Essai sur la nature du feu et sur sa propagation/Édition Garnier/Première partie

La bibliothèque libre.
Essai sur la nature du feuGarniertome 22 (p. 282-304).

PREMIÈRE PARTIE.

DE LA NATURE DU FEU.
ARTICLE  I.
ce que c’est que la substance du feu, et à quoi on peut la connaître.

Ou le feu est un mixte produit par le mouvement et l’arrangement des autres corps, et en ce cas ce qui n’est pas le feu le devient, et ce qui l’est devenu se change ensuite en une autre substance, par une vicissitude continuelle.

Ou bien c’est une substance simple, existant indépendamment des autres êtres, laquelle n’attend que du mouvement et de l’arrangement pour se manifester, et c’est ce que l’on appelle élément ; en ce cas, le feu est toujours feu, il ne change aucune substance en la sienne propre, et n’est transformé en aucune des substances auxquelles il se mêle.

Descartes, dans les Principes de sa philosophie (IVe partie, article 89), paraît croire que le feu n’est que le résultat du mouvement et de l’arrangement ; que toute matière, réduite en matière subtile par le frottement, peut devenir ce corps de feu, et que cette matière subtile, qu’il appelle son premier élément, est le feu même.

Le même Descartes, dans tout son Traité de la lumière, dans sa Bioptrique, dans ses Lettres, assure que la lumière, qu’il appelle son second élément, est un composé de petites boules qui ont une tendance au tournoiement.

Mais comme il est constant, par l’expérience des verres brûlants, que le feu et la lumière sont le même être, et ne diffèrent que du plus au moins, il paraît que cette substance ne peut à la fois être cette matière subtile et cette matière globuleuse, ce premier et ce second élément de Descartes.

Ni le temps, ni le sujet qu’on traite ici, ne permettent d’examiner ces éléments de Descartes, et la foule des arguments qu’on leur oppose.

On discutera seulement, sans se charger d’aucun système, s’il est possible que l’arrangement et le mouvement de la matière produisent la substance du feu.

1° Les mixtes, par leur mouvement, etc., ne peuvent jamais produire que leurs composés, ou laisser échapper de leurs substances les corps dont eux-mêmes étaient composés. Or le feu, par toutes les expériences que l’on a faites, n’est composé d’aucun corps connu : donc on ne doit point le croire produit d’eux ; donc il faut, ou que le feu sortant d’une matière quelconque soit un élément simple enfermé auparavant dans cette matière, ou que cet élément soit formé tout d’un coup par cette matière dans laquelle il n’était point ; mais être produit par un être dans lequel il n’était point, ce serait être créé par cet être, ce serait être formé de rien : donc le feu est un élément existant indépendamment de tous les autres corps.

2° Si l’arrangement et le mouvement des corps pouvaient produire une substance aussi pure, aussi simple que le feu semble être, il faudrait qu’ils pussent produire à plus forte raison des corps mixtes ; mais le mouvement et l’arrangement ne feront jamais croître un brin d’herbe, si ce brin d’herbe n’existe déjà dans son germe : donc le feu existe en effet avant que les autres corps sur la terre servent à le faire paraître.

3° Si le mouvement seul pouvait produire du feu, comment est-ce que le vent du midi nous apporterait toujours de la chaleur en temps serein, et le vent du nord toujours du froid en temps serein ? Un vent du nord violent devrait échauffer l’air, l’eau et la terre, plus qu’un vent du midi médiocre : il faut donc que l’air venu du nord apporte la glace dont il est chargé, et que l’air du midi, qui nous vient de la zone torride, nous apporte le feu dont le soleil l’a rempli[1].

4° Si le mouvement des parties des corps faisait le feu, et par conséquent la chaleur, comment pourrait-on concevoir ces fermentations excitées dans la machine pneumatique, qui ne font ni hausser ni baisser le thermomètre ? Comment concevoir ces autres fermentations qui n’excitent aucune chaleur ni dans le vide ni dans l’air libre ? Comment enfin concevoir les fermentations froides, qui font tant baisser les thermomètres ? Le mouvement peut donner du froid comme du chaud : la chaleur n’est donc pas produite par un mouvement intestin et circulaire des parties, comme plusieurs auteurs l’ont supposé ; il faut donc qu’il y ait une substance particulière qui seule puisse donner la chaleur.

5° Si le mouvement des corps peut produire quelque nouvel être, le mouvement, qui n’est jamais le même deux instants de suite dans la nature, produirait-il toujours un être qui est toujours le même, qui a des propriétés si subtiles et si inaltérables, qui s’étend toujours suivant les mêmes lois, qui éclaire en raison renversée des carrés des distances, qui se plie toujours avec inflexion vers les bords des objets, que l’on peut diviser toujours en sept faisceaux primordiaux dont chacun est le véhicule immuable d’une couleur primitive, etc. ? Il paraît, par tout ce qu’on vient de dire, que le feu est une substance élémentaire.

Newton ne semble être une seule fois du sentiment de Descartes qu’en ce qu’il dit[2] que « la terre peut se changer en feu comme l’eau est changée en terre » ; s’il entend que l’eau et le feu ne paraissent plus à nos yeux sous la forme de feu et d’eau, qu’ils entrent dans la terre, où ils sont emprisonnés et déguisés, ce n’est pas là une transformation véritable, c’est seulement un mélange : et, en ce cas, cette idée de Newton n’est qu’une confirmation du sentiment qu’on expose ici.

Mais, supposé qu’il entende une transformation véritable, on ose dire qu’il aurait corrigé cette idée s’il avait eu le temps de la revoir : on sait qu’il ne proposait ces questions à la fin de son Optique que comme les doutes d’un grand homme.

Ce qui l’avait induit dans cette opinion était une expérience incertaine rapportée par Boyle. Un chimiste, ami de Boyle, avait distillé longtemps de l’eau pure ; et, après plusieurs observations réitérées, il prétendait qu’un peu de cette eau était devenu terre.

Newton se fonde encore sur cette même expérience, dans le troisième livre de ses Principes, pour prouver que la masse sèche de la terre doit augmenter, et que la masse aqueuse doit diminuer petit à petit ; mais enfin les travaux d’un philosophe[3] de nos jours ont découvert la méprise du chimiste qui avait trompé Boyle, et ensuite Newton.

Il a été prouvé par des expériences réitérées qu’en effet l’eau pure ne se transforme point en terre[4] ; et il n’y a d’ailleurs aucun exemple que jamais rien se soit changé en feu, ni que le feu ait produit autre chose que du feu.

Il résulte donc que le feu est un être élémentaire dont les parties constituantes sont des éléments inaltérables : il ne se change en aucune autre substance, et aucune n’est changée en lui.

Il est donc à croire que l’air pur dégagé de tout le chaos de l’atmosphère, l’eau pure, la terre simple, ne se changeant eu aucun autre corps, sont les éléments primitifs de toute matière, au moins connue.

