Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Essai sur l’Astronomie

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ESSAI SUR L’ASTRONOMIE[1]


 
Sous un règne propice à la gloire des arts,
Près du calme des champs, non loin de nos remparts,
S’éleva cette tour paisible et révérée,
À l’étude des cieux par Louis consacrée[2].
Je vins sur sa hauteur méditer quelquefois :
L’auguste poésie anime encor sa voix,
En contemplant les cieux dont elle est descendue ;
Son audace a besoin de leur vaste étendue,
Je connus, j’entendis les sages de ces lieux :
Et, quand j’ose chanter leur art audacieux,
Puissent-ils applaudir à celui du poète !
 Déjà, de leurs travaux confidente secrète,
La nuit descend, la nuit fait dans sa profondeur
De ses mille flambeaux rayonner la splendeur.
Cet empire des cieux qu’aujourd’hui développe
À l’œil observateur le savant télescope,

Cacha longtemps ses lois aux mortels curieux ;
En vain sollicité par nos premiers aïeux,
Il s’ouvrit à nous seuls ; et, vaincu par nos veilles,
Au verre industrieux confia ses merveilles.
 Cependant, vers l’Euphrate, on dit que des pasteurs,
Du grand art de Kepler rustiques inventeurs,
Étudiaient les lois de ces astres paisibles
Qui mesurent du temps les traces invisibles,
Marquaient et leur déclin et leur cours passager,
Le gravaient sur la pierre ; et du globe étranger
Que l’univers tremblant revoit par intervalle,
Savaient même embrasser la carrière inégale[3].
Ainsi l’Astronomie eut les champs pour berceau ;
Cette fille des deux illustra le hameau.
On la vit habiter, dans l’enfance du monde,
Des patriarches-rois la tente vagabonde,
Et guider le troupeau, la famille, le char,
Qui parcouraient au loin le vaste Sennaar.
Bergère, elle aime encor ce qu’aima sa jeunesse :
Dans les champs étoiles, la voyez-vous sans cesse
Promener le taureau, la chèvre, le bélier,
Et le chien pastoral, et le char du bouvier ?
Ses mœurs ne changent point : et le ciel nous répète
Que la docte Uranie a porté la houlette.
 Bientôt le laboureur imita le berger :
De saison en saison il sut interroger
Les signes immortels qui brillent sur nos têtes,
Et régler sur leur cours ses travaux et ses fêtes.

Réjouis-toi, Memphis, entonne des concerts :
L’éclatant Sirius se lève dans les airs ;
Avec lui dans les champs l’abondance est venue ;
Le Nil s’enfle, et du fond de sa grotte inconnue
Épanche de ses flots le tribut renaissant ;
Son front porte d’Isis le mobile croissant ;
Une urne est dans ses mains, où, d’or pur enrichie,
Brille du firmament l’image réfléchie ;
Et les ailes du sphynx en ombragent le tour.
La rive au loin résonne ; et le dieu tour à tour
Compte, et nomme, et bénit les étoiles propices,
Qui, soulevant le poids de ses eaux bienfaitrices,
Ont donné le signal des moissons et des jeux[4].
 Hélas ! qu’ils sont changés ces rivages fameux !
L’Alcoran à la main, l’ignorance stupide
S’assied sur les remparts où méditait Euclide[5] :
Elle y commande seule ; et c’est là qu’autrefois
Hipparque à la science imposa d’autres lois.
De la voûte étoilée il élargit l’enceinte[6],
Et toujours de ses pas elle a gardé l’empreinte.
Mais que d’erreurs encor ! Les deux trop entassés
Dans des cieux de cristal tournaient entrelacés ;
Et les astres, conduits par le seul Ptolémée,
Publièrent mille ans sa fausse renommée.

Il confondit leur place, il changea leurs emplois.
Le soleil, indigné de perdre tous ses droits,
Descendit de son trône, et, soumis à la terre,
Au lieu d’être son roi devint son tributaire.
 Cette Muse au front calme, au regard sérieux,
Qui tient un globe d’or et mesure les cieux,
À ses frivoles sœurs quelquefois est semblable :
Sous un air de sagesse elle aime aussi la fable ;
Et la fable a des deux peuplé les régions.
 Ô mère des beaux vers, des douces fictions,
Ô Grèce, ne viens plus de ton docte Lycée
Rappeler la splendeur dès longtemps éclipsée !
Je sais que de ton nom les voyageurs épris,
Sur les pas de Choiseul, ont cherché tes débris ;
Que ton goût instruisit le ciseau, la palette ;
Qu’Homère anime encor les accents du poète,
Qu’il est le dieu des arts, mais tes sages vantés,
Dans Paris ou dans Londre aujourd’hui transportés,
Rougiraient des erreurs qu’enfantaient leurs écoles.
Les deux, déshonorés par tes rêves frivoles,
Oublièrent Thalès, Démocrite, Platon ;
Mais ils me nomment tous Descartes et Newton.
Aux bois d’Académus, si fameux dans Athène,
L’imagination trop souvent se promène ;
Sous le portique même elle vient folâtrer.
C’est à Gnide, à Délos, qu’on la veut rencontrer :
On ne la cherche point dans l’asile des sages.
 Qu’Ovide, en prodiguant l’esprit et les images,
Dieu du jour, avec toi fasse errer dans les airs
Les Mois, tes douze fils, aux visages divers ;

