Essai sur les données immédiates de la conscience/Chapitre III

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Alcan (p. 107-169).
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CHAPITRE III
De l’organisation des états de conscience.
La liberté

Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi la question de la liberté met aux prises ces deux systèmes opposés de la nature, mécanisme et dynamisme. Le dynamisme part de l’idée d’activité volontaire, fournie par la conscience, et arrive à la représentation de l’inertie en vidant peu à peu cette idée : il conçoit donc sans peine une force libre d’un côté, et de l’autre une matière gouvernée par des lois. Mais le mécanisme suit la marche inverse. Les matériaux dont il opère la synthèse, il les suppose régis par des lois nécessaires, et bien qu’il aboutisse à des combinaisons de plus en plus riches, de plus en plus malaisées à prévoir, de plus en plus contingentes cri apparence, il ne sort pas du cercle étroit de la nécessité, où il s’était enfermé d’abord. — En approfondissant ces deux conceptions de la nature, on verrait qu’elles impliquent deux hypothèses assez différentes sur les rapports de la loi avec le fait qu’elle régit. A mesure qu’il élève plus haut ses regards, le dynamiste croit apercevoir des faits qui se dérobent davantage à l’étreinte des lois : il érige donc le fait en réalité absolue, et la loi en expression plus ou moins symbolique de cette réalité. Au contraire, le mécanisme démêle au sein du fait particulier un certain nombre de lois dont celui-ci constituerait, en quelque sorte, le point d’intersection ; c’est la loi qui deviendrait, dans cette hypothèse, la réalité fondamentale. — Que si, mainte­nant, on cherchait pourquoi les uns attribuent au fait et les autres à la loi une réalité supérieure, on trouverait, croyons-nous, que le mécanisme et le dynamisme prennent le mot simplicité dans deux sens très différents. Est simple, pour le premier, tout principe dont les effets se prévoient et même se calculent : la notion d’inertie devient ainsi, par définition même, plus simple que celle de liberté, l’homogène plus simple que l’hétérogène, l’abstrait plus simple que le concret. Mais le dynamisme ne cherche pas tant à établir entre les notions l’ordre le plus commode qu’à en retrouver la filiation réelle : souvent, en effet, la prétendue notion simple — celle que le mécaniste tient pour primitive — a été obtenue par la fusion de plusieurs notions plus riches qui en paraissent dériver, et qui se sont neutralisées l’une l’autre dans cette fusion même, comme une obscurité naît de l’interférence de deux lumières. Envisagée de ce nouveau point de vue, l’idée de spontanéité est incontesta­blement plus simple que celle d’inertie, puisque la seconde ne saurait se comprendre ni se définir que par la première, et que la première se suffit. Chacun de nous a en effet le sentiment immédiat, réel ou illusoire, de sa libre spontanéité, sans que l’idée d’inertie entre pour quoi que ce soit dans cette représentation. Mais pour définir l’inertie de la matière, on dira qu’elle ne peut se mouvoir d’elle-même ni d’elle-même s’arrêter, que tout corps persévère dans le repos ou le mouvement tant qu’aucune force n’intervient : et, dans les deux cas, c’est à l’idée d’activité qu’on se reporte nécessairement. Ces diverses considérations nous permettent de comprendre pourquoi, a priori, on aboutit à deux conceptions opposées de l’activité humaine, selon la manière dont on entend le rapport du concret à l’abstrait, du simple au complexe, et des faits aux lois.

Toutefois, a posteriori, on invoque contre la liberté des faits précis, les uns physiques, les autres psychologiques. Tantôt on allègue que nos actions sont nécessitées par nos sentiments, nos idées, et toute la série antérieure de nos états de conscience ; tantôt on dénonce la liberté comme incompatible avec les propriétés fondamentales de la matière, et en particulier avec le principe de la conservation de la force. De là deux espèces de déterminisme, deux dé­monstrations empiriques, différentes en apparence, de la nécessité universelle. Nous allons montrer que la seconde de ces deux formes se ramène à la première, et que tout déterminisme, même physique, implique une hypothèse psychologique : nous établirons ensuite que le déterminisme psychologique lui-même, et les réfutations qu’on en donne, reposent sur une conception inexacte de la multiplicité des états de conscience et surtout de la durée. Ainsi, à la lumière des principes développés dans le chapitre précédent, nous verrons apparaître un moi dont l’activité ne saurait être comparée à celle d’aucune autre force.

Le déterminisme physique, sous sa forme la plus récente, est intimement lié aux théories mécaniques, ou plutôt cinétiques, de la matière. On se représente l’univers comme un amas de matière, que l’imagination résout en molécules et en atomes. Ces particules exécuteraient sans relâche des mouve­ments de toute nature, tantôt vibratoires, tantôt de translation ; et les phénomènes physiques, les actions chimiques, les qualités de la matière que nos sens perçoivent, chaleur, son, électricité, attraction même peut-être, se réduiraient objectivement à ces mouvements élémentaires. La matière qui entre dans la composition des corps organisés étant soumise aux mêmes lois, on ne trouverait pas autre chose dans le système nerveux, par exemple, que des molécules et atomes qui se meuvent, s’attirent et se repoussent les uns les autres. Or, si tous les corps, organisés ou inorganisés, agissent et réagissent ainsi entre eux dans leurs parties élémentaires, il est évident que l’état moléculaire du cerveau à un moment donné sera modifié par les chocs que le système nerveux reçoit de la matière environnante ; de sorte que les sensations, sentiments et idées qui se succèdent en nous pourront se définir des résultantes mécaniques, obtenues par la composition des chocs reçus du dehors avec les mouvements dont les atomes de la substance nerveuse étaient animés antérieurement. Mais le phénomène inverse peut se produire ; et les mouvements moléculaires dont le système nerveux est le théâtre, se composant entre eux ou avec d’autres, donneront souvent pour résultante une réaction de notre organisme sur le monde environnant : de là les mouvements réflexes, de là aussi les actions dites libres et volontaires. Comme d’ailleurs le principe de la conservation de l’énergie a été supposé inflexible, il n’y a point d’atome, ni dans le système nerveux ni dans l’immensité de l’univers, dont la position ne soit déterminée par la somme des actions mécaniques que les autres atomes exercent sur lui. Et le mathématicien qui connaîtrait la position des molécules ou atomes d’un organisme humain à un moment donné, ainsi que la position et le mouvement de tous les atomes de l’univers capables de l’influencer, calculerait avec une précision infaillible les actions passées, présentes et futures de la personne à qui cet organisme appartient, comme on prédit un phénomène astronomique[1].

Nous ne ferons aucune difficulté pour reconnaître que cette conception des phénomènes physiologiques en général, et des phénomènes nerveux en particulier, découle assez naturellement de la loi de conservation de la force. Certes, la théorie atomique de la matière reste à l’état d’hypothèse, et les expli­cations purement cinétiques des faits physiques perdent plus qu’elles ne gagnent à s’en rendre solidaires. Ainsi les expériences récentes de M. Hirn sur l’écoulement des gaz[2] nous invitent à voir autre chose encore dans la chaleur qu’un mouvement moléculaire. Les hypothèses relatives à la constitution de l’éther luminifère, qu’Auguste Comte traitait déjà assez dédaigneusement[3], ne paraissent guère compatibles avec la régularité constatée du mouvement des planètes[4], ni surtout avec le phénomène de la division de la lumière[5]. La question de l’élasticité des atomes soulève des difficultés insurmontables, même après les brillantes hypothèses de William Thomson. Enfin rien de plus problématique que l’existence de l’atome lui-même. À en juger par les pro­priétés de plus en plus nombreuses dont il a fallu l’enrichir, nous serions assez porté à voir dans l’atome, non pas une chose réelle, mais le résidu matérialisé des explications mécaniques. Toutefois, il faut remarquer que la détermination nécessaire des faits physiologiques par leurs antécédents s’impose en dehors de toute hypothèse sur la nature des éléments ultimes de la matière, et par cela seul qu’on étend à tous les corps vivants le théorème de la conservation de l’énergie. Car admettre l’universalité de ce théorème, c’est supposer, au fond, que les points matériels dont l’univers se compose sont uniquement soumis à des forces attractives et répulsives, émanant de ces points eux-mêmes, et dont les intensités ne dépendent que des distances : d’où résulterait que la position relative de ces points matériels à un moment donné — quelle que soit leur nature — est rigoureusement déterminée par rapport à ce qu’elle était au moment précédent. Plaçons-nous donc pour un instant dans cette dernière hypothèse : nous nous proposons de montrer d’abord qu’elle n’entraîne pas la détermination absolue de nos états de conscience les uns par les autres, et ensuite que cette universalité même du principe de la conservation de l’énergie ne saurait être admise qu’en vertu de quelque hypothèse psychologique.

À supposer, en effet, que la position, la direction et la vitesse de chaque atome de matière cérébrale fussent déterminées à tous les moments de la durée, il ne s’ensuivrait en aucune manière que notre vie psychologique fût soumise à la même fatalité. Car il faudrait d’abord prouver qu’à un état cérébral donné correspond un état psychologique déterminé rigoureusement, et cette démonstration est encore à faire. On ne songe pas à l’exiger, le plus souvent, parce qu’on sait qu’une vibration déterminée du tympan, un ébranlement déterminé du nerf auditif, donnent une note déterminée de la gamme, et que le parallélisme des deux séries physique et psychologique a été constaté dans un nombre de cas assez considérable. Mais aussi personne n’a soutenu que nous fussions libres, dans des conditions données, d’entendre telle note ou d’apercevoir telle couleur qu’il nous plaira. Les sensations de ce genre, comme beaucoup d’autres états psychiques, sont manifestement liées à certaines conditions déterminantes, et c’est précisément pour cela qu’on a pu imaginer ou retrouver au-dessous d’elles un système de mouvements que notre mécanique abstraite gouverne. Bref, partout où l’on réussit à donner une explication mécanique, on remarque un parallélisme à peu près rigoureux entre les deux séries physiologique et psychologique, et il ne faut pas s’en étonner, puisque les explications de ce genre ne se rencontreront, à coup sûr, que là où les deux séries présentent des éléments parallèles. Mais étendre ce parallélisme aux séries elles-mêmes dans leur totalité, c’est trancher a priori le problème de la liberté. Cela est permis, assurément, et les plus grands penseurs n’ont point hésité à le faire ; mais aussi, comme nous l’annoncions d’abord, ce n’est pas pour des raisons d’ordre physique qu’ils affirmaient la correspondance rigoureuse des états de conscience aux modes de l’étendue. Leibnitz l’attribuait à une harmonie préétablie, sans admettre qu’en aucun cas le mouvement pût engendrer la perception, à la manière d’une cause produisant son effet. Spinoza disait que les modes de la pensée et les modes de l’étendue se correspondent, mais sans jamais s’influencer : ils développeraient, dans deux langues différentes, la même éternelle vérité. Mais la pensée du déterminisme physique, telle qu’elle se produit de notre temps, est loin d’offrir la même clarté, la même rigueur géométrique. On se représente des mouvements moléculaires s’accomplissant dans le cerveau ; la conscience s’en dégagerait parfois sans qu’on sache comment, et en illuminerait la trace à la manière d’une phosphorescence. Ou bien encore en songera à ce musicien invisible qui joue derrière la scène pendant que l’acteur touche un clavier dont les notes ne résonnent point : la conscience viendrait d’une région inconnue se superposer aux vibrations moléculaires, comme la mélodie aux mouvements rythmés de l’acteur. Mais, à quelque image que l’on se reporte, on ne démontre pas, on ne démontrera jamais que le fait psychologique soit déterminé nécessairement par le mouvement moléculaire. Car dans un mouvement on trouvera la raison d’un autre mouvement, mais non pas celle d’un état de conscience : seule, l’expérience pourra établir que ce dernier accompagne l’autre. Or la liaison constante des deux termes n’a été vérifiée expérimentalement que dans un nombre très restreint de cas, et pour des faits qui, de l’aveu de tous, sont à peu près indépendants de la volonté. Mais il est aisé de comprendre pourquoi le déterminisme physique étend cette liaison à tous les cas possibles.

La conscience nous avertit en effet que la plupart de nos actions s’expli­quent par des motifs. D’autre part, il ne semble pas que détermination signifie ici nécessité, puisque le sens commun croit au libre arbitre. Mais le déter­ministe, trompé, par une conception de la durée et de la causalité que nous critiquerons en détail un peu plus loin, tient pour absolue la détermination des faits de conscience les uns par les autres. Ainsi naît le déterminisme associationniste, hypothèse à l’appui de laquelle on invoquera le témoignage de la conscience, mais qui ne peut encore prétendre à une rigueur scientifique. Il semble naturel que ce déterminisme en quelque sorte approximatif, ce déterminisme de la qualité, cherche à s’étayer du même mécanisme qui soutient les phénomènes de la nature : celui-ci prêterait à celui-là son caractère géométrique, et l’opération profiterait tout ensemble au détermi­nisme psychologique, qui en sortirait plus rigoureux, et au mécanisme physique, qui deviendrait universel. Une circonstance heureuse favorise ce rapprochement. Les faits psychologiques les plus simples, en effet, viennent se poser d’eux-mêmes sur des phénomènes physiques bien définis, et la plupart des sensations paraissent liées à certains mouvements moléculaires. Ce commencement de preuve expérimentale suffit amplement à celui qui, pour des raisons d’ordre psychologique, a déjà admis la détermination néces­saire de nos états de conscience par les circonstances où ils se produisent. Dès lors il n’hésite plus à tenir la pièce qui se joue sur le théâtre de la conscience pour une traduction, toujours littérale et servile, de quelques-unes des scènes qu’exécutent les molécules et atomes de la matière organisée. Le détermi­nisme physique, auquel on aboutit ainsi, n’est point autre chose que le déterminisme psychologique, cherchant à se vérifier lui-même et à fixer ses propres contours par un appel aux sciences de la nature.

Toutefois, il faut bien reconnaître que la part de liberté qui nous reste après une application rigoureuse du principe de la conservation de la force est assez restreinte. Car si cette loi n’influe pas nécessairement sur le cours de nos idées, elle déterminera du moins nos mouvements. Notre vie intérieure dépendra bien encore de nous jusqu’à un certain point ; mais, pour un observateur placé au dehors, rien ne distinguera notre activité, d’un automatisme absolu. Il importe donc de se demander si l’extension que l’on fait du principe de la conservation de la force à tous les corps de la nature n’implique pas elle-même quelque théorie psychologique, et si le savant qui n’aurait a priori aucune prévention contre la liberté humaine songerait à ériger ce principe en loi universelle.

