Essai sur les mœurs/Chapitre 176

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CHAPITRE CLXXVI.

du ministère du cardinal de richelieu.

Le surintendant La Vieuville, qui avait prêté la main au cardinal de Richelieu pour monter au ministère, en fut écrasé le premier au bout de six mois, et le serment sur l’hostie ne le sauva pas. On l’accusa secrètement des malversations dont on peut toujours charger un surintendant.

La Vieuville devait sa grandeur au chancelier de Sillery, et l’avait fait disgracier. Il est ruiné à son tour par Richelieu, qui lui devait sa place. Ces vicissitudes, si communes dans toutes les cours, l’étaient encore plus dans celle de Louis XIII que dans aucune autre. Ce ministre est mis en prison au château d’Amboise. Il avait commencé la négociation du mariage entre la sœur de Louis XIII, Henriette, et Charles, prince de Galles, qui fut bientôt après roi de la Grande-Bretagne : le cardinal finit le traité malgré les cours de Rome et de Madrid.

Il favorise sous main les protestants d’Allemagne, et il n’en est pas moins dans le dessein d’accabler ceux de France. princes d’Italie, pour empêcher la maison d’Autriche, si puissante alors, de demeurer maîtresse de la Valteline.

Cette petite province, alors catholique, appartenait aux ligues grises qui sont réformées. Les Espagnols voulaient joindre ces vallées au Milanais. Le duc de Savoie et Venise, de concert avec la France, s’opposaient à tout agrandissement de la maison d’Autriche en Italie. Le pape Urbain VIII avait enfin obtenu qu’on séquestrât cette province entre ses mains, et ne désespérait pas de la garder.

Marquemont, ambassadeur de France à Rome, écrit à Richelieu une longue dépêche, dans laquelle il étale toutes les difficultés de cette affaire. Celui-ci répond par cette fameuse lettre: « Le roi a changé de conseil, et le ministère de maxime : on enverra une armée dans la Valteline, qui rendra le pape moins incertain et les Espagnols plus traitables. » Aussitôt le marquis de Cœuvres entre dans la Valteline avec une armée. On ne respecte point les drapeaux du pape, et on affranchit ce pays de l’invasion autrichienne. C’est là le premier événement qui rend à la France sa considération chez les étrangers.

(1625) L’argent manquait sous les précédents ministères, et l’on en trouve assez pour prêter aux Hollandais trois millions deux cent mille livres, afin qu’ils soient en état de soutenir la guerre contre la branche d’Autriche espagnole, leur ancienne souveraine. On fournit de l’argent à ce fameux chef Mansfeld, qui soutenait presque seul alors la cause de la maison palatine et des protestants contre la maison impériale.

Il fallait bien s’attendre, en armant ainsi les protestants étrangers, que le ministère espagnol exciterait ceux de France et qu’il leur rendrait (comme disait Mirabel, ambassadeur d’Espagne) l’argent donné aux Hollandais. Les huguenots, en effet, animés et payés par l’Espagne, recommencent la guerre civile en France. C’est depuis Charles-Quint et François Ier que dure cette politique entre les princes catholiques, d’armer les protestants chez autrui, et de les poursuivre chez soi. Cette conduite prouve assez manifestement que le zèle de la religion n’a jamais été, dans les cours, que le masque de la religion et de la perfidie.

Pendant cette nouvelle guerre contre le duc de Rohan et son parti, le cardinal négocie encore avec les puissances qu’il a outragées ; et ni l’empereur Ferdinand II, ni Philippe IV, roi d’Espagne, n’attaquent la France.

La Rochelle commençait à devenir une puissance ; elle avait alors presque autant de vaisseaux que le roi. Elle voulait imiter la Hollande, et aurait pu y parvenir, si elle avait trouvé, parmi les peuples de sa religion, des alliés qui la secourussent. Mais le cardinal de Richelieu sut d’abord armer contre elle ces mêmes Hollandais qui, par les intérêts de leur secte, devaient prendre parti pour elle, et jusqu’aux Anglais, qui, par l’intérêt d’État, semblaient encore plus la devoir défendre. Ce qu’on avait donné d’argent aux Provinces-Unies, et ce qu’on devait leur donner encore, les engagea à fournir une flotte contre ceux qu’elles appelaient leurs frères ; de sorte que le roi catholique secourait les calvinistes de son argent, et les Hollandais calvinistes combattaient pour la religion catholique, tandis que le cardinal de Richelieu (1621) chassait les troupes du pape de la Valteline en faveur des Grisons huguenots.

C’est un sujet de surprise que Soubise, à la tête de la flotte rochelloise, osât attaquer la flotte hollandaise auprès de l’île de Ré, et qu’il remportât l’avantage sur ceux qui passaient alors pour les meilleurs marins du monde (1621). Ce succès, en d’autres temps, aurait fait de la Rochelle une république affermie et puissante.

Louis XIII alors avait un amiral et point de flotte. Le cardinal, en commençant son ministère, avait trouvé dans le royaume tout à réparer ou à faire, et il n’avait pu, dans l’espace d’une année, établir une marine. À peine dix ou douze petits vaisseaux de guerre pouvaient être armés. Le duc de Montmorency, alors amiral, celui-là même qui finit depuis sa vie si tragiquement, fut obligé de monter sur le vaisseau amiral des Provinces-Unies ; et ce ne fut qu’avec des vaisseaux hollandais et anglais qu’il battit la flotte de la Rochelle.

Cette victoire même montrait qu’il fallait se rendre puissant sur mer et sur terre, quand on avait le parti calviniste à soumettre en France, et la puissance autrichienne à miner dans l’Europe. Le ministre accorda donc la paix aux huguenots pour avoir le temps de s’affermir (1626).

Le cardinal de Richelieu avait dans la cour de plus grands ennemis à combattre. Aucun prince du sang ne l’aimait ; Gaston, frère de Louis XIII, le détestait ; Marie de Médicis commençait à voir son ouvrage d’un œil jaloux : presque tous les grands cabalaient.

Il ôte la place d’amiral au duc de Montmorency, pour se la donner bientôt à lui-même sous un autre nom, et par là il se fait un ennemi irréconciliable. (1626) Deux fils de Henri IV, César de Vendôme et le grand-prieur, veulent se soutenir contre lui, et il les fait enfermer à Vincennes. Le maréchal Ornano et Taleyrand-Chalais animent contre lui Gaston : il les fait accuser de vouloir attenter contre le roi même. Il enveloppe dans l’accusation, le comte de Soissons, prince du sang, Gaston, frère du roi, et jusqu’à la reine régnante, dont il avait osé être amoureux, et dont il avait été rebuté avec mépris. On voit par là combien il savait soumettre l’insolence de ses passions passagères à l’intérêt permanent de sa politique.

On dépose tantôt que le dessein des conjurés a été de tuer le roi, tantôt qu’on a formé le dessein de le déclarer impuissant, de l’enfermer dans un cloître, et de donner sa femme à Gaston, son frère. Ces deux accusations se contredisaient, et ni l’une ni l’autre n’étaient vraisemblables. Le véritable crime était de s’être uni contre le ministre, et d’avoir parlé même d’attenter à sa vie. Des commissaires jugent Chalais à mort (1626) ; il est exécuté à Nantes. Le maréchal Ornano meurt à Vincennes ; le comte de Soissons fuit en Italie ; la duchesse de Chevreuse, courtisée auparavant par le cardinal, et maintenant accusée d’avoir cabalé contre lui, prête d’être arrêtée, poursuivie par ses gardes, échappe à peine, et passe en Angleterre[1]. Le frère du roi est maltraité et observé. Anne d’Autriche est mandée au conseil : on lui défend de parler à aucun homme chez elle qu’en présence du roi son mari ; et on la force de signer qu’elle est coupable.

Les soupçons, la crainte, la désolation, étaient dans la famille royale et dans toute la cour. Louis XIII n’était pas l’homme de son royaume le moins malheureux. Réduit à craindre sa femme et son frère ; embarrassé devant sa mère, qu’il avait autrefois si maltraitée, et qui en laissait toujours échapper quelque souvenir ; plus embarrassé encore devant le cardinal, dont il commençait à sentir le joug : la crise des affaires étrangères était encore pour lui un nouveau sujet de peine ; le cardinal de Richelieu le liait à lui par la crainte et par les intrigues domestiques, par la nécessité de réprimer les complots de la cour, et de ne pas perdre son crédit chez les nations.

Trois ministres également puissants faisaient alors presque tout le destin de l’Europe ; Olivarès en Espagne, Buckingham en Angleterre, Richelieu en France : tous trois se haïssaient réciproquement, et tous trois négociaient toujours à la fois les uns contre les autres. Le cardinal de Richelieu se brouillait avec le duc de Buckingham, dans le temps même que l’Angleterre lui fournissait des vaisseaux contre la Rochelle, et il se liguait avec le comte-duc Olivarès, lorsqu’il venait d’enlever la Valteline au roi d’Espagne.

