Essai sur la légende du Buddha/Introduction

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INTRODUCTION




Objet du livre. — La méthode. — Âge des traditions. — Valeur relative des sources.

Les traditions qui nous sont parvenues sur la vie du Buddha se répartissent en deux classes. Les unes concernent surtout les étapes de sa vie de missionnaire : ce sont des histoires de prédications ou de miracles, des visites de Çâkya dans des villes ou des monastères, chez des princes ou des particuliers. Elles sont relatées d’une façon en quelque sorte occasionnelle, le plus souvent pour encadrer un enseignement moral ou dogmatique ; elles ne sont pas ordonnées chronologiquement ni réduites en système. Les autres embrassent les épisodes essentiels de sa vie, depuis sa descente du ciel des Tushitas jusques et y compris la promulgation de sa loi nouvelle, le Dharmacakrapravartana. Le caractère typique de cette catégorie de récits ressort de ce fait qu’ils sont uniformément transportés, sans autre changement que celui des noms propres, à tous les Buddhas indistinctement. Ils ont été à plusieurs reprises condensés dans des livres réputés canoniques, comme le Lalita Vistara. Ils sont étroitement reliés entre eux. Si l’on y ajoute la mort et les funérailles du Saint, qui en forment le dénouement nécessaire, ils correspondent aux douze chefs entre lesquels il est d’usage, parmi les buddhistes, de répartir son histoire[1].

Nous avons donc le droit de considérer ce cycle isolément. On peut s’en convaincre encore par le précédent de Buddhaghosha, le fameux docteur méridional. Dans son commentaire du Buddhavaṁsa[2], il partage en trois séries toutes les traditions relatives au Buddha[3] : le Dûrenidâna s’étend depuis le moment où le futur Çâkya reçoit de Dîpaṁkara la première promesse de sa grandeur à venir, jusqu’à sa dernière renaissance dans le ciel des Tushitas ; l’Avidûrenidâna embrasse la vie du Docteur depuis sa descente du ciel jusqu’à son élévation à la dignité de Buddha parfaitement accompli ; le Santikenidâna enfin contient des relations connue celle-ci : « À telle époque Bhagavat séjourne à Çrâvasti, dans le vihâra du Jetavana, etc. ; » il comprend toute la partie ultérieure de la vie de Çâkya jusqu’à sa mort.

C’est de l’Avidûrenidâna, pour emprunter la terminologie scolastique, que j’ai dessein de m’occuper ici spécialement ; c’est cet ensemble de récits que je comprends sous la dénomination de Légende du Buddha, parce qu’ils constituent la légende invariable, la carrière obligatoire de tout Buddha. La tradition, on vient de le voir, a conservé quelques traces du caractère particulier de ce groupe. L’analyse directe des faits montrera à quel point ces indices se justifient par des raisons profondes, tirées de la nature même des récits, de leur origine, du principe qui en a déterminé l’agrégation.

Je n’entreprends ici de refaire ni une biographie complète, ni une biographie partielle de Çâkyamuni. La tâche a été tentée assez ou trop souvent. Mon but est plus neuf. Je suppose d’une façon générale le lecteur initié à ces traditions, et je me propose de les soumettre à une critique d’ensemble. Il ne suffit pas de marquer le terrain où j’entends enfermer cette critique ; il importe d’en préciser l’objet et d’en justifier la méthode.

Les récits que j’ai en vue sont mêlés de deux éléments ; les uns visiblement légendaires et merveilleux, les autres réalistes ou tout au moins possibles. Je ne m’attacherai pas à démontrer le caractère fictif des premiers ; l’évidence ne se démontre pas ; et personne n’est disposé à admettre que le Bodhisattva soit descendu du ciel dans le sein de sa mère sous la forme d’un éléphant, ni qu’il ait quitté la maison paternelle en chevauchant à travers l’espace. Mais une alternative se pose en présence de cette combinaison intime de traits si dissemblables : ou bien les données historiques en sont le noyau primitif et comme le foyer central ; les éléments légendaires représenteraient un travail ultérieur, en quelque sorte accessoire, sans cohésion nécessaire ; ou, inversement, les traits mythologiques forment un ensemble lié par une unité supérieure et antérieure au personnage sur lequel ils sont ici fixés ; des données historiques, s’il s’y en trouve réellement, ne leur auraient été associées qu’en vertu d’un remaniement secondaire. C’est au premier point de vue que l’on s’est arrêté jusqu’à présent. On en a tiré cette conséquence pratique qu’il suffisait de supprimer tous les détails invraisemblables, le reste devrait être considéré comme de l’histoire avérée. Je voudrais montrer que, à cette manière de voir, il convient décidément de substituer la seconde.

A priori les deux sentiments se peuvent défendre. L’alliage merveilleux n’est pas plus démonstratif contre la valeur historique des autres parties, que ne l’est, contre l’interprétation mythologique, la présence d’un certain nombre de traits irréductibles, dont le caractère possible, réaliste, ne justifie à première vue aucun soupçon. Il n’y a point d’histoire qui n’ait ses légendes ; il n’est point de légende que l’evhémérisme ancien ou moderne n’ait, à son heure, érigée en histoire véridique. La distinction est essentielle à établir. Elle ne se peut établir que par une analyse minutieuse.

Si nous parvenons à montrer que tous les éléments essentiels de la légende, loin d’être uniques et originaux, trouvent soit une contre-partie exacte, soit des points d’attache évidents dans des traditions certainement indépendantes et sûrement mythiques, il est clair que les premiers soupçons gagneront singulièrement en précision et en autorité.