Il ne faudrait pas s’exagérer le rôle du principe de la conservation de l’énergie dans l’histoire des sciences de la nature. Sous sa forme actuelle, il marque une certaine phase de l’évolution de certaines sciences ; mais il n’a pas présidé à cette évolution, et on aurait tort d’en faire le postulat indispensable de toute recherche scientifique. Certes, toute opération mathématique que l’on exécute sur une quantité donnée implique la permanence de cette quantité à travers le cours de l’opération de quelque manière qu’on la décompose. En d’autres termes, ce qui est donné est donné, ce qui n’est pas donné n’est pas donné, et dans quelque ordre qu’on fasse la somme des mêmes termes, on trouvera le même résultat. La science demeurera éternellement soumise à cette loi, qui n’est que la loi de non-contradiction ; mais cette loi n’implique aucune hypothèse spéciale sur la nature de ce qu’on devra se donner, ni de ce qui restera constant. Elle nous avertit bien, en un certain sens, que quelque chose ne saurait venir de rien ; mais l’expérience seule nous dira quels sont les aspects ou fonctions de la réalité qui, scientifiquement, devront compter pour quelque chose, et quels sont ceux qui, au point de vue de la science positive, ne devront compter pour rien. Bref, pour prévoir l’état d’un système déterminé à un moment déterminé, il faut de toute nécessité que quelque chose s’y conserve en quantité constante à travers une série de combinaisons ; mais il appartient à l’expérience de prononcer sur la nature de cette chose, et surtout de nous faire savoir si on la retrouve dans tous les systèmes possibles, si tous les systèmes possibles, en d’autres termes, se prêtent à nos calculs. Il n’est pas démontré que tous les physiciens antérieurs à Leibnitz aient cru, comme Descartes, à la conservation d’une même quantité de mouvement dans l’univers : leurs découvertes en ont-elles eu moins de valeur, ou leurs recherches moins de succès ? Même lorsque Leibnitz eut substitué à ce principe celui de la conservation de la force vive, on ne pouvait considérer la loi ainsi formulée comme tout à fait générale, puisqu’elle admettait une exception évidente dans le cas du choc central de deux corps inélastiques. On s’est donc fort longtemps passé d’un principe conservateur universel. Sous sa forme actuelle, et depuis la constitution de la théorie mécanique de la chaleur, le principe de la conservation de l’énergie paraît bien applicable à l’univer­salité des phénomènes physico-chimiques. Mais rien ne dit que l’étude des phénomènes physiologiques en général, et nerveux en particulier, ne nous révélera pas à côté de la force vive ou énergie cinétique dont parlait Leibnitz, à côté de l’énergie potentielle qu’on a dû y joindre plus tard, quelque énergie d’un genre nouveau, qui se distingue des deux autres en ce qu’elle ne se prête plus au calcul. Les sciences de la nature ne perdraient rien par là de leur précision ni de leur rigueur géométrique, comme on l’a prétendu dans ces derniers temps ; il demeurerait seulement entendu que les systèmes conservatifs ne sont pas les seuls systèmes possibles, ou même peut-être que ces systèmes jouent, dans l’ensemble de la réalité concrète, le même rôle que l’atome du chimiste dans les corps et leurs combinaisons. Remarquons que le mécanisme le plus radical est celui qui fait de la conscience un épiphénomène, capable de venir s’ajouter, dans des circonstances données, à certains mouvements moléculaires. Mais si le mouvement moléculaire peut créer de la sensation avec un néant de conscience, pourquoi la conscience ne créerait-elle pas du mouvement à son tour, soit avec un néant d’énergie cinétique et potentielle, soit en utilisant cette énergie a sa manière ? —Remarquons en outre que toute application intelligible de la loi de conservation de l’énergie se fait à un système dont les points, capables de se mouvoir, sont susceptibles aussi de revenir à leur position première. On conçoit du moins ce retour comme possible, et l’on admet que, dans ces conditions, rien ne serait changé à l’état primitif du système tout entier ni de ses parties élémentaires. Bref, le temps n’a pas de prise sur lui ; et la croyance vague et instinctive de l’humanité à la conservation d’une même quantité de matière, d’une même quantité de force, tient précisément peut-être à ce que la matière inerte ne paraît pas durer, ou du moins ne conserve aucune trace du temps écoulé. Mais il n’en est pas de même dans le domaine de la vie. Ici la durée semble bien agir à la manière d’une cause, et l’idée de remettre les choses en place au bout d’un certain temps implique une espèce d’absurdité, puisque pareil retour en arrière ne s’est jamais effectué chez un être vivant. Mais admettons que l’absurdité soit purement apparente, et tienne à ce que les phénomènes physico-chimiques qui s’effectuent dans les corps vivants, étant infiniment complexes, n’ont aucune chance de se reproduire jamais tous à la fois : on nous accordera du moins que l’hypothèse d’un retour en arrière devient inintelligible dans la région des faits de conscience. Une sensation, par cela seul qu’elle se prolonge, se modifie au point de devenir insupportable. Le même ne demeure pas ici le même, mais se renforce et se grossit de tout son passé. Bref, si le point matériel, tel que la mécanique l’entend, demeure dans un éternel présent, le passé est une réalité pour les corps vivants peut-être, et à coup sûr pour les êtres conscients. Tandis que le temps écoulé ne constitue ni un gain ni une perte pour un système supposé conservatif, c’est un gain, sans doute, pour l’être vivant, et incontes­tablement pour l’être conscient. Dans ces conditions, ne peut-on pas invoquer des présomptions en faveur de l’hypothèse d’une force consciente ou volonté libre, qui, soumise à l’action du temps et emmagasinant la durée, échapperait par là même à la loi de conservation de l’énergie ?

À vrai dire, ce n’est pas la nécessité de fonder la science, c’est bien plutôt une erreur d’ordre psychologique qui a fait ériger ce principe abstrait de mécanique en loi universelle. Comme nous n’avons point coutume de nous observer directement nous-mêmes, mais que nous nous apercevons à travers des formes empruntées au monde extérieur, nous finissons par croire que la durée réelle, la durée vécue par la conscience, est la même que cette durée qui glisse sur les atomes inertes sans y rien changer. De là vient que nous ne voyons pas d’absurdité, une fois le temps écoulé, à remettre les choses en place, à supposer les mêmes motifs agissant de nouveau sur les mêmes personnes, et à conclure que ces causes produiraient encore le même effet. Nous nous proposons de montrer un peu plus loin que cette hypothèse est inintelligible. Bornons-nous, pour le moment, à constater qu’une fois engagé dans cette voie, on aboutit fatalement à ériger le principe de la conservation de l’énergie en loi universelle. C’est qu’on a précisément fait abstraction de la différence fondamentale qu’un examen attentif nous révèle entre le monde extérieur et le monde interne : on a identifié la durée vraie avec la durée apparente. Dès lors il y aurait absurdité à jamais considérer le temps, même le nôtre, comme une cause de gain ou de perte, comme une réalité concrète, comme une force à sa manière. Aussi, tandis qu’abstraction faite de toute hypothèse sur la liberté on se bornerait à dire que la loi de conservation de l’énergie régit les phénomènes physiques en attendant que les faits psycho­logiques la confirment, on dépasse infiniment cette proposition, et, sous l’influence d’un préjugé métaphysique, on avance que le principe de la conservation de la force s’appliquera à la totalité des phénomènes tant que les faits psychologiques ne lui auront pas donné tort. La science proprement dite n’a donc rien à voir ici ; nous sommes en présence d’une assimilation arbitraire de deux conceptions de la durée qui, selon nous, diffèrent profondément. Bref, le prétendu déterminisme physique se réduit, au fond, à un déterminisme psychologique, et c’est bien cette dernière doctrine, comme nous l’annoncions tout d’abord, qu’il s’agit d’examiner.

Le déterminisme psychologique, sous sa forme la plus précise et la plus récente, implique une conception associationniste de l’esprit. On se représente l’état de conscience actuel comme nécessité par les états antérieurs, et pourtant on sent bien qu’il n’y a point là une nécessité géométrique, comme celle qui lie une résultante, par exemple, aux mouvements composants. Car il existe entre des états de conscience successifs une différence de qualité, qui fait que l’on échouera toujours à déduire l’un d’eux, a priori, de ceux qui le précèdent. On s’adresse alors à l’expérience, et on lui demande de montrer que le passage d’un état psychologique au suivant s’explique toujours par quelque raison simple, le second obéissant en quelque sorte à l’appel du premier. Elle le montre en effet ; et nous admettrons sans peine, quant à nous, l’existence d’une relation entre l’état actuel et tout état nouveau auquel la conscience passe. Mais cette relation, qui explique le passage, en est-elle la cause ?

Qu’on nous permette de rapporter ici une observation personnelle. Il nous est arrivé, en reprenant une conversation interrompue pendant quelques instants, de nous apercevoir que nous pensions en même temps, notre interlocuteur et nous, à quelque nouvel objet. — C’est, dira-t-on, que chacun a poursuivi de son côté le développement naturel de l’idée sur laquelle s’était arrêtée la conversation ; la même série d’associations s’est formée de part et d’autre. — Nous n’hésiterons pas à adopter cette interprétation pour un assez grand nombre de cas ; toutefois une enquête minutieuse nous a conduit ici à un résultat inattendu. Il est bien vrai que les deux interlocuteurs rattachent le nouveau sujet de conversation à l’ancien ; ils indiqueront même les idées intermédiaires ; mais, chose curieuse, ce n’est pas toujours au même point de la conversation antérieure qu’ils rattacheront la nouvelle idée commune, et les deux séries d’associations intermédiaires pourront différer radicalement. Que conclure de là, sinon que cette idée commune dérive d’une cause inconnue — peut-être de quelque influence physique — et que, pour légitimer son appari­tion, elle a suscité une série d’antécédents qui l’expliquent, qui en paraissent être la cause, et qui en sont pourtant l’effet ?

Quand un sujet exécute à l’heure indiquée la suggestion reçue dans l’état d’hypnotisme, l’acte qu’il accomplit est amené, selon lui, par la série antérieure de ses états de conscience. Pourtant ces états sont en réalité des effets, et non des causes : il fallait que l’acte s’accomplît ; il fallait aussi que le sujet se l’expliquât ; et c’est l’acte futur qui a déterminé, par une espèce d’attraction, la série continue d’états psychiques d’où il sortira ensuite naturellement. Les déterministes s’empareront de cet argument : il prouve en effet que nous subissons parfois d’une manière irrésistible l’influence d’une volonté étran­gère. Mais ne nous ferait-il pas tout aussi bien comprendre comment notre propre volonté est capable de vouloir pour vouloir, et de laisser ensuite l’acte accompli s’expliquer par des antécédents dont il a été la cause ?

En nous interrogeant scrupuleusement nous-mêmes, nous verrons qu’il nous arrive de peser des motifs, de délibérer, alors que notre résolution est déjà prise. Une voix intérieure, à peine perceptible, murmure : « Pourquoi cette délibération ? tu en connais l’issue, et tu sais bien ce que tu vas faire. » Mais n’importe ! il semble que nous tenions à sauvegarder le principe du mécanisme, et à nous mettre en règle avec les lois de l’association des idées. L’intervention brusque de la volonté est comme un coup d’état dont notre intelligence aurait le pressentiment, et qu’elle légitime à l’avance par une délibération régulière. Il est vrai qu’on pourrait se demander si la volonté, même lorsqu’elle veut pour vouloir, n’obéit pas à quelque raison décisive, et si vouloir pour vouloir serait vouloir librement. Nous n’insisterons pas sur ce point pour le moment. Il nous suffira d’avoir montré que, même en se plaçant au point de vue de l’associationnisme, il est difficile d’affirmer l’absolue détermination de l’acte par ses motifs, et celle de nos états de conscience les uns par les autres. Sous ces apparences trompeuses une psychologie plus attentive nous révèle parfois des effets qui précèdent leurs causes, et des phénomènes d’attraction psychique qui échappent aux lois connues de l’association des idées. — Mais le moment est venu de se demander si le point de vue même où l’associationnisme se place n’implique pas une conception défectueuse du moi, et de la multiplicité des états de conscience.

Le déterminisme associationniste se représente le moi comme un assem­blage d’états psychiques, dont le plus fort exerce une influence prépondérante et entraîne les autres avec lui. Cette doctrine distingue donc nettement les uns des autres les faits psychiques coexistants : « J’aurais pu m’abstenir de tuer, dit Stuart Mill, si mon aversion pour le crime et mes craintes de ses conséquences avaient été plus faibles que la tentation qui me poussait à le commettre[6]. » Et un peu plus loin : « Son désir de faire le bien et son aversion pour le mal sont assez forts pour vaincre… tout autre désir ou toute autre aversion con­traires[7]. » Ainsi le désir, l’aversion, la crainte, la tentation sont présentés ici comme choses distinctes, et que rien n’empêche, dans le cas actuel, de nommer séparément. Même lorsqu’il rattache ces états au moi qui les subit, le philoso­phe anglais tient à établir encore des distinctions tranchées : « Le conflit a lieu… entre moi qui désire un plaisir et moi qui crains les remords[8]. » De son côté, M. Alexandre Bain consacre un chapitre entier au « Conflit des Motifs[9] ». Il y met en balance les plaisirs et les peines, comme autant de termes auxquels on pourrait attribuer, au moins par abstraction, une existence propre. Notons que les adversaires mêmes du déterminisme le suivent assez volontiers sur ce terrain, qu’ils parlent, eux aussi, d’associations d’idées et de conflits de motifs, et qu’un des plus profonds parmi ces philosophes, M. Fouillée, n’hésite pas à faire de l’idée de liberté elle-même un motif capable d’en contre-balancer d’autres[10]. — On s’expose cependant ici à une confusion grave, qui tient à ce que le langage n’est pas fait pour exprimer toutes les nuances des états internes.