De ces trois ministres, le duc de Buckingham passait pour être le moins ministre ; il brillait comme un favori et un grand seigneur, libre, franc, audacieux, non comme un homme d’État ; ne gouvernant pas le roi Charles Ier par l’intrigue, mais par l’ascendant qu’il avait eu sur le père, et qu’il avait conservé sur le fils. C’était l’homme le plus beau de son temps, le plus fier, et le plus généreux. Il pensait que ni les femmes ne devaient résister aux charmes de sa figure, ni les hommes à la supériorité de son caractère. Enivré de ce double amour-propre, il avait conduit le roi Charles, encore prince de Galles, en Espagne pour lui faire épouser une infante, et pour briller dans cette cour. C’est là que, joignant la galanterie espagnole à l’audace de ses entreprises, il attaqua la femme du premier ministre Olivarès, et fit manquer, par cette indiscrétion, le mariage du prince. Étant depuis venu en France, en 1625, pour conduire la princesse Henriette qu’il avait obtenue pour Charles Ier, il fut encore sur le point de faire échouer l’affaire par une indiscrétion plus hardie. Cet Anglais fit à la reine Anne d’Autriche une déclaration, et ne se cacha pas de l’aimer, ne pouvant espérer dans cette aventure que le vain honneur d’avoir osé s’expliquer. La reine, élevée dans les idées d’une galanterie permise alors en Espagne, ne regarda les témérités du duc de Buckingham que comme un hommage à sa beauté, qui ne pouvait offenser sa vertu[2].

L’éclat du duc de Buckingham déplut à la cour de France, sans lui donner de ridicule, parce que l’audace et la grandeur n’en sont pas susceptibles. Il mena Henriette à Londres, et y rapporta dans son cœur sa passion pour la reine, augmentée par la vanité de l’avoir déclarée. Cette même vanité le porta à tenter un second voyage à la cour de France : le prétexte était de faire un traité contre le duc Olivarès, comme le cardinal en avait fait un avec Olivarès contre lui. La véritable raison qu’il laissait assez voir était de se rapprocher de la reine : non seulement on lui en refusa la permission, mais le roi chassa d’auprès de sa femme plusieurs domestiques accusés d’avoir favorisé la témérité du duc de Buckingham. Cet Anglais fit déclarer la guerre à la France, uniquement parce qu’on lui refusa la permission d’y venir parler de son amour. Une telle aventure semblait être du temps des Amadis. Les affaires du monde sont tellement mêlées, sont tellement enchaînées, que les amours romanesques du duc de Buckingham produisirent une guerre de religion et la prise de la Rochelle (1627).

Un chef de parti profite de toutes les circonstances. Le duc de Rohan, aussi profond dans ses desseins que Buckingham était vain dans les siens, obtient du dépit de l’Anglais l’armement d’une flotte de cent vaisseaux de transport. La Rochelle et tout le parti étaient tranquilles ; il les anime, et engage les Rochellois à recevoir la flotte anglaise, non pas dans la ville même, mais dans l’île de Ré. Le duc de Buckingham descend dans l’île avec environ sept mille hommes. Il n’y avait qu’un petit fort à prendre pour se rendre maître de l’île, et pour séparer à jamais la Rochelle de la France. Le parti calviniste devenait alors indomptable. Le royaume était divisé, et tous les projets du cardinal de Richelieu auraient été évanouis si le duc de Buckingham avait été aussi grand homme de guerre, ou du moins aussi heureux qu’il était audacieux.

(Juillet 1627) Le marquis, depuis maréchal de Thoiras, sauva la gloire de la France en conservant l’île de Ré, avec peu de troupes, contre les Anglais très-supérieurs. Louis XIII a le temps d’envoyer une armée devant la Rochelle. Son frère Gaston la commande d’abord. Le roi y vient bientôt avec le cardinal. Buckingham est forcé de ramener en Angleterre ses troupes diminuées de moitié, sans même avoir jeté du secours dans la Rochelle, et n’ayant paru que pour en hâter la ruine. Le duc de Rohan était absent de cette ville, qu’il avait armée et exposée. Il soutenait la guerre dans le Languedoc contre le prince de Condé et le duc de Montmorency.

Tous trois combattaient pour eux-mêmes : le duc de Rohan, pour être toujours chef de parti ; le prince de Condé, à la tête des troupes royales, pour regagner à la cour son crédit perdu ; le duc de Montmorency, à la tête des troupes levées par lui-même et de sa seule autorité, pour devenir le maître dans le Languedoc, dont il était gouverneur, et pour rendre sa fortune indépendante, à l’exemple de Lesdiguières. La Rochelle n’a donc qu’elle seule pour se soutenir. Les citoyens, animés par la religion et par la liberté, ces deux puissants motifs des peuples, élurent un maire nommé Guiton, encore plus déterminé qu’eux. Celui-ci, avant d’accepter une place qui lui donnait la magistrature et le commandement des armes, prend un poignard, et, le tenant à la main : « Je n’accepte, dit-il, l’emploi de votre maire qu’à condition d’enfoncer ce poignard dans le cœur du premier qui parlera de se rendre ; et qu’on s’en serve contre moi si jamais je songe à capituler. »

Pendant que la Rochelle se prépare ainsi à une résistance invincible, le cardinal de Richelieu emploie toutes les ressources pour la soumettre ; vaisseaux bâtis à la hâte, troupes de renfort, artillerie, enfin jusqu’au secours de l’Espagne ; et, profitant avec célérité de la haine du duc Olivarès contre le duc de Buckingham, faisant valoir les intérêts de la religion, promettant tout, et obtenant des vaisseaux du roi d’Espagne, alors l’ennemi naturel de la France, pour ôter aux Rochellois l’espérance d’un nouveau secours d’Angleterre. Le comte-duc envoie Frédéric de Tolède avec quarante vaisseaux devant le port de la Rochelle.

L’amiral espagnol arrive (1628). Croirait-on que le cérémonial rendit ce secours inutile, et que Louis XIII, pour n’avoir pas voulu accorder à l’amiral de se couvrir en sa présence, vit la flotte espagnole retourner dans ses ports (1629) ? Soit que cette petitesse décidât d’une affaire si importante, comme il n’arrive que trop souvent, soit qu’alors de nouveaux différends au sujet de la succession de Mantoue aigrissent la cour espagnole, sa flotte parut et s’en retourna ; et peut-être le ministre espagnol ne l’avait envoyée que pour montrer ses forces au ministre de France.

Le duc de Buckingham prépare un nouvel armement pour sauver la ville. Il pouvait en très-peu de temps rendre tous les efforts du roi de France inutiles. La cour a toujours été persuadée que le cardinal de Richelieu, pour parer ce coup, se servit de l’amour même de Buckingham pour Anne d’Autriche, et qu’on exigea de la reine qu’elle écrivît au duc. Elle le pria, dit-on, de différer au moins l’embarquement, et on assure que la faiblesse de Buckingham l’emporta sur son honneur et sur sa gloire.

Cette anecdote singulière a acquis tant de crédit qu’on ne peut s’empêcher de la rapporter : elle ne dément ni le caractère de Buckingham, ni l’esprit de la cour ; et en effet on ne peut comprendre comment le duc de Buckingham se borne à faire partir seulement quelques vaisseaux, qui se montrent inutilement, et qui reviennent dans les ports d’Angleterre. Les intérêts publics sont si souvent sacrifiés à des intrigues secrètes qu’on ne doit point du tout s’étonner que le faible Charles Ier, en feignant alors de protéger la Rochelle, la trahît pour complaire à la passion romanesque et passagère de son favori. Le général Ludlow, qui examina les papiers du roi, lorsque le parlement s’en fut rendu maître, assure qu’il a vu la lettre signée Charles rex, par laquelle ce monarque ordonnait au chevalier Pennington, commandant de l’escadre, de suivre en tout les ordres du roi de France quand il serait devant la Rochelle, et de couler à fond les vaisseaux anglais dont les capitaines ne voudraient pas obéir. Si quelque chose pouvait justifier la cruauté avec laquelle les Anglais traitèrent depuis leur roi, ce serait une telle lettre.

Il n’est pas moins singulier que le cardinal ait seul commandé au siége, tandis que le roi était retourné à Paris. Il avait des patentes de général. Ce fut son coup d’essai : il montra que la résolution et le génie suppléent à tout ; aussi exact à mettre la discipline dans les troupes qu’appliqué dans Paris à établir l’ordre, et l’un et l’autre étant également difficiles. On ne pouvait réduire la Rochelle tant que son port serait ouvert aux flottes anglaises ; il fallait le fermer et dompter la mer. Pompe Targon, ingénieur italien, avait, dans la précédente guerre civile, imaginé de construire une estacade, dans le temps que Louis XIII voulait assiéger cette ville et que la paix fut conclue. Le cardinal de Richelieu suit cette vue : la mer renverse l’ouvrage ; il n’en est pas moins ferme à le faire recommencer. Il commanda une digue dans la mer d’environ quatre mille sept cents pieds de long ; les vents la détruisent. Il ne se rebuta pas, et ayant à la main son Quinte-Curce et la description de la digue d’Alexandre devant Tyr, il recommence encore la digue. Deux Français, Métézeau et Tiriot, mettent la digue en état de résister aux vents et aux vagues.

(Mars 1628) Louis XIII vient au siége, et y reste depuis le mois de mars 1628 jusqu’à sa reddition. Souvent présent aux attaques, et donnant l’exemple aux officiers, il presse le grand ouvrage de la digue, mais il est toujours à craindre que bientôt une nouvelle flotte anglaise ne vienne la renverser. La fortune seconde en tout cette entreprise. Le duc de Buckingham, s’étant encore brouillé avec Richelieu, était prêt enfin de partir et de conduire une flotte redoutable devant la Rochelle, (septembre 1628) lorsqu’un Anglais fanatique, nommé Felton, l’assassina d’un coup de couteau, sans que jamais on ait pu découvrir ses instigateurs.

