Essai sur le mérite et la vertu/Livre premier/Partie première

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Traduction par Denis Diderot.
Zacharie Chatelain (p. 1-17).


PARTIE PREMIÈRE.

Section Première.



LA Religion & la Vertu ſont unies par tant de rapports, qu’on les regarde communément comme deux inſéparables Compagnes. C’eſt une liaiſon dont on penſe ſi favorablement, qu’on permet à peine d’en faire abſtraction dans le diſcours & même dans l’eſprit. Je doute cependant que cette idée ſcrupuleuſe ſoit confirmée par la connoiſſance du monde & nous ne manquons pas d’exemples qui paroiſſent contredire cette union prétenduë. N’a-t’on pas vû des peuples qui, avec tout le zèle imaginable pour leur Religion, vivoient dans la dernière dépravation, & n’avoient pas ombre d’humanité : tandis que d’autres qui ſe piquoient ſi peu d’être religieux, qu’on les regarde comme de vrais athées, obſervoient les grands principes de la morale, & nous ont arraché l’épithete de vertueux, par la tendreſſe & l’affection généreuſe qu’ils ont euës pour le genre humain ? En général, on a beau nous aſſurer qu’un homme eſt plein de zèle pour ſa Religion ; ſi nous avons à traiter avec lui, nous nous informons encore de ſon caractère. « M. ***** a de la Religion, dites-vous,  » mais « a-t’il de la probité : »[1] Si vous m’euſſiez fait entendre d’abord qu’il étoit honnête-homme, je ne me ſerais jamais avisé de demander, s’il étoit dévot.[2] Tant est grande sur nos esprits, l’autorité des principes moraux.

Qu’eſt-ce donc que la Vertu morale ? Quelle influence la Religion en général a-t-elle ſur la probité ? Juſqu’à quel point ſuppoſe-t’elle de la vertu ? Seroit-il vrai de dire que l’Athéiſme exclut toute probité & qu’il eſt impoſſible d’avoir quelque Vertu morale, ſans reconnoître un Dieu ? Ces queſtions ſont une ſuite de la réflexion précédente & feront la matière de ce premier Livre.

Ce ſujet eſt preſque tout neuf : d’ailleurs l’examen en eſt épineux & délicat : qu’on ne s’étonne donc pas, ſi je ſuis une méthode un peu ſingulière. La licence de quelques plumes modernes a répandu a répandu l’allarme dans le camp des Dévots : telle eſt en eux l’aigreur & l’animoſité que, quoi qu’un Auteur puiſſe dire en faveur de la Religion, on ſe récriera contre ſon Ouvrage, s’il accorde quelques poids à d’autres principes. D’un autre part, les beaux eſprits & les gens du bel air, accoutumés à n’enviſager dans la Religion que quelques abus qui ſont la matiere éternelle de leurs plaiſanteries, craindront de s’embarquer dans un examen ſérieux, (car les raiſonneurs les effraient), & traiteront d’imbécile, un homme qui profeſſe le déſintéreſſement & qui ménage les principes de Religion. Il ne faut pas s’attendre à recevoir d’eux plus de quartier qu’on ne leur en fait ; & je les vois réſolus à penſer auſſi mal de la morale de leurs Antagoniſtes, que leurs Antagoniſtes penſent mal de la leur. Les uns & les autres croiroient avoir trahi leur cauſe, s’ils avoient abandonné un pouce de terrain. Ce ſeroit un miracle que de perſuader à ceux-ci qu’il y a quelque mérite dans la Religion, & à ceux-là, que la Vertu n’eſt pas concentrée toute entiere dans leur parti. Dans ces extrémités, quiconque s’élève en faveur de la Religion & de la Vertu, & s’engage, en marquant à chacune ſa puiſſance & ſes droits, de les conſerver en bonne intelligence, celui-là, dis-je, s’expose à faire un mauvais[3] perſonnage.

Quoi qu’il en ſoit, ſi nous prétendons atteindre à l’évidence & répandre quelques lumieres dans cet Eſſai, nous ne pouvons nous diſpenſer de prendre les choſes de loin & de remonter à la ſource tant de la croyance naturelle, que des opinions fantaſques, concernant la Divinité. Si nous nous tirons heureuſement de ces commencemens épineux, il faut eſpérer que le reſte de notre route ſera doux & facile.


Section Seconde.