Je me lève par exemple pour ouvrir la fenêtre, et voici qu’à peine debout j’oublie ce que j’avais à faire je demeure immobile. — Rien de plus simple, dira-t-on vous avez associé deux idées, celle d’un but à atteindre et celle d’un mouvement à accomplir : l’une des idées s’est évanouie, et, seule, la représen­tation du mouvement demeure. Cependant je ne me rassieds point ; je sens confusément qu’il me reste quelque chose à faire. Mon immobilité n’est donc pas une immobilité quelconque ; dans la position où je me tiens est comme préformé l’acte à accomplir ; aussi n’ai-je qu’à conserver cette position, à l’étudier ou plutôt à la sentir intimement, pour y retrouver l’idée un instant évanouie. Il faut donc bien que cette idée ait communiqué à l’image interne du mouvement esquissé et de la position prise une coloration spéciale, et cette coloration n’eût point été la même, sans doute, si le but à atteindre avait été différent. Néanmoins le langage eût encore exprimé ce mouvement et cette position de la même manière ; et le psychologue associationniste aurait distin­gué les deux cas en disant qu’à l’idée du même mouvement était associée cette fois celle d’un but nouveau — comme si la nouveauté même du but à atteindre ne modifiait pas dans sa nuance la représentation du mouvement à accomplir, ce mouvement fût-il identique dans l’espace ! Il ne faudrait donc pas dire que la représentation d’une certaine position peut se lier dans la conscience à l’image de différents buts à atteindre, mais plutôt que des positions géométriq­uement identiques s’offrent à la conscience du sujet sous des formes diffé­rentes, selon le but représenté. Le tort de l’associationnisme est d’avoir éliminé d’abord l’élément qualitatif de l’acte à accomplir, pour n’en conserver que ce qu’il a de géométrique et d’impersonnel : à l’idée de cet acte, ainsi décolorée, il a fallu associer alors quelque différence spécifique, pour la distinguer de beaucoup d’autres. Mais cette association est l’œuvre du philosophe associa­tionniste qui étudie mon esprit, bien plutôt que de mon esprit lui-même.

Je respire l’odeur d’une rose, et aussitôt des souvenirs confus d’enfance me reviennent à la mémoire. A vrai dire, ces souvenirs n’ont point été évoqués par le parfum de la rose : je les respire dans l’odeur même ; elle est tout cela pour moi. D’autres la sentiront différemment. — C’est toujours la même odeur, direz-vous, mais associée à des idées différentes. — Je veux bien que vous vous exprimiez ainsi ; mais n’oubliez pas que vous avez d’abord éliminé, des impressions diverses que la rose fait sur chacun de nous, ce qu’elles ont de personnel ; vous n’en avez conservé que l’aspect objectif, ce qui, dans l’odeur de rose, appartient au domaine commun et, pour tout dire, à l’espace. A cette condition seulement, d’ailleurs, on a pu donner un nom à la rose et à son parfum. Il a bien fallu alors, pour distinguer nos impressions personnelles les unes des autres, ajouter à l’idée générale d’odeur de rose des caractères spécifiques. Et vous dites maintenant que nos diverses impressions, nos impressions personnelles, résultent de ce que nous associons à l’odeur de rose des souvenirs différents. Mais l’association dont vous parlez n’existe guère que pour vous, et comme procédé, d’explication. C’est ainsi qu’en juxtaposant certaines lettres d’un alphabet commun à bien des langues on imitera tant bien que mal tel son caractéristique, propre à une langue déterminée ; mais aucune de ces lettres n’avait servi à composer le son lui-même.

Nous sommes ainsi ramenés à la distinction que nous avons établie plus haut entre la multiplicité de juxtaposition et la multiplicité de fusion ou de pénétration mutuelle. Tel sentiment, telle idée renferme une pluralité indéfinie de faits de conscience ; mais la pluralité n’apparaîtra que par une espèce de déroulement dans ce milieu homogène que quelques-uns appellent durée et qui est en réalité espace. Nous apercevrons alors des termes extérieurs les uns aux autres, et ces termes ne seront plus les faits de conscience eux-mêmes, mais leurs symboles, ou, pour parler avec plus de précision, les mots qui les expriment. Il y a, comme nous l’avons montré, une corrélation intime entre la faculté de concevoir un milieu homogène, tel que l’espace, et celle de penser par idées générales. Dès qu’on cherchera à se rendre compte d’un état de conscience, à l’analyser, cet état éminemment personnel se résoudra en éléments impersonnels, extérieurs les uns aux autres, dont chacun évoque l’idée d’un genre et s’exprime par un mot. Mais parce que notre raison, armée de l’idée d’espace et de la puissance de créer des symboles, dégage ces éléments multiples du tout, il ne s’ensuit pas qu’ils y fussent contenus. Car au sein du tout ils n’occupaient point d’espace et ne cherchaient point à s’expri­mer par des symboles ; ils se pénétraient, et se fondaient les uns dans les autres. L’associationnisme a donc le tort de substituer sans cesse au phéno­mène concret qui se passe dans l’esprit la reconstitution artificielle que la philosophie en donne, et de confondre ainsi l’explication du fait avec le fait lui-même. C’est d’ailleurs ce qu’on apercevra plus clairement à mesure que l’on considérera des états plus profonds et plus compréhensifs de l’âme.

Le moi touche en effet au monde extérieur par sa surface ; et comme cette surface conserve l’empreinte des choses, il associera par contiguïté des termes qu’il aura perçus juxtaposés : c’est à des liaisons de ce genre, liaisons de sensation, — tout à fait simples et pour ainsi dire impersonnelles, que la théorie associationniste convient. Mais à mesure que l’on creuse au-dessous de cette surface, à mesure que le moi redevient lui-même, à mesure aussi ses états de conscience cessent de se juxtaposer pour se pénétrer, se fondre ensemble, et se teindre chacun de la coloration de tous les autres. Ainsi chacun de nous a sa manière d’aimer et de haïr, et cet amour, cette haine, reflètent sa personnalité tout entière. Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes ; aussi n’a-t-il pu fixer que l’aspect objectif et impersonnel de l’amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l’âme. Nous jugeons du talent d’un romancier à la puissance avec laquelle il tire du domaine public, où le langage les avait ainsi fait descendre, des sentiments et des idées auxquels il essaie de rendre, par une multiplicité de détails qui se juxtaposent, leur primitive et vivante individualité. Mais de même qu’on pourra intercaler indéfiniment des points entre deux positions d’un mobile sans jamais combler l’espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous parlons, par cela seul que nous associons des idées les unes aux autres et que ces idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage.

C’est donc une psychologie grossière, dupe du langage, que celle qui nous montre l’âme déterminée par une sympathie, une aversion ou une haine, comme par autant de forces qui pèsent sur elle. Ces sentiments, pourvu qu’ils aient atteint une profondeur suffisante, représentent chacun l’âme entière, en ce sens que tout le contenu de l’âme se reflète en chacun d’eux. Dire que l’âme se détermine sous l’influence de l’un quelconque de ces sentiments, c’est donc reconnaître qu’elle se détermine elle-même. L’associationniste réduit le moi à un agrégat de faits de conscience, sensations, sentiments et idées. Mais s’il ne voit dans ces divers états rien de plus que ce que leur nom exprime, s’il n’en retient que l’aspect impersonnel, il pourra les juxtaposer indéfiniment sans obtenir autre chose qu’un moi fantôme, l’ombre du moi se projetant dans l’espace. Que si, au contraire, il prend ces états psychologiques avec la colo­ration particulière qu’ils revêtent chez une personne déterminée et qui leur vient à chacun du reflet de tous les autres, alors point n’est besoin d’associer plusieurs faits de conscience pour reconstituer la personne : elle est tout entière dans un seul d’entre eux, pourvu qu’on sache le choisir. Et la mani­festation extérieure de cet état interne sera précisément ce qu’on appelle un acte libre, puisque le moi seul en aura été l’auteur, puisqu’elle exprimera le moi tout entier. En ce sens, la liberté ne présente pas le caractère absolu que le spiritualisme lui prête quelquefois ; elle admet des degrés. —Car il s’en faut que tous les états de conscience viennent se mêler à leurs congénères, comme des gouttes de pluie à l’eau d’un étang. Le moi, en tant qu’il perçoit un espace homogène, présente une certaine surface, et sur cette surface pourront se former et flotter des végétations indépendantes. Ainsi une suggestion reçue dans l’état d’hypnotisme ne s’incorpore pas à la masse des faits de conscience ; mais douée d’une vitalité propre, elle se substituera à la personne même quand son heure aura sonné. Une colère violente soulevée par quelque circonstance accidentelle, un vice héréditaire émergeant tout à coup des profondeurs obscures de l’organisme à la surface de la conscience, agiront à peu près comme une suggestion hypnotique. A côté de ces termes indépendants, on trouverait des séries plus complexes, dont les éléments se pénètrent bien les uns les autres, mais qui n’arrivent jamais à se fondre parfaitement elles-mêmes dans la masse compacte du moi. Tel est cet ensemble de sentiments et d’idées qui nous viennent d’une éducation mal comprise, celle qui s’adresse à la mémoire plutôt qu’au jugement. Il se forme ici, au sein même du moi fondamental, un moi parasite qui empiétera continuellement sur l’autre, Beaucoup vivent ainsi, et meurent sans avoir connu la vraie liberté. Mais la suggestion deviendrait persuasion si le moi tout entier se l’assimilait ; la passion, même soudaine, ne présenterait plus le même caractère fatal s’il s’y reflétait, ainsi que dans l’indignation d’Alceste, toute l’histoire de la personne ; et l’éducation la plus autoritaire ne retrancherait rien de notre liberté si elle nous communiquait seulement des idées et des sentiments capables d’imprégner l’âme entière. C’est de l’âme entière, en effet, que la décision libre émane ; et l’acte sera d’autant plus libre que la série dynamique à laquelle il se rattache tendra davantage à s’identifier avec le moi fondamental.

Ainsi entendus, les actes libres sont rares, même de la part de ceux qui ont le plus coutume de s’observer eux-mêmes et de raisonner sur ce qu’ils font. Nous avons montré que nous nous apercevions le plus souvent par réfraction à travers l’espace, que nos états de conscience se solidifiaient en mots, et que notre moi concret, notre moi vivant, se recouvrait d’une croûte extérieure de faits psychologiques nettement dessinés, séparés les uns des autres, fixés par conséquent. Nous avons ajouté que, pour la commodité du langage et la facilité des relations sociales, nous avions tout intérêt à ne pas percer cette croûte et à admettre qu’elle dessine exactement la forme de l’objet qu’elle recouvre. Nous dirons maintenant que nos actions journalières s’inspirent bien moins de nos sentiments eux-mêmes, infiniment mobiles, que des images invariables auxquelles ces sentiments adhèrent. Le matin, quand sonne l’heure où j’ai coutume de me lever, je pourrais recevoir cette impression ξύν όλη τή ψυχή, selon l’expression de Platon ; je pourrais lui permettre de se fondre dans la masse confuse des impressions qui m’occupent ; peut-être alors ne me déterminerait-elle point à agir. Mais le plus souvent cette impres­sion, au lieu d’ébranler ma conscience entière comme une pierre qui tombe dans l’eau d’un bassin, se borne à remuer une idée pour ainsi dire solidifiée à la surface, l’idée de me lever et de vaquer à mes occupations habituelles. Cette impression et cette idée ont fini par se lier l’une à l’autre. Aussi l’acte suit-il l’impression sans que ma personnalité s’y intéresse : je suis ici un automate conscient, et je le suis parce que j’ai tout avantage à l’être. On verrait que la plupart de nos actions journalières s’accomplissent ainsi, et que grâce à la solidification, dans notre mémoire, de certaines sensations, de certains sentiments, de certaines idées, les impressions du dehors provoquent de notre part des mouvements qui, conscients et même intelligents, ressemblent par bien des côtés à des actes réflexes. C’est à ces actions très nombreuses, mais insignifiantes pour la plupart, que la théorie associationniste s’applique. Elles constituent, réunies, le substrat de notre activité libre, et jouent vis-à-vis de cette activité le même rôle que nos fonctions organiques par rapport à l’ensemble de notre vie consciente. Nous accorderons d’ailleurs au détermi­nisme que nous abdiquons souvent notre liberté dans des circonstances plus graves, et que, par inertie ou mollesse, nous laissons ce même processus local s’accomplir alors que notre personnalité tout entière devrait pour ainsi dire vibrer. Quand nos amis les plus sûrs s’accordent à nous conseiller un acte important, les sentiments qu’ils expriment avec tant d’insistance viennent se poser à la surface de notre moi, et s’y solidifier à la manière des idées dont nous parlions tout à l’heure. Petit à petit ils formeront une croûte épaisse qui recouvrira nos sentiments personnels ; nous croirons agir librement, et c’est seulement en y réfléchissant plus tard que nous reconnaîtrons notre erreur. Mais aussi, au moment où l’acte va s’accomplir, il n’est pas rare qu’une révolte se produise.

C’est le moi d’en bas qui remonte à la surface. C’est la croûte extérieure qui éclate, cédant à une irrésistible poussée. Il s’opérait donc, dans les profondeurs de ce moi, et au-dessous de ces arguments très raisonnablement juxtaposés, un bouillonnement et par là même une tension croissante de sentiments et d’idées, non point inconscients sans doute, mais auxquels nous ne voulions pas prendre garde. En y réfléchissant bien, en recueillant avec soin nos sou­venirs, nous verrons que nous avons formé nous-mêmes ces idées, nous-mêmes vécu ces sentiments, mais que, par une inexplicable répugnance à vouloir, nous les avions repoussés dans les profondeurs obscures de notre être chaque fois qu’ils émergeaient à la surface. Et c’est pourquoi nous cherchons en vain à expliquer notre brusque changement de résolution par les circonstances apparentes qui le précédèrent. Nous voulons savoir en vertu de quelle raison nous nous sommes décidés, et nous trouvons que nous nous sommes décidés sans raison, peut-être même contre toute raison. Mais c’est là précisément, dans certains cas, la meilleure des raisons. Car l’action accomplie n’exprime plus alors telle idée superficielle, presque extérieure à nous, distincte et facile à exprimer : elle répond à l’ensemble de nos sentiments, de nos pensées et de nos aspirations les plus intimes, à cette conception particulière de la vie qui est l’équivalent de toute notre expérience passée, bref, à notre idée personnelle du bonheur et de l’honneur. Aussi a-t-on eu tort, pour prouver que l’homme est capable de choisir sans motif, d’aller chercher des exemples dans les circonstances ordinaires et même indifférentes de la vie. On montrerait sans peine que ces actions insignifiantes sont liées à quelque motif déterminant. C’est dans les circonstances solennelles, lorsqu’il s’agit de l’opinion que nous donnerons de nous aux autres et surtout à nous-mêmes, que nous choisissons en dépit de ce qu’on est convenu d’appeler un motif ; et cette absence de toute raison tangible est d’autant plus frappante que nous sommes plus profondément libres.

