne ſera ni hors de propos ni inutile de prendre une plus exacte connoiſſance de ce qu’on nomme Action. J’ai déja dit ** Pag 180. §. 4. au commencement de ce Chapitre, qu’il n’y a que deux ſortes d’Actions dont nous ayions d’idées, ſavoir, le Mouvement & la Penſée. Or quoi qu’on donne à ces deux choſes le nom d’Action, & qu’on les conſidére comme telles, on trouvera pourtant, à les conſiderer de près, que cette Qualité ne leur convient pas toûjours parfaitement. Et ſi je ne me trompe, il y a des exemples de ces deux eſpèces de choſes, qu’on reconnoîtra, après les avoir examinées exactement, pour des Paſſions plûtôt que pour des Actions, & par conſéquent, pour de ſimples effets de puiſſances paſſives dans des ſujets qui pourtant paſſent à leur occaſion pour véritables Agents. Car dans ces exemples, la Subſtance en qui ſe trouve le mouvement ou la penſée, reçoit purement de dehors l’impreſſion par où l’action lui eſt communiquée ; & ainſi, elle n’agit que par la ſeule capacité qu’elle a de recevoir une telle impreſſion de la part de quelque Agent extérieur ; de ſorte qu’en ce cas-là, la Puiſſance n’eſt pas proprement dans le ſujet une Puiſſance active, mais une pure capacité paſſive. Quelquefois, la Subſtance ou l’Agent ſe met en action par ſa propre puiſſance, & c’eſt là proprement une Puiſſance active. On appelle Action, toute modification qui ſe trouve dans une Subſtance par laquelle modification cette Subſtance produit quelque effet ; par exemple, qu’une Subſtance ſolide agiſſe par le moyen du mouvement ſur les Idées ſenſibles de quelque autre Subſtance, ou y cauſe quelque alteration, nous donnons à cette modification du mouvement le nom d’Action. Cependant, à bien conſiderer la choſe, ce mouvement n’eſt dans cette Subſtance ſolide qu’une ſimple paſſion, ſi elle le reçoit uniquement de quelque Agent extérieur. Et par conſéquent, la Puiſſance active de mouvoir ne ſe trouve dans aucune Subſtance, qui étant en repos ne ſauroit commencer le mouvement en elle-même, ou dans quelque Subſtance. De même, à l’égard de la Penſée, la puiſſance de recevoir des idées ou des penſées par l’opération de quelque Subſtance extérieure, s’appelle Puiſſance de penſer, mais ce n’eſt dans le fond qu’une Puiſſance paſſive, ou une ſimple capacité. Mais le pouvoir que nous avons de rappeller, quand nous voulons, des Idées abſentes, & de comparer enſemble celles que nous jugeons à propos, eſt véritablement un Pouvoir actif. Cette reflexion peut nous empêcher de tomber, à l’égard de ce qu’on nomme Puiſſance & Action, dans des erreurs, où la Grammaire & le tour ordinaire des Langues peuvent nous engager facilement, parce que ce qui eſt ſignifié par les verbes que les Grammairiens nomment Actifs, ne ſignifie pas toûjours l’Action : Par exemple, ces Propoſitions, Je vois la Lune, ou une Etoile, Je ſens la chaleur du Soleil, quoi qu’exprimées par un verbe actif, ne ſignifient en moi aucune action par où, j’opère ſur ces Subſtances mais ſeulement la reception des idées de lumiére, de rondeur & de chaleur ; en quoi je ne ſuis point actif, mais purement paſſif ; de ſorte que, poſé l’état où ſont mes yeux ou mon Corps, je ne ſaurois éviter de recevoir ces Idées. Mais lorſque je tourne mes yeux d’un autre côté, ou que j’éloigne mon Corps des rayons du Soleil, je ſuis proprement actif, parce que par mon propre choix, & par une puiſſance que j’ai en moi-même, je me donne ce mouvement-là ; & une telle action eſt la production d’une Puiſſance Active.