Les éléments que la chimie a découverts ne paraissent être autre chose que ces quatre éléments : car tout soufre, tout sel, toute huile, toute tête morte, contient toujours quelqu’un des quatre éléments, ou les quatre ensemble ; et à l’égard de ce qu’on a nommé l’esprit ou le mercure, ou ce n’est rien, ou c’est du feu.

Ainsi il semble qu’après toutes les recherches de la philosophie moderne on peut revenir à ces quatre éléments que l’antiquité avait admis sans les trop connaître, et ce ne serait pas la seule idée ancienne que les travaux du dernier siècle auraient justifiée en l’approfondissant.

Il paraît en effet qu’il est nécessaire que la matière, telle qu’elle est, soit composée d’éléments inaltérables : tout le mouvement imaginable n’en ferait jamais que la même substance mue différemment ; on ne voit pas comment un morceau de bois, par exemple, divisé et atténué, serait jamais autre chose que du bois en poussière.

Ne suit-il pas de tout ce qui a été dit que le feu est une substance inaltérable dans la constitution présente des choses ; qu’il n’est jamais ni détruit ni augmenté par aucune autre substance ; que par conséquent il y a toujours dans la nature la même quantité de feu ; qu’ainsi, lorsqu’un corps est plus échauffé, il faut qu’il y eu ait quelque autre qui se refroidisse ; que par conséquent le feu dardé à tout moment du soleil sur les planètes doit augmenter la substance de ces globes et diminuer celle du soleil, qui doit avoir des ressources d’ailleurs pour renouveler sa substance, etc. ?

Sans chercher à présent à tirer plus de conséquences, et nous reposant sur cette idée que le feu est une substance élémentaire, à quoi le reconnaîtrons-nous ? quels effets établissent son caractère distinctif ?

Sera-ce la dissolution des corps ? Mais l’eau dissout à la longue jusqu’aux métaux. Sera-ce la dilatation ? Mais l’air dilate visiblement tous les corps minces et élastiques dans lesquels on le comprime. L’eau dilate les corps, le bois sec, et le feu au contraire les resserre.

Le feu, en général, est le seul être qui éclaire et qui brûle : ces deux effets ne s’accompagnent pas toujours ; le feu du soleil, répercuté sur la lune, renvoyé vers nous, et réuni au foyer d’un verre ardent, jette une grande lumière : il éclaire beaucoup ; mais il ne peut rien échauffer, encore moins brûler, parce qu’il y a trop peu de rayons. Le feu, au contraire, dans une barre de fer non encore ardente, échauffe, brûle, et ne peut éclairer nos yeux parce que le feu n’a pu encore échapper assez de la surface du fer pour venir en rayons divergents former sur nos yeux des cônes de lumière dont le sommet doit être dans chaque point de cette barre.

C’est donc, en général, de la quantité de sa masse et de la quantité de son mouvement que dépendent sa chaleur et sa lumière ; mais il est le seul être connu qui puisse éclairer et échauffer : voilà simplement sa définition.

ARTICLE  II.
si le feu est un corps qui ait toutes les propriétés générales de la matière.

Le feu a-t-il les autres propriétés primordiales de la matière ? Il est mobile, puisqu’il vient à nos yeux en si peu de temps ; il est divisible, et plus divisible par nous que les autres corps, puisqu’on sépare le moindre de ses traits en sept faisceaux de rayons différents.

Il est étendu par conséquent ; mais a-t-il la pesanteur et la pénétrabilité de la matière ? est-il en effet un corps tel que les autres corps ? Plusieurs philosophes très-respectables en ont douté.

Newton, page 207 de ses Principes, scolie de la proposition xcvi, dit qu’il n’examine pas si « les rayons du soleil sont un corps ou non ; qu’il détermine seulement des trajectoires des corps semblables aux trajectoires des rayons du soleil ».

Or, puisqu’il est constant par l’expérience que les rayons du soleil réunis sont le feu le plus pur et le plus violent, douter s’ils sont un corps c’est douter si le feu est un corps.

D’autres physiciens, dont la raison s’est éclairée par quarante ans d’études et d’expériences, après avoir cherché si le feu a quelque poids, ne lui en ont jamais trouvé. Le célèbre Boerhaave dit dans sa Chimie qu’ayant pesé huit livres de fer froid, puis tout ardent, puis refroidi encore, il a toujours trouvé son même poids de huit livres.

Cette épreuve semble réclamer contre d’autres épreuves faites par des mains non moins habiles et non moins exercées. On sait que cent livres de plomb produisent, après la calcination, jusqu’à cent dix livres de minium.

On sait que quatre onces d’antimoine, exposées près du foyer du verre ardent du Palais-Royal, après avoir été calcinées au feu élémentaire, ont pesé aussi près d’un dixième plus qu’auparavant, quoique cet antimoine eût perdu beaucoup de sa substance dans l’exhalaison de sa fumée, etc.

Il ne s’agit à présent que de savoir si cette augmentation de poids dans cette expérience peut prouver la pesanteur du feu, et si l’égalité de poids, dans l’expérience de M. Boerhaave, peut prouver que le feu ne pèse point.

Qu’il me soit permis de rapporter ici ce que je viens de faire pour m’éclairer sur cette difficulté.

Le respect que l’on doit au corps qui jugera ce faible Essai est un garant de l’exactitude avec laquelle j’ai tâché de m’instruire, et de la fidélité avec laquelle je rapporte ce que j’ai vu, dont d’ailleurs j’ai dix témoins oculaires.

J’ai été exprès à une forge de fer, et là, ayant fait réformer toutes les balances, et en ayant fait apporter d’autres, toutes les balances de fer ayant des chaînes de fer au lieu de cordes, j’ai fait peser depuis une livre jusqu’à deux mille livres de métal ardent et refroidi ; et, n’ayant jamais trouvé la moindre différence dans le poids, voici comme je raisonnais : Ces masses énormes de fer ardent avaient acquis par leur dilatation une plus grande surface ; elles devaient donc avoir alors moins de pesanteur spécifique. Je puis donc, de cela même qu’elles pèsent également chaudes comme froides, conclure que le feu qui les pénétrait leur donnait précisément autant de poids que leur dilatation leur en faisait perdre, et que par conséquent le feu est réellement pesant.

Mais, disais-je, toutes les calcinations après lesquelles les matières ont augmenté de poids n’ont-elles pas aussi dilaté ces matières ? Il leur arrive donc la même chose qu’à mon fer ardent. Cependant ces matières pèsent, brûlantes et calcinées, un dixième de plus qu’avant d’avoir été exposées au feu ; et deux milliers de fer ardent et froid conservent toujours leur même poids. Se peut-il que dans quatre onces de poudre d’antimoine, exposées quelques minutes au feu du soleil ou calcinées quelques heures au fourneau de réverbère, il soit entré incomparablement plus de matière ignée que dans ces masses pénétrées pendant vingt-quatre heures du feu le plus violent ?