Mais le déterministe, même lorsqu’il s’abstient d’ériger en forces les émo­tions graves ou états profonds de l’âme, les distingue néanmoins les unes des autres, et aboutit ainsi à une conception mécaniste du moi. Il nous montrera ce moi hésitant entre deux sentiments contraires, allant de celui-ci à celui-là, et optant enfin pour l’un d’eux. Le moi et les sentiments qui l’agitent se trouvent ainsi assimilés a des choses bien définies, qui demeurent identiques à elles-mêmes pendant tout le cours de l’opération. Mais si c’est toujours le même moi qui délibère, et si les deux sentiments contraires qui l’émeuvent ne changent pas davantage, comment, en vertu même de ce principe de causalité, que le déterminisme invoque, le moi se décidera-t-il jamais ? La vérité est que le moi, par cela seul qu’il a éprouvé le premier sentiment, a déjà quelque peu changé quand le second survient : à tous les moments de la délibération, le moi se modifie et modifie aussi, par conséquent, les deux sentiments qui l’agitent. Ainsi se forme une série dynamique d’états qui se pénètrent, se renforcent. les uns les autres, et aboutiront à un acte libre par une évolution naturelle. Mais le déterministe, obéissant à un vague besoin de représentation symbolique, désignera par des mots les sentiments opposés qui se partagent le moi, ainsi que le moi lui-même. En les faisant cristalliser sous forme de mots bien définis, il enlève par avance toute espèce d’activité vivante à la personne d’abord, et ensuite aux sentiments dont elle est émue. Il verra alors, d’un côté, un moi toujours identique à lui-même, et, de l’autre, des sentiments contraires, non moins invariables, qui se le disputent ; la victoire demeurera nécessaire­ment au plus fort. Mais ce mécanisme auquel on s’est condamné par avance n’a d’autre valeur que celle d’une représentation symbolique : il ne saurait tenir contre le témoignage d’une conscience attentive, qui nous présente le dynamisme interne comme un fait.

Bref, nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l’expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu’on trouve parfois entre l’œuvre et l’artiste. En vain on allé­guera que nous cédons alors à l’influence toute-puissante de notre caractère. Notre caractère, c’est encore nous ; et parce qu’on s’est plu à scinder la personne en deux parties pour considérer tour à tour, par un effort d’abstrac­tion, le moi qui sent ou pense et le moi qui agit, il y aurait quelque puérilité à conclure que l’un des deux moi pèse sur l’autre. Le même reproche s’adressera à ceux qui demandent si nous sommes libres de modifier notre caractère. Certes, notre caractère se modifie insensiblement tous les jours, et notre liberté en souffrirait, si ces acquisitions nouvelles venaient se greffer sur notre moi et non pas se fondre en lui. Mais, dès que cette fusion aura lieu, on devra dire que le changement survenu dans notre caractère est bien nôtre, que nous nous le sommes approprié. En un mot, si l’on convient d’appeler libre tout acte qui émane du moi, et du moi seulement, l’acte qui porte la marque de notre personne est véritablement libre, car notre moi seul en revendiquera la paternité. La thèse de la liberté se trouverait ainsi vérifiée si l’on consentait à ne chercher cette liberté, que dans un certain caractère de la décision prise, dans l’acte libre en un mot. Mais le déterministe, sentant bien que cette position lui échappe, se réfugie dans le passé ou dans l’avenir. Tantôt il se transporte par la pensée à une période antérieure, et affirme la détermination nécessaire, à ce moment précis, de l’acte futur ; tantôt, supposant par avance l’action accomplie, il prétend qu’elle ne pouvait se produire autrement. Les adversaires du déterminisme n’hésitent pas à le suivre sur ce nouveau terrain, et à introduire dans leur définition de l’acte libre — non sans quelque danger peut-être — la prévision de ce qu’on pourrait faire et le souvenir de quelque autre parti pour lequel on aurait pu opter. Il convient donc de se placer à ce nouveau point de vue, et de chercher, abstraction faite des influences externes et des préjugés du langage, ce que la conscience toute pure nous apprend sur l’action future ou passée. Nous saisirons ainsi par un autre côté, et en tant qu’elles portent explicitement sur une certaine conception de la durée, l’erreur fondamentale du déterminisme et l’illusion de ses adversaires.

« Avoir conscience du libre arbitre, dit Stuart Mill, signifie avoir con­science, avant d’avoir choisi, d’avoir pu choisir autrement[11]. » C’est bien ainsi, en effet, que les défenseurs de la liberté l’entendent : et ils affirment que lorsque nous accomplissons une action librement, quelque autre action eût été également possible. Ils invoquent à cet égard le témoignage de la conscience, laquelle nous fait saisir, outre l’acte même, la puissance d’opter pour le parti contraire. Inversement, le déterminisme prétend que, certains antécédents étant posés, une seule action résultante était possible : « Quand nous suppo­sons, continue Stuart Mill, que nous aurions agi autrement que nous n’avons fait, nous supposons toujours une différence dans les antécédents. Nous feignons d’avoir connu quelque chose que nous n’avons pas connu, ou de n’avoir pas connu quelque chose que nous avons connu, etc.[12] » Et, fidèle à son principe, le philosophe anglais assigne pour rôle à la conscience de nous renseigner sur ce qui est, non sur ce qui pourrait être. — Nous n’insisterons pas, pour le moment, sur ce dernier point ; nous réservons la question de savoir en quel sens le moi se perçoit comme cause déterminante. Mais à côté de cette question d’ordre psychologique, il en est une autre, de nature plutôt métaphysique, que les déterministes et leurs adversaires résolvent a priori en sens opposés. L’argumentation des premiers implique, en effet, qu’à des antécédents donnés un seul acte possible correspond ; les partisans du libre arbitre supposent, an contraire, que la même série pouvait aboutir à plusieurs actes différents, également possibles. C’est sur cette question de l’égale possibilité, de deux actions ou de deux volitions contraires que nous nous arrêterons d’abord : peut-être recueillerons-nous ainsi quelque indication sur la nature de l’opération par laquelle la volonté choisit.

J’hésite entre deux actions possibles X et Y, et je vais tour à tour de l’une à l’autre. Cela signifie que je passe par une série d’états, et que ces états se peuvent répartir en deux groupes, selon que j’incline davantage vers X ou vers le parti contraire. Même, ces inclinations opposées ont seules une existence réelle, et X et Y sont deux symboles par lesquels je représente, à leurs points d’arrivée pour ainsi dire, deux tendances différentes de ma personne à des moments successifs de la durée. Désignons donc par X et Y ces tendances elles-mêmes : notre nouvelle notation présentera-t-elle une image plus fidèle de la réalité concrète ? Il faut remarquer, comme nous le disions plus haut, que le moi grossit, s’enrichit et change, à mesure qu’il passe par les deux états contraires ; sinon, comment se déciderait-il jamais ? Il n’y a donc pas précisément deux états contraires, mais bien une multitude d’états successifs et différents au sein desquels je démêle, par un effort d’imagination, deux directions opposées. Dès lors, nous nous rapprocherons plus encore de la réalité en convenant de désigner par les signes invariables X et Y, non pas ces tendances ou états eux-mêmes, puisqu’ils changent sans cesse, mais les deux directions différentes que notre imagination leur assigne pour la plus grande commodité du langage. Il demeurera d’ailleurs entendu que ce sont là des représentations symboliques qu’en réalité il n’y a pas deux tendances, ni même deux directions, mais bien un moi qui vit et se développe par l’effet de ses hésitations mêmes, jusqu’à ce que l’action libre s’en détache à la manière d’un fruit trop mûr.

schéma
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Mais cette conception de l’activité volontaire ne satisfait pas le sens commun, parce que, essentiellement méca­niste, il aime les distinctions tranchées, celles qui s’expriment par des mots bien définis ou par des posi­tions différentes dans l’espace. Il se représentera donc un moi qui, après avoir parcouru une série MO de faits de conscience, arrivé au point O, se voit en présence de deux directions OX et OY également ouvertes. Ces directions deviennent ainsi des choses, de véritables chemins auxquels aboutirait la grande route de la conscience, et où il ne tiendrait qu’au moi de s’engager indifféremment. Bref, à l’activité continue et vivante de ce moi où nous avions discerné, par abstraction seulement, deux directions opposées, on substitue ces directions elles-mêmes, transformées en choses inertes, indifférentes, et qui attendent notre choix. Mais il faut bien alors qu’on reporte l’activité du moi quelque part. On la mettra au point O ; on dira que le moi, arrivé en O, et devant deux partis à prendre, hésite, délibère, et opte enfin pour l’un d’eux. Comme on avait de la peine à se représenter la double direction de l’activité consciente dans toutes les phases de son développement continu on a fait cristalliser à part ces deux tendances, et à part aussi l’activité du moi ; on obtient ainsi un moi indifféremment actif qui hésite entre deux partis inertes et comme solidifiés. Or, s’il opte pour OX, la ligne OY n’en subsistera pas moins ; s’il se décide pour OY, le chemin OX demeurera ouvert, attendant, au besoin, que le moi revienne sur ses pas pour s’en servir. C’est dans ce sens qu’on dira, en parlant d’un acte libre, que l’action contraire était également possible. Et, même si l’on ne construit pas sur le papier une figure géométrique, on y pense involontairement, presque inconsciemment, dès que l’on distingue dans l’acte libre plusieurs phases successives, représentation des motifs opposés, hésitation et choix — dissimulant ainsi le symbolisme géométrique sous une espèce de cristallisation verbale. Or, il est facile de voir que cette conception véritablement mécaniste de la liberté aboutit, par une logique naturelle, au plus inflexible déterminisme.

L’activité vivante du moi, où nous discernions par abstraction deux tendances opposées, finira en effet par aboutir, soit à X, soit à Y. Or, puisque l’on convient de localiser au point O la double activité du moi, il n’y a pas de raison pour détacher cette activité de l’acte auquel elle aboutira, et qui fait corps avec elle. Et si l’expérience montre qu’on s’est décidé pour X, ce n’est pas une activité indifférente qu’on devra placer au point O, mais bien une activité dirigée par avance dans le sens OX, en dépit des hésitations apparentes. Que si, au contraire, l’observation prouve qu’on a opté pour Y, c’est que l’activité localisée par nous au point O affectait de préférence cette seconde direction, malgré quelques oscillations dans le sens de la première. Déclarer que le moi, arrivé au point O, choisit indifféremment entre X et Y, c’est s’arrêter à mi-chemin dans la voie du symbolisme géométrique, c’est faire cristalliser au point O une partie seulement de cette activité continue où nous discernions sans doute deux directions différentes, mais qui, en outre, a abouti à X ou à Y : pourquoi ne pas tenir compte de ce dernier fait comme des deux autres ? Pourquoi ne pas lui assigner sa place, à lui aussi, dans la figure symbolique que nous venons de construire ? Mais si le moi, arrivé au point O, est déjà déterminé dans un sens, l’autre voie a beau demeurer ouverte, il ne saurait la prendre. Et le même symbolisme grossier sur lequel on prétendait fonder la contingence de l’action accomplie aboutit, par un prolongement naturel, à en établir l’absolue nécessité.

Bref, défenseurs et adversaires de la liberté sont d’accord pour faire précéder l’action d’une espèce d’oscillation mécanique entre les deux points X et Y. Si j’opte pour X, les premiers me diront : vous avez hésité, délibéré, donc Y était possible. Les autres répondront : vous avez choisi X, donc vous aviez quelque raison de le faire, et quand on déclare Y également possible, on oublie cette raison ; on laisse de côté, une des conditions glu problème. — Que si maintenant je creuse au-dessous de ces deux solutions opposées, je décou­vrirai un postulat commun : les uns et les autres se placent après l’action X accomplie, et représentent le processus de mon activité volontaire par une route MO qui bifurque au point O, les lignes OX et OY symbolisant les deux directions que l’abstraction distingue au sein de l’activité continue dont X est le terme. Mais tandis que les déterministes tiennent compte de tout ce qu’ils savent et constatent que le chemin MOX a été parcouru, leurs adversaires affectent d’ignorer une des données avec lesquelles ils ont construit la figure, et après avoir tracé les lignes OX et OY qui devraient représenter, réunies, le progrès de l’activité du moi, ils font revenir le moi au point O pour y osciller jusqu’à nouvel ordre.

Il ne faut pas oublier en effet que cette figure, véritable dédoublement de notre activité psychique dans l’espace, est purement symbolique, et, comme telle, ne pourra être construite que si l’on se place dans l’hypothèse d’une délibération achevée et d’une résolution prise. Vous aurez beau la tracer à l’avance ; c’est que vous vous supposerez alors arrivé au terme, et assistant par imagination à l’acte final. Bref, cette figure ne me montre pas l’action s’accom­plissant, mais l’action accomplie. Ne me demandez donc pas si le moi, ayant parcouru le chemin MO et s’étant décidé pour X, pouvait ou ne pouvait pas opter pour Y : je répondrais que la question est vide de sens, parce qu’il n’y a pas de ligne MO, pas de point O, pas de chemin OX, pas de direction OY. Poser une pareille question, c’est admettre la possibilité de représenter adéquatement le temps par de l’espace, et une succession par une simultanéité. C’est attribuer à la figure qu’on a tracée la valeur d’une image, et non plus seulement d’un symbole ; c’est croire que l’on pourrait suivre sur cette figure le processus de l’activité psychique, comme la marche d’une armée sur une carte. On a assisté à la délibération du moi dans toutes ses phases, et jusqu’à l’acte accompli. Alors, récapitulant les termes de la série, on aperçoit la succession sous forme de simultanéité, on projette le temps dans l’espace, et on raisonne, consciemment ou inconsciemment, sur cette figure géométrique. Mais cette figure représente une chose, et non pas un progrès  ; elle corres­pond, dans son inertie, au souvenir en quelque sorte figé de la délibération tout entière et de la décision finale que l’on a prise : comment nous fournirait-elle la moindre indication sur le mouvement concret, sur le progrès dynami­que, par lequel la délibération aboutit à l’acte ? Et pourtant, une fois la figure construite, on remonte par imagination dans le passé, et l’on veut que notre activité psychique ait suivi précisément le chemin tracé par la figure. On retombe ainsi dans l’illusion que nous avons signalée plus haut : on explique mécaniquement un fait, puis on substitue cette explication au fait lui-même. Aussi se heurtet-on, dès les premiers pas, à d’inextricables difficultés : si les deux parties étaient également possibles, comment a-t-on choisi ? si l’un d’eux était seulement possible, pourquoi se croyait-on libre ? — Et l’on ne voit pas que cette double question revient toujours à celle-ci : le temps est-il de l’espace ?

