Essai sur le libre arbitre/Chapitre 2

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Traduction par Salomon Reinach.
Librairie Germer Baillière et Cie (p. 23-48).


CHAPITRE II

la volonté devant la conscience.


Quand un homme veut, il veut aussi quelque chose : sa volition a toujours quelque objet vers lequel elle tend, et ne peut être pensée qu’en rapport avec cet objet. Mais que signifie vouloir quelque chose ? Voici ce que j’entends par là. La volition, qui en elle-même est seulement l’objet de la conscience, se produit sous l’influence de quelque mobile appartenant au domaine de la connaissance du non-moi, et qui par conséquent est un objet de la perception extérieure ; ce mobile, désigné au point de vue de cette influence sous le nom de motif, est non-seulement la cause excitatrice mais la matière de la volition, parce que celle-ci est dirigée sur lui, c’est-à-dire qu’elle a pour but de le modifier en quelque façon, qu’elle réagit par conséquent sur lui (à la suite de l’impulsion même qu’elle en reçoit) : et c’est dans cette réaction que consiste toute entière la volition[1]. Il ressort déjà de ceci que la volition ne saurait se produire sans motif ; car alors elle manquerait également de cause et de matière. Seulement on se demande si, dès que cet objet est présent à notre entendement, la volition doit ou non se produire nécessairement ; bien plus, si en présence d’un même motif, il pourrait se produire une volition différente, ou même diamétralement opposée ; ce qui revient à mettre en doute si la réaction dont nous avons parlé peut, dans des circonstances identiques, se produire ou ne se produire pas, affecter telle forme ou telle autre, ou même deux formes absolument contraires. En un mot, la volition est-elle provoquée nécessairement par le motif ? ou faut-il admettre que la volonté, au moment où nous prenons conscience du motif, conserve son entière liberté de vouloir[2] ou de ne pas vouloir ? Ici donc la notion de la liberté, dans le sens abstrait que la discussion précédente lui a donné et que j’ai prouvé être le seul acceptable, est entendue comme une simple négation de la nécessité, et notre problème est ainsi clairement posé. Mais c’est dans la conscience immédiate que nous avons à chercher les données nécessaires à sa solution, et nous examinerons jusqu’au bout le témoignage d& cette faculté avec toute l’exactitude possible, loin de nous contenter de trancher brutalement le nœud comme l’a fait Descartes, en émettant, sans prendre la peine de la justifier, l’affirmation suivante : « Nous avons une conscience si parfaite de la liberté d’indifférence qui est en nous, qu’il n’est rien qui nous soit connu avec plus de lucidité ni d’évidence. » (Princ. Phil, 1, § 41.) Leibniz lui-même a déjà fait ressortir ce qu’il y avait d’insuffisant dans une telle affirmation (Théod. 1, § 50, et III, § 292), lui qui, cependant, sur cette question, s’est montré comme un frêle roseau cédant à tous les vents ; car après les déclarations les plus contradictoires, il aboutit finalement à cette conclusion, que la volonté est, il est vrai, inclinée par les motifs, mais qu’ils ne la nécessitent pas. Il dit en effet : « Toutes les actions sont déterminées, et jamais indifférentes, parce qu’il y a toujours quelque raison inclinante, mais non toutefois nécessitante, pour qu’elles soient telles plutôt que telles. » (Leibniz, De libertate, Opéra, Ed. Erdmann, p. 669.) Ceci me donne l’occasion de faire observer qu’une pareille voie, cherchant un milieu entre les deux termes de l’alternative posée plus haut, n’est pas tenable, et qu’on ne peut pas dire, comme quelques-uns, en se retranchant à plaisir derrière une indécision hésitante, que les motifs ne déterminent la volonté qu’en une certaine mesure, qu’elle subit leur influence, mais seulement jusqu’à un certain point, et qu’à un moment donné elle a le pouvoir de s’y soustraire. Car aussitôt que nous avons accordé à une force donnée l’attribut de la causalité, et reconnu par conséquent qu’elle est une force active, cette force n’a besoin, dans l’hypothèse d’une résistance, que d’un surcroît d’intensité, dans la mesure de cette résistance même, pour pouvoir achever son effet. Celui qui hésite encore et ne peut pas être corrompu par l’offre de 10 ducats, le sera assurément si on lui en propose 400, et ainsi de suite…