Encore pourrait-on imaginer qu’un certain nombre de fictions aient été empruntées au trésor commun des traditions légendaires et mêlées à la trame d’un récit foncièrement historique. Mais si des comparaisons du détail il ressort que tous les emprunts ont été faits à un même cycle religieux, qu’il règne dans l’ensemble une unité réelle, que cette unité a ses racines dans le passé de ces légendes appliquées tardivement au Buddha, il ne pourra plus être question d’accident ni d’arbitraire, il faudra reconnaître que, dans son ensemble, et quelques souvenirs authentiques qui aient pu s’y glisser, la légende du Buddha ne représente pas une vie véritable, même colorée de certaincs inventions fantaisistes ; elle est essentiellement la glorification épique d’un certain type mythologique et divin que les respects populaires ont pu fixer comme une auréole sur la tête d’un fondateur de secte parfaitement humain, parfaitement réel.

Telles sont en raccourci les deux séries de faits que je me crois en état de démontrer.


Quant à la méthode, elle est tout indiquée ; ce ne peut être que la méthode comparative, avec toute l’autorité et toute la rigueur qu’elle emprunte tour à tour soit à l’évidence immédiate des rapprochements, soit à la singularité exceptionnelle des traditions.

Appliquée à la légende religieuse, la méthode comparative admet deux degrés. Le terrain que je viens de circonscrire appartient à la mythologie historique. Il confine au domaine propre de la mythologie comparée, mais sans se confondre avec lui. Il en est de la mythologie comme de la linguistique : grammaire comparée et grammaire historique sont des termes distincts, encore qu’ils désignent des recherches limitrophes et qu’ils impliquent des procédés essentiellement semblables. La mythologie comparée franchit les bornes d’un pays déterminé, elle brise les barrières de l’histoire et rapproche les traditions de peuples divers ; par delà les monuments littéraires, par delà toute tradition, elle cherche l’origine et la signification primitive des légendes ou des symboles. Élaborée par des mains savantes et industrieuses, elle exerce dès longtemps sur les esprits une vive séduction. Quelques témérités, une certaine infatuation l’ont parfois un peu compromise. Je suis de ceux qui la souhaiteraient dans quelques rencontres plus méthodique et moins entreprenante ; il m’importe donc beaucoup de marquer exactement la place qu’elle occupe ici.

Je l’ai indiqué tout à l’heure, j’ai constamment en vue une préoccupation double : montrer par des rapprochements ou des filiations incontestables que, parmi nos récits, un grand nombre, et des plus essentiels, nous transportent sur le terrain mythologique ; et, fort de ce premier résultat, montrer que l’ensemble, l’inspiration dominante et commune à tous, est loin de démentir cette conclusion, qu’elle la favorise clairement, même dans certaines parties pour lesquelles nous ne possédons pas de comparaisons directement et isolément convaincantes. Il est naturel que le rapprochement des légendes m’ait souvent amené à en conjecturer les origines, et m’ait ainsi entraîné parfois hors de mes limites rigoureuses. En d’autres termes, j’ai pu et j’ai dû, dans une recherche de mythologie historique, emprunter fréquemment la langue et céder aux curiosités de la mythologie comparative.

J’ai, à cet égard, une autre excuse encore. Telle est la nature de la tradition religieuse dans l’Inde, toujours fixée sous une influence brahmanique prépondérante, qu’elle ne donne pas une image suffisamment sincère et exacte des notions populaires. Ainsi devient-il trop souvent impossible de rattacher les développements secondaires de la légende à un prototype direct. Il est d’autant plus nécessaire de ne pas s’arrêter à mi-chemin dans la recherche des filiations ; il faut compenser en quelque façon par la clarté d’un développement poursuivi jusqu’en ses plus lointaines origines les lacunes inhérentes au caractère de nos informations[4]. Mais, je prie que l’on ne s’y trompe pas : ces excursions sur un domaine voisin ne sont pas indispensables à la démonstration que je poursuis. Les interprétations d’origine n’intéressent pas la solidité de ma thèse. Je fournis de tel signe du Mahâpurusha telle explication ; je crois avoir pour l’appuyer des indices que je signale. J’admets que j’aie fait erreur ; il n’en restera pas moins, et c’est le seul point qui m’intéresse essentiellement, que la description du Mahâpurusha est, non pas le portrait réaliste d’un certain chef de religion, mais, sous cette forme affaiblie où aboutit le conte, l’héritage de vieilles conceptions cosmogoniques qui seules rendent raison de ses étrangetés persistantes. Je citerai un autre exemple : la naissance de Çâkyamuni et le rôle prépondérant qu’y joue l’arbre me paraissent inspirés par les images du fou céleste et par la production de la foudre, issue de l’arbre atmosphérique. Je veux que je fasse fausse route, que ce symbolisme se rapporte, je suppose, à l’aurore et à la renaissance quotidienne du soleil ; la rectification ne porterait pas à mes conclusions générales l’atteinte la plus légère. De même pour une infinité de cas. On ne saurait, sans se créer un embarras véritable, exclure soit des façons de parler commodes et rapides, soit des aperçus probables ou séduisants, sous le prétexte que les unes expriment des vues incomplètement assurées, que les autres ne représentent point autant de vérités certaines. Il y aurait quelque injustice à arguer contre une théorie de détails qui, après tout, lui sont extérieurs. Ce travail n’a point eu pour point de départ je ne sais quelle préoccupation maladive de découvrir un héros solaire de plus. Il est sorti de la conviction acquise lentement et sans ombre de parti pris, que le Buddha est devenu l’héritier d’un ensemble de légendes antérieurement populaires dans l’Inde. Je crois à la vérité que plusieurs de ces légendes remontent à un symbolisme solaire. Mettons, si l’on veut, qu’elles soient dérivées de la lune ou du feu, ou de quelque source enfin que l’on préfère tirer les conceptions mythologiques ; ma thèse, dans son ensemble, n’en demeurerait pas moins entière.