Si je parcours des yeux une route tracée sur la carte, rien ne m’empêche de rebrousser chemin et de chercher si elle bifurque par endroits. Mais le temps n’est pas une ligne sur laquelle on repasse. Certes, une fois qu’il est écoulé, nous avons le droit de nous en représenter les moments successifs comme extérieurs les uns aux autres, et de penser ainsi à une ligne qui traverse l’espace ; mais il demeurera entendu que cette ligne symbolise, non pas le temps qui s’écoule, mais le temps écoulé. C’est ce que défenseurs et adver­saires du libre arbitre oublient également — les premiers quand ils affirment et les autres quand ils nient la possibilité d’agir autrement qu’on a fait. Les premiers raisonnent ainsi : « Le chemin n’est pas encore tracé, donc il peut prendre une direction quelconque. » A quoi l’on répondra : « Vous oubliez que l’on ne pourra parler de chemin qu’une fois l’action accomplie ; mais alors il aura été tracé. » — Les autres disent : « Le chemin a été tracé ainsi ; donc sa direction possible n’était pas une direction quelconque, mais bien cette direction même. » A quoi l’on répliquera : « Avant que le chemin fût tracé, il n’y avait pas de direction possible ni impossible, par la raison fort simple qu’il ne pouvait encore être question de chemin. » — Faites abstraction de ce symbolisme grossier, dont l’idée vous obsède à votre insu ; vous verrez que l’argumentation des déterministes revêt cette forme puérile : « L’acte, une fois accompli, est accompli » ; et que leurs adversaires répondent : « L’acte, avant d’être accompli, ne l’était pas encore. » En d’autres termes, la question de la liberté sort intacte de cette discussion ; et cela se comprend sans peine, puisqu’il faut chercher la liberté dans une certaine nuance ou qualité de l’action même, et non dans un rapport de cet acte avec ce qu’il n’est pas ou avec ce qu’il aurait pu être. Toute l’obscurité vient de ce que les uns et les autres se représentent la délibération sous forme d’oscillation dans l’espace, alors qu’elle consiste en un progrès dynamique où le moi et les motifs eux-mêmes sont dans un continuel devenir, comme de véritables êtres vivants. Le moi, infaillible dans ses constatations immédiates, se sent libre et le déclare ; mais dès qu’il cherche à s’expliquer sa liberté, il ne s’aperçoit plus que par une espèce de réfraction à travers l’espace. De là un symbolisme de réfraction à travers l’espace. De là un symbolisme de nature mécaniste, également impro­pre à prouver la thèse du libre arbitre, à la faire comprendre, et à la réfuter.

Mais le déterministe ne se tiendra pas pour battu, et posant la question sous une nouvelle forme : « Laissons de côté, dira-t-il, les actions accom­plies, considérons seulement des actes à venir. La question est de savoir si, connaissant dès aujourd’hui tous les antécédents futurs, quelque intelligence supérieure pourrait prédire avec une absolue certitude la décision qui en sortira. » — Nous consentons volontiers à ce qu’on pose le problème en ces termes : on nous fournira ainsi l’occasion de formuler notre idée avec plus de rigueur. Mais nous établirons d’abord une distinction entre ceux qui pensent que la connaissance des antécédents permettrait de formuler une conclusion probable, et ceux qui parlent d’une prévision infaillible. Dire qu’un certain ami, dans certaines circonstances, agirait très probablement d’une certaine manière, ce n’est pas tant prédire la conduite future de notre ami que porter un jugement sur son caractère présent, c’est-à-dire, en définitive, sur son passé. Si nos sentiments, nos idées, notre caractère en un mot se modifient sans cesse, il est rare qu’on observe un changement soudain ; il est plus rare encore qu’on ne puisse dire d’une personne connue que certaines actions paraissent assez conformes à sa nature, et que certaines autres y répugnent absolument. Tous les philosophes s’accorderont sur ce point, car ce n’est pas lier l’avenir au présent que d’établir un rapport de convenance ou de disconvenance entre une conduite donnée et le caractère présent d’une personne que l’on connaît. Mais le déterministe va beaucoup plus loin : il affirme que la contingence de notre solution tient à ce que nous ne connaissons jamais toutes les conditions du problème ; que la probabilité de notre prévision augmenterait à mesure qu’on nous fournirait un plus grand nombre de ces conditions ; et qu’enfin la con­naissance complète, parfaite, de tous les antécédents sans exception aucune rendrait la prévision infailliblement vraie. Telle est donc l’hypothèse qu’il s’agit d’examiner.

Pour fixer les idées, imaginons un personnage appelé à prendre une déci­sion apparemment libre dans des circonstances graves ; nous l’appellerons Pierre. La question est de savoir si un philosophe Paul, vivant à la même époque que Pierre ou, si vous aimez mieux, plusieurs siècles auparavant, eût pu, connaissant toutes les conditions dans lesquelles Pierre agit, prédire avec certitude le choix que Pierre a fait.

Il y a plusieurs manières de se représenter l’état d’une personne à un moment donné. Nous essayons de le faire, quand nous lisons un roman, par exemple ; mais quelque soin que l’auteur ait mis à peindre les sentiments de son héros et même à en reconstituer l’histoire, le dénouement, prévu ou imprévu, ajoutera quelque chose à l’idée que nous avions du personnage : donc nous ne connaissons ce personnage qu’imparfaitement. A vrai dire, les états profonds de notre âme, ceux qui se traduisent par des actes libres, expriment et résument l’ensemble de notre histoire passée : si Paul connaît toutes les conditions où Pierre agit, c’est vraisemblablement qu’aucun détail de la vie de Pierre ne lui échappe, et que son imagination reconstruit et revit même cette histoire. Mais il y a ici une distinction capitale à faire. Quand je passe moi-même par un certain état psychologique, je connais avec précision l’intensité de cet état et son importance par rapport aux autres ; non pas que je mesure ou que je compare, mais parce que l’intensité d’un sentiment profond, par exemple, n’est pas autre chose que ce sentiment lui-même. Au contraire, si je cherche à vous rendre compte de cet état psychologique, je ne pourrai vous en faire comprendre l’intensité que par un signe précis et de nature mathé­matique ; il faudra que j’en mesure l’importance, que je le compare à ce qui précède et à ce qui suit, enfin que je détermine la part qui lui revient dans l’acte final. Et je le déclarerai plus ou moins intense, plus ou moins important, selon que l’acte final s’expliquera par lui ou sans lui. Au contraire, pour ma conscience qui percevait cet état interne, point n’était besoin d’une compa­raison de ce genre ; l’intensité lui apparaissait comme une qualité inexpri­mable de l’état lui-même. En d’autres termes, l’intensité d’un état psychique n’est pas donnée à la conscience comme un signe spécial qui accompagnerait cet état et en déterminerait la puissance, à la manière d’un exposant algébrique : nous avons montré plus haut qu’elle en exprimait plutôt la nuance, la coloration propre, et que, s’il s’agit d’un sentiment par exemple, son intensité consiste à être senti. Dès lors, il faudra distinguer deux manières de s’assimiler les états de conscience d’autrui : l’une dynamique, qui consisterait à les éprou­ver soi-même ; l’autre statique, par laquelle on substituerait à la conscience même de ces états leur image, ou plutôt leur symbole intellectuel, leur idée. On les imaginerait alors, au lieu de les reproduire. Seulement, dans ce dernier cas, on devra joindre à l’image des états psychiques l’indication de leur intensité, puisqu’ils n’agissent plus sur la personne chez qui ils se dessinent, et que celle-ci n’a plus occasion d’en éprouver la force en les ressentant. Mais cette indication elle-même prendra nécessairement un caractère quantitatif : on constatera par exemple qu’un certain sentiment a plus de force qu’un autre sentiment, qu’il faut en tenir plus de compte, qu’il a joué un plus grand rôle ; et comment le saurait-on, si l’on ne connaissait par avance l’histoire ultérieure de la personne dont on s’occupe, et les actes auxquels cette multiplicité d’états ou d’inclinations a abouti ? Dès lors, pour que Paul se représente adéquatement l’état de Pierre à un moment quelconque de son histoire, il faudra de deux choses l’une : ou que, semblable à un romancier qui sait où il conduit ses personnages, Paul connaisse déjà l’acte final de Pierre, et puisse joindre ainsi, à l’image des états successifs par lesquels Pierre va passer, l’indication de leur valeur par rapport à l’ensemble de son histoire ; — ou qu’il se résigne à passer lui-même par ces états divers, non plus en imagination, mais en réalité. La première de ces hypothèses doit être écartée, puisqu’il s’agit précisément de savoir si, les antécédents seuls étant donnés, Paul pourra prévoir l’acte final. Nous voici donc obligés de modifier profondément l’idée que nous nous faisions de Paul : ce n’est pas, comme nous l’avions pensé d’abord, un specta­teur dont le regard plonge dans l’avenir, mais un acteur, qui joue par avance le rôle de Pierre. Et remarquez que vous ne sauriez lui épargner aucun détail de ce rôle, car les plus médiocres événe­ments ont leur importance dans une histoire, et, à supposer qu’ils n’en eussent point, vous ne pourriez les juger insignifiants que par rapport à l’acte final, lequel, par hypothèse, n’est pas donné. Vous n’avez pas non plus le droit d’abréger — fût-ce d’une seconde — les divers états de conscience par lesquels Paul va passer avant Pierre ; car les effets du même sentiment, par exemple, s’ajoutent et se renforcent à tous les moments de la durée, et la somme de ces effets ne pourrait être éprouvée tout d’un coup que si l’on connaissait l’importance du sentiment, pris dans son ensemble, par rapport à l’acte final, lequel demeure précisément dans l’ombre. Mais si Pierre et Paul ont éprouvé dans le même ordre les mêmes sentiments, si leurs deux âmes ont la même histoire, comment les distinguerez-vous l’une de l’autre ? Sera-ce par le corps où elles habitent ? Elles différeraient alors sans cesse par quelque endroit, puisqu’elles ne se représenteraient le même corps à aucun moment de leur histoire. Sera-ce par la place qu’elles occupent dans la durée ? Elles n’assiste­raient plus alors aux mêmes événements ; or, par hypothèse, elles ont le même passé et le même présent, ayant la même expérience. — Il faut maintenant que vous en preniez votre parti : Pierre et Paul sont une seule et même personne, que vous appelez Pierre quand elle agit et Paul quand vous récapitulez son histoire. À mesure que vous complétiez davantage la somme des conditions qui, une fois connues, eussent permis de prédire l’action future de Pierre, vous serriez de plus près l’existence de ce personnage, vous tendiez davantage à la revivre dans ses moindres détails, et vous arriviez ainsi au moment précis où, l’action s’accomplissant, il ne pouvait plus être question de la prévoir, mais simplement d’agir. Ici encore tout essai de reconstitution d’un acte émanant de la volonté même vous conduit à la constatation pure et simple du fait accompli.

C’est donc une question vide de sens que celle-ci : l’acte pouvait-il ou ne pouvait-il pas être prévu, étant donné l’ensemble complet de ces antécédents ? Car il y a deux manières de s’assimiler ces antécédents, l’une dynamique, l’autre statique. Dans le premier cas, on sera amené par transitions insensibles à coïncider avec la personne dont on s’occupe, à passer par la même série d’états, et à revenir ainsi au moment même où l’acte s’accomplit ; il ne pourra donc plus être question de le prévoir. Dans le second cas, on présuppose l’acte final par cela seul qu’on fait figurer, à côté de l’indication des états, l’apprécia­tion quantitative de leur importance. Ici encore les uns sont conduits à constater simplement que l’acte n’est pas encore accompli au moment où il va s’accomplir, les autres, qu’une fois accompli il l’est définitivement. La ques­tion de la liberté sort intacte de cette discussion, comme de la précédente.

En approfondissant davantage cette double argumentation, nous trouve­rons, à sa racine même, les deux illusions fondamentales de la conscience réfléchie. La première consiste à voir dans l’intensité une propriété mathéma­tique des états psychologiques, et non pas, comme nous le disions au début de cet essai, la qualité spéciale, la nuance propre de ces divers états. La seconde consiste à remplacer la réalité concrète, le progrès dynamique que la conscience perçoit, par le symbole matériel de ce progrès arrivé à son terme, c’est-à-dire du fait accompli joint à la somme de ses antécédents. Certes, une fois consommé l’acte final, je puis assigner à tous les antécédents leur valeur propre, et me représenter sous forme d’un conflit ou d’une composition de forces le jeu combiné de ces éléments divers. Mais demander si, les antécé­dents étant connus ainsi que leur valeur, on pouvait prédire l’acte final, c’est commettre un cercle vicieux ; c’est oublier qu’on se donne, avec la valeur des antécédents, l’action finale qu’il s’agit de prévoir ; c’est supposer à tort que l’image symbolique par laquelle on représente l’opération achevée a été dessinée par cette opération elle-même au cours de son progrès, comme sur un appareil enregistreur.