Considérons donc maintenant, en vue de la solution que nous cherchons, la conscience immédiate entendue dans le sens établi plus haut. Quelle clef cette faculté peut-elle nous fournir pour la solution de cette question abstraite, à savoir l’applicabilité, ou la non-applicabilité du concept de la nécessité à la production de la volition, en présence d’un motif donné, c’est-à-dire connu et conçu par l’entendement[3] ? Nous nous exposerions à bien des déceptions si nous nous attendions à tirer de cette conscience des renseignements précis et détaillés sur la causalité en général, et sur la motivation en particulier, comme aussi sur le degré de nécessité qu’elles portent toutes deux avec elles. Car la conscience, telle qu’elle habite au fond de tous les hommes, est chose beaucoup trop simple, et trop bornée, pour pouvoir donner des explications sur de pareilles questions. Bien plus, ces notions de causalité et de nécessité sont puisées dans l’entendement pur qui est tourné vers le dehors, et ne peuvent être amenées à une expression philosophique que devant le forum de la raison réflective. Mais quant à cette conscience naturelle, simple, je dirais même bornée[4], elle ne peut même pas concevoir la question, bien loin qu’elle y puisse répondre. Son témoignage au sujet de nos volitions, que chacun peut écouter dans son propre for intérieur, pourra être exprimé à peu près comme il suit, quand on l’aura dépouillé de tout accessoire inutile et étranger à la question, et ramené à son contenu le plus strict : « Je peux vouloir, et lorsque je voudrai un acte quelconque, les membres de mon corps qui sont capables de mouvement (placés dans la sphère du mouvement volontaire) l’accompliront à l’instant même, d’une façon tout à fait immanquable. » Cela veut dire en peu de mots : « Je puis faire ce que je veux ! » La déclaration de la conscience immédiate n’a pas une plus grande portée, de quelque manière qu’on puisse la contourner et sous quelque forme que l’on veuille poser la question. Elle se réfère donc toujours au « Pouvoir d’agir conformément à la volonté ; » mais n’est-ce pas là cette idée empirique, originelle et populaire de la liberté, telle que nous l’avons établie dès le commencement, d’après laquelle le mot libre veut dire : « conforme à la volonté ? » C’est cette liberté, et celle-là seule, que la conscience affirmera catégoriquement[5] Mais ce n’est pas celle que nous cherchons à démontrer. La conscience proclame la liberté des actes, avec la présupposition de la liberté des volitions : mais c’est la liberté des volitions qui a seule été mise en question. Car nous étudions ici le rapport entre la volonté même et les motifs : or sur ce point l’affirmation : « je peux faire ce que je veux, » ne fournit aucun renseignement. La dépendance où sont nos actes, c’est-à-dire dire nos mouvements corporels, relativement à notre volonté (dépendance qui est affirmée, sans doute, par la voix de la conscience), est quelque chose de tout à fait différent de l’indépendance de nos volitions par rapport aux circonstances extérieures, ce qui constituerait véritablement le libre arbitre ; mais sur l’existence de ce libre arbitre, la conscience ne peut rien nous apprendre. Cette question, en effet, est nécessairement en dehors de sa sphère, parce qu’elle concerne le rapport de causalité du monde sensible (qui ne nous est donné que par la perception extérieure), avec nos résolutions, et que la conscience ne peut évidemment pas porter de jugement sur le rapport d’une chose qui est tout à fait en dehors de son domaine, à une autre, qui lui appartient en propre. Car aucune puissance cognitive ne peut établir une relation entre deux termes dont l’un ne saurait lui être donné d’aucune manière. Or il est bien évident que les objets de la volonté, qui déterminent précisément la volition, sont placés, au-delà de la limite de la perception interne, dans la perception du non-moi ; seule, la volition se produit à l’intérieur, et c’est justement le rapport de causalité qui lie la volition et ces objets du dehors que l’on cherche à préciser. La volition seule est du domaine de la conscience, avec son empire absolu sur les membres du corps, empire dont le sentiment intime est, à proprement parler, à la racine de l’affirmation : « Je peux ce que je veux. » Aussi n’est-ce tout d’abord que l’exercice de cet empire, c’est-à-dire l’acte lui-même, qui imprime à la volition, aux regards de la