Qu’il monte, qu’il pénètre en ta cour immortelle ;
Qu’il t’élève, en des vers éblouissants comme elle,
Un palais que Vulcain enrichit à grands frais,
Comme si l’univers n’était pas ton palais[7] !
Ovide en a le droit : volez dans la carrière,
Coursiers dont les naseaux nous soufflent la lumière,
Et qu’en réglant vos pas, les Heures tour à tour,
Sœurs d’un âge pareil, nous mesurent le jour !
J’applaudis ces tableaux : ils sont faits pour séduire ;
Un poète doit plaire, un savant doit instruire.
Et qu’ai-je appris des Grecs, de ces peuples menteurs ?
Bien peu de vérités, d’innombrables erreurs.
Ils croyaient ces grands corps, suspendus dans le vide,
Des points d’or attachés à leur voûte solide.
Leur soleil fatigué descendait dans les mers.
 Rome, sans l’éclairer, soumettant l’univers,
Reçut les lois, les arts, les erreurs de la Grèce.
Quel système insensé nous a transmis Lucrèce !
J’aime ses grands tableaux, ses pensers vigoureux :
Soit que, réunissant sous un emblème heureux
Au pouvoir qui détruit le pouvoir qui féconde,
Entre Mars et Vénus il partage le monde[8] ;
Soit que du genre humain il peigne le berceau,
Qu’il brise de l’Amour les traits et le flambeau,

Qu’il foule aux pieds la mort, et, quand l’homme succombe,
L’instruise à mépriser les terreurs de la tombe[9].
Éloquent défenseur d’un dogme criminel,
Lucrèce dit en vain que l’esprit est mortel ;
Le sien vivra toujours ; mais à tant de génie
Pourquoi tant d’ignorance est-elle réunie ?
Il veut qu’au haut du ciel, l’œil immense du jour
N’ait que cet orbe étroit dont j’embrasse le tour ;
Il se figure, enfin, qu’au réveil de l’aurore,
Mille feux s’élevant des monts qu’elle colore
S’arrondissent en globe, et d’un soleil nouveau[10],
Tous les jours, dans les airs, vont former le flambeau.
Vérité qu’on fuyait, il est temps de renaître !
Cieux, agrandissez-vous : Copernic va paraître !
Il parait, il a dit : et les cieux ont changé.
Seul, au centre du sien, le soleil est rangé ;
Il y règne, et de loin voit la terre inclinée
Conduire obliquement les signes de l’année,
Et montrant par degrés ses divers horizons,
En cercle, autour de lui, ramener les saisons.
Ô grand astre, ô soleil ! ta loi toute puissante
Régit de l’univers la sphère obéissante.
Depuis l’ardent Mercure, en tes feux englouti,
Jusqu’à ce froid Saturne, au pas appesanti,
Qui prolonge trente ans sa tardive carrière,
Ceint de l’anneau mobile où se peint ta lumière,

Tu les gouvernes tous. Qui peut te gouverner ?
Quel bras autour de toi t’a contraint de tourner ?
Soleil, ce fut un jour de l’année éternelle,
Aux portes du chaos, Dieu s’avance et t’appelle !
Le noir chaos s’ébranle, et, de ses flancs ouverts,
Tout écumant de feux, tu jaillis dans les airs.
De sept rayons premiers ta tête est couronnée ;
L’antique nuit recule, et, par toi détrônée,
Craignant de rencontrer ton œil victorieux,
Te cède la moitié de l’empire des cieux.
Mais quel que soit l’éclat des bords que tu fécondes,
D’autres soleils, suivis d’un cortège de mondes,
Sur d’autres firmaments dominent comme toi ;
Et, parvenu près d’eux, à peine je te voi.
 Qui dira leur distance, et leur nombre, et leur masse ?
En vain, de monde en monde élevant son audace,
Jusqu’au dernier de tous Herschel voudrait monter :
L’infatigable Herschel se lasse à les compter ;
Il voit de toutes parts, en suivant leurs orbites,
De la création reculer les limites :
Aussi grand que l’auteur, l’ouvrage est infini.
 Vers ces globes lointains qu’observa Cassini,
Mortel, prends ton essor, monte par la pensée,
Et cherche où du grand tout la borne fut placée.
Laisse après toi Saturne, approche d’Uranus ;
Tu l’as quitté, poursuis : des astres inconnus,
A l’aurore, au couchant, partout sèment ta route ;
Qu’à ces immensités l’immensité s’ajoute.
Vois-tu ces feux lointains ? Ose y voler encor :
Peut-être, ici, fermant ce vaste compas d’or