Je songeai donc à peser quelque chose de beaucoup plus chaud encore que le fer embrasé ; je suspendis, près d’un fourneau où l’on fait la fonte, trois marmites de fer très-épaisses, à trois balances bien exactes ; je fis puiser de la fonte en fusion ; je fis porter cent livres de ce feu liquide dans une marmite, trente-cinq livres dans une autre, vingt-cinq livres dans la troisième. Il se trouva, au bout de six heures, que les cent livres avaient acquis quatre livres étant refroidies, les vingt-cinq livres à peu près une livre, et les trente-cinq livres environ une livre une once et demie.

Je m’étais servi, dans cette expérience, de la fonte blanche, dont il est parlé dans l’Art de forger le fer, livre qui devait procurer au public plus d’avantages que la jalousie des ouvriers ne l’a souffert.

Je répétai plusieurs fois cette expérience, et je trouvai toujours à peu près la même augmentation de poids dans la fonte blanche refroidie.

Mais la fonte grise, qui est toujours moins cuite, moins métallique que l’autre, me donna toujours un même poids, soit froide, soit ardente.

Que dois-je penser de cette expérience ? S’il est vrai, comme le dit M. de Réaumur dans les Mémoires de 1726, page 273, que le fer « augmente de volume en passant de l’état de fusion à celui de solidité », il doit donc avoir une pesanteur spécifique moindre dans l’état de solidité ; et cependant le voilà qui, solide, pèse beaucoup plus que fluide ; voilà quatre livres d’augmentation sur cent, quand la surface est devenue plus large, et que le feu dont il était pénétré s’est échappé pendant plus de six heures.

Cette augmentation de volume et cette perte de sa substance devraient concourir à le faire peser bien moins ; l’air dans lequel on le pèse froid, étant alors plus dense, devrait diminuer encore un peu le poids de ce métal ; malgré tout cela, ce métal pèse toujours beaucoup plus étant refroidi qu’en fusion.

Or, en fusion, il contenait incomparablement plus de feu qu’étant refroidi : donc il semble qu’on doive conclure que cette prodigieuse quantité de feu n’avait aucune pesanteur ; donc il est très-possible que cette augmentation de poids soit venue de la matière répandue dans l’atmosphère[5] ; donc, dans toutes les autres opérations par lesquelles les matières calcinées acquièrent du poids, cette augmentation de substance pourrait aussi leur être venue de la même cause, et non de la matière ignée. Toutes ces considérations m’obligent à respecter l’opinion que le feu ne pèse point.

Mais, d’un autre côté, je considère que cette augmentation apparente de volume dans le fer, lorsque de fondu il devient solide, est due très-vraisemblablement à la dilatation des vases et des moules dans lesquels on le répand, qui se contractent avant que le fer se soit resserré ; et, si cela est, je conclus que le fer en fusion, dilaté, doit en effet peser spécifiquement moins, et solide, doit peser en raison de son volume.

J’observe aussi qu’il en est de même de tous les métaux en fusion, qu’ils doivent tous peser solides plus que fluides, sans que cet excès de pesanteur dans les métaux refroidis vienne d’aucune addition de matière étrangère.

Je vois que si le plomb, l’étain, le cuivre, etc., pèsent moins en fusion que refroidis, ils acquièrent au contraire du poids dans la calcination.

Maintenant de deux choses l’une : ou dans cette calcination la matière acquiert un moindre volume, conservant la même masse, et alors par cela seul elle doit peser un peu davantage ; ou bien, sans avoir un moindre volume, elle acquiert plus de masse : ce surplus de masse lui vient ou du feu ou de quelque autre matière. Il n’est pas probable que cent livres de plomb acquièrent dix livres de feu. Il n’y a peut-être pas dix livres de feu dans tout ce que l’on brûle en un jour sur la terre ; mais aussi il n’est pas problable que le feu ne contribue en rien à cette addition de poids.

Je joins à cette probabilité, qu’il n’y a d’ailleurs aucune raison pour priver l’élément du feu de la pesanteur qu’ont les autres éléments, et je conclus qu’il est très-probable que le feu est pesant[6].

Les philosophes qui refusent au feu l’impénétrabilité ne manqueront pas encore de raisons. Ils est constaté, diront-ils, que la lumière est du feu ; que ce feu vient à nos yeux ; que ses traits, ses rayons sont colorés, c’est-à-dire que les rayons producteurs du rouge doivent toujours donner la sensation du rouge, etc.

Or, cela posé, vous regardez deux points, dont l’un est rouge et l’autre bleu : non-seulement les rayons bleus et rouges se croisent nécessairement avant d’arriver à vos yeux ; mais dans ce point d’intersection il passe encore une infinité de rayons de l’atmosphère ; réunissez encore dans ce même point tous les rayons réfléchis d’un miroir concave, et tous ceux d’un verre lenticulaire qui lui sera opposé, vous n’en verrez toujours que plus vivement le point rouge et le point bleu ; ces deux traits de feu viendront toujours à vos yeux dans leur même direction, à travers ces mille millions de traits qui pénètrent leur surface : le feu ne semble donc pas impénétrable.

Le feu, suivant l’idée de ces philosophes, serait donc une substance qui aurait quelques attributs de la matière, et qui ne serait pas en effet matière. Il aurait la divisibilité, la mobilité, l’étendue ; mais il n’aurait ni la gravitation vers un centre, ni l’impénétrabilité, caractère plus inhérent dans la matière que la gravitation.

Il agirait sur les corps, sans être entièrement de la nature des corps, ce qui ne serait pas incompatible. Il serait dans l’ordre des êtres une substance mitoyenne entre les corps plus grossiers que lui, et d’autres substances plus pures que lui ; il tiendrait à ceux-ci par la pénétrabilité et par sa liberté de n’être entraîné vers aucun centre ; il tiendrait aux autres par sa divisibilité, par son mouvement, semblable en ce sens à ces substances qui semblent marquer les bornes de ces espèces qui ne sont ni animaux ni végétaux absolus, et qui semblent être les degrés par lesquels la nature passe d’un genre à un autre. On ne peut pas dire que cette chaîne des êtres soit sans vraisemblance ; et cette idée, qui agrandit l’univers, n’en serait par là que plus philosophique.

Cependant, quoique aucune expérience ne semble encore avoir constaté invinciblement la pesanteur et l’impénétrabilité du feu, il paraît qu’on ne peut se dispenser de les admettre. À l’égard de la pesanteur, les expériences lui sont au moins très-favorables.

À l’égard de l’impénétrabilité, elle paraît plus certaine : car le feu est corps ; ses parties sont très-solides, puisqu’elles divisent les corps les plus solides, puisque l’aiguille d’une boussole tourne au foyer d’un verre ardent, etc.