Qu’on me permette d’y insister, je me propose ici de faire œuvre historique, et cela en deux manières : œuvre de mythologie historique, en dénonçant la filiation ou la parenté méconnue entre des séries légendaires qui appartiennent dans l’Inde à des périodes diverses ; — œuvre d’histoire religieuse, en tirant de ces prémisses les conclusions qu’elles impliquent, soit sur la manière dont s’est constituée la légende des buddhistes, soit sur l’état religieux antérieur qu’elle suppose.

Ces conclusions, je les résumerai en terminant ce travail. Il est un point que je ne puis me dispenser d’examiner dès maintenant ; car il intéresse grandement la portée de mes recherches ; il a prêté à des critiques que je ne crois pas fondées, à des méprises qui se peuvent, il me semble, prévenir. Je veux parler de l’âge des traditions dont j’entreprends l’analyse, de l’autorité relative des sources qui nous les transmettent.


Nos sources principales, celles qui nous fournissent des informations complètes et suivies, nous viennent de deux côtés : les unes se rattachent à la tradition septentrionale ; le Lalita Vistara on est le type le plus important ; les autres, à la tradition méridionale, et le principal représentant en est la biographie esquissée par Buddhaghosha. À n’examiner que la date positive de leur rédaction, les données seraient, il faut l’avouer, les unes assez décourageantes, les autres fâcheusement hypothétiques. Buddhaghosha appartient au ve siècle de notre ère. Quant au Lalita Vistara, son antiquité et son autorité ont été parfois appréciées très sévèrement. On y a vu une compilation du vie[5] ou même du viiie, du ixe siècle[6]. Des voix plus graves le font, il est vrai, remonter à une époque beaucoup plus haute[7], et le considèrent, plus ou moins expressément, comme consacré par le concile de Kanishka, au ier siècle[8]. Mais, en fait de points fixes, nous sommes réduits aux indications que nous fournissent les traductions en langues étrangères. La version tibétaine ne nous avance guère : elle nous interdit seulement de placer beaucoup plus bas que le vie siècle la rédaction sanscrite que nous possédons[9]. Quant aux traductions chinoises, celle qui est donnée comme la première, qui est rapportée à l’an 72, le Fo-pen-hing-king, parait perdue[10]. L’emploi d’un titre unique pour désigner des ouvrages différents jette d’ailleurs une incertitude regrettable sur les renseignements bibliographiques qui nous viennent des Chinois. Ce qui est sûr, c’est que le Pou yao king, la plus ancienne traduction qui nous soit accessible, si elle se rapproche étroitement de notre texte sanskrit par tout le fond du récit, n’en est certainement pas une reproduction exacte, encore moins une version littérale[11].

Par bonheur, ces sources ne sont pas les seules ; là où manquent les dates précises, nous pouvons faire notre profit de preuves, qui, pour être plus ou moins directes, n’en sont pas moins décisives. À cet égard les deux questions de l’âge des traditions et de la valeur relative des sources sont étroitement connexes ; l’examen en est, à vrai dire, inséparable.


Des indices concordants ressortent de deux ordres de faits, les uns empruntés à la tradition littéraire, les autres aux monuments figurés.

En ce qui touche les livres, il est fâcheux que le canon pâli dont la fixation par l’écriture parait remonter assez haut et qui jouit dans l’opinion savante d’un si vif prestige, ne nous soit pas encore complètement accessible. Dès maintenant il est visible par une infinité d’allusions qu’il implique la préexistence dans tous ses traits essentiels de ce que j’appelle la légende du Buddha. Le Buddhavaṁsa, par exemple, n’en contient pas un récit explicite ; mais non seulement il connaît tous les noms propres, non seulement il suppose les scènes décisives ; la composition d’un pareil livre n’était possible qu’après que le type dogmatique du Buddha était parfaitement arrêté, qu’il était multiplié déjà en un nombre de représentants indéfini. La légende typique, qui est proprement la légende du Buddha, était donc antérieurement fixée ; car nous verrons que cette multiplication des Buddhas est empruntée au même cercle de notions religieuses et légendaires auquel est empruntée la légende elle-même. On n’a jamais fondé sur des faits une preuve véritable de nature à démontrer, malgré la date de leur rédaction dernière, que les développements fournis par Buddhaghosha ne sont pas dans tous les points principaux, l’expression exacte des idées familières à l’auteur qu’il commente.

Des indications instructives se trouvent répandues dans toutes les parties connues des écritures méridionales. Quelques exemples suffiront. Il n’est pas besoin de prouver qu’elles connaissent Mâyâ pour la mère du Buddha ; mais le Suttanipâta[12] parle aussi du Docteur comme étant descendu dans son sein du ciel des Tushitas. La vie dans le palais, l’histoire de l’illumination parfaite conquise sous un arbre, la tradition d’une lutte épique contre Mâra, la formule du Cakrapravartana étaient certainement populaires aussi haut que remontent nos documents les plus anciens. Personne, je crois, n’en peut douter. Quand a paru pour la première fois ce mémoire, je ne pouvais appuyer mon examen de la légende du Cakrayartin que sur le Lalita Yistara. Les fidèles de la tradition pâlie en trouveront maintenant une version parfaitement concordante et tout aussi étendue dans le Mahâsudassana Sutta[13]. Nous ne connaissons pas encore de description détaillée des signes de Purusha qui fasse partie intégrante du canon ; mais un livre canonique comme le Sutta Nipâta[14] contient aux trente-deux signes du Buddha et du Cakravartin les allusions les moins équivoques.