Qui mesurait des deux les campagnes profondes,
L’éternel Géomètre a terminé les mondes.
Atteins-les : vaine erreur ! Fais un pas : à l’instant
Un nouveau lieu succède, et l’univers s’étend.
Tu t’avances toujours, toujours il t’environne.
Quoi ? semblable au mortel que sa force abandonne,
Dieu, qui ne cesse point d’agir et d’enfanter,
Eût dit : « Voici la borne où je dois m’arrêter ! »
 Newton, qui, de ce Dieu le plus digne interprète,
Montra par quelles lois se meut chaque planète,
Newton n’a vu pourtant qu’un coin de l’univers ;
Les cieux, même après lui, d’un voile sont couverts.
Que de faits ignorés l’avenir doit y lire !
Ces astres, ces flambeaux, qu’en passant l’homme admire,
A qui le Guèbre antique élevait des autels,
Comme leur créateur seront-ils immortels ?
Au jour marqué par lui, la comète embrasée
Vient-elle réparer leur substance épuisée ?
Meurent-ils comme nous ? On dit que sur sa tour,
Quelquefois l’astronome, attendant leur retour,
Vit, dans des régions qu’il s’étonne d’atteindre,
Luire un astre nouveau, de vieux astres s’éteindre.
Tout passe donc, hélas ! Ces globes inconstants,
Cèdent comme le nôtre à l’empire du temps ;
Comme le nôtre, aussi, sans doute, ils ont vu naître
Une race pensante, avide de connaître ;
Ils ont eu des Pascal, des Leibnitz, des Buffons.
 Tandis que je me perds en ces rêves profonds,
Peut-être un habitant de Vénus, de Mercure,
De ce globe voisin qui blanchît l’ombre obscure,

Se livre à des transports aussi doux que les miens.
Ah ! si nous rapprochions nos hardis entretiens !
Cherche-t-il quelquefois ce globe de la terre,
Qui, dans l’espace immense, en un point se resserre ?
A-t-il pu soupçonner qu’en ce séjour de pleurs
Rampe un être immortel qu’ont flétri les douleurs ?
Habitants inconnus de ces sphères lointaines,
Sentez-vous nos besoins, nos plaisirs et nos peines ?
Connaissez-vous nos arts ? Dieu vous a-t-il donné
Des sens moins imparfaits, un destin moins borné ?
Royaumes étoiles, célestes colonies,
Peut-être enfermez-vous ces esprits, ces génies,
Qui, par tous les degrés de l’échelle du ciel,
Montaient, suivant Platon, jusqu’au trône éternel.
Si, pourtant, loin de nous, en ce vaste empirée,
Un autre genre humain peuple une autre contrée,
Hommes, n’imitez pas vos frères malheureux !
En apprenant leur sort, vous gémiriez sur eux ;
Vos larmes mouilleraient nos fastes lamentables.
Tous les siècles en deuil, l’un à l’autre semblables,
Courent sans s’arrêter, foulant de toutes parts,
Les trônes, les autels, les empires épars ;
Et sans cesse frappés de plaintes importunes,
Passent, en me contant nos longues infortunes.
Vous hommes, nos égaux, puissiez~vous être, hélas !
Plus sages, plus unis, plus heureux qu’ici-bas !
 Oh ! si j’osais plus loin prolonger ma carrière,
Je chanterais encor cette cause première,
Ce grand Être inconnu dont l’âme fait mouvoir
Les millions de cieux où s’est peint son pouvoir,