conscience, le sceau d’une manifestation de la volonté. Car aussi longtemps qu’elle s’élabore peu à peu, elle s’appelle désir[6] : quand elle est achevée et prête à passer à l’acte, elle s’appelle résolution : mais qu’elle soit passée effectivement à l’état de résolution, c’est ce que l’action seule peut démontrer à la conscience ; car jusqu’à l’action qui la réalise, elle peut changer. Et ici nous nous trouvons amenés à la source principale de cette illusion, dont on ne peut guère nier la force[7], en vertu de laquelle un esprit naïf, c’est-à-dire sans éducation philosophique, s’imagine que dans un cas donné deux volitions diamétralement opposées lui seraient possibles ; et, fort de cette conviction, il s’enorgueillit de l’abondance des lumières que lui fournit sa conscience, dont il croit de bonne foi entendre là le témoignage. C’est l’effet de la confusion entre le désir et la volonté[8]. On peut, en effet, désirer deux choses opposées, on n’en peut vouloir qu’une : et pour laquelle des deux s’est décidée la volonté, c’est ce dont la conscience n’est instruite qu’à posteriori, par l’accomplissement de l’acte. Mais relativement à la nécessité rationnelle en vertu de laquelle, de deux désirs opposés, c’est l’un et non pas l’autre qui passe à l’état de volition et d*acte, la conscience ne peut pas fournir d’éclaircissement, précisément parce qu’elle apprend le résultat (du conflit des motifs) tout-à-fait à posteriori, et ne saurait d’aucune façon le connaître à priori. Des désirs opposés, avec les motifs à leur appui, montent et descendent devant elle, et se succèdent alternativement comme sur un théâtre : et pendant qu’elle les considère individuellement, elle déclare simplement que dès qu’un désir quelconque sera passé à l’état de volition, il passera immédiatement après à l’état d’acte. Car cette dernière possibilité purement subjective est le privilège commun de tous les désirs (velléités) y et se trouve justement exprimée par ces mots : « Je peux faire ce que je veux. » Mais remarquons que cette possibilité subjective, est tout à fait hypothétique, et que le témoignage de la conscience se réduit à ceci : « Si je veux telle chose, je puis l’accomplir. » Or ce n’est pas là que se trouve la détermination nécessaire à la volonté : puisque la conscience ne nous révèle absolument que la volition, mais non les motifs qui la déterminent, lesquels sont fournis par la perception extérieure, dirigée vers les objets du dehors. D’autre part, c’est la possibilité objective qui détermine les choses : mais cette possibilité réside en dehors du domaine de la conscience, dans le monde objectif, auquel le motif et l’homme lui-même appartiennent. Cette possibilité subjective dont nous parlions tout à l’heure est du même genre que la puissance que possède le caillou de donner des étincelles[9], possibilité qui se trouve cependant conditionnée par l’acier, où réside la possibilité objective dé l’étincelle. Dans le chapitre suivant, j’arriverai à la même conclusion par une autre voie, en considérant la volonté non plus par le dedans, comme nous l’avons fait jusqu’ici, mais par le dehors, et en examinant à ce point de vue la possibilité objective de la volition : alors la question, se trouvant éclairée de deux côtés différents, aura acquis toute sa netteté, et sera encore fendue plus saisissable par des exemples.

Donc ce sentiment inhérent à notre conscience « je peux faire ce que je veux » nous accompagne toujours et partout : mais il affirme simplement ce fait, que nos résolutions et nos volitions, quoique ayant leur origine dans les sombres profondeurs de notre for intérieur, se réaliseront immédiatement dans le monde sensible, puisque notre corps en fait partie, comme tout le reste des objets. Cette conscience établit comme un pont entre le monde extérieur et le monde intérieur, qui sans elle resteraient séparés par un abîme sans fond ; elle disparue, en effet, il ne resterait dans le premier, en tant qu’objets, que de simples apparences, complètement indépendantes de nous dans tous les sens, et dans le second, que des volitions stériles, qui demeureraient pour nous à l’état de simples sentiments. — Interrogez un homme tout à fait sans préjugés : voici à peu près en quels termes il s’exprimera au sujet de cette conscience immédiate, que l’on prend si souvent pour garante d’un prétendu libre arbitre : « Je peux faire ce que je