Le témoignage des monuments figurés n’est pas moins significatif. Je ne m’occupe ici que des plus anciens. À Bharhut, parmi les fragments existants, nous trouvons un relief qui représente l’incarnation du Buddha. Il descend du ciel dans le sein de Mâyâ sous les traits d’un éléphant[15]. Le même monument démontre par vingt exemples, figures et inscriptions, que le rôle de l’arbre et de la roue dans la légende avait dès lors acquis son entier développement. Dès lors les Buddhas antérieurs tiennent leur rang dans le culte ; la légende typique est donc déjà établie. Comment en être surpris, lorsque l’on constate que les Jâtakas étaient dès cette époque en possession de toute leur popularité ? Nombre de scènes témoignent que, au temps où remontent les sculptures de Bharhut, on avait déjà transporté expressément au Buddha une foule de ces contes populaires indifférents et dispersés. Il fallait que, dès ce moment, la couleur légendaire eût bien envahi les traditions relatives à Çâkyamuni, puisque les mêmes reliefs nous le font voir[16] allant évangéliser les cieux et descendant du séjour des Trâyastriṁças sur l’échelle de Sâṁkâçya.

Si la tradition recueillie pas à pas par les pèlerins chinois a quelque authenticité, et je ne vois de le nier aucune raison décisive, nous aurions un témoignage encore plus étendu dans les stupas construits par Açoka à la trace de la légende[17]. La description du Mahâstûpa élevé à Ceylan moins d’un siècle plus tard, telle que nous l’a conservée le Mahâvaṁsa[18] ne laisse pas non plus d’être caractéristique.

Une dernière considération est décisive. On sait en combien d’écoles le buddhisme s’est divisé. Entre tant de sectes séparées de bonne heure, entre tant de livres dont la rédaction définitive appartient à des milieux et à des âges si différents, entre tant de monuments échelonnés sur une suite de siècles, on ne découvre, relativement à la légende du Buddha, aucune différence profonde. Je ne vois guère à signaler de variante positive dans le fond même ni dans le nombre des épisodes. On a pu relever plusieurs amplifications accessoires ; on n’a pas relevé une seule contradiction qui puisse impliquer soit des innovations essentielles de la part d’une école particulière, soit une divergence appréciable entre les divers canaux de la tradition. Or on se souvient que les livres buddhiques font remonter jusqu’aux premiers temps du buddhisme son fractionnement en sectes nombreuses. On a essayé d’autre part, avec un savoir ingénieux mais aussi avec une précision que je crois excessive, de revendiquer pour le canon singhalais une antiquité presque aussi haute. Je ne m’appuierai pas sur des déductions qui, en pareil terrain, me paraissent d’une solidité bien douteuse. Les sculptures de Bharhut n’étaient pas encore connues lorsque ce travail a paru pour la première fois. Les caractères paléographiques s’accordent avec les caractères archéologiques pour les placer à une époque contemporaine ou au moins voisine d’Açoka[19]. Elles nous reportent, comme les monuments d’Açoka lui-même, vers le iiie siècle avant notre ère. Je me contente de cette date ; et je tiens pour établi que, dès cette époque, la légende, dans son ensemble, était fixée[20].

À vrai dire, ce n’est pas tant l’antiquité de nos traditions qui a besoin de preuve. Tout le monde l’admet, en un sens ; plusieurs mêmes y voient des souvenirs authentiques, contemporains par conséquent de Çâkyamuni. Ce qu’il importe de montrer, c’est que, des cette époque, et aussi haut qu’il nous soit possible de remonter, ils existaient intégralement, ils existaient sous une forme ou identique ou parfaitement équivalente aux versions qui vont servir de base à notre examen.

Au fond l’unanimité n’est pas moins complète dans les caractères essentiels des traditions que dans leur structure générale. Sans doute, la couleur sous laquelle elles sont présentées peut varier d’une source à l’autre ; il peut y avoir des écarts dans ces développements dont les buddhistes sont prodigues. De pareilles différences ne touchent pas à l’inspiration fondamentale des récits.

Je reconnais volontiers que, à prendre par exemple la biographie rédigée par Buddhaghosha, le ton en est plus uni, moins tendu que dans le Lalita Vistara. N’est-il pas naturel qu’un glossateur tard venu, racontant des événements dont l’impossibilité ne compromet pas pour lui la vraisemblance, ne donne point à son récit la même allure qu’un livre religieux, en partie versifié, écho direct de l’imagination populaire ? Dans les éléments constitutifs de la tradition on ne découvre pas de divergence notable. En somme, les deux récits se suivent pas à pas : qu’il s’agisse de la naissance ou de l’histoire du village, de la lutte contre Mâra, voire des prodiges qui annoncent et préparent toutes les scènes, la concordance se vérifie dans vingt détails ; les mêmes impossibilités, d’égales invraisemblances se reproduisent uniformément. La seule différence consiste en ce que les récits du nord sont plus abondants et plus transparents, étant plus naïfs. Aussi bien, sur ce terrain, l’accord est trop évident pour être sérieusement contesté. Mais il ne faut pas trop déprécier l’autorité de ces biographies de Buddhaghosha. Elles font profession de s’appuyer sur des documents bien antérieurs, en particulier sur ces vieux commentaires qui, s’il faut en croire le témoignage des chroniqueurs, seraient à Ceylan contemporains des ouvrages mêmes du canon. Je ne vois au moins aucun prétexte de douter que, si l’on fait abstraction des détails de rédaction accessoires, elles représentent avec fidélité l’état ancien de la tradition locale. On peut s’en convaincre par le soin minutieux avec lequel elles signalent entre leurs sources telle divergence absolument insignifiante[21]. Un pareil scrupule est caractéristique.

Il nous faut cependant remonter plus haut encore. On a cru découvrir entre les données des livres canoniques singhalais et les récits développés une véritable opposition de caractère. C’est là une illusion. Il est évident que nos traditions ne nous sont parvenues, dans le canon pâli, que sous une forme peu explicite ; pour quelques parties importante s’y tout s’y réduit à de simples allusions. Il est également certain que ces fragments ont une allure bien moins descriptive et moins poétique que les versions du Lalita Vistara. Je ne me prévaudrai pas de l'état imparfait de nos connaissances, et je ne prétends pas escompter l’espoir de découvrir quelque jour au midi des versions canoniques plus explicites. Les faits actuellement acquis suffisent à nous éclairer.