Mère antique du monde, ô nuit, peux-tu me dire
Où de ce Dieu caché la grandeur se retire ?
Soleils multipliés, soleils, escortez-vous
Cet astre universel qui vous anime tons ?
En approchant de lui, pourrais-je entendre encore
Ces merveilleux concerts dont jouit Pythagore,
Et que forment sans cesse, en des tons mesurés,
Tous les célestes corps l’un par l’autre attirés ?
D’autres en retirait la savante harmonie ;
Moi, je sens succomber mon trop faible génie.
Et vous, qui m’avez vu, repoussant le sommeil,
Franchir les airs, chanter par-delà le soleil,
Si de plus grands efforts plaisent à votre audace,
Il est un Cassini, digne encor de sa race[11],
Qui s’offre à vous guider, qui règne en ce séjour
Où la sage Uranie a rassemblé sa cour.
Ainsi que ses aïeux la déesse l’inspire ;
C’est par eux que, cent ans, elle accrut son empire :
Tout ce qu’ont dit mes vers, leur compas l’a prouvé.
Au ciel, d’où je descends, tous les jours élevé,
Leur fils suit leur exemple : il sait, d’une main sûre,
Régler les mouvements des astres qu’il mesure.
Quand la lune, arrondie en cercle lumineux,
Va, de son frère absent, nous réfléchir les feux,

Il vous dira pourquoi, d’un crêpe enveloppée,
Par l’ombre de la terre elle pâlit frappée ;
Pourquoi, du haut des airs, cet astre de la nuit
Soulève l’Océan qui retombe à grand bruit ;
Tranquille, il fait rouler dans leurs justes orbites,
Autour de Jupiter, ses quatre satellites ;
Et, les montrant de loin au fier navigateur,
Dirige en paix de Cook le vaisseau bienfaiteur.
Tout cède à ses calculs : et vous le verrez même
Assujétir aux lois que suit notre système,
Et Cérès, et Pallas, qui naguère, à nos yeux,
Ont, après Uranus, pris leur rang dans les deux.
Sa main ramènera l’étoile déréglée
Qui vient, fuit, et revient, et court échevelée.
Moins de gloire appartient à mes humbles essais,
 Toutefois, j’ai voulu des poètes français
Élever les regards vers de si beaux spectacles.
Et lorsque la nature, étalant ses miracles,
Prodigue devant nous tant de trésors nouveaux,
Comme elle, s’il se peut, varions nos tableaux.
Faut-il offrir toujours, sur la scène épuisée,
Des tragiques douleurs la pompe trop usée ?
Des sentiers moins battus s’ouvrent devant nos pas.
Au festin de Didon, voyez-vous Iopas[12]

Chanter le cours des ans, des saisons incertaines,
Et des célestes corps les changeants phénomènes,
Et tout ce qu’autrefois enseignait dans ses vers
Ce tout-puissant Atlas qui portait l’univers ?
Reprenez tous vos droits, consultez les vieux âges :
Les poètes jadis furent les premiers sages.
Je choisis des sujets qui les ont inspirés.
Heureux si, les suivant dans des lieux ignorés,
De l’antique Linus je retrouvais la lyre !
Puisse au moins, animé de leur noble délire,
Quelque chantre immortel dignement retracer
Ce grand tableau des cieux que j’osai commencer !

  1. Ce petit poème parut en 1788 ; il fut réimprimé dans le Mercure de France, en mars 1807, avec des additions et des corrections. Il était composé, d’ailleurs, bien avant 1788, comme l’indique une épître de Flins à Fontanes (1781) :

    C’est à toi de chanter la céleste Uranie !

    Les derniers vers de la Forêt de Navarre semblerait indiquer que le poëte y songeait déjà dans le temps de ce premier poème.

  2. L’observatoire.
  3. Les tables chaldéennes.
  4. On sait que les débordements du Nil firent naître en Égypte les observations astronomiques.
  5. Alexandrie, qui vit fleurir, dans son école, Euclide, Hipparque et tant d’autres grands hommes.
  6. Hipparque avait compté à peu près deux mille étoiles.
  7. Voyez le début du second livre des Métamorphoses :
    Regia Soliserat sublimibus alta columnis,
    Clara micanto auro, etc.
  8. Voyez l’invocation à Vénus, dans le premier livre de Lucrèce.
  9. Voyez les troisièmes, quatrième et cinquièmes livres de Lucrèce.
  10. C’est dans le cinquième livre de Lucrèce qu'on trouve cette bizarre opinion.
  11. Cette famille, illustre dans les sciences, complaît quatre générations d’astronomes, depuis Dominique Cassini, appelé en France par les bienfaits de Louis XIV, jusqu’à M. Cassini, son arrière petit-fils, membre de l’Académie des Sciences.
  12. Premier livre de l’Énéïde :
    Personat aurata, Cithara crinitus Iopas
    Personat aurata, docuit quæ maximus Atlas.
    Hic canit errantem lunam solisque labores.