Cependant la Rochelle, sans secours, sans vivres, tenait par son seul courage. La mère et la sœur du duc de Rohan, soutirant comme les autres la plus dure disette, encourageaient les citoyens. Des malheureux prêts à expirer de faim déploraient leur état devant le maire Guiton, qui répondait : « Quand il ne restera plus qu’un seul homme, il faudra qu’il ferme les portes. »

L’espérance renaît dans la ville, à la vue de la flotte préparée par Buckingham, qui paraît enfin sous le commandement de l’amiral Lindsey. Elle ne peut percer la digue. Quarante pièces de canon, établies sur un fort de bois, dans la mer, écartaient les vaisseaux. Louis se montrait sur ce fort exposé à toute l’artillerie de la flotte ennemie, dont tous les efforts furent inutiles.

La famine vainquit enfin le courage des Rochellois, et, après une année entière d’un siége où ils se soutinrent par eux-mêmes, ils furent obligés de se rendre (28 octobre 1628), malgré le poignard du maire, qui restait toujours sur la table de l’hôtel de ville pour percer quiconque parlerait de capituler. On peut remarquer que ni Louis XIII comme roi, ni le cardinal de Richelieu comme ministre, ni les maréchaux de France en qualité d’officiers de la couronne, ne signèrent la capitulation. Deux maréchaux de camp signèrent. La Rochelle ne perdit que ses priviléges ; il n’en coûta la vie à personne. La religion catholique fut rétablie dans la ville et dans le pays, et on laissa aux habitants leur calvinisme, la seule chose qui leur restât.

Le cardinal de Richelieu ne voulait pas laisser son ouvrage imparfait. On marchait vers les autres provinces où les réformés avaient tant de places de sûreté, et où leur nombre les rendait encore puissants. Il fallait abattre et désarmer tout le parti, avant de pouvoir déployer en sûreté toutes ses forces contre la maison d’Autriche, en Allemagne, en Italie, en Flandre, et vers l’Espagne. Il importait que l’État fût uni et tranquille, pour troubler et diviser les autres États.

Déjà l’intérêt de donner à Mantoue un duc dépendant de la France et non de l’Espagne, après la mort du dernier souverain, appelait les armes de la France en Italie. Gustave-Adolphe voulait descendre déjà en Allemagne, et il fallait l’appuyer.

Dans ces circonstances épineuses, le duc de Rohan, ferme sur les ruines de son parti, traite avec le roi d’Espagne, qui lui promet des secours, après en avoir donné contre lui un an auparavant. Philippe IV, roi catholique, ayant consulté son conseil de conscience, promet trois cent mille ducats par an au chef des calvinistes de France ; mais cet argent vient à peine. Les troupes du roi désolent le Languedoc. Privas est abandonné au pillage, et tout y est tué. Le duc de Rohan, ne pouvant soutenir la guerre, trouve encore le secret de faire une paix générale pour tout le parti, aussi bonne qu’on le pouvait. Le même homme, qui venait de traiter avec le roi d’Espagne en qualité de chef de parti, traite de même avec le roi de France son maître, dans le temps qu’il est condamné par le parlement comme rebelle ; et, après avoir reçu de l’argent de l’Espagne pour entretenir ses troupes, il exige et reçoit cent mille écus de Louis XIII (1628) pour achever de les payer et pour les congédier.

Les villes calvinistes sont traitées comme la Rochelle ; on leur ôte leurs fortifications et tous les droits qui pouvaient être dangereux ; on leur laisse la liberté de conscience, leurs temples, leurs lois municipales, les chambres de l’édit, qui ne pouvaient pas nuire. Tout est apaisé. Le grand parti calviniste, au lieu d’établir une domination, est désarmé et abattu sans ressource. La Suisse, la Hollande, n’étaient pas si puissantes que ce parti quand elles s’érigèrent en souverainetés indépendantes. Genève, qui était peu de chose, se donna la liberté et la conserva. Les calvinistes de France succombèrent : la raison en est que leur parti même était dispersé dans leurs provinces, que la moitié des peuples et les parlements étaient catholiques, que la puissance royale tombait sur leurs pays tout ouverts, qu’on les attaquait avec des troupes supérieures et disciplinées, et qu’ils eurent affaire au cardinal de Richelieu.

Jamais Louis XIII, qu’on ne connaît point assez, ne mérita tant de gloire par lui-même : car, tandis qu’après la prise de la Rochelle les armées forçaient les huguenots à l’obéissance, il soutenait ses alliés en Italie ; il marchait au secours du duc de Mantoue (mars 1629) au travers des Alpes, au milieu d’un hiver rigoureux, forçait trois barricades au pas de Suze, s’emparait de Suze, obligeait le duc de Savoie à s’unir à lui, et chassait les Espagnols de Casal. Le roi avait de la bravoure, mais n’avait nul courage d’esprit.

Cependant le cardinal de Richelieu négociait avec tous les souverains, et contre la plus grande partie des souverains. Il envoyait un capucin à la diète de Ratisbonne pour tromper les Allemands, et pour lier les mains à l’empereur dans les affaires d’Italie. En même temps Charnacé était chargé d’encourager le roi de Suède, Gustave-Adolphe, à descendre en Allemagne : entreprise à laquelle Gustave était déjà très-disposé. Richelieu songeait à ébranler l’Europe, tandis que la cabale de Gaston et des deux reines tentait en vain de le perdre à la cour. Sa faveur causait encore plus de troubles dans le cabinet que ses intrigues n’en excitaient dans les autres États. Il ne faut pas croire que ces troubles de la cour fussent le fruit d’une profonde politique et de desseins bien concertés, qui unissent contre lui un parti habilement formé pour le faire tomber, et pour lui donner un successeur capable de le remplacer. L’humeur, qui domine souvent les hommes, même dans les plus grandes affaires, produisit en grande partie ces divisions si funestes. La reine mère, quoiqu’elle eût toujours sa place au conseil, quoiqu’elle eût été régente des provinces en deçà de la Loire pendant l’expédition de son fils à la Rochelle, était toujours aigrie contre le cardinal de Richelieu, qui affectait de ne plus dépendre d’elle. Les Mémoires composés pour la défense de cette princesse rapportent que le cardinal étant venu la voir, et Sa Majesté lui demandant des nouvelles de sa santé, il lui répondit, enflammé de colère et les lèvres tremblantes (1629) : « Je me porte mieux que ceux qui sont ici ne voudraient. » La reine fut indignée ; le cardinal s’emporta : il demanda pardon ; la reine s’adoucit, et deux jours après ils s’aigrirent encore : la politique, qui surmonte les passions dans le cabinet, n’en étant pas toujours maîtresse dans la conversation.

(21 novembre 1629) Marie de Médicis ôte alors au cardinal la place de surintendant de sa maison. Le premier fruit de cette querelle fut la patente de premier ministre que le roi écrivit de sa main en faveur du cardinal, lui adressant la parole, exaltant sa valeur et sa magnanimité, et laissant en blanc les appointements de la place pour les faire remplir par le cardinal même. Il était déjà grand-amiral de France, sous le nom de surintendant de la navigation ; et ayant ôté aux calvinistes leurs places de sûreté, il s’assurait pour lui-même de Saumur, d’Angers, de Honfleur, du Havre-de-Grâce, d’Oléron, de l’ile de Ré, qui devenaient ses places de sûreté contre ses ennemis : il avait des gardes ; son faste effaçait la dignité du trône ; tout l’extérieur royal l’accompagnait, et toute l’autorité résidait en lui.

Les affaires de l’Europe le rendaient plus que jamais nécessaire à son maître et à l’État. L’empereur Ferdinand II, depuis la bataille de Prague, s’était rendu despotique en Allemagne, et devenait alors puissant en Italie. Ses troupes assiégeaient Mantoue. La Savoie hésitait entre la France et la maison d’Autriche. Le marquis de Spinola occupait le Montferrat avec une armée espagnole. Le cardinal veut lui-même combattre Spinola ; il se fait nommer généralissime de l’armée qui marche en Italie, et le roi ordonne dans ses provisions qu’on lui obéisse comme à sa propre personne. Ce premier ministre faisant les fonctions de connétable, ayant sous lui deux maréchaux de France, marche en Savoie. Il négocie dans la route, mais en roi, et veut que le duc de Savoie vienne le trouver à Lyon (1630) ; il ne peut l’obtenir. L’armée française s’empare de Pignerol et de Chambéry en deux jours. Le roi prend enfin lui-même de la Savoie ; il amène avec lui les deux reines, son frère, et toute une cour ennemie du cardinal, mais qui n’est que témoin de ses triomphes. Le cardinal revient trouver le roi à Grenoble ; ils marchent ensemble en Savoie. Une maladie contagieuse attaqua dans ce temps Louis XIII, et l’obligea de retourner à Lyon. C’est pendant ce temps-là que le duc de Montmorency remporte, avec peu de troupes, une victoire signalée, au combat de Végliane, sur les Impériaux, les Espagnols, et les Savoisiens : il blesse et prend lui-même le général Doria. Cette action le combla de gloire. Le roi lui écrivit (juillet 1630) : « Je me sens obligé envers vous autant qu’un roi le puisse être. » Cette obligation n’empêcha pas que Montmorency ne mourût deux ans après sur un échafaud.