A priori, cette brièveté, cette simplicité apparente des données pâlies, souffre une double explication. Elle peut venir de ce que ces versions sont plus primitives, plus authentiques ; elle peut venir aussi de ce qu’elles ont été remaniées et simplifiées. Tel chapitre d’Évhémère, si nous possédions son livre, nous paraîtrait à coup sûr très vraisemblable et très sensé en comparaison des documents poétiques, infiniment plus authentiques et plus anciens, qu’il aurait réduits en un semblant d’histoire. Le mythe ne se révèle pas seulement par une extravagance absolue. Nécessairement il contient toujours une forte proportion de données qui en soi n’ont rien d'absurde. Le dieu ne se manifeste pas toujours dans l’éclat de la foudre. L’étrangeté de certains détails, la disproportion illogique entre les effets et leur cause présumée, la singularité unique de certaines formules appliquées à des faits qu’il était aisé et naturel d’exprimer autrement, peuvent devenir autant d’indices irrécusables d’une influence mythique. Il en est un peu de certaines traditions comme de certains esprits malades : ils ont suivi toute une conversation sans défaillance ; au dernier moment, quelque bizarrerie inattendue vient révéler le secret d’un mal profond. Des récits assez prosaïques, assez raisonnables, peuvent de même laisser échapper très clairement le secret de leur origine légendaire.

Si les traditions du canon pâli étaient invariablement vraisemblables, leurs prétentions historiques pourraient nous impressionner. Mais est-ce le cas ? Le rôle et les privilèges du Cakravartin sont tout aussi explicites, tout aussi miraculeux au midi qu’au nord. Non seulement le Suttanipâta contient les allusions les plus formelles aux trente-deux signes, certainement merveilleux et imaginaires, du Mahâpurusha ; il nous montre Çâkyamuni manifestant l’un d’eux par un prodige familier à la littérature du nord et qui égale à coup sûr en étrangeté significative les fantaisies réputées les plus folles[22]. Le nom seul de Mâyâ pour la mère du Buddha implique, nous le verrons, des attaches supra-terrestres. La descente du Bodhisattva sous forme d’éléphant dans le sein de sa mère ne peut point passer pour un souvenir authenthique. Il est vrai que l’on arrange les choses : on parle d’un songe. Le relief de Bharhut où est figurée la scène, loin d’indiquer une semblable réserve, semble prévoir et s’attache à prévenir tout malentendu ; l’inscription parle positivement de la « descente de Bhagavat (Bhagavato okraṁti) ; et tel est indubitablement le sens primitif de la tradition : partout le Bodhisattva descend miraculeusement du ciel. Je ne connais dans le canon pâli aucun récit de la lutte contre Mâra qui fasse à la peinture du Lalita Vistara un pendant exact. Mais la simple mention de l’« armée de Mâra, » la synonymie courante entre Mâra et Namuci, supposent la préexistence d’un combat épique contre Mâra suivi de son armée démoniaque[23]. Tout cela n’est ni réaliste ni historique. Il importe peu, pour le démontrer, que l'épisode soit conté à grand renfort de détails ou rappelé seulement par une allusion décisive. Le rôle prêté à l’arbre dans l’« Illumination » de Çâkya dépasse nécessairement, au sud aussi bien qu’au nord, les bornes de la réalité. La façon toute typique dont le Mahâvagga, par exemple, parle du « bodhirukkha » serait caractéristique à elle seule. Que dire de ce nom d’« arbre de la science », et de toutes les légendes inséparables de ce nom, dont il a été le foyer dans l’Inde et ailleurs ? L’importance si marquée de l’arbre dans le culte, telle qu’elle est abondamment constatée à Bharhut, dès le iiie siècle, constitue d’ailleurs un témoignage dont on ne peut refuser de tenir compte. Le Mahâvagga, il est vrai, n’insiste pas sur les traits mythologiques de l’arbre ; en revanche, le moment d’après, il nous montre le Buddha abrité, comme Vishṇu, dans les replis du serpent fabuleux ; il nous le représente mangeant dans des vases que les Lokapâlas lui apportent du ciel. Un prodige en vaut un autre ; et ce n’est pas là, que je sache, de l’histoire authentique. Ai-je besoin d’ajouter que l’existence démontrée, pour une légende, du trait merveilleux fondamental implique la coexistence des traits merveilleux accessoires dont la convenance avec lui ressort de la comparaison des fables similaires ? Au fond personne ne peut nier un mélange étroit d’éléments surhumains, même dans les versions les plus rapides, les plus réalistes. Il faut donc renoncer à revendiquer pour ces versions rien qui ressemble à une autorité historique véritable. La critique évhémériste est obligée ou d’en supprimer ou d’en atténuer par des artifices de langage les éléments inadmissibles. Le procédé est arbitraire. La proportion de merveilleux, un peu plus ou un peu moins forte, est ici indifférente ; elle peut aussi bien avoir été réduite dans une tradition que grossie dans l’autre. Le critérium se déplace ; il s’agit uniquement d’examiner et de décider si les récits développés s’expliquent mieux par une amplification des récits plus courts ou les récits plus condensés par une réduction des récits plus explicites.

Les analyses suivantes montreront que la réponse ne peut être douteuse.

Isolés, tous les éléments merveilleux du canon singhalais ne sont plus que des bizarreries sans cause ; replacés dans la suite que fournissent les versions développées, tous les détails rendent à l’interprétation mythologique une signification parfaitement naturelle ; l’enchaînement s’en justifie par le rapprochement des légendes brahmaniques. Il faudrait expliquer par quel miracle tant de traits introduits au hasard par les sources détaillées dans un cadre tout historique, révéleraient invariablement, soit entre eux soit avec les traits communs à toutes les traditions, cette convenance intime qui se vérifie à la fois par leur signification connue dans la langue mythologique et par la comparaison de cycles indépendants.