Ou tout eſt conforme au bon ordre dans l’univers ; ou il y a des choſes qu’on aurait pû former plus adroitement, ordonner avec plus de ſageſſe & diſpoſer plus avantageuſement pour l’intérêt général des êtres & du tout.

Si tout eſt conforme au bon ordre, ſi tout concourt au bien général, ſi tout eſt fait pour le mieux ; il n’y a point de mal abſolu dans l’univers, point de mal relatif au tout.

Tout ce qui eſt tel qu’il ne peut être mieux, eſt parfaitement bon.

S’il y a dans la nature, quelque mal abſolu, il eſt poſſible qu’il y eût quelque choſe de mieux ; ſinon, tout eſt parfait & comme il doit être.

S’il y a quelque choſe d’absolument mal, il a été produit à deſſein ou s’eſt fait par hazard.

S’il a été produit à dessein ; ou l’Ouvrier éternel n’eſt pas ſeul, ou n’eſt pas excellent. Car s’il étoit excellent, il n’y auroit point de mal abſolu : ou s’il y a quelque mal abſolu, c’eſt un autre qui l’aura cauſé.

Si le hazard a produit dans l’univers quelque mal absolu ; l’Auteur de la nature n’eſt pas la cauſe de tout. Conſéquemment, si l’on suppose un Etre intelligent qui ne soit que la cause du bien ; mais qui n’ait pas voulu, ou qui n’ait pu prévenir le mal absolu que le hasard ou quelque Intelligence rivale a produit ; cet Etre est impuissant ou défectueux : car ne pouvoir prévenir un mal absolu, c’est l’impuissance ; ne vouloir pas le prévenir, quand on le peut, c’est mauvaise volonté.

L’Etre tout-puissant dans la nature, & qu’on suppose la gouverner avec intelligence & bonté, c’est ce que les hommes d’un consentement unanime, ont appelé Dieu.

S’il y a dans la nature plusieurs Etres & semblables & supérieurs, ce sont autant de Dieux.

Si cet Etre supérieur, supposé qu’il n’y en ait qu’un, si ces Etres supérieurs ; supposé qu’il y en ait plusieurs, ne sont pas essentiellement bons, on les appelle Démons.

Croire que tout a été fait & ordonné, que tout est gouverné pour le mieux par une seule Intelligence essentiellement bonne, c’est être un parfait Théiste[4].

Ne reconnaître dans la Nature d’autre cause, d’autre principe des Etres que le hasard ; nier qu’une Intelligence suprême ait fait, ordonné, disposé tout à quelque bien général ou particulier, c’est être un parfait Athée.

Admettre plusieurs Intelligences supérieures, toutes essentiellement bonnes ; c’est être Polythéiste.

Soutenir que tout est gouverné par une ou plusieurs Intelligences capricieuses, qui sans égard pour l’ordre, n’ont d’autre loi que leurs volontés qui ne sont pas essentiellement bonnes ; c’est être Démoniste.

Il y a peu d’esprits qui aient été en tout temps invariablement attachés à la même hypothèse sur un sujet aussi profond que la cause universelle des Etres & l’économie générale du Monde ; de l’aveu même des personnes les plus religieuses[5], toute leur foi leur suffit à peine en certains moments pour les soutenir dans la conviction d’une Intelligence suprême : il est des conjectures où frappées des défauts apparents de l’administration de l’Univers, elles sont violemment tentées de juger désavantageusement de la Providence.

Qu’est-ce que l’opinion d’un homme ? celle qui lui est habituelle ; c’est l’hypothèse à laquelle il revient toujours, & non celle dont il n’est jamais sorti, que nous appellerons son sentiment, Qui pourra donc assurer qu’un homme qui n’est pas un stupide, est un parfait Athée ? Car si toutes les pensées ne luttent pas en tout temps, en toute occasion, contre toute idée, toute imagination, tout soupçon d’une Intelligence supérieure, il n’est pas un parfait Athée. De même, si l’on n’est pas constamment éloigné de toute idée de hasard ou de mauvais Génie, on n’est pas parfait Théiste. C’est le sentiment dominant qui détermine l’état. Quiconque voit moins d’ordre dans l’Univers que de hasard & de confusion, est plus Athée que Théiste. Quiconque aperçoit dans le monde des traces plus distinctes d’un mauvais Génie que d’un bon, est moins Théiste que Démoniste. Mais tous ces Systématiques prendront leur dénomination, selon le côté où l’esprit se sera fixé le plus souvent dans ses oscillations.