§. 73. Juſqu’ici j’ai expoſé comme dans un petit Tableau nos Idées Originales d’où toutes les autres viennent, & dont elles ſont compoſées. De ſorte que, ſi l’on vouloit examiner ces dernieres en Philoſophe, & voir quelles en ſont les cauſes & la matiére, je croi qu’on pourroit les reduire à ce petit nombre d’Idées primitives & originales, ſavoir,

    L’Etenduë,
    La Solidité,
    La Mobilité ou la Puiſſance d’être mû :
Idées que nous recevons du Corps par le moyen des Sens :
    La Perceptivité, ou la Puiſſance d’appercevoir ou de penſer,
    La Motivité, ou la Puiſſance de mouvoir. (Qu’on me

permette ([9]) de me ſervir de ces deux mots nouveaux, de peur qu’on ne prît mal ma penſée ſi j’employois les termes uſitez qui ſont équivoques dans cette rencontre.)

Ces deux derniéres Idées nous viennent dans l’Eſprit par voye de Reflexion. Si nous leur joignons

    L’Exiſtence,
    La Durée,
    & le Nombre,

qui nous viennent par les deux voyes de Senſation & de Reflexion, nous aurons peut-être toutes les Idées Originales d’où dépendent toutes les autres. Car par ces Idées-là, nous pourrions expliquer, ſi je ne me trompe, la nature des Couleurs, des Sons, des Goûts, des Odeurs & de toutes les autres Idées que nous avons ; ſi nos Facultez étoient aſſez ſubtiles pour appercevoir les différentes modifications d’étenduë, & les divers mouvemens des petits Corps qui produiſent en nous toutes ces différentes ſenſations. Mais comme je me propoſe dans cet Ouvrage d’examiner quelle eſt la connoiſſance que l’Eſprit Humain a des choſes par le moyen des Idées qu’il en reçoit ſelon que Dieu l’en a rendu capable, & comment il vient à acquerir cette connoiſſance, plûtôt que de rechercher les cauſes de ces Idées & la maniére dont elles ſont produites ; je ne m’engagerai point à conſiderer en Phyſicien la forme particuliére des Corps, & la configuration des parties, par où ils ont le pouvoir de produire en nous les Idées de leurs Qualitez ſenſibles. Il ſuffit, pour mon deſſein, que j’obſerve par exemple, que l’Or ou le Saffran ont la puiſſance de produire en nous l’idée du Jaune, & la Neige ou le Lait celle du Blanc, idées que nous pouvons avoir ſeulement par le moyen de la Vûë ; ſans que je m’amuſe à examiner la contexture des parties de ces Corps, non plus que les figures particuliéres ou les mouvemens des particules qui ſont refléchies de leur ſurface pour cauſer en nous ces Senſations particulières ; en quoi qu’au fond, ſi non contens de conſiderer purement & ſimplement les idées que nous trouvons en nous-mêmes, nous voulons en rechercher les Cauſes, nous ne puiſſions concevoir qu’il y aît dans les Objets ſenſibles aucune autre choſe par où ils produiſent différentes idées en nous, que la différente groſſeur, figure, nombre, contexture & mouvement de leurs parties inſenſibles.