La solidité emporte nécessairement l’impénétrabilité. Il est vrai que les traits de feu qu’on nomme rayons de lumière se croisent ; mais ils peuvent très-bien se croiser sans se pénétrer : car tout corps ayant incomparablement plus de pores que de matière, ces traits de feu passent, non pas dans la substance solide des parties élémentaires les unes des autres, ce qui serait incompréhensible, mais dans les pores les uns des autres ; et, non-seulement ils peuvent se croiser ainsi, mais ils se croisent l’un par-dessus l’autre comme des bâtons ; et de là vient, pour le dire en passant, que deux hommes ne voient jamais le même point physique, le même minimum visible.

Il paraît donc enfin qu’on doit admettre que le feu a toutes les propriétés primordiales connues de la matière. Voyons ses propriétés particulières, et d’où elles dépendent, pour tâcher de connaître quelque chose de sa nature.

ARTICLE  III.
quelles sont les autres propriétés générales du feu.


Les deux attributs qui caractérisent le feu étant de brûler et d’éclairer, d’où lui viennent ces deux attributs, et quelles autres propriétés en résultent ?

SECTION PREMIÈRE.
d’où le feu a-t-il le mouvement?

Le feu ne peut éclairer, échauffer, brûler, que par le mouvement de ses parties : d’où ce mouvement lui viendra-t-il ? Sera-ce de quelque autre matière plus ténue, plus fluide encore ? Mais d’où cette autre matière aura-t-elle son mouvement ? Pourquoi cette matière ne fera-t-elle pas elle-même les mêmes effets que le feu ? Pourquoi recourir à une autre matière qu’on ne connaît pas ?

Cette autre matière agirait ou dans le plein absolu ou dans le vide : si elle est supposée dans le plein, cette supposition est exposée à d’étranges contradictions ; comment une étincelle de feu, venant de Sirius jusqu’à nous, dérangera-t-elle ce plein prodigieux ?

Comment un rayon de soleil percera-t-il plus de 30 millions de lieues en huit minutes ? D’ailleurs quelle foule d’objections contre le plein absolu ! Si cette matière est supposée agir dans l’espace non rempli, quel besoin avons-nous d’elle pour produire l’action du feu ? Le feu est un élément ; ses parties constituantes ne s’altèrent donc point, du moins tant que cet univers subsiste ; que servira donc une autre matière insensible à ses parties constituantes ?

Il ne faut admettre de principe invisible, insensible, que quand ce premier principe invisible, insensible, est d’une nécessité primordiale absolue, inhérente dans la nature des choses. Ne serait-il pas contre toute philosophie d’expliquer le mouvement connu d’un élément par le mouvement supposé d’un autre élément inconnu ? Il faut donc croire que le feu a le mouvement originairement imprimé en lui-même, jusqu’à ce qu’on soit bien sûr qu’il y a une autre substance qui le lui donne.

Le feu étant toujours par sa nature en mouvement, ses parties étant les plus simples, et par conséquent les plus solides des corps connus, tous les corps connus étant poreux, le feu habite nécessairement dans les pores de tous les corps : il les étend, les meut, les échauffe, et les consume, selon sa quantité et son degré de mouvement.

Tous les corps tendent à s’unir par la même loi qui fait graviter tous les corps célestes vers un foyer commun, quelle que soit la cause de cette tendance : donc toutes les parties de chaque corps presseraient également vers le centre de ce corps, et tous les corps composeraient des masses également dures, si le feu. étant toujours eu mouvement, n’écartait ces parties toujours prêtes à s’unir.

Le feu résiste donc continuellement à l’effort des corps, et les corps lui résistent de même : cette action et cette réaction continuelles entretiennent donc un mouvement sans interruption dans toute la nature.

Pourquoi tous les animaux sont-ils plus grands le jour que la nuit ? Pourquoi les maisons sont-elles plus hautes à midi qu’à minuit ? Pourquoi toute la nature est-elle dans une agitation plus ou moins grande, selon que les climats sont plus ou moins chauds ? Faudra-t-il, pour expliquer ces phénomènes continuels, recourir à autre chose qu’au feu ? Son absence ne fait-elle pas sensiblement le repos ? Sa présence ne fait-elle pas sensiblement le mouvement ? Faudra-t-il, encore une fois, imaginer une autre matière que le feu pour rendre raison de la chaleur ?

Loin que ce soit le mouvement interne des corps qui puisse produire et faire en effet du feu, c’est donc réellement le feu qui produit le mouvement interne de tous les corps. Mais, dira-t-on, comment peut-il exciter des fermentations froides qui font baisser le thermomètre ? Comment peut-il, en agitant l’air, causer des vents qui apportent la gelée ?

Je répondrai que ces effets arrivent de la même manière que nous faisons geler les liqueurs en mettant du feu autour de la masse de neige et de sel qui entoure la liqueur que nous voulons glacer : à peine le feu a-t-il commencé à fondre cette masse de neige et de sel que notre liqueur se gèle ; voilà du mouvement et une fermentation des plus froides à la suite de ce mouvement. C’est ainsi qu’une demi-once de sel volatil d’urine, et trois onces de vinaigre, en fermentant, font baisser le thermomètre de neuf à dix degrés. Il y a certainement du feu dans ces deux liqueurs, sans quoi elles ne seraient point fluides ; mais il y a aussi autre chose que du feu, il y a des sels ; plusieurs parties de ces sels ne se coagulent-elles pas en la même manière que plusieurs parties de sel et de glace entrent dans nos liqueurs que nous glaçons ?

De même l’air dilaté par le moyen du feu, de quelque manière que ce puisse être, soit par des exhalaisons, soit par l’action immédiate des rayons du soleil ; cet air, dis-je, nous apporte du nord des sels coagulés ; et pourquoi ces sels se coagulent-ils dans un air que la chaleur dilate ? N’est-ce point que ces sels contiennent en eux moins de feu que les autres parties de l’atmosphère, et qu’ainsi ils s’unissent quand l’atmosphère se dilate ? Ils excitent alors un vent froid, qui n’est autre chose qu’une fermentation froide ; le feu, par son mouvement, peut donc unir ensemble des matières qui par là même deviennent froides.

Que l’on jette des morceaux de glace dans l’air, ils seront toujours froids quoique en mouvement ; les exhalaisons du nord, le vent, qui n’est autre chose que l’air dilaté, doivent être considérés comme une puissance qui pousse des parties de glace.

Le feu, par son mouvement, contribue donc même au froid, puisque avec le feu nous glaçons des liqueurs ; puisque des fluides empreints de matière ignée, tels que le sel volatil d’urine et le vinaigre, tels que le sel ammoniac et le mercure sublimé , font baisser prodigieusement le thermomètre ; puisque l’air dilaté par l’action du feu nous apporte du nord des particules froides[7].

SECTION II.
n’est-il pas la cause de l’élasticité ?

Le feu étant en mouvement dans tous les corps, le feu agissant par ce mouvement, la réaction étant toujours égale à l’action, ne suit-il pas que le feu doit causer l’élasticité ?