Je suis obligé d’anticiper ici sur la suite de ces recherches ; mais l’observation est, à mes yeux, de grande importance, et les pièces justificatives ne sont pas loin.

Nous allons constater que la légende du Buddha ne représente pas une simple agrégation de contes plus ou moins étranges, groupés par les caprices de la fantaisie populaire, comme serait, je suppose, une collection de jâtakas. Elle n’est pas un assemblage d’emprunts disparates. Elle offre au contraire tous les caractères d’une unité, non point imposée aux épisodes mais inhérente à leur origine, non point arbitrairement réalisée dans le Buddha, mais supérieure à sa personne. Je la définirai plus exactement tout à l’heure. Il suffit ici de remarquer qu’elle établit entre toutes les parties essentielles une cohésion étroite, qu’elle suppose un ensemble préalablement établi. Elle implique par conséquent que tous les éléments principaux de la biographie prétendue ont reçu en même temps, ou à peu près, leur affectation buddhique.

Je voudrais donner à cette considération le plus de netteté possible dans l’esprit du lecteur. Des exemples m’y aideront. Je crois pouvoir démontrer qu’il existe, entre le titre et la fonction de Cakravartin, le nom et les attributs de Purusha, la maternité de Mâyâ, le Cakrapravartana, une corrélation étroite ; que la légende du Kṛishigrâma, le nom de la femme du Bodhisattva, l’hospitalité de Nanda et de Sujâtâ, la lutte contre Mâra et la prise de possession du Bodhidruma, sortent pareillement d’une source unique d’inspiration ; et en même temps les deux groupes remontent à une unité commune : le premier reflète les attributs et la légende de Vishṇu-Nârâyaṇa, le second se rattache plus spécialement à l’histoire de Kṛishṇa. Il est clair, en admettant bien entendu que mes comparaisons soient convaincantes, que tous ces épisodes reliés entre eux par une unité dont nous discernons l’origine, n’ont pas été introduits isolément dans la Vie de Çâkyamuni. Le sentiment de leur convenance intime s’était dès longtemps émoussé dans la circulation populaire. S’ils sont réunis dans notre cycle comme dans le cycle brâhmanique correspondant, c’est qu’ils ne s’y sont point glissés un à un et par hasard. Les deux unités ne sauraient résulter d’une concordance accidentelle. Ils s’y sont donc introduits en bloc, tous ensemble. Il en résulte cette conclusion essentielle : quand, à une époque donnée nous savons positivement que la maternité de Mâyâ, le Cakrapravartana faisaient partie intégrante de l’histoire supposée de Çâkyamuni, nous pouvons nous tenir pour assurés que tous les autres éléments, en quelque sorte corrélatifs, étaient dès lors fixés parallèlement.

Qu’on le remarque bien, cette conclusion se fonde sur des noms et des formules qui sont indissolublement liés à tous les âges et à toutes les formes de la tradition. Elle conserve donc toute son autorité non pas seulement vis-à-vis d’une version en particulier, mais à l’égard de toutes les versions, si condensées qu’elles puissent être. Cette unité est essentielle à la tradition ; elle la domine tout entière. Elle prouve que, si des souvenirs historiques ont pu se mêler à la trame légendaire, ils n’en ont pu être le cadre primitif, puisque, sous des formes ou identiques ou très voisines, la légende existe en dehors d’eux, dans des cycles brâhmaniques sur lesquels, de l’aveu de tous, ils n’ont exercé aucun action.

Cette unité a un double prix. D’une part, elle confirme le caractère foncièrement mythologique de nos récits. Elle garantit surtout, en dehors du témoignage explicite de toutes les sources, l’authenticité soit de certains épisodes, soit plus encore de certains traits, conservés isolément par une autorité unique ou par des autorités dont l’âge est mal déterminé. Il suffit que ces traits, ces épisodes, révèlent, grâce à quelque rapprochement décisif, une convenance entière ou une parenté certaine avec le même cycle d’où sortent les particularités qui sont communes à toutes les traditions.

Les récits de Buddhaghosba, du Lalita Vistara, remplissent en général ces conditions. Je dis « en général ; » car on y peut citer et j’y relèverai moi-même tel fragment pénétré d’intentions spéculatives particulières[24], folle amplification dont rien ne démontre l’ancienneté, dont quoique élément suspect démontre même l’incorporation secondaire. Le fait n’a rien d’étonnant dans un livre comme le Lalita Vistara, ouvert à des interpolations faciles et dont la rédaction écrite n’est rien moins que fixée chronologiquement. Mais pour toutes les traditions qui ne prêtent à aucune objection directe, contre lesquelles le témoignage d’autres écrits canoniques ne soulève pas de difficulté positive, ils méritent d’être considérés comme la source principale, la plus abondante mais aussi la plus fidèle en somme aux origines, parmi celles que nous possédons. Je ne voudrais être accusé ni de négliger ni de déprécier de parti pris la tradition méridionale. Je n’ai en vue ici qu’un terrain spécial, le terrain légendaire, et sur ce terrain, un champ particulier, la légende du Buddha ; et d’autre côté, c’est avant tout sur les témoignages indirects que fournit le canon pâli, sur sa concordance fondamentale avec les récits plus circonstanciés, que se fonde l’autorité que je revendique pour eux et qu’on leur a, je crois, refusée un peu légèrement.

Je me résume.

D’abord l’unanimité de la tradition et le témoignage des monuments figurés prouvent que la légende existait d’une façon générale dès le iiie siècle avant notre ère.