  1. Ce mot n’eſt pas François, mais je m’en ſers faute d’autre, car, ſi je ne me trompe, nous n’en avons aucun pour exprimer cette idée. En effet, le P. Tachart dans ſon Dictionnaire Latin & François n’a pû bien expliquer le terme Latin cohibitio, que par cette periphraſe, l’Action d’empêcher qu’on ne faſſe quelque choſe.
  2. Pour bien entrer dans le ſens de l’Auteur, il faut toujours avoir dans l’Eſprit ce qu’il entend par Volition, & Volonté, comme il l’a expliqué ci-deſſus §. 5. & §. 15. Cela ſoit dit une fois pour toutes.
  3. Uneaſineſs. C’eſt le mot Anglois que le terme d’Inquiétude ne rend qu’imparfaitement. Voyez ce que j’ai dit ci-deſſus dans une Note ſur ce mot, Ch. XX. § 6 pag. 176. Il importe ſurtout ici d’avoir dans l’Eſprit ce qui a été remarqué dans cet endroit, pour bien entendre ce que l’Auteur va dire dans le reſte de ce Chapitre ſur ce qui nous détermine à cette ſuite d’actions dont notre vie eſt compoſée.
  4. Eaſe ; c’eſt le mot Anglois dont ſe ſert l’Auteur pour exprimer cet Etat de l’Ame lorſqu’elle eſt à ſon aiſe. Le mot de quiétude ne ſignifie peut-être pas exactement cela, non plus que celui d’inquiétude l’état contraire. Mais je ne puis faire autre choſe que d’en avertir le Lecteur, afin qu’il y attache l’idée que je viens de marquer. C’eſt dequoi je le prie de ſe bien reſſouvenir, s’il veut entrer exactement dans la penſée de l’Auteur.
  5. Montagne qui ſemble ſe jouer en traitant les matieres les plus ſerieuſes & les plus abſtraites, a décidé cette Queſtion en deux mots ſur le Principe dont ſe ſert ici M. Locke. Noſtre bien eſtre, dit-il, ce n’eſt que la privation d’eſtre mal… Car ce mesme chatouillement & aiguiſement, qui ſe rencontre en certains plaiſirs, & ſemble nous enlever au deſſus de la ſanté ſimple & de l’indolence ; cette volupté active, mouvante, & je ſçay comment cuiſante & mordante, celle là mesme viſe qu’à l’indolence comme à ſon but. L’appetit qui nous ravit à l’accointance des femmes, il ne cherche qu’à chaſſer la peine que nous apporte le deſir ardent & furieux : & en l’exemption de cette fievre. Ainſi des autres Eſſais, Tom II. L. II. Ch. XII. p. 335. Ed. de la Haye 1727. Voilà la peine, l’inquiétude produite par un deſir, qui nous détermine à agir.
  6. Je ne ſuis pas trop aſſuré d’avoir attrapé ici le ſens de M. Locke, quoi qu’il aît entendu lire cet endroit de ma Traduction ſans y trouver à redire. Il y a dans l’Anglois, The preſent moment not being our eternity : Expreſſion fort extraordinaire, qui renduë mot pour mot, veut dire, Le moment préſent n’étant pas notre Eternité. Il me ſemble que le mot d’éternité n’eſt pas fort Philoſophique en cet endroit. Peut-être que tout ce que M. Locke a voulu dire ici, c’eſt que la Durée de notre État n’eſt pas meſurée ou déterminée par le moment préſent de notre exiſtence. C’eſt du moins le ſeul ſens raiſonnable que je puis donner à ces paroles pour les accorder avec ce qui vient immédiatement après.
  7. Il y a dans l’original The great inlet.
  8. Voici comment Montagne a exprimé la même choſe. Si la douleur de teſte, dit il, nous venoit avant l’yvreſſe, nous nous garderions de trop boire : mais la volupté, pour nous tromper, marche devant & nous cache la ſuite. Eſſai, Tom. I. Liv. I. ch. 38. pag. 449. Ed. de la Haye 1727.
  9. Si M. Locke s’excuſe à ſes Lecteurs de ce qu’il employe ces deux mots je dois le faire à plus forte raiſon, parce que la Langue Française permet beaucoup moins que l’Angloiſe qu’on ne fabrique de nouveaux termes. Mais dans un Ouvrage de pur raiſonnement, comme celui-ci, rempli de diſquiſitions ſi fines & ſi abſtraites, l’on ne peut éviter de faire des mots, pour pouvoir exprimer de nouvelles idées. Nos plus grands Puriſtes conviendront ſans doute que dans un tel cas c’eſt une liberté qu’on doit prendre, ſans craindre de choquer leur délicateſſe.