veux. Si je veux aller à gauche, je vais à gauche : si je veux aller à droite, je vais à droite. Cela dépend uniquement de mon bon vouloir : je suis donc libre. » Un tel témoignage est certainement juste et véridique : seulement il présuppose la liberté de la volonté, et admet implicitement que la décision est déjà prise : la liberté de la décision elle-même ne peut donc nullement être établie par cette affirmation. Car il n’y est fait aucune mention de la dépendance ou de l’indépendance de la volition au moment où elle se produit, mais seulement des conséquences de cet acte, une fois qu’il est accompli, ou, pour parler plus exactement, de la nécessité de sa réalisation en tant que mouvement corporel. C’est le sentiment intime[10] qui est à la racine de ce témoignage, qui seul fait considérer à l’homme naïf, c’est-à-dire sans éducation philosophique (ce qui n’empêche pas qu’un tel homme puisse être un grand savant dans d’autres branches), que le libre arbitre est un fait d’une certitude immédiate ; en conséquence, il le proclame comme une vérité indubitable, et ne peut même pas se figurer que les philosophes soient sérieux quand ils le mettent en doute : au fond du cœur, il estime que toutes les discussions qu’on a engagées à ce sujet, ne sont qu’un simple exercice d escrime auquel se livre gratuitement la dialectique de l’école, — en somme une véritable plaisanterie. Pourquoi cela ? C’est que cette certitude que le sens intime lui fournit (certitude qui a bien son importance), est constamment présente à son esprit ; et, s’il l’interprète mal, c’est que l’homme étant avant tout et essentiellement un être pratique, non théorique, acquiert une connaissance beaucoup plus claire du côté actif de ses volitions, c’est-à-dire de leurs effets sensibles, que de leur côté passif, c’est-à-dire de leur dépendance. Aussi est-il malaisé de faire concevoir à l’homme qui ne connaît point la philosophie la vraie portée de notre problème, et de l’amener à comprendre clairement que la question ne roule pas sur les conséquences, mais sur les raisons et les causes de ses volitions. Certes, il est hors de doute que ses actes dépendent uniquement de ses volitions ; mais ce que l’on cherche maintenant à savoir, c’est de quoi dépendent ces volitions elles-mêmes, ou si peut-être elles seraient tout à fait indépendantes. Il est vrai qu’il peut faire une chose, quand il la veut, et qu’il en ferait tout aussi bien telle autre, s’il la voulait à son tour : mais qu’il réfléchisse, et qu’il songe s’il est réellement capable de vouloir l’une aussi bien que l’autre. Si donc, reprenant notre interrogatoire, nous posons la question à notre homme dans ces termes : « Peux-tu vraiment, de deux désirs opposés qui s’élèvent en toi, donner suite à l’un aussi bien qu’à l’autre ? Par exemple, si on te donne à choisir entre deux objets qui s’excluent l’un l’autre, peux-tu préférer indifféremment le premier ou le second ? » Alors il répondra : « Peut-être que le choix me paraîtra difficile : cependant il dépendra toujours de moi seul de vouloir choisir l’un ou l’autre, et aucune autre puissance ne pourra m’y obliger : en ce cas j’ai la pleine liberté de choisir celui que je veux, et quelque choix que je fasse je n’agirai jamais que conformément à ma volonté. » J’insiste, et je lui dis : « Mais ta volonté, de quoi dépend-elle ? » Alors mon interlocuteur répond eh écoutant la voix de sa conscience : « Ma volonté ne dépend absolument que de moi seul ! Je peux vouloir ce que je veux : ce que je veux, c’est moi qui le veux. » Et il prononce ces dernières paroles, sans avoir l’intention de faire une tautologie, ni sans s’appuyer, à cet effet, dans le fond même de sa conscience, sur le principe d’identité qui seul la rend possible. Bien plus, si en ce moment on le pousse à bout, il se mettra à parler d’une volonté de sa volonté[11] ce qui revient au même que s’il parlait d’un moi de son moi. Le voilà ramené pour ainsi dire jusqu’au centre, au noyau de sa conscience, où il reconnaît l’identité fondamentale de son moi et de sa volonté[12], mais où il ne reste plus rien, avec quoi il puisse les juger l’un et l’autre. La volition finale qui lui fait rejeter un des termes entre lesquels s’exerçait son choix (étant donnés son caractère, ainsi que les objets en présence), était-elle contingente, et aurait-il été possible que le résultat final de sa délibération fût