Nous avons constaté, en second lieu, qu’il ne parait aucune trace d’une constitution successive et lente de la légende, au moins pour ses éléments essentiels ; tous se retrouvent, quoique avec une étendue inégale, dans toutes les branches de la tradition. Si nos analyses démontrent qu’il existe entre les données constitutives conservées par toutes les versions et les détails conservés seulement par les versions explicites une convenance profonde qui ne saurait être l’œuvre tardive d’une rédaction postérieure, la conclusion s’impose : les prétendus développements ne peuvent s’isoler des données essentielles ; dès que le cycle a commencé d’être, il a été avec ces détails que l’on a suspectés à tort.

Ces premières déductions en impliquent une dernière. Sous les réserves qui ont été indiquées, les vues fondées sur l’analyse de la tradition développée sont légitimement applicables à l’état de la légende telle qu’elle existait au iiie siècle. À mon avis cet état de la légende remonte plus haut encore et jusqu’à la période même de la fondation, de l’élaboration du buddhisme. La suite en fera sentir les raisons. Mais il me suffit de marquer le point fixe au-dessous duquel il me paraît impossible de descendre. Je ne voudrais pas compromettre par d’apparentes témérités des observations que je crois inattaquables. Elles feront comprendre pourquoi, dans mon esprit, les analyses suivantes se rapportent, non pas à une certaine forme dérivée et sectaire du buddhisme, mais au buddhisme tout entier et à la phase ancienne de son développement.


J’ai peu de chose à dire du plan que je me suis tracé. D’une façon générale, je me suis efforcé de faire suivre au lecteur le chemin que j’ai suivi moi-même en reconnaissant pas à pas le vrai caractère et les attaches véritables de la légende. J’aborde le sujet en quelque sorte par ses côtés extérieurs ; j’examine en premier lieu le titre et la fonction de Cakravartin et de Purusha, titre et fonction qui se sont fondus dans la personne du Buddha. Fort des premiers résultats obtenus, je passe à l’histoire propre de Çâkyamuni, en m’attachant moins à l’ordre chronologique qu’au groupement des traditions du même ordre. J’ai cru devoir, dans un dernier chapitre, faire ressortir combien l’entourage de symboles que les monuments littéraires et surtout les monuments figurés réunissent autour du Buddha, ajoute de force aux conclusions tirées de la légende, combien il s’accorde avec elles dans la couleur qu’il prête à la tradition buddhique.

Les commencements du buddhisme ont donné lieu à des spéculations fort aventureuses. C’est particulièrement dans ces emblèmes qu’elles ont pris leur point de départ. On a mis en jeu, pour les expliquer, une foule d’influences « aborigènes, » « touraniennes, » « scythiques, » plus invraisemblables les unes que les autres. Le livre, d’ailleurs si intéressant et si instructif de l’éminent archéologue, M. Fergusson (Tree and Serpent Worship), a été une des expressions les plus autorisées de ces flottantes théories. Que les éléments aborigènes de la population, plus ou moins fusionnés dans l’organisation brahmanique de l’Inde, aient, surtout au point de vue social, exercé une part d’influence sur la naissance et la propagation du buddhisme, rien n’est plus admissible ; quant à ses éléments proprement religieux et spécialement légendaires, il n’y a aucune apparence qu’ils aient à aucun degré été déterminés par des influences non-âryennes. Il importait de poursuivre la démonstration jusque sur ce terrain.

C’est dans les croyances et les traditions indoues antérieures que le buddhisme plonge ses racines. La légende de Çâkyamuni permet d’étudier et de fixer sa relation avec ce que j’appellerai le Brahmanisme populaire. Burnouf s’est contenté de poser quelques-unes des questions qui rentrent dans cet ordre d’idées ; il a paru pencher vers des conjectures auxquelles la suite nous ramènera[25]. L’hypothèse la plus précise qu’il soumette à ce propos se rapporte, en sens inverse, à la réaction déterminée dans le brâhmanisme par les succès de la secte nouvelle et à l’influence qu’ils auraient exercée sur l’avènement du culte de Krishna. Depuis, l’attention toujours en éveil, toujours pénétrante, de M. Weber a signalé plus d’un rapprochement de détail et suggéré plus d’un aperçu ingénieux. J’ai voulu tenter un examen plus compréhensif et plus suivi.

Je n’ai pas seulement en vue d’interpréter certaines légendes et certains contes ; je veux surtout tirer de leur étude le plus d’éclaircissements possible pour l’histoire mythologique et religieuse de l’Inde en général. C’est la raison et j’espère que ce sera l’excuse de quelques développements qui pourraient sembler mal proportionnés avec leur importance pour notre objet immédiat.