On verrait d’ailleurs que ces deux illusions, à leur tour, en impliquent une troisième, et que la question de savoir si l’acte pouvait ou ne pouvait pas être prévu revient toujours à celle-ci : le temps est-il de l’espace ? Vous avez com­mencé par juxtaposer dans un espace idéal les états de conscience qui se sont succédé dans l’âme de Pierre, et vous apercevez la vie de ce personnage sous forme d’une trajectoire MOXY dessinée par un mobile M dans l’espace.
Vous effacez alors, par la pensée, la partie OXY de cette courbe, et vous vous demandez si, connaissant MO, vous eussiez pu déterminer à l’avance la courbe OX que le mobile décrit à partir du point O. C’est là, au fond, la question que vous posiez quand vous faisiez intervenir un philosophe Paul, prédécesseur de Pierre, et chargé de se représenter en imagination les conditions où Pierre agira. Vous matérialisiez ainsi ces conditions ; vous faisiez du temps à venir une route déjà tracée dans la plaine, et que l’on peut contempler du haut de la montagne sans l’avoir parcourue, sans devoir la parcourir jamais. Mais vous n’avez pas tardé à vous apercevoir que la connaissance de la partie MO de la courbe serait insuffisante, à moins toutefois qu’on ne vous indiquât la position des points de cette ligne, non seulement par rapport les uns aux autres, mais encore par rapport aux points de la ligne MOXY tout entière ; ce qui reviendrait à se donner par avance les éléments mêmes qu’il s’agit de déterminer. Vous avez alors modifié votre hypothèse ; vous avez compris que le temps ne demande pas à être vu, mais vécu ; vous en avez conclu que si votre connaissance de la ligne MO ne constituait pas une donnée suffisante, c’est parce que vous la regardiez du dehors, au lieu de vous confondre avec le point M qui décrit, non seulement MO, mais encore la courbe tout entière, et d’adopter ainsi son mouvement. Vous avez donc amené Paul à coïncider avec Pierre, et naturellement, c’est la ligne MOXY que Paul a tracée l’espace, puisque, par hypothèse, Pierre décrit cette ligne. Mais vous ne prouvez plus ainsi que Paul ait prévu l’action de Pierre ; vous constatez seulement que Pierre a agi comme il a fait, puisque Paul est devenu Pierre. Il est vrai que vous revenez ensuite, sans y prendre garde, à votre première hypothèse, parce que vous confondez sans cesse la ligne MOXY se traçant avec la ligne MOXY tracée, c’est-à-dire le temps avec l’espace. Après avoir identifié Paul avec Pierre pour les besoins de la cause, vous faites reprendre à Paul son ancien poste d’observation, et il aperçoit alors la ligne MOXY complète, ce qui n’est pas étonnant, puisqu’il vient de la compléter.

Ce qui rend la confusion naturelle, et même inévitable, c’est que la science paraît fournir des exemples indiscutés d’une prévision de l’avenir. Ne détermine-t-on pas à l’avance les conjonctions d’astres, les éclipses de soleil et de lune, et le plus grand nombre des phénomènes astronomiques ? L’intelli­gence humaine n’embrasse-t-elle pas alors, dans le moment présent, une portion aussi grande qu’on voudra de la durée à venir ? — Nous le reconnais­sons sans peine ; mais une prévision de ce genre n’a pas la moindre ressem­blance avec celle d’un acte volontaire. Même, comme nous allons voir, les raisons qui font que la prédiction d’un phénomène astronomique est possible sont précisément les mêmes qui nous empêchent de déterminer à l’avance un fait émanant de l’activité libre. C’est que l’avenir de l’univers matériel, quoique contemporain de l’avenir d’un être conscient, n’a aucune analogie avec lui.

Pour faire toucher du doigt cette différence capitale, supposons un instant qu’un malin génie, plus puissant encore que le malin génie de Descartes, ordonnât à tous les mouvements de l’univers d’aller deux fois plus vite. Rien ne serait changé aux phénomènes astronomiques, ou tout au moins aux équa­tions qui nous permettent de les prévoir, car dans ces équations le symbole t ne désigne pas une durée, mais un rapport entre deux durées, un certain nombre d’unités de temps, ou enfin, en dernière analyse, un certain nombre de simultanéités ; ces simultanéités, ces coïncidences se produiraient encore en nombre égal ; seuls, les intervalles qui les séparent auraient diminué mais ces intervalles n’entrent pour rien dans les calculs. Or ces intervalles sont précisément la durée vécue, celle que la conscience perçoit : aussi la con­science nous avertirait-elle bien vite d’une diminution de la journée, si, entre le lever et le coucher du soleil, nous avions moins duré. Elle ne mesurerait pas cette diminution, sans doute, et même elle ne l’apercevrait peut-être pas tout de suite sous l’aspect d’un changement de quantité ; mais elle constaterait, sous une forme ou sous une autre, une baisse dans l’enrichissement ordinaire de l’être une modification dans le progrès qu’il a coutume de réaliser entre le lever du soleil et son coucher.

Or, quand l’astronome prédit une éclipse de lune, par exemple, il ne fait qu’exercer à sa manière la puissance que nous avons attribuée à notre malin génie. Il ordonne au temps d’aller dix fois, cent fois, mille fois plus vite, et il en a le droit, puisqu’il ne change ainsi que la nature des intervalles conscients et que ces intervalles, par hypothèse, n’entrent pas dans les calculs. C’est pourquoi, dans une durée psychologique de quelques secondes, il pourra faire tenir plusieurs années, plusieurs siècles même de temps astronomique : telle est l’opération à laquelle il se livre quand il dessine à l’avance la trajectoire d’un corps céleste ou qu’il la représente par une équation. À vrai dire, il se borne à établir une série de rapports de position entre ce corps et d’autres corps donnés, une série de simultanéités et de coïncidences, une série de relations numériques : quant à la durée proprement dite, elle reste en dehors du calcul, et ne serait perçue que par une conscience capable, non seulement d’assister à ces simultanéités successives, mais d’en vivre les intervalles. On conçoit même que cette conscience pût vivre d’une vie assez lente, assez paresseuse, pour embrasser la trajectoire entière du corps céleste dans une aperception unique, comme il nous arrive à nous-mêmes quand nous voyons se dessiner, sous forme d’une ligne de feu, les positions successives d’une étoile filante. Cette conscience se trouverait alors réellement dans les mêmes conditions où l’astronome se place imaginairement ; elle verrait dans le présent ce que l’astronome aperçoit dans l’avenir. A vrai dire, si celui-ci prévoit un phénomène futur, c’est à la condition d’en faire jusqu’à un certain point un phénomène présent, ou du moins de réduire énormément l’intervalle qui nous en sépare. Bref, le temps dont on parle en astronomie est un nombre, et la nature des unités de ce nombre ne saurait être spécifiée dans les calculs : on peut donc les supposer aussi petites qu’on voudra, pourvu que la même hypothèse s’étende à toute la série des opérations, et que les rapports successifs de position dans l’espace se trouvent ainsi conservés. On assistera alors, en imagination, au phénomène que l’on veut prédire ; on saura à quel point précis de l’espace et après combien d’unités de temps ce phénomène se produit ; il suffira ensuite de restituer à ces unités leur nature psychique pour repousser l’événement dans l’avenir, et dire qu’on l’a prévu, alors qu’en réalité on l’a vu.

Mais ces unités de temps, qui constituent la durée vécue, et dont l’astro­nome peut disposer comme il lui plaît parce qu’elles n’offrent point de prise à la science, sont précisément ce qui intéresse le psychologue, car la psycho­logie porte sur les intervalles eux-mêmes, et non plus sur leurs extrémités. Certes, la conscience pure n’aperçoit pas le temps sous forme d’une somme d’unités de durée ; laissée à elle-même, elle n’a aucun moyen, aucune raison même de mesurer le temps ; mais un sentiment qui durerait deux fois moins de jours, par exemple, ne serait plus pour elle le même sentiment ; il man­querait à cet état de conscience une multitude d’impressions qui sont venues l’enrichir et en modifier la nature. Il est vrai que, lorsque nous imposons à ce sentiment un certain nom, lorsque nous le traitons comme une chose, nous croyons pouvoir diminuer sa durée de moitié, par exemple, et de moitié aussi la durée de tout le reste de notre histoire ; ce serait toujours la même exis­tence, semble-t-il, à échelle réduite. Mais nous oublions alors que les états de conscience sont des progrès, et non pas des choses ; que si nous les désignons chacun par un seul mot, c’est pour la commodité du langage ; qu’ils vivent, et que, vivant, ils changent sans cesse ; que, par conséquent, on ne saurait en retrancher quelque moment sans les appauvrir de quelque impression et en modifier ainsi la qualité. Je comprends bien qu’on aperçoive tout d’un coup, ou en fort peu de temps, l’orbite d’une planète, parce que ses positions successives, ou résultats de son mouvement, importent seules, et non pas la durée des intervalles égaux qui les séparent. Mais lorsqu’il s’agit d’un senti­ment, il n’a pas de résultat précis, sinon d’avoir été senti ; et pour apprécier adéquatement ce résultat, il faudrait avoir passé par toutes les phases du sentiment lui-même, et occupé la même durée. Même si ce sentiment s’est traduit finalement par quelque démarches de nature déterminée, comparable à la position d’une planète dans l’espace, la connaissance de cet acte ne me servira guère à apprécier l’influence du sentiment sur l’ensemble d’une histoi­re, et c’est cette influence qu’il s’agit de connaître. Toute prévision est en réalité une vision, et cette vision s’opère quand on peut réduire de plus en plus un intervalle de temps futur en conservant les rapports de ses parties entre elles, ainsi qu’il arrive pour les prédictions astronomiques. Mais qu’est-ce que réduire un intervalle de temps, sinon vider ou appauvrir les états de conscien­ce qui s’y succèdent ? Et la possibilité même de voir en raccourci une période astronomique n’implique-t-elle pas ainsi l’impossibilité de modifier de la même manière une série psychologique, puisque c’est seulement en prenant cette série psychologique comme base invariable qu’on pourra faire varier arbitrairement, quant à l’unité de durée, une période astronomique ?

Lors donc qu’on demande si une action future pourrait être prévue, on identifie inconsciemment le temps dont il est question dans les sciences exactes, et qui se réduit à un nombre, avec la durée réelle, dont l’apparente quantité est véritablement une qualité, et qu’on ne saurait raccourcir d’un instant sans modifier la nature des faits qui la remplissent. Et ce qui facilite sans doute cette identification, c’est que, dans une multitude de cas, nous avons le droit d’opérer sur la durée réelle comme sur le temps astronomique. Ainsi, quand nous nous remémorons le passé, c’est-à-dire une série de faits accomplis, nous l’abrégeons toujours, sans altérer cependant la nature de l’événement qui nous intéresse. C’est que nous le connaissons déjà ; c’est que, arrivé au terme du progrès qui constitue son existence même, le fait psycho­logique devient une chose, qu’on peut se représenter tout d’un coup. Nous nous trouvons donc ici dans la même position où se place l’astronome, quand il embrasse dans une seule aperception l’orbite qu’une planète mettra plusieurs années à parcourir. C’est bien, en effet, au souvenir d’un fait de conscience passé, non à la connaissance anticipée d’un fait de conscience à venir, qu’on doit assimiler la prévision astronomique. Mais, lorsqu’il s’agit de déterminer un fait de conscience à venir, pour peu qu’il soit profond, on doit envisager les antécédents non plus à l’état statique sous forme de choses, mais à l’état dynamique et comme des progrès, puisque leur influence seule est en cause : or leur durée est cette influence même. C’est pourquoi il ne saurait être question d’abréger la durée à venir pour s’en représenter à l’avance les frag­ments ; on ne peut que vivre cette durée, au fur et à mesure qu’elle se déroule. Bref, dans la région des faits psychologiques profonds, il n’y a pas de différence sensible entre prévoir, voir et agir.

Il ne restera plus guère au déterministe qu’un seul parti à prendre. Il renoncera à alléguer la possibilité de prévoir dès aujourd’hui un certain acte ou état de conscience à venir, mais affirmera que tout acte est déterminé par ses antécédents psychiques, ou, en d’autres termes, que les faits de conscience obéissent à des lois comme les phénomènes de la nature. Cette argumentation consiste, au fond, à ne pas entrer dans le détail des faits psychologiques con­crets, par la crainte instinctive de se trouver en face de phénomènes qui défient toute représentation symbolique, toute prévision par conséquent. On laisse alors la nature propre de ces phénomènes dans l’ombre, mais on affirme qu’en leur qualité de phénomènes ils restent soumis à la loi de causalité. Or cette loi veut que tout phénomène soit déterminé par ses conditions, ou, en d’autres termes, que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Il faudra donc, ou que l’acte soit indissolublement lié à ses antécédents psychiques, ou que le principe de causalité souffre une incompréhensible exception.

Cette dernière forme de l’argumentation déterministe diffère moins qu’on ne pourrait le croire de toutes celles qui ont été examinées précédemment. Dire que les mêmes causes internes produisent les mêmes effets, c’est suppo­ser que la même cause peut se présenter à plusieurs reprises sur le théâtre de la conscience. Or, notre conception de la durée ne tend à rien moins qu’à affirmer l’hétérogénéité radicale des faits psychologiques profonds, et l’impos­sibilité pour deux d’entre eux de se ressembler tout à fait, puisqu’ils consti­tuent deux moments différents d’une histoire. Tandis que l’objet extérieur ne porte pas la marque du temps écoulé, et qu’ainsi, malgré la diversité des moments, le physicien pourra se retrouver en présence de conditions élémen­taires identiques, la durée est chose réelle pour la conscience qui en conserve la trace, et l’on ne saurait parler ici de conditions identiques, parce que le même moment ne se présente pas deux fois. En vain on alléguera que, s’il n’y a pas deux états profonds de l’âme qui se ressemblent, l’analyse démêlerait au sein de ces états différents des éléments stables, susceptibles de se comparer entre eux. Ce serait oublier que les éléments psychologiques, même les plus simples, ont leur personnalité et leur vie propre, pour peu qu’ils soient profonds ; ils deviennent sans cesse, et le même sentiment, par cela seul qu’il se répète, est un sentiment nouveau. Même, nous n’avons aucune raison de lui conserver son ancien nom, sauf qu’il correspond à la même cause extérieure ou se traduit au dehors par des signes analogues : on commettrait donc une véritable pétition de principe en déduisant de la prétendue similitude des deux états que la même cause produit le même effet. Bref, si la relation causale existe encore dans le monde des faits internes, elle ne peut ressembler en aucune manière à ce que nous appelons causalité dans la nature. Pour le phy­sicien, la même cause produit toujours le même effet ; pour un psycho­logue qui ne se laisse point égarer par d’apparentes analogies, une cause interne profonde donne son effet une fois, et ne le produira jamais plus. Et si, mainte­nant, on allègue que cet effet était indissolublement lié à cette cause, une pareille affirmation signifiera de deux choses l’une : ou bien que, les antécé­dents étant donnés, on eût pu prévoir l’action future ; ou que, l’action une fois accomplie, toute autre action apparaît, dans les conditions données, comme impossible. Or nous avons vu que ces deux affirmations é taient également vides de sens, et impliquaient, elles aussi, une conception vicieuse de la durée.