Il ne fallait pas moins qu’une telle victoire pour soutenir la gloire et les intérêts de la France, tandis que les Impériaux prenaient et saccageaient Mantoue, poursuivaient le duc protégé par Louis XIII, et battaient les Vénitiens ses alliés. Le cardinal, dont les plus grands ennemis étaient à la cour, laissait le duc de Montmorency combattre les ennemis de la France, et observait les siens auprès du roi. Ce monarque était alors mourant à Lyon. Les confidents de la reine régnante, trop empressés, proposaient déjà à Gaston d’épouser la femme de son frère, qui devait être bientôt veuve. Le cardinal se préparait à se retirer dans Avignon. Le roi guérit ; et tous ceux qui avaient fondé des espérances sur sa mort furent confondus. Le cardinal le suivit à Paris ; il y trouva beaucoup plus d’intrigues qu’il n’y en avait en Italie entre l’Empire, l’Espagne, Venise, la Savoie, Rome, et la France.

Mirabel, l’ambassadeur espagnol, était ligué contre lui avec les deux reines. Les deux frères Marillac, l’un maréchal de France, l’autre garde des sceaux, qui lui devaient leur fortune, se flattaient de le perdre et de succéder à son crédit. Le maréchal de Bassompierre, sans prétendre à rien, était dans leur confidence ; le premier valet de chambre, Béringhen, instruisait la cabale de ce qui se passait chez le roi. La reine mère ôte une seconde fois au cardinal la charge de surintendant de sa maison, qu’elle avait été forcée de lui rendre : emploi qui, dans l’esprit du cardinal, était au-dessous de sa fortune et de sa fierté, mais que par une autre fierté il ne voulait pas perdre. Sa nièce, depuis duchesse d’Aiguillon, est renvoyée, et Marie de Médicis, à force de plaintes et de prières redoublées, obtient de son fils qu’il dépouillera le cardinal du ministère.

Il n’y a dans ces intrigues que ce qu’on voit tous les jours dans les maisons des particuliers qui ont un grand nombre de domestiques : ce sont des petitesses communes ; mais ici elles entraînaient le destin de la France et de l’Europe. Les négociations avec les princes d’Italie, avec le roi de Suède Gustave-Adolphe, avec les Provinces-Unies et le prince d’Orange, contre l’empereur et l’Espagne, étaient dans les mains de Richelieu, et n’en pouvaient guère sortir sans danger pour l’État. (10 novembre 1630) Cependant la faiblesse du roi, appuyée en secret dans son cœur par ce dépit que lui inspirait la supériorité du cardinal, abandonne ce ministre nécessaire ; il promet sa disgrâce aux empressements opiniâtres et aux larmes de sa mère. Le cardinal entra par une fausse porte dans la chambre où l’on concluait sa ruine : le roi sort sans lui parler ; il se croit perdu, et prépare sa retraite au Havre-de-Grâce, comme il l’avait déjà préparée pour Avignon, quelques mois auparavant. Sa ruine paraissait d’autant plus sûre que le roi, le jour même, donne pouvoir au maréchal de Marillac, ennemi déclaré du cardinal, de faire la guerre et la paix dans le Piémont. Alors le cardinal presse son départ : ses mulets avaient déjà porté ses trésors à trente-cinq lieues, sans passer par aucune ville, précaution prise contre la haine publique. Ses amis lui conseillent de tenter enfin auprès du roi un nouvel effort.

Le cardinal va trouver le roi à Versailles (11 novembre 1630), alors petite maison de chasse achetée par Louis XIII vingt mille écus, devenue depuis sous Louis XIV un des plus grands palais de l’Europe et un abîme de dépenses[3]. Le roi, qui avait sacrifié son ministre par faiblesse, se remet par faiblesse entre ses mains, et il lui abandonne ceux qui l’avaient perdu. Ce jour, qui est encore à présent appelé la journée des dupes, fut celui du pouvoir absolu du cardinal. Dès le lendemain le garde des sceaux est arrêté, et conduit prisonnier à Châteaudun, où il mourut de douleur. Le jour même le cardinal dépêche un huissier du cabinet, de la part du roi, aux maréchaux de La Force et Schomberg, pour faire arrêter le maréchal de Marillac au milieu de l’armée qu’il allait commander seul. L’huissier arrive une heure après que ce maréchal de Marillac avait reçu la nouvelle de la disgrâce de Richelieu. Le maréchal est prisonnier, dans le temps qu’il se croyait maître de l’État avec son frère. Richelieu résolut de faire mourir ce général ignominieusement par la main du bourreau ; et, ne pouvant l’accuser de trahison, il s’avisa de lui imputer d’être concussionnaire. Le procès dura près de deux années : il faut en rapporter ici les suites, pour ne point rompre le fil de cette affaire, et pour faire voir ce que peut la vengeance armée du pouvoir suprême, et colorée des apparences de la justice.

Le cardinal ne se contenta pas de priver le maréchal du droit d’être jugé par les deux chambres du parlement assemblé, droit qu’on avait déjà violé tant de fois : ce ne fut pas assez de lui donner dans Verdun des commissaires dont il espérait de la sévérité ; ces premiers juges ayant, malgré les promesses et les menaces, conclu que l’accusé serait reçu à se justifier, le ministre fit casser l’arrêt : il lui donna d’autres juges, parmi lesquels on comptait les plus violents ennemis de Marillac, et surtout ce Paul Hay du Châtelet, connu par une satire atroce contre les deux frères. Jamais on n’avait méprisé davantage les formes de la justice et les bienséances. Le cardinal leur insulta au point de transférer l’accusé, et de continuer le procès à Ruel, dans sa propre maison de campagne.

Il est expressément défendu par les lois du royaume de détenir un prisonnier dans une maison particulière ; mais il n’y avait point de lois pour la vengeance et pour l’autorité. Celles de l’Église ne furent pas moins violées dans ce procès que celles de l’État et celles de la bienséance. Le nouveau garde des sceaux, Châteauneuf, qui venait de succéder au frère de l’accusé, présida au tribunal, où la décence devait l’empêcher de paraître ; et, quoiqu’il fût sous-diacre et revêtu de bénéfices, il instruisit un procès criminel : le cardinal lui fit venir une dispense de Rome, qui lui permettait de juger à mort. Ainsi un prêtre verse le sang avec le glaive de la justice, et il tient ce glaive en France de la main d’un autre prêtre qui demeure au fond de l’Italie.

Ce procès fait bien voir que la vie des infortunés dépend du désir de plaire aux hommes puissants. Il fallut rechercher toutes les actions du maréchal : on déterra quelques abus dans l’exercice de son commandement ; quelques anciens profits illicites et ordinaires, faits autrefois par lui ou par ses domestiques, dans la construction de la citadelle de Verdun : « Chose étrange ! disait-il à ses juges, qu’un homme de mon rang soit persécuté avec tant de rigueur et d’injustice ; il ne s’agit dans tout mon procès que de foin, de paille, de pierre, et de chaux. »

Cependant ce général, chargé de blessures et de quarante années de service, fut condamné à la mort (1632) sous le même roi qui avait donné des récompenses à trente sujets rebelles.

Pendant les premières instructions de ce procès étrange, le cardinal fait donner ordre à Beringhen de sortir du royaume ; il met en prison tous ceux qui ont voulu lui nuire ou qu’il soupçonne. Toutes ces cruautés, et en même temps toutes ces petitesses de la vengeance ne semblaient pas faites pour une grande âme occupée de la destinée de l’Europe.

Il concluait alors avec Gustave-Adolphe le traité qui devait ébranler le trône de l’empereur Ferdinand II. Il n’en coûtait à la France que trois cent mille livres de ce temps-là une fois payées, et neuf cent mille par an pour diviser l’Allemagne, et pour accabler deux empereurs de suite, jusqu’à la paix de Vestphalie ; et déjà Gustave-Adolphe commençait le cours de ses victoires, qui donnaient à la France tout le temps d’établir en liberté sa propre grandeur. La cour de France devait être alors paisible par les embarras des autres nations ; mais le ministre, en manquant de modération, excita la haine publique, et rendit ses ennemis implacables. Le duc d’Orléans, Gaston, frère du roi, fuit de la cour, se retire dans son apanage d’Orléans, et de là en Lorraine (1632), et proteste qu’il ne rentrera point dans le royaume tant que le cardinal, son persécuteur et celui de sa mère, y régnera. Richelieu fait déclarer, par un arrêt du conseil, tous les amis de Gaston criminels de lèse-majesté. Cet arrêt est envoyé au parlement : les voix y furent partagées. Le roi, indigné de ce partage, manda au Louvre le parlement, qui vint à pied, et qui parla à genoux : sa procédure fut déchirée en sa présence, et trois principaux membres de ce corps furent exilés.

Le cardinal de Richelieu ne se bornait pas à soutenir ainsi son autorité liée désormais à celle du roi ; ayant forcé l’héritier présomptif de la couronne à sortir de la cour, il ne balança plus à faire arrêter la reine, Marie de Médicis. C’était une entreprise délicate depuis que le roi se repentait d’avoir attenté sur sa mère, et de l’avoir sacrifiée à un favori. Le cardinal fit valoir l’intérêt de l’État pour étouffer la voix du sang, et fit jouer les ressorts de la religion pour calmer les scrupules. C’est dans cette occasion surtout qu’il employa le capucin Joseph du Tremblai, homme en son genre aussi singulier que Richelieu même, enthousiaste et artificieux, tantôt fanatique, tantôt fourbe, voulant à la fois établir une croisade contre le Turc, fonder les religieuses du Calvaire, faire des vers, négocier dans toutes les cours, et s’élever à la pourpre et au ministère. Cet homme, admis dans un de ces conseils secrets de conscience inventés pour faire le mal en conscience, remontra au roi qu’il pouvait et qu’il devait sans scrupule mettre sa mère hors d’état de s’opposer à son ministre. La cour était alors à Compiègne. Le roi en part, et y laisse sa mère entourée de gardes qui la retiennent (février 1631). Ses amis, ses créatures, ses domestiques, son médecin même, sont conduits à la Bastille et dans d’autres prisons. La Bastille fut toujours remplie sous ce ministère. Le maréchal de Bassompierre, soupçonné seulement de n’être pas dans les intérêts du cardinal, y fut renfermé pendant le reste de la vie du ministre.