Du mélange de ces opinions, il en résulte un grand nombre d’autres[6], toutes différentes entre elles.

L’Athéisme seul exclut toute Religion. Le parfait Démoniste peut avoir un culte. Nous connaissons même des Nations entières qui adorent un Diable à qui la frayeur seule porte leurs prières, leurs offrandes & leurs sacrifices ; & nous n’ignorons pas que dans quelques Religions, on ne regarde Dieu que comme un Etre violent, despotique, arbitraire & destinant les Créatures à un malheur inévitable, sans aucun mérite ou démérite prévu ; c’est-à-dire, qu’on élève un Diable sur ces autels où l’on croit adorer un Dieu.

Outre les sectateurs des différentes opinions dont nous venons de faire mention, nous remarquerons de plus qu’il y a beaucoup de personnes qui par esprit de scepticisme, par indolence, ou par défaut de lumières ne sont décidées pour aucune.

Tous ces systêmes supposés, il nous reste à examiner comment chaque systême en particulier & l’indécision même, s’accordent avec la Vertu, & jusqu’où ils sont compatibles avec un caractère honnête & moral.

  1. Remarquez qu’il eſt question ici de la Religion en géneral. Si le Chriſtianiſme étoit un culte univerſellement embraſſé, quand on aſſureroit d’un homme qu’il est bon Chrétien, peut-être ſeroit-il abſurde de demander, s’il eſt honnête-homme ; parce qu’il n’y a point, dira-t’on, de Chriſtianiſme réel ſans probité. Mais il y a preſqu’autant de cultes différens que de Gouvernemens ; & ſi nous en croyons les Hiſtoires, leurs préceptes croisent ſouvent les principes de la morale : ce qui ſuffit, pour juſtifier ma penſée. Mais afin de lui donner toute l’évidence poſſible, ſuppoſez que, dans un beſoin preſſant de ſecours, on vous adreſſât à quelque Juif opulent : vous ſçavez que ſa Religion permet l’uſure avec l’Etranger ; eſpéreriez-vous donc traiter à des conditions plus favorables, parce qu’on vous aſſureroit que cet homme est un des Sectateurs les plus zélés de la Loi de Moyſe ? & tout bien conſidéré, ne vaudroit-il pas beaucoup mieux pour vos intérêts qu’il paſſât pour un fort mauvais Juif & qu’il fût même ſoupçonné dans la Sinagogue d’être un peu Chrétien ?
  2. Par-tout où ce mot ſe prend en mauvaiſe part, il faut entendre, comme dans la Bruyere & la Roche-Foucault, faux Dévot ; ſens auquel une longue & peut-être odieuſe preſcription l’a déterminé.
  3. Je me ſuis demandé quelquefois pourquoi tous ces Écrits dont la fin derniere eſt proprement de procurer aux hommes un bonheur infini, en les éclairant ſur des vérités ſurnaturelles, ne produiſent pas autant de fruits qu’on auroit lieu d’en attendre. Entre pluſieurs cauſes de ce triſte effet, j’en diſtinguerai deux, la méchanceté du Lecteur & l’inſuffiſance de l’Écrivain, devroit lire ſon ouvrage dans le ſilence des paſſions : l’Écrivain, pour arriver à la conviction du Lecteur, devroit par une entiere impartialité, réduire au ſilence les paſſions dont il a plus à redouter que des raiſonnemens. Mais un Écrivain impartial, un Lecteur équitable ſont preſque deux êtres de raiſon, dans les matieres dont il s’agit ici. Je dirois donc à tous ceux qui ſe préparent d’entrer en lice contre le vice & l’impiété : Examinez—vous, avant que d’écrire. Si vous vous déterminez à prendre la plume, mettez dans vos Écrits le moins de bile & le plus de ſens que vous pourrez. Ne craignez point de donner trop d’eſprit à votre Antagoniſte. Faites-le paroître ſur le champ de bataille avec toute la force, toute l’adreſſe, tout l’art dont il eſt capable. Si vous voulez qu’il ſe confeſſe vaincu, ne l’attaquez point en lâche. Saiſiſſez-le corps à corps : prenez-le par les endroits les plus inacceſſibles. Avez-vous de la peine à le terraſſer ? n’en accuſez que vous-même : ſi vous avez fait les mêmes proviſions