Toutefois, il ne nous paraît pas inutile de nous arrêter sur cette dernière forme de l’argumentation déterministe, quand ce ne serait que pour éclaircir, de notre point de vue, le sens des deux mots détermination et causalité. En vain nous alléguons qu’il ne saurait être question ni de prévoir une action future à la manière d’un phénomène astronomique, ni d’affirmer, une fois l’action accomplie, que toute autre action eût été impossible dans les condi­tions données. En vain nous ajoutons que, même sous cette forme « les mêmes causes produisent les mêmes effets », le principe de la détermination universelle perd toute espèce de signification dans le monde interne des faits de conscience. Le déterministe se rendra peut-être à notre argumentation sur chacun de ces trois points en particulier, reconnaîtra que, dans le monde psychologique, on ne peut attribuer au mot détermination aucun de ces trois sens, échouera même sans doute à en découvrir un quatrième et pourtant ne cessera de répéter que l’acte est indissolublement lié à ses antécédents. Nous nous trouvons donc ici en présence d’une illusion si profonde, d’un préjugé si tenace, que nous ne saurions en avoir raison sans les attaquer dans leur principe même, qui est le principe de causalité. En analysant le concept de cause, nous montrerons l’équivoque qu’il renferme, et sans pour cela définir la liberté, nous dépasserons peut-être l’idée purement négative que nous nous en étions faite jusqu’à présent.

Nous percevons des phénomènes physiques, et ces phénomènes obéissent à des lois. Cela signifie : 1° Que des phénomènes a, b, c, d précédemment perçus sont susceptibles de se produire de nouveau sous la même forme ; 2° Qu’un certain phénomène P, qui avait paru à la suite des conditions a, b, c, d, et de ces conditions seulement, ne manquera pas de se reproduire dès que les mêmes conditions seront données. Si le principe de causalité ne nous disait rien de plus, comme le prétendent les empiristes, on accorderait sans peine à ces philosophes que leur principe vient de l’expérience ; mais il ne prouverait plus rien contre notre liberté. Car il demeurerait entendu que des antécédents déterminés donnent lieu à un conséquent déterminé partout où l’expérience nous fait constater cette régularité ; mais la question est précisément de savoir si on la retrouve dans le domaine de la conscience, et tout le problème de la liberté est là. Nous vous accordons pour un instant que le principe de causalité résume seulement les successions uniformes et inconditionnelles observées dans le passé : de quel droit l’appliquez-vous alors à ces faits de conscience profonds où l’on n’a pas encore démêlé de successions régulières, puisqu’on échoue à les prévoir ? Et comment vous fonder sur ce principe pour établir le déterminisme des faits internes, alors que, selon vous, le déterminisme des faits observés est l’unique fondement de ce principe lui-même ? A vrai dire, quand les empiristes font valoir le principe de causalité contre la liberté hu­maine, ils prennent le mot cause dans une acception nouvelle, qui est d’ailleurs celle du sens commun.

Constater la succession régulière de deux phénomènes, en effet, c’est reconnaître que, le premier étant donné, on aperçoit déjà l’autre. Mais cette liaison toute subjective de deux représentations ne suffit pas au sens commun. Il lui semble que, si l’idée du second phénomène est déjà impliquée dans celle du premier, il faut que le second phénomène lui-même existe objectivement, sous une forme ou sous une autre, au sein du premier phénomène. Et le sens commun devait aboutir à cette conclusion, parce que la distinction précise d’une liaison objective entre les phénomènes et d’une association subjective entre leurs idées suppose déjà un degré assez élevé de culture philosophique. On passera donc insensiblement du premier sens au second, et l’on se repré­sentera la relation causale comme une espèce de préformation du phénomène à venir dans ses conditions présentes. Or, cette préformation peut s’entendre dans deux sens très différents, et c’est précisément ici que l’équivoque commence.

Les mathématiques nous fournissent, en effet, l’image d’une préformation de ce genre. Le même mouvement par lequel on trace une circonférence dans un plan engendre toutes les propriétés de cette figure : en ce sens, un nombre indéfini de théorèmes préexistent au sein de la définition, bien que destinés à se dérouler dans la durée pour le mathématicien qui les déduira. Il est vrai que nous sommes ici dans le domaine de la quantité pure, et que, les propriétés géométriques pouvant se mettre sous forme d’égalités, on conçoit très bien qu’une première équation, exprimant la propriété fondamentale de la figure, se transforme en une multitude indéfinie d’équations nouvelles, toutes virtuelle­ment contenues dans celle-là. Au contraire, les phénomènes physiques qui se succèdent et sont perçus par nos sens se distinguent par la qualité non moins que par la quantité, de sorte qu’on aurait quelque peine à les déclarer d’abord équivalents les uns aux autres. Mais, précisément parce que nos sens les perçoivent, rien n’empêche d’attribuer leurs différences qualitatives à l’impres­sion qu’ils font sur nous, et de supposer, derrière l’hétérogénéité de nos sensations, un univers physique homogène. Bref, on dépouillera la matière des qualités concrètes dont nos sens la revêtent, couleur, chaleur, résistance, pesanteur même, et l’on se trouvera enfin en présence de l’étendue homogène, de l’espace sans corps. Il ne restera plus guère alors d’autre parti à prendre qu’à découper des figures dans l’espace, à les faire mouvoir selon des lois mathé­matiquement formulées, et à expliquer les qualités apparentes de la matière par la forme, la position et le mouvement de ces figures géométriques. Or la position est donnée par un système de grandeurs fixes, et le mouvement s’exprime par une loi, c’est-à-dire par une relation constante entre des gran­deurs variables ; mais la forme est une image, et quelque ténue, quelque trans­parente qu’on la suppose, elle constitue encore, en tant que notre imagination en a la perception visuelle pour ainsi dire, une qualité concrète et par suite irréductible de la matière. Il faudra, par conséquent, faire table rase de cette image et lui substituer la formule abstraite du mouvement qui engendre la figure. Représentez-vous donc des relations algébriques s’enchevêtrant les unes dans les autres, s’objectivant par cet enchevêtrement même, et enfantant, par le seul effet de leur complexité, la réalité concrète, visible et tangible — vous ne ferez que tirer les conséquences du principe de causalité, entendu au sens d’une préformation actuelle de l’avenir au sein du présent. Il ne semble pas que les savants de notre temps aient poussé l’abstraction aussi loin, sauf peut-être sir William Thomson. Ce physicien ingénieux et profond suppose l’espace rempli d’un fluide homogène et incompressible où des tourbillons se meuvent, engendrant ainsi les propriétés de la matière : ces tourbillons sont les éléments constitutifs des corps ; l’atome devient ainsi un mouvement, et les phénomènes physiques se réduisent à des mouvements réguliers s’accom­plissant au sein d’un fluide incompressible. Or, si l’on veut bien remarquer que ce fluide est d’une parfaite homogénéité, qu’il n’existe entre ses parties ni un intervalle vide qui les sépare ni une différence quelconque qui permette de les distinguer, on verra que tout mouvement s’accomplissant au sein de ce fluide équivaut en fait à l’immobilité absolue, puisque avant, pendant et après le mouvement rien ne change, rien n’est changé dans l’ensemble. Le mouvement dont on parle ici n’est donc pas un mouvement qui se produit, mais un mouvement que l’on pense ; c’est un rapport entre des rapports. On admet, sans bien s’en rendre compte peut-être, que le mouvement est un fait de con­science, qu’il y a dans l’espace des simultanéités seulement, et l’on nous fournit le moyen de calculer ces rapports de simultanéité pour un moment quelconque de notre durée. Nulle part le mécanisme n’a été poussé plus loin que dans ce système, puisque la forme même des éléments ultimes de la matière y est ramenée à un mouvement. Mais déjà la physique cartésienne pourrait s’interpréter dans un sens analogue ; car, si la matière se réduit, com­me le veut Descartes, à une étendue homogène, les mouvements des parties de cette étendue peuvent se concevoir par la loi abstraite qui y préside ou par une équation algébrique entre des grandeurs variables, mais non pas se représenter sous forme concrète d’images. Et l’on prouverait sans peine que, plus le progrès des explications mécaniques permet de développer cette conception de la causalité et d’alléger par conséquent l’atome du poids de ses propriétés sensibles, plus l’existence concrète des phénomènes de la nature tend à s’évanouir ainsi en fumée algébrique.

Ainsi entendu, le rapport de causalité est un rapport nécessaire en ce sens qu’il se rapprochera indéfiniment du rapport d’identité, comme une courbe de son asymptote. Le principe d’identité est la loi absolue de notre conscience ; il affirme que ce qui est pensé est pensé au moment où on le pense ; et ce qui fait l’absolue nécessité de ce principe, c’est qu’il ne lie pas l’avenir au présent, mais seulement le présent au présent : il exprime la confiance inébranlable que la conscience se sent en elle-même, tant que, fidèle à son rôle, elle se borne à constater l’état actuel apparent de l’âme. Mais le principe de causalité, en tant qu’il lierait l’avenir au présent, ne prendrait jamais la forme d’un prin­cipe nécessaire ; car les moments successifs du temps réel ne sont pas solidaires les uns des autres, et aucun effort logique n’aboutira à prouver que ce qui a été sera ou continuera d’être, que les mêmes antécédents appelleront toujours des conséquents identiques. Descartes l’avait si bien compris qu’il attribuait à une grâce sans cesse renouvelée de la Providence la régularité du monde physique, et la continuation des mêmes effets : il a construit en quel­que sorte une physique instantanée, applicable à un univers dont la durée tiendrait tout entière dans le moment présent. Et Spinoza voulait que la série des phénomènes, qui prend pour nous la forme d’une succession dans le temps, fût équivalente, dans l’absolu, à l’unité divine : il supposait ainsi, d’une part, que le rapport de causalité apparente entre les phénomènes se ramenait à un rapport d’identité dans l’absolu, et, d’autre part, que la durée indéfinie des choses tenait tout entière dans un moment unique, qui est l’éternité. Bref, que l’on approfondisse la physique cartésienne, la métaphysique spinoziste, ou les théories scientifiques de notre temps, on trouvera partout la même préoccu­pation d’établir un rapport de nécessité, logique entre la cause et l’effet, et l’on verra que cette préoccupation se traduit par une tendance à transformer en rapports d’inhérence les rapports de succession, à annuler l’action de la durée, et à remplacer la causalité apparente par une identité fondamentale.

Or, si le développement de la notion de causalité, entendue au sens de liaison nécessaire, conduit à la conception spinoziste ou cartésienne de la nature, inversement tout rapport de détermination nécessaire établi entre des phénomènes successifs doit provenir de ce qu’on aperçoit sous une forme confuse, derrière ces phénomènes hétérogènes, un mécanisme mathématique. Nous ne prétendons pas que le sens commun ait l’intuition (les théories ciné­tiques de la matière, encore moins peut-être d’un mécanisme à la Spinoza ; mais on verra que, plus l’effet paraît nécessairement lié à la cause, plus on tend à le mettre dans la cause même comme la conséquence mathématique dans le principe, et à supprimer ainsi l’action de la durée. Que sous l’influence des mêmes conditions extérieures je ne me conduise point aujourd’hui comme je me conduisais hier, cela n’a rien d’étonnant, parce que je change, parce que je dure. Mais les choses, considérées en dehors de notre perception, ne nous paraissent pas durer ; et plus nous approfondissons cette idée, plus il nous semble absurde de supposer que la même cause ne produise pas aujourd’hui le même effet qu’elle produisait hier. Nous sentons bien, il est vrai, que si les choses ne durent pas comme nous, il doit néanmoins y avoir en elles quelque incompréhensible raison qui fasse que les phénomènes paraissent se succéder, et non pas se déployer tous à la fois. Et c’est pourquoi la notion de causalité, bien que se rapprochant indéfiniment de celle d’identité, ne nous paraîtra jamais coïncider avec elle, à moins que nous n’apercevions clairement l’idée d’un mécanisme mathématique, ou qu’une métaphysique subtile ne vienne lever sur ce point des scrupules assez légitimes. Il n’en est pas moins évident que notre croyance à la détermination nécessaire des phénomènes les uns par les autres se consolide à mesure que nous tenons la durée pour une forme plus subjective de notre conscience. En d’autres termes, plus nous tendons à ériger la relation causale en rapport de détermination nécessaire, plus nous affirmons par là que les choses ne durent pas comme nous. Ce qui revient à dire que plus on fortifie le principe de causalité, plus on accentue la différence qui sépare une série psychologique d’une série physique. D’où résulte enfin, quelque paradoxale que cette opinion puisse paraître, que la supposition d’un rapport d’inhérence mathématique entre les phénomènes extérieurs devrait entraîner, comme conséquence naturelle ou tout au moins plausible, la croyance à la liberté humaine. Mais cette dernière conséquence ne nous préoccupera pas pour le moment ; nous cherchons seulement à déterminer ici le premier sens du mot causalité, et nous pensons avoir montré que la préformation de l’avenir dans le présent se conçoit sans peine sous forme mathématique, grâce à une certaine conception de la durée qui est, sans qu’il y paraisse, assez familière au sens commun.

Mais il y a une préformation d’un autre genre, plus familière encore à notre esprit, parce que la conscience immédiate nous en fournit l’image. Nous passons, en effet, par des états de conscience successifs, et, bien que le suivant n’ait point été contenu dans le précédent, nous nous en représentions alors plus ou moins confusément l’idée. La réalisation de cette idée n’apparaissait d’ailleurs pas comme certaine, mais simplement comme possible. Toutefois, entre l’idée et l’action sont venus se placer des intermédiaires à peine sensi­bles, dont l’ensemble prend pour nous cette forme sui generis qu’on appelle sentiment de l’effort. Et de l’idée à l’effort, de l’effort à l’acte, le progrès a été si continu que nous ne saurions dire où l’idée et l’effort se terminent, où l’acte commence. On conçoit donc qu’en un certain sens on puisse encore dire ici que l’avenir était préformé dans le présent ; mais il faudra ajouter que cette préformation est fort imparfaite, puisque l’action future dont on a l’idée présente est conçue comme réalisable mais non pas comme réalisée, et que, même lorsqu’on esquisse l’effort nécessaire pour l’accomplir, on sent bien qu’il est encore temps de s’arrêter. Si donc on se décide à concevoir sous cette seconde forme la relation causale, on peut affirmer a priori qu’il n’y aura plus entre la cause et l’effet un rapport de détermination nécessaire, car l’effet ne sera plus donné dans la cause. Il n’y résidera qu’à l’état de pur possible, et comme une représentation confuse qui ne sera peut-être pas suivie de l’action correspondante. Mais on ne s’étonnera pas que cette approximation suffise au sens commun, si l’on songe à la facilité avec laquelle les enfants et les peuples primitifs acceptent l’idée d’une nature inconstante, où le caprice joue un rôle non moins important que la nécessité. Et cette représentation de la causalité sera plus accessible à l’intelligence commune, puisqu’elle n’exige aucun effort d’abstraction, et qu’elle implique seulement une certaine analogie entre le monde extérieur et le monde interne, entre la succession des phénomènes objectifs et celle des faits de conscience.