différent de ce qu’il a été ? Ou bien faut-il croire que cette volition était déterminée aussi nécessairement (par les motifs), que, dans un triangle, au plus grand angle doit être opposé le plus grand côté ? Voilà des questions qui dépassent tellement la compétence de la conscience naturelle, qu’on ne peut même pas les lui faire clairement concevoir. À plus forte raison, n’est-il point vrai de dire qu’elle porte en elle des réponses toutes prêtes à ces problèmes, ou même seulement des solutions à l’état de germes non développés, et qu’il suffise pour les obtenir de l’interroger naïvement et de recueillir ses oracles ! — Il est encore vraisemblable que notre homme, à bout d’arguments, essayera toujours encore d’échapper à la perplexité qu’entraîne cette question, lorsqu’elle est vraiment bien comprise, en se réfugiant à l’abri de cette même conscience immédiate, et en répétant à satiété : « Je peux faire ce que je veux, et ce que je veux, je le veux. » C’est un expédient auquel il recourra sans cesse, de sorte qu’il sera difficile de l’amener à envisager tranquillement la véritable question, qu’il s’efforce toujours d’esquiver. Et qu’on ne lui en veuille point pour cela : car elle est vraiment souverainement embarrassante. Elle plonge pour ainsi dire une main investigatrice dans le plus profond de notre être : elle demande, en dernière analyse, si l’homme aussi, comme tout le reste de la création, est un être déterminé une fois pour toutes par son essence, possédant comme tous les autres êtres de la nature des qualités individuelles fixes, persistantes, qui déterminent nécessairement ses diverses réactions en présence des excitations extérieures, — et si l’ensemble de ces qualités ne constitue pas pour lui un caractère invariable, de telle sorte que ses modifications apparentes et extérieures soient enlisement soumises à la détermination des motifs venant du dehors ; — on à l’homme fait seul exception à cette loi universelle de la nature. Mais si l’on réussit enfin à fixer solidement sa pensée sur cette question si sérieuse, et à lui faire clairement comprendre que ce que l’on cherche ici c’est l’origine même de ses volitions, la règle, s’il en est une, ou l’absolue irrégularité (manque de règle) qui préside à leur formation ; alors on découvrira en toute évidence que la conscience immédiate ne fournit aucun renseignement à ce sujet, par ce fait que l’homme sans préjugés renoncera tout à coup à alléguer cette autorité, et témoignera ouvertement de sa perplexité en s’arrêtant pour réfléchir, puis en se livrant à des tentatives d’explication de toute sorte, en s’efforçant par exemple de tirer des arguments, tantôt de son expérience personnelle et de ses observations, tantôt des règles générales de l’entendement ; mais il ne réussira par là qu’à montrer dans le plein jour de l’évidence, par l’incertitude et l’hésitation de ses explications, que sa conscience immédiate ne donne aucun éclaircissement sur la question entendue comme il convient, tandis qu’elle lui en fournissait précédemment en abondance pour répondre à la question mal comprise.[13] Cela repose en dernière analyse sur ce que la volonté de l’homme n’est autre que son moi proprement dit, le vrai noyau de son être : c’est elle aussi qui constitue le fond même de sa conscience, comme quelque substratum immuable et toujours présent, dont il ne saurait se dégager pour pénétrer au-delà. Car lui-même il est comme il veut, et il veut comme il est[14]. Donc, quand on lui demande s’il pourrait vouloir autrement qu’il ne veut, on lui demande en vérité s’il pourrait être autrement qu’il n’est : ce qu’il ignore absolument. Aussi le philosophe, qui ne se distingue du premier venu que par la supériorité que lui donne la pratique de ces questions, doit, si dans ce problème difficile il veut atteindre à la clarté, se tourner en dernière instance vers les seuls juges compétents, à savoir l’entendement qui lui fournit ses notions à priori, la raison qui les élabore, et l’expérience qui lui présente ses actions et celles des autres pour expliquer et contrôler les intuitions de sa raison. Sans doute leur décision ne sera pas aussi facile, aussi immédiate, ni aussi simple que celle de la conscience, mais par cela même elle sera à la hauteur de la question et fournira une réponse adéquate. C’est la tête qui a soulevé la question : c’est la tête aussi qui doit la résoudre.