Être élastique, c’est revenir par le mouvement au point dont on est parti, c’est être repoussé en proportion de ce qu’on presse. Pour que les mixtes aient cette propriété, il faut qu’ils ne soient pas entièrement durs, que l’adhésion de leurs parties constituantes ne soit pas invincible : car alors rien ne pourrait presser et refouler leurs parties, ni en dedans ni en dehors.

Une balle fait ressort en tombant sur une pierre, parce que les parties qui touchent la pierre en sont repoussées ; parce que la réaction de la pierre est égale à l’action de la balle ; quand cette balle, ayant cédé à cet effort qui lui a ôté sa rondeur, la reprend ensuite, c’est parce que ses parties, qui étaient pressées, se renflent, s’étendent. Il y a donc de toute nécessité un pouvoir qui distend toutes ces parties ; ce pouvoir n’est que du mouvement, le feu qui est dans ce corps est en mouvement, le feu cause donc l’élasticité.

Que le feu soit l’origine de cette propriété, c’est une chose d’autant plus probable que le feu lui-même semble parfaitement élastique ; ses parties élémentaires étant nécessairement très-solides, se choquant continuellement, et se repoussant avec une force proportionnée à leur choc, doivent faire des vibrations continuelles dans les corps. Un corps serait parfaitement dur s’il était absolument privé de feu.

S’il en était tout pénétré, et que ses parties ne pussent résister aucunement à l’action du feu, ses parties auraient encore moins de cohérence que les fluides les plus subtils, et il serait entièrement mou ; un corps n’est donc élastique qu’autant que ses parties constituantes résistent au mouvement du feu qu’il renferme.

C’est ce que l’expérience confirme dans tous les corps élastiques. Plus on a augmenté l’adhésion, la cohérence des parties d’un métal, en le comprimant sous le marteau, plus alors cette adhésion surpasse l’action du feu que contient ce métal ; alors son ressort est toujours plus grand ; qu’il soit échauffé, le ressort diminue ; qu’il soit ensuite en fusion, ce ressort est perdu entièrement. Laissez refroidir ce corps fondu, c’est-à-dire laissez exhaler le feu étranger et surabondant qui le pénétrait, ne lui laissez que la quantité de substance de feu qui était naturellement dans les pores de ses parties constituantes, le ressort se rétablit[8].

SECTION III.
l’air ne reçoit-il pas aussi son ressort du feu ?

L’air, ce corps si singulièrement élastique, paraît recevoir son ressort du feu par les mêmes raisons.

L’air de notre atmosphère est un assemblage de vapeurs de toute espèce, qui lui laissent très-peu de matière propre.

Otez de cet air l’eau dans laquelle il nage, et dont la pesanteur spécifique est au moins 850 fois plus grande que celle de cet air ; ôtez-en toutes les exhalaisons de la terre, que restera-t-il à l’air pur pour sa pesanteur[9] ? Il est impossible d’assigner ce peu que l’air pur pèse par lui-même ; il reçoit donc certainement d’une autre matière cette grande pesanteur qui soutient 33 pieds d’eau, ou 29 pouces de mercure : cette force, qui surprit tant le siècle passé, ne lui appartient pas en propre[10].

Si cette pesanteur n’est pas à lui, pourquoi son ressort ne lui viendra-t-il pas aussi d’ailleurs ?

Il est constant que la chaleur augmente beaucoup le ressort d’un air enfermé ; on connaît les découvertes fines d’Amontons sur l’augmentation de puissance qu’un air comprimé acquiert par la chaleur de l’eau bouillante[11].

La chaleur étend l’air et augmente sensiblement son élasticité dans l’instant que cet air s’étend : ainsi l’air se dilatant par le feu casse les vaisseaux qui le renferment ; ainsi, échauffé dans une vessie, il la fait crever ; ainsi il fait monter le mercure et les liqueurs dans les tubes d’autant plus qu’il s’échauffe, etc. Tant qu’il y aura du feu dans cet air comprimé, les corpuscules de l’air, écartés en tous sens, pressent en tous sens tout ce qu’ils rencontrent. Voilà l’augmentation de son ressort.

L’air libre, étant échauffé, se distend, s’écarte de tous côtés ; et alors ce ressort, qui agissait par la dilatation, s’épuise en proportion de ce que l’air s’est dilaté ; ce plein air libre, échauffé, n’est plus si élastique, parce qu’alors il y a moins d’air dans le même espace.

De même, quand le métal pénétré de feu s’étend de tous côtés, alors il y a moins de métal dans le même espace ; et quand il est fondu, il s’est étendu autant qu’il est possible : alors son ressort est perdu autant qu’il est possible.

Ce métal refroidi redevient élastique : aussi l’air libre refroidi, revenu dans son premier état, reprend son élasticité première ; mais si l’air est plus refroidi encore, si le froid le condense trop, alors son ressort s’affaiblit : n’est-ce pas que l’air n’a plus alors la quantité de feu nécessaire pour faire jouer toutes ses parties, et pour le dégager de l’atmosphère engourdie qui le renferme ?

Si l’air était absolument privé de feu, il serait sans mouvement et sans action.

SECTION IV.
suite de l’examen comment le feu cause l’élasticité.

Tous les liquides, quoique d’une autre nature que l’air, ne doivent-ils pas aussi au feu leur plus ou moins d’élasticité ? Le feu qui subsiste dans l’eau retient les parties de l’eau dans une désunion continuelle. L’eau est alors, par rapport à la quantité de feu qu’elle contient, ce qu’est un métal enflammé par rapport à la quantité de feu qui le pénètre. Ce métal en fusion perd son ressort. L’eau coulante est aussi dans une espèce de fusion, et par conséquent sans élasticité ; mais dès qu’elle contient moins de feu, dès qu’elle est glacée, elle fait ressort comme le métal refroidi, parce qu’alors elle peut réagir comme le métal contre l’action d’un moindre feu qu’elle contient : or, que la glace contienne du feu, on ne peut en douter, puisqu’on peut rendre la glace trente à quarante fois plus froide encore qu’au premier degré de congélation ; et si on pouvait trouver le dernier terme de la glace, on trouverait celui de l’extrême dureté des corps.

Ceux qui, pour expliquer l’élasticité, ont employé la matière subtile, de l’existence de laquelle on n’a de preuve que le besoin qu’on croit en avoir ; ceux-là, dis-je, ont toujours eu dans leur système quelque contradiction à dévorer.

S’ils disent, par exemple, qu’une lame d’acier courbée fait ressort, parce que cette matière subtile, qu’on suppose être partout, fait un effort violent pour repasser par les pores de cet acier, que sa courbure vient de rétrécir, ils s’aperçoivent aussitôt que la loi des fluides les contredit, car tout fluide libre presse également partout ; et de plus, si la matière subtile est supposée faire tourner notre globe d’occident en orient, comment causera-t-elle un ressort dans un sens contraire ?