  1. Lal. Vist. p. 41 ; Köppen, Die Relig. des Buddha, I, 74.
  2. Traduit par Turnour, Journ. Asiat, Soc. of Beng. 1838, p. 792.
  3. De même l’Introduction du commentaire du Jâtaka (éd. Fausböll, I, 2 et suiv.) ; cette division en forme le cadre.
  4. On pourra voir par certains exemples que nos versions buddhiques révèlent encore directement leur parenté avec des mythes de la haute antiquité âryenne dont les versions intermédiaires nous manquent dans l’Inde. Je signalerai surtout les circonstances qui entourent la naissance de Çâkyamuni, comparées à la légende de Délos.
  5. Journ. Asiat. Soc. of Beng., 1851, p. 283.
  6. Fergusson, Tree and Serpent Worship, p. 70, 71.
  7. Wassijew, Buddhismus, p. 192, 231.
  8. Burnouf, Introduction, p. 179 ; Lassen, Ind. Alterth. II, 71, note ; Wilson, Journ. Roy. Asiat. Soc. XVI, p. 242.
  9. Foucaux, p. xvi.
  10. C’est l’opinion de M. Beal. Le Fo-pen-hing-king de Stan. Julien, « sorte de Lalita Vistara en vers, contenant trente et un chapitres au lieu de vingt-sept » (d’après un fragment de lettre que m’a communiqué le regretté Schiefner), n’est, d’après le même savant, qu’une traduction du Buddhacarita (Cf. Burnouf, Introduction, p. 556).
  11. Je dois sur ce livre d’intéressanles indications à mon confrère M. Specht ; il a bien voulu jeter à mon intention un coup d’œil sur l’exemplaire qui m’a été libéralement communiqué par la Bibliothèque de l’université de Saint-Pétersbourg. Il est divisé en huit livres et trente chapitres dont voici les sujets : Livre Ier chap. 1er : Discours sur la descente du Bodhisattva ; chap. II : Les portes de la loi ; chap. III : Sous quelle forme il viendra dans le monde. — Livre II, chap. IV : Sa descente du ciel, son séjour dans le sein de sa mère ; chap. V : L’époque de sa naissance, les trente-deux pronostics, — Livre III, chap. VI : La visite au temple des dieux ; chap. VII : La leçon d’écriture ; chap. VIII : Assis sous un arbre, il regarde labourer ; chap. IX : Le roi cherche une femme pour le prince ; chap. X : Les épreuves. — Livre IV, chap. XI : Les quatre sorties ; chap. XII : Le départ du palais ; chap. XIII : La fuite. — Livre V, chap. XIV : Les trois écoles hétérodoxes ; chap. XV : Les six années d’austérités ; chap. XVI : Le Nâga Kâla. — Livre VI, chap. XVII : Il défie le démon ; chap. XVIII : Il triomphe du démon ; chap. XIX : Il acquiert la bodhi ; chap. XX : Félicitations des dieux. — Livre VII, chap. XXI : Il se livre à la contemplation ; chap. XXII : Apparition des quatre Mahârâjas ; chap. XXIII : Brahmâ l’exhorte à enseigner la loi ; chap. XXIV : Conversion des cinq disciples, Dharmacakrapravartana ; chap. XXV : Les dix-huit conversions. — Livre VIII, chap. XXVI : Le Buddha se rend dans le Magadha ; chap. XXYII : Conversion de Çâriputra et de Maudgalyâyana ; chap. XXVIII : Udâyin ; chap. XXIX : La mort du Buddha ; chap. XXX : Conclusion. Cette table des matières suffit à prouver que le livre est, en somme, très semblable au Lalila Vistara : la comparaison spéciale de quelques passages n’a pu que me confirmer dans cette impression. On observera néanmoins que la version chinoise dépasse la limite où s’arrête le texte sanskrit ; elle se dénonce par là comme secondaire relativement à cette rédaction.
  12. Suttanipâta, traduct. Fausböll, p. 180.
  13. Rhys Davids, Buddhist Suttas, p. 261 et suiv.
  14. Traduct. Fausböll, p. 100-101.
  15. Cunningham, The Stûpa of Bharhut, pl. XIII.
  16. The Stûpa of Bharhut, pl. XVII.
  17. Burnouf, Introduction, p. 382, et les pèlerins chinois, passim.
  18. P. 170 et suiv.
  19. Cunningham, Bharhut Stûpa, p, 14 et suiv. Les sculptures de Sanchi paraissent plus modernes (M. Fergusson et M. Cunningham admettent l’un et l’autre que les portails auraient été terminés vers le milieu du ier siècle (Tree and Serp. Worsh., p. 100). Elles gardent pourtant un grand prix. À elles seules elles suffiraient, comme l’a justement observé M. Beal (Cat. of buddh. Script., p. 131, note), à garantir la popularité antérieure à l’ère chrétienne des plus caractéristiques de nos récits.
  20. Les buddhisles croient avoir conservé la date exacte de la mort de Çâkyamuni. Leurs divergences considérables rendent à priori cette prétention assez suspecte. Mais je n’ai pas à entrer ici dans les controverses que la question a soulevées, ni même à énumérer toutes les tentatives qui ont été faites pour arriver à une correction certaine de cette chronologie. En tous cas, je doute fort, comme M. Oldenderg (Zeitschr. der Deutsch. Morg. Gesellsch., XXXV, 473) que les inscriptions de Sahasaram et de Rupnath aient tranché la question. Heureusement, il est assez indifférent pour les vues que j’ai à exposer de savoir si le fondateur du buddhisme est ou non mort en 477. Certes, cent cinquante ou deux cents ans suffiraient, et au delà, pour expliquer la constitution de sa légende, dans les conditions que fera ressortir cette étude. Quoi qu’il en puisse être, les données empruntées par des inductions légitimes au fond même des traditions ne peuvent manquer de garder leur prix. En ce qui nous concerne, elles se résument dans cette conclusion que la légende mythologique du Buddha était, dans ses traits essentiels, définitivement fixée, dès l’époque où remontent les parties narratives réputées les plus archaïques parmi les écrits canoniques qui nous sont connus.
  21. Jâtaka, éd. Fausböll, I, p. 62, etc.
  22. Suttanipâta, loc. cit.
  23. Le Padhânasutta du Suttanipâta (trad. Fausböll, p. 60 et suiv.) fait de l’« armée de Mâra » des applications mystiques très instructives. À coup sûr, ce ne sont pas des conceptions de ce genre qui ont pu donner naissance à l’expression. Elles permettent au contraire de mesurer combien l’époque où furent rédigés de pareils textes était déjà éloignée de la formation même de la légende.
  24. Je n’ai pas besoin d’affirmer que je distingue entre la légende et la doctrine, et que je suis très éloigné de revendiquer pour toutes les théories qui se manifestent dans le Lalita Visiara la même autorité que j’attribue à ses souvenirs légendaires. Les deux questions sont absolument distinctes. Il va également sans dire que je n’ai en vue que le fond des récits, non la forme qu’ils révèlent dans le détail, ni la langue dans laquelle ils nous sont présentés.
  25. Introduction, p. 135 et suiv.