(Juillet 1631) Depuis ce moment Marie ne revit plus ni son fils, ni Paris qu’elle avait embelli. Cette ville lui devait le palais du Luxembourg, ces aqueducs dignes de Rome, et la promenade publique qui porte encore le nom de la Reine. Toujours immolée à des favoris, elle passa le reste de ses jours dans un exil volontaire, mais douloureux. La veuve de Henri le Grand, la mère d’un roi de France, la belle-mère de trois souverains, manqua quelquefois du nécessaire. Le fond de toutes ces querelles était qu’il fallait que Louis XIII fût gouverné, et qu’il aimait mieux l’être par son ministre que par sa mère.

Cette reine, qui avait si longtemps dominé en France, alla d’abord à Bruxelles, et, de cet asile, elle crie à son fils ; elle demande justice aux tribunaux du royaume contre son ennemi. Elle est suppliante auprès du parlement de Paris, dont elle avait tant de fois rejeté les remontrances, et qu’elle avait renvoyé au soin de juger des procès tandis qu’elle fut régente : tant la manière de penser change avec la fortune ! On voit encore aujourd’hui sa requête : « Supplie Marie, reine de France et de Navarre, disant que depuis le 23 février elle aurait été arrêtée prisonnière au château de Compiègne, sans être ni accusée ni soupçonnée, etc. » Toutes ses plaintes réitérées contre le cardinal furent affaiblies par cela même qu’elles étaient trop fortes, et que ceux qui les dictaient, mêlant leurs ressentiments à sa douleur, joignaient trop d’accusations fausses aux véritables ; enfin, en déplorant ses malheurs, elle ne fit que les augmenter.

(1631) Pour réponse aux requêtes de la reine envoyées contre le ministre, il se fait créer duc et pair, et nommer gouverneur de Bretagne. Tout lui réussissait dans le royaume, en Italie, en Allemagne, dans les Pays-Bas. Jules Mazarin, ministre du pape dans l’affaire de Mantoue, était devenu le ministre de la France par la dextérité heureuse de ses négociations ; et, en servant le cardinal de Richelieu, il jetait sans le prévoir les fondements de la fortune qui le destinait à devenir le successeur de ce ministre. Un traité avantageux venait d’être conclu avec la Savoie : elle cédait pour jamais Pignerol à la France.

Vers les Pays-Bas, le prince d’Orange, secouru de l’argent de la France, faisait des conquêtes sur les Espagnols, et le cardinal avait des intelligences jusque dans Bruxelles.

En Allemagne, le bonheur extraordinaire des armes de Gustave-Adolphe rehaussait encore les services du cardinal en France. Enfin toutes les prospérités de son ministère tenaient tous ses ennemis dans l’impuissance de lui nuire, et laissaient un libre cours à ses vengeances, que le bien de l’État semblait autoriser. Il établit une chambre de justice, où tous les partisans de la mère et du frère du roi sont condamnés. La liste des proscrits est prodigieuse : on voit chaque jour des poteaux chargés de l’effigie des hommes ou des femmes qui avaient ou suivi ou conseillé Gaston et la reine ; on rechercha jusqu’à des médecins et des tireurs d’horoscopes qui avaient dit que le roi n’avait pas longtemps à vivre ; et deux furent envoyés aux galères. Enfin les biens, le douaire de la reine mère, furent confisqués. « Je ne veux point vous attribuer, écrivit-elle à son fils (1631), la saisie de mon bien, ni l’inventaire qui en a été fait, comme si j’étais morte ; il n’est pas croyable que vous ôtiez les aliments à celle qui vous a donné la vie. »

Tout le royaume murmurait, mais presque personne n’osait élever la voix : la crainte retenait ceux qui pouvaient prendre le parti de la reine mère et du duc d’Orléans. Il n’y eut guère alors que le maréchal duc de Montmorency, gouverneur du Languedoc, qui crut pouvoir braver la fortune du cardinal. Il se flatta d’être chef de parti ; mais son grand courage ne suffisait pas pour ce dangereux rôle : il n’était point maître de sa province, comme Lesdiguières avait su l’être du Dauphiné. Ses profusions l’avaient mis hors d’état d’acheter un assez grand nombre de serviteurs ; son goût pour les plaisirs ne pouvait le laisser tout entier aux affaires : enfin, pour être chef d’un parti, il fallait un parti, et il n’en avait pas.

Gaston le flattait du titre de vengeur de la famille royale. On comptait sur un secours considérable du duc de Lorraine, Charles IV, dont Gaston avait épousé la sœur ; mais ce duc ne pouvait se défendre lui-même contre Louis XIII, qui s’emparait alors d’une partie de ses États. La cour d’Espagne faisait espérer à Gaston, dans les Pays-Bas et vers Trèves, une armée qu’il conduirait en France ; et il put à peine rassembler deux ou trois mille cavaliers allemands, qu’il ne put payer, et qui ne vécurent que de rapines. Dès qu’il paraîtrait en France avec ce secours, tous les peuples devaient se joindre à lui ; et il n’y eut pas une ville qui remuât en sa faveur dans toute sa route, des frontières de la Franche-Comté aux provinces de la Loire et jusqu’en Languedoc. Il espérait que le duc d’Épernon, qui avait autrefois traversé tout le royaume pour délivrer la reine sa mère, et qui avait soutenu la guerre et fait la paix en sa faveur, se déclarerait aujourd’hui pour la même reine, et pour un de ses fils, héritier présomptif du royaume, contre un ministre dont l’orgueil avait souvent mortifié l’orgueil du duc d’Épernon. Cette ressource, qui était grande, manqua encore. Le duc d’Épernon s’était presque ruiné pour secourir la reine mère, et se plaignait d’avoir été négligé par elle après l’avoir si bien servie. Il haïssait le cardinal plus que personne, mais il commençait à le craindre.

Le prince de Condé, qui avait fait la guerre au maréchal d’Ancre, était bien loin de se déclarer contre Richelieu : il cédait au génie de ce ministre, et, uniquement occupé du soin de sa fortune, il briguait le commandement des troupes au delà de la Loire contre Montmorency son beau-frère. Le comte de Soissons n’avait encore qu’une haine impuissante contre le cardinal, et n’osait éclater.

Gaston, abandonné parce qu’il n’était pas assez fort, traversa le royaume, plutôt comme un fugitif suivi de bandits étrangers que comme un prince qui venait combattre un roi. Il arrive enfin dans le Languedoc. Le duc de Montmorency y a rassemblé, à ses dépens et à force de promesses, six à sept mille hommes que l’on compte pour une armée. La division, qui se met toujours dans les partis, affaiblit les forces de Gaston dès qu’elles purent agir. Le duc d’Elbeuf, favori de Monsieur, voulait partager le commandement avec le duc de Montmorency, qui avait tout fait, et qui se trouvait dans son gouvernement.

(1er septembre 1632) La journée de Castelnaudary commença par des reproches entre Gaston et Montmorency. Cette journée fut à peine un combat ; ce fut une rencontre, une escarmouche, où le duc se porta, avec quelques seigneurs du parti, contre un petit détachement de l’armée royale, commandée par le maréchal de Schomberg ; soit impétuosité naturelle, soit dépit et désespoir, soit encore débauche de vin, qui n’était alors que trop commune, il franchit un large fossé suivi seulement de cinq ou six personnes ; c’était la manière de combattre de l’ancienne chevalerie, et non pas celle d’un général. Ayant pénétré dans les rangs ennemis, il y tomba percé de coups, et fut pris à la vue de Gaston et de sa petite armée, qui ne fit aucun mouvement pour le secourir.

Gaston n’était pas le seul fils de Henri IV présent à cette journée ; le comte de Moret, bâtard de ce monarque et de Mlle du Breuil, se hasarda plus que le fils légitime ; il ne voulut point abandonner le duc de Montmorency, et fut tué à ses côtés. C’est ce même comte de Moret qu’on a fait revivre depuis, et qu’on a prétendu avoir été longtemps ermite : vaine fable mêlée à ces tristes événements.

Le moment de la prise de Montmorency fut celui du découragement de Gaston, et de la dispersion d’une armée que Montmorency seul lui avait donnée.

Alors ce prince ne put que se soumettre. La cour lui envoie le conseiller d’État Bullion, contrôleur général des finances, qui lui promit la grâce du duc de Montmorency. Cependant le roi ne stipula point cette grâce dans le traité qu’il fit avec son frère, ou plutôt dans l’amnistie qu’on lui accorda ; ce n’est pas agir avec grandeur que de tromper les malheureux et les faibles ; mais le cardinal voulait, par tous les moyens, l’avilissement de Monsieur et la mort de Montmorency. Gaston même promit, par un article du traité, d’aimer le cardinal de Richelieu.