S’ils disent que la matière subtile, remplissant tous les pores des corps et tout l’univers, est composée de petits tourbillons logés dans les corps ; que les parties de ces tourbillons, tendant toujours à s’échapper par la tangente, sont la cause du ressort, que de difficultés et de contradictions encore ! Ces petits tourbillons sont-ils composés d’autres tourbillons ? Il le faut bien, puisqu’ils ont des parties. La dernière de ces particules sera-t-elle un tourbillon ? en quelle direction se mouvront-ils ? est-ce en un seul sens ? est-ce en tous sens ? Qu’on songe bien qu’ils remplissent l’univers, et qu’on voie ce qui en résulterait. Il faudrait que tout suivît cette direction de leur mouvement. Sont-ils durs ? sont-ils mous ? S’ils sont durs, comment laisseront-ils venir à nous un rayon de lumière ? s’ils sont mous, comment ne se confondront-ils pas tous ensemble ? De quelque côté qu’on se tourne, on est environné d’obscurités.

Je demande simplement si, dans les incertitudes où nous laisse la physique, il ne vaut pas mieux s’en tenir aux substances, dont au moins on connaît l’existence et quelques propriétés, que de rechercher des êtres dont il faut deviner l’existence. Nous sommes tous des étrangers sur la terre que nous habitons ; ne devons-nous pas plutôt examiner ce qui nous entoure que de faire la carte des pays inconnus ? Nous voyons du feu sortir des corps où il était enveloppé ; nous voyons qu’il est dans tous les corps connus, qu’il imprime évidemment des vibrations à leurs parties ; que quand ces vibrations sont finies par la dissolution du corps, tout ressort cesse ; nous sentons que l’air devient plus élastique quand il s’échauffe, et moins quand il est très-froid ; pourquoi donc chercher ailleurs que dans cet élément du feu l’élasticité qu’il donne si sensiblement ? Par là on ne se chargerait du fardeau d’aucune hypothèse ; et certainement on n’avancerait pas moins dans la connaissance de la nature[12].

SECTION V.
n’est-il pas la cause de l’électricité ?

S’il est vraisemblable que le feu est la cause de l’élasticité, il ne l’est pas moins que l’électricité soit aussi un de ses effets.

La marche de l’esprit humain doit être, ce me semble, de se contenter d’attribuer les mêmes effets aux mêmes causes, jusqu’à ce que l’expérience découvre une cause nouvelle. Or l’électricité paraît toujours produite par la cause qui produit toujours du feu dans les corps durs, c’est-à-dire qui développe le feu que ces corps durs contiennent ; cette cause est le frottement, l’attrition des parties. Il n’y a aucun corps dur frotté qui ne s’échauffe ; il n’y a aucun corps électrique qui ne doive être chauffé avant d’exercer cette électricité.

Quelques corps durs frottés s’enflamment ; quelques corps électriques jettent des étincelles brûlantes ; tous, après un long et violent frottement, jettent de la lumière.

Il est vrai que les métaux, quelque attrition qu’ils puissent éprouver, n’attirent point les corps minces à eux, n’exercent point d’électricité ; mais on ne dit point que tout ce qui prend feu soit électrique : on remarque seulement que tout ce qui devient électrique jette du feu plus ou moins ; donc le feu paraît avoir très-grande part à cette électricité. Au moins il est indubitable qu’il n’y a point d’électricité sans mouvement, et qu’il n’y a point dans la nature de mouvement sans le feu[13].

ARTICLE  IV.
suite des autres propriétés générales par lesquelles on cherche à déterminer la nature du feu.

Le feu, comme tout autre fluide, se meut également en tous sens ; ou plutôt, ne pouvant se mouvoir qu’avec cette égalité, parce que l’action et la réaction de ses parties élémentaires sont égales, il semble être l’unique cause pour laquelle les autres fluides se meuvent ainsi.

Il doit donc échauffer également dans toutes ses parties un corps homogène qu’il pénètre ; sa flamme doit être ronde, et l’est toujours quand l’air ne presse pas sur le mixte qui brûle. Qu’une boule de fer soit bien enflammée dans un fourneau où l’air, très-raréfié, a épuisé son ressort, cette boule de fer jette des flammes également en haut et en bas ; la flamme de l’esprit-de-vin s’arrondit quand on la plonge dans une autre flamme.

De cette propriété inhérente dans le feu de se répandre également s’il ne trouve point d’obstacle, il suit que tout corps enflammé doit envoyer les traits de feu également de tous les côtés, et qu’ainsi tout point lumineux est un centre dont les rayons partent et aboutissent à la surface d’une sphère.

C’est par cette propriété que le feu échauffe et éclaire en raison inverse ou réciproque du carré des distances.

Le feu a donc la propriété d’envoyer au corps une quantité de sa substance dans cette proportion.

Il a encore la propriété d’être attiré sensiblement par les corps.

1° Cette attraction est démontrée par cette expérience connue d’une lame de couteau ou de verre dont la pointe est rasée par les rayons du soleil dans une chambre obscure.

Essai sur le feu – page 300
Essai sur le feu – page 300

On sait que les rayons s’infléchissent, se portent vers cette lame en proportion des distances ; c’est-à-dire que le rayon qui passe le plus près de cette pointe est celui qui s’infléchit le plus vers le couteau. Toutes les autres expériences de l’inflexion de la lumière près des corps se rapportent à celle-ci. On les connaît ; on n’en grossira pas ce mémoire.

2° La réfraction est encore une preuve évidente de cette attraction ; on sait assez que quand le verre ou l’eau, etc., reçoit un rayon oblique, ce rayon commence à se briser en approchant de ce milieu, et qu’il se brise toujours tant qu’il est entre les lignes AB, CD, qui sont les termes de cette attraction ; après quoi il

Essai sur le feu – page 301
Essai sur le feu – page 301
continue à aller en ligne droite : cette inflexion et ce brisement, avant d’entrer dans ce corps, et en y entrant, est toujours d’autant plus grand que la matière qui reçoit ce rayon a plus de densité, à moins que cette matière ne soit un corps oléagineux, sulfureux, inflammable : car alors ce corps oléagineux, sulfureux, rempli de feu, agit davantage sur ce rayon que ne fera un corps de même densité, mais qui contiendra moins de parties inflammables.

3° Tout rayon tombant obliquement d’un milieu moins épais dans un milieu plus épais va plus rapidement dans le corps qui l’attire davantage, et cela en raison inverse de la grandeur des sinus ; et non-seulement il accélère son mouvement dans ce corps en tombant en ligne oblique, mais aussi en tombant en ligne perpendiculaire[14]. Il est donc aussi indubitable qu’il y a une attraction entre les particules du feu et les autres corps qu’il est difficile d’assigner la cause de cette attraction.