d’armes qu’Abbadie, & Ditton, vous ne riſquez rien à montrer ſur l’arêne la même franchiſe qu’eux. Mais ſi vous n’avez ni les nerfs ni la cuiraſſe de ces athletes, que ne demeurez-vous en repos ? Ignorez-vous qu’un ſot Livre en ce genre fait plus de mal en un jour, que le meilleur Ouvrage ne fera jamais de bien. Car telle eſt la méchanceté des hommes que, ſi vous n’avez rien dit qui vaille, on avilira votre cauſe, en vous faiſant l’honneur de croire qu’il n’y avoit rien de mieux à dire. J’avouerai cependant qu’il y a des hommes aſſez déréglés pour affecter l’Athéiſme & l’irréligion, à qui par conſéquent il vaudroit mieux faire honte de leur vanité ridicule que de les combattre en forme. Car pourquoi chercheroit-on à les convaincre ? Ils ne ſont pas proprement incrédules. Si l’on en croyoit Montagne, il faudroit en renvoyer la converſion au Médecin : l’approche du danger leur fera perdre contenance. S’ils ſont aſſez fous, dit-il, ils ne ſont par aſſez forts. Ils ne lairront de joindre leurs mains vers le Ciel, ſi vous leur attachez un bon coup d’épée dans la poitrine ; & quand la crainte & la maladie aura appeſanti cette licencieuſe ferveur d’humeur volage, ils ne lairront de ſe revenir & laiſſer manier tout diſcretement aux créances & exemples publics. Autre choſe eſt un dogme ſérieuſement digéré ; autre choſe, ces impreſſions ſuperficielles leſquelles nées de la débauche d’un eſprit démanché, vont nageant témérairement & incertainement dans la fantaiſie. Hommes bien miſérables & écervelés qui tâchent d’être pires qu’ils ne peuvent. On ne peut s’empêcher de reconnoître dans cette peinture un très-grand nombre d’impies & il feroit peut-être à ſouhaiter qu’elle convînt à tous. Mais s’il y a quelques impies de bonne foi, comme la multitude des ouvrages dogmatiques lancés contr’eux ne permet pas d’en douter ; il eſt eſſentiel à l’intérêt & même à l’honneur de la Religion, qu’il n’y ait que les eſprits ſupérieurs qui ſe chargent de les combattre. Quant aux autres qui peuvent avoir autant & quelquefois plus de zèle avec moins de lumieres ; ils devroient ſe contenter de lever leurs mains vers le Ciel pendant l’action & c’eſt la parti que j’aurois pris ſans doute, ſi je ne regardois l’Auteur dont je m’appuye à chaque pas, comme un de ces hommes extraordinaires & proportionnés à la dignité de la cauſe qu’ils ont à ſoutenir.
  4. Gardez-vous bien de confondre ce mot avec celui de Deïste. Voyez le Traité de la véritable Religion par Monsieur l’Abbé Delachambre Doct. de Sorb. si vous voulez être instruit à fond de la difference du Théisme & du Déisme.
  5. Penè mori sunt pedes mei, pacem peccatorum videns, David. in Psal.
  6. Le Théisme avec le Démonisme. Le Démonisme avec le Polythéisme. Le Déisme avec l’Athéisme. Le Démonisme avec l’Athéisme. Le Polythéisme avec l’Athéisme. Le Théisme avec le Polythéisme, Le Théisme ou le Polythéisme avec le Démonisme, ou avec le Démonisme & l’Athéisme. Ce qui arrive, lorsqu’on admet
        Un Dieu dont la nature est bonne & mauvaise ; ou deux principes, l’un pour le bien & l’autre pour le mal.
        Ou plusieurs Intelligences suprêmes & mauvaises, ce que l’on pourroit proprement appeller Polydémonisme.
        Ou lorsque Dieu & le hazard partagent l’empire de l’Univers.
        Ou lorsque l’Univers est gouverné par le hazard & par un mauvais Génie.
        Ou lorsqu’on admet plusieurs Intelligences mauvaises, sans exclure le hazard.
        Ou, lorsqu’on suppose le Monde fait & gouverné par plusieurs Intelligences toutes bienfaisantes.
        Ou lorsqu’on admet plusieurs Intelligences suprêmes tant bonnes que mauvaises.
        Ou lorsqu’on suppose que l’administration des choses est partagée entre plusieurs Intelligences tant bonnes que mauvaises, & le hazard.