On n’ignore point la triste fin du maréchal duc de Montmorency. Son supplice fut juste, si celui de Marillac ne l’avait pas été ; mais la mort d’un homme de si grande espérance, qui avait gagné des batailles, et que son extrême valeur, sa générosité, ses grâces, avaient rendu cher à toute la France, rendit le cardinal plus odieux que n’avait fait la mort de Marillac. On a écrit que, lorsqu’il fut conduit en prison, on lui trouva un bracelet au bras, avec le portrait de la reine Anne d’Autriche : cette particularité a toujours passé pour constante à la cour ; elle est conforme à l’esprit du temps. Mme de Motteville, confidente de cette reine, avoue dans ses Mémoires que le duc de Montmorency avait, comme Buckingham, fait vanité d’être touché de ses charmes ; c’était le galantear des Espagnols, quelque chose d’approchant des sigisbés d’Italie, un reste de chevalerie, mais qui ne devait pas adoucir la sévérité de Louis XIII. Montmorency, avant d’aller à la mort (30 octobre 1632), légua un fameux tableau du Carrache au cardinal. Ce n’était pas là l’esprit du temps, mais un sentiment étranger inspiré aux approches de la mort, regardé par les uns comme un christianisme héroïque, et par les autres comme une faiblesse.

(15 novembre 1632) Monsieur n’étant revenu en France que pour faire périr sur l’échafaud son ami et son défenseur, réduit à n’être qu’exilé de la cour par grâce, et craignant pour sa liberté, sort encore du royaume, et va chez les Espagnols rejoindre sa mère à Bruxelles.

Sous un autre ministère, une reine, un héritier présomptif de la France, retirés chez les ennemis de l’État, tous les ordres du royaume mécontents, cent familles qui avaient du sang à venger, eussent pu déchirer le royaume dans les nouvelles circonstances où se trouvait l’Europe. Gustave-Adolphe, le fléau de la maison d’Autriche, fut tué alors (16 novembre 1632), au milieu de sa victoire de Lutzen, auprès de Leipsick ; et l’empereur, délivré de cet ennemi, pouvait avec l’Espagne accabler la France. Mais, ce qui n’était presque jamais arrivé, les Suédois se soutinrent dans un pays étranger après la mort de leur chef. L’Allemagne fut aussi troublée, aussi sanglante qu’auparavant, et l’Espagne devint tous les jours plus faible. Toute cabale devait donc être écrasée sous le pouvoir du cardinal. Cependant il n’y eut pas un jour sans intrigues et sans factions. Lui-même y donnait lieu par des faiblesses secrètes qui se mêlent toujours sourdement aux grandes affaires, et qui, malgré tous les déguisements qui les cachent, décèlent les petitesses de la grandeur.

On prétend que la duchesse de Chevreuse, toujours intrigante et belle encore, engageait le cardinal ministre, par ses artifices, dans la passion qu’elle voulait lui inspirer, et qu’elle le sacrifiait au garde des sceaux Châteauneuf. Le commandeur de Jars et d’autres entraient dans la confidence. La reine Anne, femme de Louis XIII, n’avait d’autre consolation, dans la perte de son crédit, que d’aider la duchesse de Chevreuse à rabaisser par le ridicule celui qu’elle ne pouvait perdre. La duchesse feignait du goût pour le cardinal, et formait des intrigues, dans l’attente de sa mort, que de fréquentes maladies faisaient voir aussi prochaine qu’on la souhaitait. Un terme injurieux dont on se servait, dans cette cabale, pour désigner le cardinal fut ce qui l’offensa davantage[4].

Le garde des sceaux fut mis en prison sans forme de procès, parce qu’il n’y avait point de procès à lui faire. Le commandeur de Jars et d’autres, qu’on accusa de conserver quelques intelligences avec le frère et la mère du roi, furent condamnés par des commissaires à perdre la tête. Le commandeur eut sa grâce sur l’échafaud, mais les autres furent exécutés.

(1633) On ne poursuivait pas seulement les sujets qu’on pouvait accuser d’être dans les intérêts de Gaston ; le duc de Lorraine, Charles IV, en fut la victime. Louis XIII s’empara de Nancy, et promit de lui rendre sa capitale quand ce prince lui mettrait entre les mains sa sœur Marguerite de Lorraine, qui avait secrètement épousé Monsieur. Ce mariage était une nouvelle source de disputes et de querelles dans l’État et dans l’Église. Ces disputes même pouvaient un jour entraîner une grande révolution. Il s’agissait de la succession à la couronne ; et depuis la question de la loi salique, on n’en avait point débattu de plus importante.

Le roi voulait que le mariage de son frère avec Marguerite de Lorraine fût déclaré nul. Gaston n’avait qu’une fille de son premier mariage avec l’héritière de Montpensier. Si l’héritier présomptif du royaume persistait dans son nouveau mariage, s’il en naissait un prince, le roi prétendait que ce prince fût déclaré bâtard et incapable d’hériter.

C’était évidemment insulter les usages de la religion ; mais la religion n’ayant pu être instituée que pour le bien des États, il est certain que quand ces usages sont nuisibles ou dangereux, il faut les abolir.

Le mariage de Monsieur avait été célébré en présence de témoins, autorisé par le père et par toute la famille de son épouse, consommé, reconnu juridiquement par les parties, confirmé solennellement par l’archevêque de Malines. Toute la cour de Rome, toutes les universités étrangères, regardaient ce mariage comme valide et indissoluble ; la faculté même de Louvain déclara depuis qu’il n’était pas au pouvoir du pape de le casser, et que c’était un sacrement ineffaçable.

Le bien de l’État exigeait qu’il ne fût point permis aux princes du sang de disposer d’eux sans la volonté du roi ; ce même bien de l’État pouvait, dans la suite, exiger qu’on reconnût pour roi légitime de France le fruit de ce mariage déclaré illégitime ; mais ce danger était éloigné, l’intérêt présent parlait, et il importait qu’il fût décidé, malgré l’Église, qu’un sacrement tel que le mariage doit être annulé quand il n’a pas été précédé de l’aveu de celui qui tient lieu du père de famille.

(Septembre 1634) Un édit du conseil fit ce que Rome et les conciles n’eussent pas fait, et le roi vint avec le cardinal faire vérifier cet édit au parlement de Paris. Le cardinal parla dans ce lit de justice en qualité de premier ministre et de pair de France. Vous saurez quelle était l’éloquence de ces temps-là, par deux ou trois traits de la harangue du cardinal ; il dit « que convertir une âme c’était plus que créer le monde ; que le roi n’osait toucher à la reine sa mère non plus qu’à l’arche ; et qu’il n’arrive jamais plus de deux ou trois rechutes aux grandes maladies, si les parties nobles ne sont gâtées ». Presque toute la harangue est dans ce style, et encore était-elle une des moins mauvaises qu’on prononçât alors. Ce faux goût, qui régna si longtemps, n’ôtait rien au génie du ministre, et l’esprit du gouvernement a toujours été compatible avec la fausse éloquence et le faux bel esprit. Le mariage de Monsieur fut solennellement cassé ; et même l’assemblée générale du clergé, en 1635, se conformant à l’édit, déclara nuls les mariages des princes du sang contractés sans la volonté du roi. Rome ne vérifia pas cette loi de l’État et de l’Église de France.

L’état de la maison royale devenait problématique en Europe. Si l’héritier présomptif du royaume persistait dans un mariage réprouvé en France, les enfants nés de ce mariage étaient bâtards en France, et auraient besoin d’une guerre civile pour hériter : s’il prenait une autre femme, les enfants nés de ce nouveau mariage étaient bâtards à Rome, et ils faisaient une guerre civile contre les enfants du premier lit. Ces extrémités furent prévenues par la fermeté de Monsieur : il n’en eut qu’en cette occasion, et le roi consentit enfin, au bout de quelques années, à reconnaître la femme de son frère ; mais l’édit qui casse tous les mariages des princes du sang contractés sans l’aveu du roi est demeuré dans toute sa force.

Cette opiniâtreté du cardinal à poursuivre le frère du roi jusque dans l’intérieur de sa maison, à lui ôter sa femme, à dépouiller le duc de Lorraine, son beau-frère, à tenir la reine mère dans l’exil et dans l’indigence, soulève enfin les partisans de ces princes, et il y eut un complot de l’assassiner : on accusa juridiquement le P. Chanteloube de l’Oratoire, aumônier de Marie de Médicis, d’avoir suborné des meurtriers, dont l’un fut roué à Metz. Ces attentats furent très-rares : on avait conspiré bien plus souvent contre la vie de Henri IV ; mais les plus grandes inimitiés produisent moins de crimes que le fanatisme.

Le cardinal, mieux gardé que Henri IV, n’avait rien à craindre ; il triomphait de tous ses ennemis. La cour de la reine Marie et de Monsieur, errante et désolée, était encore plongée dans les dissensions qui suivent la faction et le malheur.

Le cardinal de Richelieu avait de plus puissants ennemis à combattre. Il résolut, malgré tous les troubles secrets qui agitaient l’intérieur du royaume, d’établir la force et la gloire de la France au dehors, et de remplir le grand projet de Henri IV, en faisant une guerre ouverte à toute la maison d’Autriche, en Allemagne, en Italie, en Espagne. Cette guerre le rendait nécessaire à un maître qui ne l’aimait pas, et auprès duquel on était souvent prêt de le perdre. Sa gloire était intéressée dans cette entreprise ; le temps paraissait venu d’accabler la puissance d’Autriche dans son déclin. La Picardie et la Champagne étaient les bornes de la France : on pouvait les reculer, tandis que les Suédois étaient encore dans l’empire. Les Provinces-Unies étaient prêtes d’attaquer le roi d’Espagne dans la Flandre, pour peu que la France les secondât. Ce sont là les seuls motifs de la guerre contre l’empereur, qui ne finit que par les traités de Vestphalie, et de celle contre le roi d’Espagne, qui dura longtemps après jusqu’au traité des Pyrénées : toutes les autres raisons ne furent que des prétextes.