Ayant reconnu cette propriété singulière du feu d’être attiré par les corps, de se plier vers eux, d’accélérer son mouvement vers eux, et dans eux, sitôt qu’ils sont dans la sphère de l’attraction, on ne doit plus être si étonné qu’il rejaillisse des corps solides avant de les avoir touchés : car, si les corps ont le pouvoir de l’attirer à quelque distance, pourquoi n’auront-ils pas aussi celui de le repousser à cette même distance ?

Or, que des parties de feu soient repoussées de dessus la surface des corps sans la toucher, c’est un phénomène dont il n’est plus permis de douter.

On sait que la lumière, tombant sur un prisme et faisant avec sa perpendiculaire un angle de près de 40 degrés, passe au travers de ce prisme et va dans l’air ; mais qu’à un angle de 41 elle ne passe plus, elle est réfléchie tout entière ; mais alors si l’on met de l’eau sous ce prisme, la même lumière, qui ne passait point dans l’air à 41 degrés, passe à cette même obliquité dans l’eau ; elle trouve pourtant dans l’eau plus de parties solides que dans l’air ; elle ne rejaillit point de dessus cette eau, et elle rejaillit de dessus cet air : donc elle n’est pas réfléchie en ce cas par les parties solides.

Ajoutez à cette expérience celle des corps réduits en lames minces, qui réfléchissent certains rayons de lumière, et qui laissent passer ces mêmes rayons quand leurs lames sont épaisses. Ajoutez les inégalités extrêmes des miroirs les plus polis, qui cependant réfléchissent la lumière également et avec régularité, et qui par conséquent ne peuvent renvoyer avec régularité ce qu’ils reçoivent si irrégulièrement ; on conviendra que la lumière, qui n’est autre chose que du feu, rejaillit sans toucher aux corps dont elle semble rejaillir.

De cette attraction et de cette répulsion de la matière du feu à quelque distance des corps solides n’est-il pas prouvé qu’il y a une action et une réaction entre tous les corps et le feu, telle qu’il y en a une entre les corps qui s’attirent et qui se repoussent ? La différence est (comme dit à peu près le grand Newton dans son Optique) qu’il ne faut que des yeux pour voir l’attraction et la répulsion de l’électricité, et qu’il faut les yeux de l’esprit pour voir l’attraction et la répulsion du feu et des corps.

Il reste à examiner la figure du feu et sa couleur.

La figure de ses parties constituantes doit être ronde ; c’est la seule qui s’accorde avec un mouvement égal en tout sens, et la seule qui puisse produire des angles d’incidence égaux aux angles de réflexion. Il est bien vrai que ces angles d’incidence et de réflexion ne sont pas produits sur la surface des corps solides ; mais ils sont produits près de ces surfaces par quelque cause que ce puisse être.

Or cette cause inconnue, et qui peut-être est de la matière électrique, ne peut renvoyer ainsi les rayons s’ils ne sont pas propres à former toujours ces angles, et il n’y a que la figure ronde qui puisse les former[15].

Pour la couleur qui résulte du feu, j’entends du feu pur et sans mélange, cette couleur dépend des rayons différents qui composent le feu : l’assemblage des sept rayons primordiaux réfléchis donne du blanc ; cependant la couleur de la lumière du soleil tire sur le jaune, et de là on pourrait croire que le soleil est un corps solide dans lequel les rayons jaunes dominent. Il n’est nullement impossible que le feu dans d’autres soleils ait d’autres couleurs, et la quantité des rayons rouges ou jaunes dominant dans ce feu élémentaire pourrait très-vraisemblablement opérer de nouvelles propriétés dans la matière.

Voilà donc à peu près un assemblage des propriétés principales qui peuvent servir à donner une faible idée de la nature du feu.

C’est un élément qui a tous les attributs généraux de la matière, et qui a par-dessus encore le pouvoir d’agir sur toute matière, d’être toujours en mouvement, de se répandre en tout sens, d’être élastique, de contribuer à l’élasticité des corps, à leur électricité ; d’être attiré et d’être repoussé par les corps ; enfin c’est le seul qui puisse nous éclairer et nous échauffer. Et cette propriété de nous donner le sentiment de lumière et de chaleur n’est autre chose qu’une suite de la proportion établie entre ses mouvements et nos organes ; et il est très-vraisemblable que cette proportion est nécessaire pour nous causer ces sentiments : car l’Auteur de la nature ne fait rien en vain, et ces rapports admirables de la matière du feu avec nos organes seraient un ouvrage vain si, dans la constitution présente des choses, nous pouvions voir sans yeux et sans lumière, et être échauffés sans feu.