D’ailleurs nous ne devons pas nous étonner qu’à une question aussi abstruse, aussi haute, aussi difficile, la conscience immédiate n’ait pas de réponse à offrir. Car la conscience n’est qu’une partie très-restreinte de notre entendement, lequel, obscur au dedans, est dirigé vers le monde extérieur de toutes les énergies dont il dispose. Toutes ses connaissances parfaitement sûres, c’est-à-dire certaines à priori, concernent seulement le monde extérieur, et là il peut, en appliquant certaines lois générales, qui ont en lui-même leur fondement, distinguer d’une façon infaillible ce qui est possible au dehors et ce qui est impossible, ce qui est nécessaire et ce qui ne l’est pas. C’est ainsi qu’ont été établies les mathématiques pures, la logique pure, et même les bases de la science naturelle, toutes à priori. Ensuite l’application de ces formes, connues à priori, aux données fournies par la perception sensible, lui ouvre un accès sur le monde visible et réel, et en même temps lui rend possible l’expérience[15] : plus tard, l’application de la logique et de la faculté de penser, qui en est la base, à ce monde extérieur révélé par les sens, lui fournira les concepts, ouvrira à son activité le monde des idées, et par suite permettra aux sciences de naître et à leurs résultats de fructifier à leur tour. C’est donc dans le monde extérieur que l’intelligence voit devant elle beaucoup de lumière et de clarté. Mais à l’intérieur il fait sombre, comme dans un télescope bien noirci : aucun principe à priori n’éclaire la nuit de notre for intérieur ; ce sont des phares qui ne rayonnent que vers le dehors. Le sens intime, comme on l’a prouvé plus haut, ne perçoit directement que la volonté, aux différentes émotions de laquelle tous les sentiments dits intérieurs peuvent être ramenés. Mais tout ce que cette perception intime de la volonté nous fait connaître se ramène, comme on l’a vu précédemment, au vouloir et au non-vouloir ; c’est à elle en outre que nous devons cette certitude tant prônée qui se traduit par l’affirmation : « ce que je veux, je peux le faire », et qui revient en vérité à ceci « chaque acte de ma volonté se manifeste immédiatement à ma conscience (par un mécanisme qui m’est tout à fait incompréhensible), comme un mouvement de mon corps. » À y regarder de près, il n’y a là pour le sujet qui l’affirme qu’un principe résultant de l’expérience[16]. Mais au-delà, on n’y découvre plus rien. Le tribunal que nous avons consulté est donc incompétent pour résoudre la question soulevée : bien plus, interprétée dans son véritable sens, elle ne peut pas lui être soumise, parce qu’elle ne saurait être comprise par lui.

L’ensemble des réponses que nous avons obtenues dans notre interrogatoire de la conscience peut se résumer ainsi qu’il suit sous une forme plus concise. La conscience de chacun de nous lui affirme très-clairement qu’il peut faire ce qu’il veut. Or puisque des actions tout-à-fait opposées peuvent être pensées comme ayant été voulues par lui, il en résulte qu’il peut aussi bien faire une action que l’action opposée, s’il la veut. C’est là précisément ce qu’une intelligence encore mal armée confond avec cette autre affirmation bien différente, à savoir que dans un cas déterminé le même homme pourrait vouloir également bien deux choses opposées, et elle nomme libre arbitre ce prétendu privilège. Or que l’homme puisse ainsi, dans des circonstances données, vouloir à la fois deux actions opposées, c’est ce que ne comporte en aucune façon le témoignage de la conscience, laquelle se contente d’affirmer que de deux actions opposées, il peut faire l’une, s’il la veut, et que s’il veut l’autre, il peut l’accomplir également. Mais est-il capable de vouloir indifféremment l’une ou l’autre ? Cette question demeure sans réponse, et exige un examen plus approfondi, dont la simple conscience ne saurait préjuger le résultat. La formule suivante, quoique un peu empreinte de scolaslique, me semblerait l’expression la plus courte et la plus exacte de cette conclusion : « Le témoignage de la conscience ne se rapporte à la volonté qu’a parte post : la question du libre arbitre au contraire a parte ante. » Donc, cette déclaration indéniable de la conscience : « Je peux faire ce que je veux », ne renferme ni ne décide rien du tout touchant le libre arbitre, car celui-ci consisterait en ce que chaque volition individuelle, dans chaque cas particulier (le caractère du sujet étant complètement donné), ne fût pas déterminée d’une façon nécessaire par les circonstances extérieures au milieu desquelles l’homme en question se trouve, mais pût s’incliner finalement soit d’un côté, soit de l’autre. Or, sur ce point, la conscience est absolument muette : car le problème est tout à fait en dehors de son domaine, puisqu’il roule sur le rapport de causalité qui existe entre l’homme et le monde extérieur. Si l’on demande à un homme de bon sens, mais dénué d’éducation philosophique, en quoi consiste