(6 décembre 1634) La cour de France jusqu’alors, sous le nom d’alliée des Suédois et de médiatrice dans l’empire, avait cherché à profiter des troubles de l’Allemagne. Les Suédois avaient perdu une grande bataille à Nordlingen ; leur défaite même servit à la France, car elle les mit dans sa dépendance. Le chancelier Oxenstiern vint rendre hommage, dans Compiègne, à la fortune du cardinal, qui dès lors fut le maître des affaires en Allemagne, au lieu qu’Oxenstiern l’était auparavant. Il fait en même temps un traité avec les États-Généraux pour partager d’avance avec eux les Pays-Bas espagnols, qu’il comptait subjuguer aisément.

Louis XIII envoya déclarer la guerre à Bruxelles par un héraut d’armes. Ce héraut devait présenter un cartel au cardinal infant, fils de Philippe III, gouverneur des Pays-Bas. On peut observer que ce prince cardinal, suivant l’usage du temps, commandait des armées. Il avait été l’un des chefs qui gagnèrent la bataille de Nordlingen contre les Suédois. On vit dans ce siècle les cardinaux de Richelieu, de La Valette, et de Sourdis, endosser la cuirasse, et marcher à la tête des troupes : tous ces usages ont changé. La déclaration de guerre par un héraut d’armes ne se renouvela plus depuis ce temps-là : on se contenta de publier la guerre chez soi, sans l’aller signifier à ses ennemis.

Le cardinal de Richelieu attira encore le duc de Savoie et le duc de Parme dans cette ligue : il s’assura surtout du duc Bernard de Veimar, en lui donnant quatre millions de livres par an, et lui promettant le landgraviat d’Alsace. Aucun des événements ne répondit aux arrangements qu’avait pris la politique. Cette Alsace, que Veimar devait posséder, tomba longtemps après dans les mains de la France ; et Louis XIII, qui devait partager en une campagne les Pays-Bas espagnols avec les Hollandais, perdit son armée, et fut près de voir toute la Picardie en proie aux Espagnols (1636). Ils avaient pris Corbie. Le comte de Galas, général de l’empereur, et le duc de Lorraine, étaient déjà auprès de Dijon. Les armes de la France furent d’abord malheureuses de tous les côtés. Il fallut faire de grands efforts pour résister à ceux qu’on croyait si facilement abattre.

Enfin le cardinal fut en peu de temps sur le point d’être perdu par cette guerre même qu’il avait suscitée pour sa grandeur et pour celle de la France. Le mauvais succès des affaires publiques diminua quelque temps sa puissance à la cour. Gaston, dont la vie était un reflux perpétuel de querelles et de raccommodements avec le roi son frère, était revenu en France ; et le cardinal fut obligé de laisser à ce prince et au comte de Soissons le commandement de l’armée qui reprit Corbie (1636). Il se vit alors exposé au ressentiment des deux princes. C’était, comme on l’a déjà dit, le temps des conspirations ainsi que des duels. Les mêmes personnes qui depuis excitèrent, avec le cardinal de Retz, les premiers troubles de la Fronde, et qui firent les barricades, embrassaient dès lors toutes les occasions d’exercer cet esprit de faction qui les dévorait. Gaston et le comte de Soissons consentirent à tout ce que ces conspirateurs pourraient attenter contre le cardinal. Il fut résolu de l’assassiner chez le roi même ; mais le duc d’Orléans, qui ne faisait jamais rien qu’à demi, effrayé de l’attentat, ne donna point le signal dont les conjurés étaient convenus. Ce grand crime ne fut qu’un projet inutile.

Les Impériaux furent chassés de la Bourgogne ; les Espagnols, de la Picardie ; le duc de Veimar réussit en Alsace, et s’empara de presque tout ce landgraviat que la France lui avait garanti. Enfin, après plus d’avantages que de malheurs, la fortune, qui sauva la vie du cardinal de tant de conspirations, sauva aussi sa gloire, qui dépendait des succès.

(1637) Cet amour de la gloire lui faisait rechercher l’empire des lettres et du bel esprit jusque dans la crise des affaires publiques et des siennes, et parmi les attentats contre sa personne. Il érigeait dans ce temps-là même l’Académie française, et donnait dans son palais des pièces de théâtre auxquelles il travaillait quelquefois. Il reprenait sa hauteur et sa fierté sévère dès que le péril était passé. Car ce fut encore dans ce temps qu’il fomenta les premiers troubles d’Angleterre, et qu’il écrivit au comte d’Estrades ce billet, avant-coureur des malheurs de Charles Ier : « Le roi d’Angleterre, avant qu’il soit un an, verra qu’il ne faut pas me mépriser. »

(1638) Lorsque le siége de Fontarabie fut levé par le prince de Condé, son armée battue, et le duc de La Valette accusé de n’avoir pas secouru le prince de Condé, il fit condamner La Valette fugitif par des commissaires auxquels le roi présida lui-même. C’était l’ancien usage du gouvernement de la pairie, quand les rois n’étaient encore regardés que comme les chefs des pairs ; mais sous un gouvernement purement monarchique, la présence, la voix du souverain dirigeait trop l’opinion des juges.

(1638) Cette guerre, excitée par le cardinal, ne réussit que quand le duc de Veimar eut enfin gagné une bataille complète, dans laquelle il fit quatre généraux de l’empereur prisonniers, qu’il s’établit dans Fribourg et dans Brisach, et qu’enfin la branche d’Autriche espagnole eut perdu le Portugal par la seule conspiration heureuse de ces temps-là, et qu’elle perdit encore la Catalogne par une révolte ouverte, sur la fin de 1640. Mais avant que la fortune eût disposé de tous ces événements extraordinaires en faveur de la France, le pays était exposé à la ruine ; les troupes commençaient à être mal payées. Grotius, ambassadeur de Suède à Paris, dit que les finances étaient mal administrées. Il avait bien raison, car le cardinal fut obligé, quelque temps après la perte de Corbie, de créer vingt-quatre nouveaux conseillers du parlement et un président. Certainement on n’avait pas besoin de nouveaux juges ; et il était honteux de n’en faire que pour tirer quelque argent de la vente des charges. Le parlement se plaignit. Le cardinal, pour toute réponse, fit mettre en prison cinq magistrats qui s’étaient plaints en hommes libres. Tout ce qui lui résistait dans la cour, dans le parlement, dans les armées, était disgracié, exilé, ou emprisonné.

C’est une chose peu digne d’attention qu’il ne se trouva que vingt personnes qui achetassent ces places de juges ; mais ce qui fait connaître l’esprit des hommes, et surtout des Français, c’est que ces nouveaux membres furent longtemps l’objet de l’aversion et du mépris de tout le corps ; c’est que, dans la guerre de la Fronde, ils furent obligés de payer chacun quinze mille livres pour obtenir les bonnes grâces de leurs confrères, par cette contribution à la guerre contre le gouvernement ; c’est, comme vous le verrez[5], qu’ils en eurent le sobriquet de Quinze-Vingts ; c’est qu’enfin, de nos jours, quand on a voulu supprimer des conseillers inutiles, le parlement, qui avait éclaté contre l’introduction des membres surnuméraires, a éclaté contre la suppression. C’est ainsi que les mêmes choses sont bien ou mal reçues selon les temps, et qu’on se plaint souvent autant de la guérison que de la blessure.

Louis XIII avait toujours besoin d’un confident, qu’on appelle un favori, qui pût amuser son humeur triste, et recevoir les confidences de ses amertumes. Le duc de Saint-Simon occupait ce poste ; mais, n’ayant pas assez ménagé le cardinal, il fut éloigné de la cour et relégué à Blayes.

Le roi s’attachait quelquefois à des femmes : il aimait Mlle de La Fayette, fille d’honneur de la reine régnante, comme un homme faible, scrupuleux, et peu voluptueux, peut aimer. Le jésuite Caussin, confesseur du roi, favorisait cette liaison, qui pouvait servir à faire rappeler la reine mère. Mlle de La Fayette, en se laissant aimer du roi, était dans les intérêts des deux reines, contre le cardinal ; mais le ministre l’emporta sur la maîtresse et sur le confesseur, comme il l’avait emporté sur les deux reines. Mlle de La Fayette, intimidée, fut obligée de se jeter dans un couvent (1637), et bientôt après le confesseur Caussin fut arrêté et relégué en basse Bretagne.

Ce même jésuite Caussin avait conseillé à Louis XIII de mettre le royaume sous la protection de la Vierge, pour sanctifier l’amour du roi et de Mlle de La Fayette, qui n’était regardé que comme une liaison du cœur à laquelle les sens avaient très-peu de part. Le conseil fut suivi, et le cardinal de Richelieu remplit cette idée l’année suivante, tandis que Caussin célébrait en mauvais vers, à Quimper-Corentin, l’attachement particulier de la Vierge pour le royaume de France. Il est vrai que la maison d’Autriche avait aussi Marie pour protectrice ; de sorte que, sans les armes des Suédois et du duc de Veimar, protestants, la sainte Vierge eût été apparemment fort indécise.