  1. Cependant, quoi qu’en pense Voltaire, le feu est le résultat du mouvement. Voltaire serait bien étonné si, revenant aujourd’hui, il entendait exposer la théorie mécanique de la chaleur. (D.)
  2. Optique, page 551, seconde édition. (Note de Voltaire.)
  3. M. Boerhaave. (Id.)
  4. L’eau est une substance qui reste dans l’état de liquidité à un degré de chaleur connu ; il faudrait, pour qu’elle se changeât en terre, que, sans perdre aucun de ses principes, ou sans se combiner avec un principe étranger, elle perdit cette propriété, soit par l’action du feu, soit par l’effet de la végétation. Si on met de l’eau distillée dans un vase de verre fermé hermétiquement, et qu’on l’expose à une chaleur modérée pendant un long temps, l’eau se trouble, diminue de volume, et on voit une terre fine et légère qui, après être restée répandue dans la liqueur, se précipite au fond du vase. Mais on a observé que le vase était attaqué par l’eau, qu’il avait perdu de son poids, et que cette terre était produite, du moins en très-grande partie, par la combinaison de l’eau avec la substance du vase. Si l’on plante une branche de saule dans de l’eau distillée, et qu’on l’arrose avec de l’eau aussi distillée, elle croit, et acquiert par conséquent plus de terre qu’elle n’en contenait d’abord. Mais cette quantité de terre est très-peu de chose ; et comme l’eau distillée contient elle-même un peu de terre qui s’enlève dans la distillation, comme il peut s’en trouver aussi dans l’air que la plante absorbe, on peut expliquer cette augmentation de terre dans la plante, sans être obligé de recourir à une véritable transformation de l’eau. On pourrait dire aussi que l’eau, dans la végétation, perdant quelques-uns de ces principes, ou se combinant avec ceux que l’air peut fournir, devient une substance infusible à un degré de chaleur plus grand que celui qu’elle avait.
    Les expériences, les observations, ne prouvent donc point que l’eau se transforme en terre : cependant, dans les détails des expériences, il se présente plusieurs circonstances qui paraissent favorables à cette opinion. (K.)
  5. Voltaire pressent la vérité. À l’époque où il écrivait, plusieurs chimistes avaient ainsi expliqué l’augmentation de poids des métaux calcinés ; peut-être Voltaire l’ignorait-il. (D.)
  6. Plusieurs physiciens ont répété depuis les expériences sur la différence de poids qu’on peut soupçonner entre une masse de métal rouge et la même masse refroidie, et ils ont trouvé des conclusions opposées : ce qui devait arriver, parce que cette différence est nécessairement très-petite, imperceptible dans de petites masses, et fort au-dessous de l’erreur qu’on peut commettre en pesant des masses considérables.
    Quant à l’augmentation de poids des métaux calcinés, la conjecture de M. de Voltaire a été confirmée par des expériences non douteuses. On sait à présent qu’il se combine avec les métaux, pendant la calcination, une certaine quantité d’air vital, ou air déphlogistiqué de Priestley, qui en augmente le poids. C’est par cette raison que la calcination des métaux est impossible dans les vaisseaux clos, quelque violent que soit le feu qu’on leur applique. (K.) — Voltaire est évidemment dominé par l’idée de la matérialité du feu, car il tire des conclusions d’expériences qui ne les comportent pas, ou en comportent de contraires. (D.)
  7. Ces phénomènes paraissent indiquer un nouveau principe qu’on ne soupçonnait pas lorsque M. de Voltaire écrivait cet Essai. Les corps, en passant de l’état de solide à l’état de liquide, de celui de liquide à l’état de vapeurs, en se combinant, en se dissolvant dans les menstrues, paraissent acquérir la propriété de s’unir à une quantité de feu plus ou moins grande que dans leur état antérieur ; en sorte qu’ils peuvent refroidir ou échauffer les corps avec lesquels ils communiquent, tandis que, s’ils étaient restés dans leur premier état, ils n’auraient rien changé à la température de ces mômes corps. On a fait depuis quelques années des expériences très-suivies et très-bien faites sur cette classe de phénomènes. Il paraît donc que le feu s’applique aux corps de trois manières différentes : 1° en sorte qu’il puisse en être séparé sans y rien changer que leur température ; 2° de manière à ne pouvoir en être séparé que lorsque l’état de ce corps vient à changer ; 3° par une véritable combinaison qu’on ne peut détruire sans changer la nature du corps. On peut consulter sur cet objet les ouvrages de MM. Scheele, Black, Crawford ; on y trouvera des expériences bien faites, bien combinées, et des vues ingénieuses. (K.)
  8. On pourrait cependant faire refroidir fortement un métal après l’avoir recuit. Il ne reprendrait pas l’élasticité qu’il devait à l’écrouissage. (D.)
  9. Ce qui est « exhalaisons de la terre » dans l’air n’en est qu’une partie infime. Il est vrai qu’à l’état de brouillards, c’est ce qui seul frappe la vue, (D.)
  10. M. de Voltaire est un des premiers qui aient annoncé que l’air, c’est-à-dire le fluide expansible qui entoure la terre, n’est point un élément simple, mais un composé d’un grand nombre de substances dans l’état d’expansibilité. On a prouvé depuis que cet air contenait non-seulement une grande quantité d’eau, et d’autres substances dans l’état de dissolution, mais qu’il était encore le résultat du mélange ou de la combinaison d’un grand nombre de substances expansibles à tous les degrés de température connus. Voyez l’article Air dans le Dictionnaire philosophique. (K.)
  11. La chaleur de l’eau bouillante n’augmente l’élasticité de l’air que d’un tiers environ. (D.)
  12. Il n’est point prouvé que la cause de l’élasticité des ressorts soit la même que celle de la force par laquelle les corps dans l’état d’expansion tendent à occuper un plus grand espace. Il semble que la première force peut être l’effet de celle qui produit la cohésion. Les molécules d’un corps ont pris un certain ordre en vertu de cette force ; vous changez cet ordre en pressant le corps ou en le pliant ; si vous cessez d’agir, les molécules dérangées de cet état, qui était, relativement à cette force, l’état d’équilibre, tendront à s’y restituer. Quant à la force des substances expansibles, elle parait inexplicable par la force d’attraction, par la tendance à l’équilibre d’un système de molécules qui s’attirent ; peut-être a-t-elle pour cause quelque propriété de feu encore inconnue. Du moins, comme la chaleur augmente cette force, et que le froid la diminue, comme le feu met dans l’état d’expansibilité des substances liquides ou solides, on ne peut nier qu’il n’agisse comme cause ou comme moyen dans les phénomènes que présente la force expansive. (K.)
  13. Lorsqu’on approche doux corps dans lesquels l’électricité n’est pas en équilibre, il arrive qu’à l’instant où l’équilibre se rétablit, soit lentement, soit dans un seul instant, il se manifeste du feu ; ce feu est visible dans l’air et dans le vide, produit de la chaleur, allume les corps inflammables, fond les métaux. Ce feu paraît moins simple que celui des rayons de lumière rassemblés au foyer d’un miroir : il a une odeur propre, et d’ailleurs il produit sur les corps qu’il traverse des effets chimiques que les rayons du miroir ardent ne paraissent point produire. On peut observer que, comme les corps changent de température sensible en passant de l’état solide à celui de liquide, de l’état de liquide à celui de vapeurs, de même ce changement influe sur leur état relativement à l’électricité. Le plus ou le moins de chaleur agit aussi sur l’électricité ; la glace devient électrique par frottement comme le verre, à un certain degré de froid ; le verre devient électrique par communication comme les métaux, à un certain degré de chaleur.
    On ne savait presque rien sur l’électricité en 1738. (K.)
    — Les conclusions de la section v sont problématiques, au moins dans la forme. (D.)
  14. La différence de réfrangibilité des milieux n’est point proportionnelle à leur densité, quoique dans des corps de la même nature elle paraisse en dépendre, du moins en partie. Elle dépend surtout de la nature de ces corps, mais sans qu’on ait pu assigner jusqu’ici les causes de cette dépendance, ni saisir aucun rapport entre cette force et la quantité de phlogistique contenu dans les corps, ou leur facilité à se combiner avec cette substance.
    On sait que des rayons différents sont différemment réfrangibles dans le même
    milieu, et chaque rayon ne suit pas dans les différents milieux la même loi de réfrangibilité. Autre phénomène plus compliqué dont on ignore absolument la cause et la loi. On peut consulter sur ces objets une suite de recherches sur l’optique, publiées par M. l’abbé Rochon. (K.)
    — Nous avons déjà fait observer que Voltaire, ou plutôt Newton, se trompe en croyant la vitesse de la lumière plus grande dans les milieux plus réfringents. (D.)
  15. Ces idées sur la forme des éléments des corps sont un reste de cartésianisme dont M. de Voltaire n’avait pu se débarrasser totalement, quoiqu’il en fût alors plus dégagé que la plupart des savants de l’Europe.
    La seule manière plausible d’expliquer les phénomènes de la réflexion des surfaces opaques est de les considérer comme formées de corpuscules transparents, dans lesquels la réflexion se fait comme dans les sphères transparentes, comme dans les gouttes de l’arc-en-ciel. Mais il reste à expliquer ce dernier phénomène, qui semble dépendre de l’attraction, et dont on n’a point donné d’explication précise et calculée. (K.)