véritablement ce libre arbitre qu’il affirme avec tant de confiance sur l’autorité de sa conscience, il répondra : « Il consiste en ce que je peux faire ce que je veux, aussitôt que je ne suis pas empêché par un obstacle physique. » C’est donc toujours le rapport entre ses actions et ses volitions dont il parle. Mais cette absence d’obstacles matériels ne constitue encore que la liberté physique, comme je l’ai montré dans le premier chapitre. Lui demande-t-on encore si dans un cas donné il pourrait vouloir indifféremment telle chose ou son contraire, dans le premier feu de la réplique il s’empressera sans doute de répondre oui : mais aussitôt qu’il commencera à saisir le sens profond de la question, il deviendra pensif, et finalement il tombera dans l’incertitude et le trouble ; puis, pour s’en tirer, il essayera de nouveau de se sauver derrière son thème favori « je peux faire ce que je veux » et de s’y retrancher contre toutes les raisons et tous les raisonnements. Mais la véritable réponse à cette assertion, comme j’espère le mettre hors de doute dans le chapitre suivant, s’énoncerait ainsi : « Tu peux, il est vrai, faire ce que tu veux : mais à chaque moment déterminé de ton existence, tu ne peux vouloir qu’une chose précise et une seule, à l’exclusion de toute autre. »

La discussion contenue dans ce chapitre suffirait déjà à la rigueur pour m’autoriser à répondre négativement à la question de l’Académie Royale ; mais ce serait là m’en tenir seulement à une vue d’ensemble, car cette exposition même du rôle des faits dans la conscience doit recevoir encore quelques compléments dans ce qui va suivre. Or il peut se trouver, dans un cas, que la justesse de notre réponse négative se voie confirmée avec éclat par une preuve de plus. Si en effet nous nous adressions maintenant, la même question sur les lèvres, à ce tribunal auquel nous avons été renvoyés tout à l’heure, comme à la seule juridiction compétente, — je veux dire au tribunal de l’entendement pur, de la raison qui réfléchit sur ses données et les élabore, et de l’expérience qui complète le travail de l’une et de l’autre, — si alors, dis-je, la décision de ces juges tendait à établir que le prétendu libre arbitre n*existe absolument point, mais que les actions des hommes, comme tous les phénomènes de la nature, résultent, dans chaque cas particulier, des circonstances précédentes comme un effet qui se produit nécessairement à la suite de sa cause ; cela nous donnerait en outre la certitude que l’existence même dans la conscience de données aptes à fournir la démonstration du libre arbitre, est chose parfaitement impossible. — Alors, renforcée par une conclusion a non posse ad non esse, qui seule peut servir à établir à priori des vérités négatives, notre décision recevrait, en surcroit de la preuve empirique exposée dans ce qui précède, une confirmation rationnelle, d’où elle tirerait évidemment une certitude bien plus grande encore. Car une contradiction formelle entre les affirmations immédiates de la conscience, et les conséquences tirées des principes fondamentaux de la raison pure, avec leur application à l’expérience, ne saurait être admise comme possible : la conscience de l’homme ne peut pas être ainsi mensongère et trompeuse. Il faut remarquer à ce propos que la prétendue antinomie kantienne (entre la liberté et la nécessité), n’a pas pour origine, même dans l’esprit de son auteur, la différence des sources d’où découlent la thèse et l’antithèse, l’une émanant du témoignage de la conscience, l’autre du témoignage de l’expérience et de la raison. La thèse et l’antithèse sont toutes deux subtilement déduites de raisons prétendues objectives ; et tandis que la thèse ne repose sur rien, si ce n’est sur la raison paresseuse, c’est-à-dire sur la nécessité de trouver un point fixe dans un recul à l’infini, l’antithèse, au contraire, a véritablement en sa faveur tous les motifs objectifs[17].

Cette étude indirecte que nous allons entreprendre maintenant sur le terrain de la faculté cognitive et du monde extérieur qui se présente à elle, jettera en même temps beaucoup de clarté sur la recherche directe que nous avons effectuée jusqu’ici, et servira ainsi à la compléter. Elle dévoilera les illusions naturelles que fait naître l’explication fausse du témoignage si simple de la conscience, lorsque celle-ci entre en conflit avec la perception extérieure, laquelle constitue la faculté cognitive, et a sa racine dans un seul et même sujet où réside également la conscience. Ce n’est même qu’à la fin de cette étude indirecte qu’il se fera un peu de lumière pour nous sur le vrai sens et le vrai contenu de cette affirmation « je veux » qui accompagne toutes nos actions, et sur la conscience de notre causalité immédiate et de notre pouvoir personnel, grâce auxquels les actions que nous faisons sont vraiment nôtres. Alors seulement l’investigation conduite jusqu’à présent par des procédés directs recevra enfin son couronnement.