À vrai dire, cette seconde conception du rapport de la cause à l’effet est plus naturelle que la première, en ce qu’elle répond tout de suite au besoin d’une représentation. N’avons-nous pas dit, en effet, que si nous cherchons le phénomène B au sein même du phénomène A qui le précède régulièrement, c’est parce que l’habitude d’associer les deux images finit par nous donner l’idée du second phénomène comme enveloppée dans celle du premier ? Il est naturel que nous poussions cette objectivation jusqu’au bout, et que nous fassions du phénomène A lui-même un état psychique où le phénomène B serait contenu sous forme de représentation confuse. Nous nous bornons par là à supposer que la liaison objective des deux phénomènes est semblable à l’association subjective qui nous en a suggéré l’idée. Les qualités des choses deviendront ainsi de véritables états, assez analogues à ceux de notre moi ; on attribuera à l’univers matériel une personnalité vague, diffuse à travers l’espace, et qui, sans être précisément douée d’une volonté consciente, passe d’un état à l’autre en vertu d’une poussée interne, en vertu d’un effort. Tel fut l’hylozoïsme antique, hypothèse timide et même contradictoire, qui conservait à la matière son étendue tout en lui attribuant de véritables états de con­science, et déroulait les qualités de la matière le long de l’étendue en même temps qu’elle traitait ces qualités comme des états internes, c’est-à-dire simples. Il était réservé à Leibnitz de faire tomber cette contradiction, et de montrer que si l’on entend la succession des qualités ou phénomènes externes comme la succession de nos propres idées, on doit faire de ces qualités des états simples ou perceptions, et de la matière qui les supporte une monade inétendue, analogue à notre âme. Dès lors les états successifs de la matière ne pourront pas plus être perçus du dehors que ne le sont nos propres états psychologiques ; il faudra introduire l’hypothèse de l’harmonie préétablie pour expliquer comment tous ces états internes sont représentatifs les uns des autres. Ainsi, avec notre seconde conception du rapport de causalité, nous aboutissons à Leibnitz, comme avec la première à Spinoza. Et, dans l’un et l’autre cas, nous ne faisons que pousser à l’extrême ou formuler avec plus de précision deux idées timides et confuses du sens commun.

Or, il est évident que le rapport de causalité, entendu de cette seconde manière, n’entraîne pas la détermination de l’effet par la cause. L’histoire même en fait foi. Nous voyons que l’hylozoïsme antique, premier dévelop­pement de cette conception de la causalité, expliquait la succession régulière des causes et des effets par un véritable deus ex machina — c’était tantôt une nécessité extérieure aux choses et planant sur elles, tantôt une Raison interne, se guidant sur des règles assez semblables à celles qui dirigent notre conduite. Les perceptions de la monade de Leibnitz ne se nécessitent pas davantage les unes les autres ; il faut que Dieu en ait réglé l’ordre par avance. Le déter­minisme de Leibnitz ne vient pas, en effet, de sa conception de la monade, mais de ce qu’il construit l’univers avec des monades seulement. Ayant nié toute influence mécanique des substances les unes sur les autres, il devait néanmoins expliquer comment leurs états se correspondent. De là un déterminisme qui a son origine dans la nécessité d’admettre une harmonie préétablie, et point du tout dans la conception dynamique du rapport de causalité. Mais laissons de côté l’histoire. La conscience témoigne que l’idée abstraite de force est celle d’effort indéterminé, celle d’un effort qui n’a pas encore abouti à l’acte et où cet acte n’existe encore qu’à l’état d’idée. En d’autres termes, la conception dynamique du rapport de causalité attribue aux choses une durée tout à fait analogue à la nôtre, de quelque nature que cette durée puisse être : se représenter ainsi la relation de cause à effet, c’est suppo­ser que l’avenir n’est pas plus solidaire du présent dans le monde extérieur qu’il ne l’est pour notre propre conscience.

Il résulte de cette double analyse que le principe de causalité renferme deux conceptions contradictoires de la durée, deux images non moins incom­patibles de la préformation de l’avenir an sein du présent. Tantôt on se représente tous les phénomènes, physiques ou psychologiques, comme durant de la même manière, comme durant à notre manière par conséquent ; l’avenir n’existera alors dans le présent que sous forme d’idée, et le passage du présent à l’avenir prendra l’aspect d’un effort, qui n’aboutit pas toujours à la réalisation de l’idée conçue. Tantôt au contraire on fait de la durée la forme propre des états de conscience ; les choses ne durent plus alors comme nous, et l’on admet pour les choses une préexistence mathématique de l’avenir dans le présent. D’ailleurs chacune de ces hypothèses, prise à part, sauvegarde la liberté humaine ; car la première aboutirait à mettre la contingence jusque dans les phénomènes de la nature ; et la seconde, en attribuant la détermi­nation nécessaire des phénomènes physiques à ce que les choses ne durent pas comme nous, nous invite précisément à faire du moi qui dure une force libre. C’est pourquoi toute conception claire de la causalité, et où l’on s’entend avec soi-même, conduit à l’idée de la liberté humaine comme à une conséquence naturelle. Malheureusement l’habitude s’est contractée de prendre le principe de causalité dans les deux sens à la fois, parce que l’un flatte davantage notre imagination, et que l’autre favorise le raisonnement mathématique. Tantôt on pense surtout à la succession régulière des phénomènes physiques et à cette espèce d’effort interne par lequel l’un devient l’autre ; tantôt on fixe son esprit sur la régularité absolue de ces phénomènes, et de l’idée de régularité on passe par degrés insensibles à celle de nécessité mathématique, qui exclut la durée entendue de la première manière. Et l’on ne voit pas d’inconvénient à tempérer ces deux images l’une par l’autre, et à faire prédominer l’une ou l’autre, selon qu’on se préoccupe plus ou moins des intérêts de la science. Mais appliquer le principe de causalité, sous cette forme équivoque, à la succession des faits de conscience, c’est se créer de gaieté de cœur, et sans raison plausible, d’inex­tricables difficultés. L’idée de force, qui exclut en réalité celle de déter­mination nécessaire, a contracté pour ainsi dire l’habitude de s’amalgamer à celle de nécessité, par suite même de l’usage qu’on fait du principe de causalité dans la nature. D’un côté, nous ne connaissons la force que par le témoignage de la conscience, et la conscience n’affirme pas, ne comprend même pas la détermination absolue des actes à venir : voilà donc tout ce que l’expérience nous apprend, et si nous nous en tenions à l’expérience, nous dirions que nous nous sentons libres, que nous percevons la force, à tort ou à raison, comme une libre spontanéité. Mais d’autre part, cette idée de force, transportée dans la nature, ayant cheminé côte à côte avec l’idée de nécessité, revient corrompue de ce voyage. Elle en revient imprégnée de l’idée de nécessité ; et à la lumière du rôle que nous lui avons fait jouer dans le monde extérieur, nous apercevons la force comme déterminant d’une manière nécessaire les effets qui en vont sortir. Ici encore, l’illusion de la conscience vient de ce qu’elle considère le moi, non pas directement, mais par une espèce de réfraction à travers les formes qu’elle a prêtées à la perception extérieure, et que celle-ci ne lui rend pas sans avoir en quelque sorte déteint sur elles. Il s’est opéré comme un compromis entre l’idée de force et celle de détermination nécessaire. La détermination toute mécanique de deux phénomènes extérieurs l’un par l’autre revêt maintenant à nos yeux la même forme que le rapport dynamique de notre force à l’acte qui en émane ; mais en revanche ce dernier rapport prend l’aspect d’une dérivation mathématique, l’action humaine sortant mécaniquement, et par suite nécessairement, de la force qui la produit. Que cette fusion de deux idées différentes, presque opposées, présente des avanta­ges au sens commun, cela n’est pas douteux, puisqu’elle nous permet de nous représenter de la même manière, et de désigner par un même mot, d’un côté le rapport qui existe entre deux moments de notre propre existence, et de l’autre la relation qui lie entre eux les moments successifs du monde extérieur. Nous avons vu que si nos états de conscience les plus profonds excluent la multi­plicité numérique, nous les décomposons néanmoins en parties extérieures les unes aux autres ; que si les éléments de la durée concrète se pénètrent, la durée s’exprimant en étendue présente des moments aussi distincts que les corps disséminés dans l’espace. Est-il étonnant qu’entre les moments de notre existence pour ainsi dire objectivée nous établissions un rapport analogue à la relation objective de causalité, et qu’un échange, comparable encore à un phénomène d’endosmose, s’opère entre l’idée dynamique d’effort libre et le concept mathématique de détermination nécessaire ?

Mais la dissociation de ces deux idées est un fait accompli dans les sciences de la nature. Le physicien pourra parler de forces, et même s’en représenter le mode d’action par analogie avec un effort interne, mais il ne fera jamais intervenir cette hypothèse dans une explication scientifique. Ceux mêmes qui, avec Faraday, remplacent les atomes étendus par des points dynamiques, traiteront les centres de force et les lignes de force mathéma­tiquement, sans se soucier de la force elle-même, considérée comme activité ou effort. Il est donc entendu ici que le rapport de causalité externe est purement mathématique, et n’a aucune ressemblance avec le rapport de la force psychique à l’acte qui en émane.

Le moment est venu d’ajouter : le rapport de causalité interne est purement dynamique, et n’a aucune analogie avec le rapport de deux phénomènes exté­rieurs qui se conditionnent. Car ceux-ci, étant susceptibles de se reproduire dans un espace homogène, entreront dans la composition d’une loi, au lieu que les faits psychiques profonds se présentent à la conscience une fois, et ne reparaîtront jamais plus. Une analyse attentive du phénomène psychologique nous a amenés d’abord à cette conclusion : l’étude des notions de causalité et de durée, envisagées en elles-mêmes, n’a fait que la confirmer.

Nous pouvons maintenant formuler notre conception de la liberté.

On appelle liberté le rapport du moi concret à l’acte qu’il accomplit. Ce rapport est indéfinissable, précisément parce que nous sommes libres. On analyse, en effet, une chose, mais non pas un progrès ; on décompose de l’étendue, mais non pas de la durée. Ou bien, si l’on s’obstine à analyser quand même, on transforme inconsciemment le progrès en chose, et la durée en étendue. Par cela seul qu’on prétend décomposer le temps concret, on en déroule les moments dans l’espace homogène ; à la place du fait s’accom­plissant on met le fait accompli, et comme on a commencé par figer en quel­que sorte l’activité du moi, on voit la spontanéité se résoudre en inertie et la liberté en nécessité. — C’est pourquoi toute définition de la liberté donnera raison au déterminisme.

Définira-t-on en effet l’acte libre en disant de cet acte, une fois accompli, qu’il eût pu ne pas l’être ? Mais cette assertion — comme l’assertion contraire — implique l’idée d’une équivalence absolue entre la durée concrète et son symbole spatial : et dès que l’on admet cette équivalence, on aboutit, par le développement même de la formule qu’on vient d’énoncer, au plus inflexible déterminisme.

Définira-t-on l’acte libre, « celui qu’on ne saurait prévoir, même quand on en connaît à l’avance toutes les conditions » ? Mais concevoir toutes les conditions comme données, c’est, dans la durée concrète, se placer au moment même où l’acte s’accomplit. Ou bien alors on admet que la matière de la durée psychique peut se représenter symboliquement à l’avance, ce qui revient, avons-nous dit, à traiter le temps comme un milieu homogène, et à admettre sous une nouvelle forme l’équivalence absolue de la durée et de son symbole. En approfondissant cette seconde définition de la liberté, on aboutira donc encore au déterminisme.

Définira-t-on enfin l’acte libre en disant qu’il n’est pas nécessairement déterminé par sa cause ? Mais ou ces mots perdent toute espèce de signifi­cation, ou l’on entend par là que les mêmes causes internes ne provoqueront pas toujours les mêmes effets. On admet donc que les antécédents psychiques d’un acte libre sont susceptibles de se reproduire à nouveau, que la liberté se déploie dans une durée dont les moments se ressemblent, et que le temps est un milieu homogène, comme l’espace. Par là même on sera ramené à l’idée d’une équivalence entre la durée et son symbole spatial ; et en pressant la définition qu’on aura posée de la liberté, on en fera encore une fois sortir le déterminisme.

En résumé, toute demande d’éclaircissement, en ce qui concerne la liberté, revient sans qu’on s’en doute à la question suivante : « le temps peut-il se représenter adéquatement par de l’espace ? » — A quoi nous répondons : oui, s’il s’agit du temps écoulé ; non, si vous parlez du temps qui s’écoule. Or l’acte libre se produit dans le temps qui s’écoule, et non pas dans le temps écoulé. La liberté est donc un fait, et, parmi les faits que l’on constate, il n’en est pas de plus clair. Toutes les difficultés du problème, et le problème lui-même, naissent de ce qu’on veut trouver à la durée les mêmes attributs qu’à l’étendue, interpréter une succession par une simultanéité, et rendre l’idée de liberté dans une langue où elle est évidemment intraduisible.

  1. Voir à ce propos Lange, Histoire du matérialisme, trad, française, tome II, IIe partie.
  2. Hirn, Recherches expérimentales et analytiques sur les lois de l’écoulement et du choc des gaz, Paris, 1886. Voir surtout les pp. 160-171 et pp. 199-203.
  3. Cours de philosophie positive, tome II, 32e leçon.
  4. Hirn, Théorie mécanique de la chaleur, Paris, 1868, tome II, p. 267.
  5. Stallo, La matière et la physique moderne, Paris, 1884, page 69.
  6. La philosophie de Hamilton, trad. Cazelles, p. 554.
  7. Ibid., p. 556.
  8. Ibid., p. 555.
  9. The Emotions and the Will, chapitre VI.
  10. Fouillée, La liberté et le Déterminisme.
  11. Philos. de Hamilton, page 551.
  12. Ibid., p. 554.