  1. Le motif est moins la cause efficiente que la cause finale de l’action. C’est une particularité qui le distingue de la cause physique, et que Schopenhauer aurait dû marquer plus nettement. Peut-être qu’en approfondissant cette différence, on y trouverait un argument contre le déterminisme.
  2. Ce n’est pas la volonté qui veut, mais le moi qui se détermine. L’expression de Schopenhauer est au moins impropre. (V. plus bas p. 36.)
  3. Le texte ajoute : « ou de la possibilité, ou non-possibilité, de sa non-production en pareil cas. »
  4. Einfache, ja, einfaeltige. Le mot simple, en français, peut être pris en deux sens assez différents correspondant chacun à un des termes employés par Schopenhauer.
  5. La page qu’on vient de lire est d’une extrême importance : elle est la base et en même temps le résumé de toute la première partie de l’ouvrage.
  6. Non pas désir, mais velléité. On verra plus bas les conséquences de cette confusion.
  7. Le positivisme en prend son parti : « La liberté morale est une réalité psychologique, ou, si l’on veut, anthropologique… Il faut l’analyser comme une nécessité phénoménologique de l’intelligence humaine, comme une réalité psychologique. » (A. Herzen, Revue philosophique du 1er sept. 1876 Le morceau entier est du plus haut intérêt.)
  8. Cela n’est ni clair, ni exact. La confusion du désir et de la volonté conduit au contraire au déterminisme. V. pour leur distinction, deux admirables pages de Maine de Biran (Œuvres inédites, t. III, p. 479 et 498). Schopenhauer identifie à tort avec les désirs la simple vue des possibles, tels qu’ils se présentent à notre esprit dans la délibération, vue qui suscite ce qu’il appelle lui-même plus bas les velléités.
  9. Dans la langue d’Aristote, les étincelles sont en puissance dans le caillou, et c’est l’acier qui les fait passer à l’acte.
  10. L’action directe de la volonté sur les membres a été niée par Hume, malgré le témoignage formel de la conscience, par la raison que nous ne connaissons qu’à posteriori quelles sont les parties de notre corps qui se trouvent dans la sphère du mouvement volontaire.
  11. Schopenhauer n’a-t-il pas parlé plus haut d’une volonté qui veut ? (v. 24.)
  12. C’est là même une des bases de son système. « Quand le jour viendra où on lira mes ouvrages, on reconnaîtra que ma philosophie est semblable à la Thèbes aux cent portes : on peut y pénétrer par tous les côtés, et toutes les routes que l’on prend conduisent directement jusqu’au centre. » (1re  préface de l’Éthique, 1840.)
  13. On a dit souvent, à l’appui des théories dynamistes, que l’impossibilité où nous nous trouvons de définir la force, et de pénétrer sa nature intime, prouve précisément que nous sommes nous-mêmes une force, dont la conscience ne nous révèle que les manifestations.
  14. Il n’y a pas là, comme on pourrait le croire, d’allusion prématurée à la doctrine du choix extemporel de Kant. Cet aphorisme prétentieux signifie simplement que notre essence est conforme à nos volitions, lesquelles réciproquement manifestent notre essence.
  15. C’est la meilleure réfutation de l’empirisme. Bien loin que l’expérience puisse nous donner les premiers principes, elle est impossible sans eux, et les présuppose.
  16. On objecterait avec raison que pour expliquer le premier mouvement volontaire, il faut admettre déjà un sentiment au moins implicite de notre pouvoir sur nos organes. L’assertion de Schopenhauer (reprise de Hume) est donc un cercle.
  17. Kant, en effet, n’a point dit : Thèse : Le témoignage de la conscience nous affirme notre libre arbitre. Antithèse : Le principe de raison suffisante conduit au déterminisme universel ; — mais bien : Thèse : La causalité d’après les lois naturelles n’est pas la seule dont nous puissions dériver tous les phénomènes ; il est nécessaire d’admettre encore une causalité par la liberté. Preuve. Tout ce qui arrive suppose un état antérieur : or, cet état antérieur doit être lui-même devenu dans le temps (avoir une cause), et ainsi de suite. Si donc tout arrive suivant les seules lois de la nature, il n’y a jamais qu’un commencement relatif, et par conséquent aucune intégralité de la série des causes provenant les unes des autres.) — Antithèse. — Il n’y a pas de liberté, mais tout dans le monde arrive suivant des lois naturelles. — On voit donc que c’est au fond l’ανάγϰη στῆναι qui est à la base de la Thèse, tandis que l’Antithèse est une déduction rigoureusement logique du principe de causalité.