La duchesse de Savoie, Christine, fille de Henri IV, veuve de Louis Amédée, et régente de la Savoie, avait aussi un confesseur jésuite qui cabalait dans cette cour, et qui irritait sa pénitente contre le cardinal de Richelieu. Le ministre préféra la vengeance et l’intérêt de l’État au droit des gens ; il ne balança pas à faire saisir ce jésuite dans les États de la duchesse.

Remarquez ici que vous ne verrez jamais dans l’histoire aucun trouble, aucune intrigue de cour, dans lesquels les confesseurs des rois ne soient entrés ; et que souvent ils ont été disgraciés. Un prince est assez faible pour consulter son confesseur sur les affaires d’État (et c’est là le plus grand inconvénient de la confession auriculaire) : le confesseur, qui est presque toujours d’une faction, tâche de faire regarder à son pénitent cette faction comme la volonté de Dieu ; le ministre en est bientôt instruit : le confesseur est puni, et on en prend un autre qui emploie le même artifice.

(1637) Les intrigues de cour, les cabales, continuent toujours. La reine Anne d’Espagne, que nous nommons Anne d’Autriche, pour avoir écrit à la duchesse de Chevreuse, ennemie du cardinal et fugitive, est traitée comme une sujette criminelle. Ses papiers sont saisis, et elle subit un interrogatoire devant le chancelier Séguier. Il n’y avait point d’exemple en France d’un pareil procès criminel.

Tous ces traits rapprochés forment le tableau qui peint ce ministère. Le même homme semblait destiné à dominer sur toute la famille de Henri IV : à persécuter sa veuve dans les pays étrangers ; à maltraiter Gaston, son fils ; à soulever des partis contre la reine d’Angleterre, sa fille ; à se rendre maître de la duchesse de Savoie, son autre fille ; enfin à humilier Louis XIII en le rendant puissant, et à faire trembler son épouse.

Tout le temps de son ministère se passa ainsi à exciter la haine et à se venger ; et l’on vit presque chaque année des rébellions et des châtiments. La révolte du comte de Soissons fut la plus dangereuse : elle était appuyée par le duc de Bouillon, fils du maréchal, qui le reçut dans Sedan ; par le duc de Guise, petit-fils du Balafré, qui, avec le courage de ses ancêtres, voulait en faire revivre la fortune ; enfin par l’argent du roi d’Espagne, et par ses troupes des Pays-Bas. Ce n’était pas une tentative hasardée comme celle de Gaston.

Le comte de Soissons et le duc de Bouillon avaient une bonne armée ; ils savaient la conduire, et, pour plus grande sûreté, tandis que cette armée devait s’avancer, on devait assassiner le cardinal, et faire soulever Paris. Le cardinal de Retz, encore très-jeune, faisait dans ce complot son apprentissage de conspirations. (1641) La bataille de la Marfée, que le comte de Soissons gagna, près de Sedan, contre les troupes du roi, devait encourager les conjurés ; mais la mort de ce prince, tué dans la bataille, tira encore le cardinal de ce nouveau danger. Il fut, cette fois seule, dans l’impuissance de punir. Il ne savait pas la conspiration contre sa vie, et l’armée révoltée était victorieuse. Il fallut négocier avec le duc de Bouillon, possesseur de Sedan. Le seul duc de Guise, le même qui depuis se rendit maître de Naples, fut condamné par contumace au parlement de Paris.

Le duc de Bouillon, reçu en grâce à la cour, et raccommodé en apparence avec le cardinal, jura d’être fidèle, et dans le même temps il tramait une nouvelle conspiration. Comme tout ce qui approchait du roi haïssait le ministre, et qu’il fallait toujours au roi un favori, Richelieu lui avait donné lui-même le jeune d’Effiat Cinq-Mars, afin d’avoir sa propre créature auprès du monarque. Ce jeune homme, devenu bientôt grand-écuyer, prétendit entrer dans le conseil ; et le cardinal, qui ne le voulut pas souffrir, eut aussitôt en lui un ennemi irréconciliable. Ce qui enhardit le plus Cinq-Mars à conspirer, ce fut le roi lui-même. Souvent mécontent de son ministre, offensé de son faste, de sa hauteur, de son mérite même, il confiait ses chagrins à son favori, qu’il appelait cher ami, et parlait de Richelieu avec tant d’aigreur qu’il enhardit Cinq-Mars à lui proposer plus d’une fois de l’assassiner ; et c’est ce qui est prouvé par une lettre de Louis XIII lui-même au chancelier Séguier. Mais ce même roi fut ensuite si mécontent de son favori qu’il le bannit souvent de sa présence ; de sorte que bientôt Cinq-Mars haït également Louis XIII et Richelieu. Il avait eu déjà des intelligences avec le comte de Soissons : il les continuait avec le duc de Bouillon, et enfin Monsieur, qui, après ses entreprises malheureuses, se tenait tranquille dans son apanage de Blois, ennuyé de cette oisiveté, et pressé par ses confidents, entra dans le complot. Il ne s’en faisait point qui n’eût pour base la mort du cardinal ; et ce projet, tant de fois tenté, ne fut exécuté jamais.

(1642) Louis XIII et Richelieu, tous deux attaqués déjà d’une maladie plus dangereuse que les conspirations, et qui les conduisit bientôt au tombeau, marchaient en Roussillon pour achever d’ôter cette province à la maison d’Autriche. Le duc de Bouillon, à qui l’on n’aurait pas dû donner une armée à commander lorsqu’il sortait d’une bataille contre les troupes du roi, en commandait pourtant une en Piémont contre les Espagnols : et c’est dans ce temps-là même qu’il conspirait avec Monsieur et avec Cinq-Mars. Les conjurés faisaient un traité avec le comte-duc Olivarès pour introduire une armée espagnole en France, et pour y mettre tout en confusion dans une régence qu’on croyait prochaine, et dont chacun espérait profiter. Cinq-Mars alors, ayant suivi le roi à Narbonne, était mieux que jamais dans ses bonnes grâces ; et Richelieu, malade à Tarascon, avait perdu toute sa faveur, et ne conservait que l’avantage d’être nécessaire.

(1642) Le bonheur du cardinal voulut encore que le complot fût découvert, et qu’une copie du traité lui tombât entre les mains. Il en coûta la vie à Cinq-Mars. C’était une anecdote transmise par les courtisans de ce temps-là, que le roi, qui avait si souvent appelé le grand-écuyer cher ami, tira sa montre de sa poche à l’heure destinée pour l’exécution, et dit : « Je crois que cher ami fait à présent une vilaine mine. » Le duc de Bouillon fut arrêté au milieu de son armée à Casal. Il sauva sa vie, parce qu’on avait plus besoin de sa principauté de Sedan que de son sang. Celui qui avait deux fois trahi l’État conserva sa dignité de prince, et eut en échange de Sedan des terres d’un plus grand revenu. De Thou, à qui on ne reprochait que d’avoir su la conspiration, et qui l’avait désapprouvée, fut condamné à mort pour ne l’avoir pas révélée. En vain il représenta qu’il n’aurait pu prouver sa déposition, et que s’il avait accusé le frère du roi d’un crime d’État dont il n’avait point de preuves, il aurait bien plus mérité la mort. Une justification si évidente ne fut point reçue du cardinal, son ennemi personnel. Les juges le condamnèrent suivant une loi de Louis XI, dont le seul nom suffit pour faire voir que la loi était cruelle[6]. La reine elle-même était dans le secret de la conspiration ; mais, n’étant point accusée, elle échappa aux mortifications qu’elle aurait essuyées. Pour Gaston, duc d’Orléans, il accusa ses complices à son ordinaire, s’humilia, consentit à rester à Blois, sans gardes, sans honneurs ; et sa destinée fut toujours de traîner ses amis à la prison ou à l’échafaud.

Le cardinal déploya dans sa vengeance, autorisée de la justice, toute sa rigueur hautaine. On le vit traîner le grand-écuyer à sa suite, de Tarascon à Lyon, sur le Rhône, dans un bateau attaché au sien, frappé lui-même à mort, et triomphant de celui qui allait mourir par le dernier supplice. De là le cardinal se fit porter à Paris, sur les épaules de ses gardes, dans une chambre ornée, où il pouvait tenir deux hommes à côté de son lit : ses gardes se relayaient, on abattait des pans de muraille pour le faire entrer plus commodément dans les villes : c’est ainsi qu’il alla mourir à Paris (4 décembre 1642), à cinquante-huit ans, et qu’il laissa le roi satisfait de l’avoir perdu et embarrassé d’être le maître.

On dit que ce ministre régna encore après sa mort, parce qu’on remplit quelques places vacantes de ceux qu’il avait nommés ; mais les brevets étaient expédiés avant sa mort, et ce qui prouve sans réplique qu’il avait trop régné et qu’il ne régnait plus, c’est que tous ceux qu’il avait fait enfermer à la Bastille en sortirent, comme des victimes déliées qu’il ne fallut plus immoler à sa vengeance. Il légua au roi trois millions de notre monnaie d’aujourd’hui, à cinquante livres le marc, somme qu’il tenait toujours en réserve. La dépense de sa maison, depuis qu’il était premier ministre, montait à mille écus par jour. Tout chez lui était splendeur et faste, tandis que chez le roi tout était simplicité et négligence ; ses gardes entraient jusqu’à la porte de la chambre, quand il allait chez son maître ; il précédait partout les princes du sang. Il ne lui manquait que la couronne, et même, lorsqu’il était mourant, et qu’il se flattait encore de survivre au roi, il prenait des mesures pour être régent du royaume. La veuve de Henri IV l’avait précédé de cinq mois (3 juillet 1642), et Louis XIII le suivit cinq mois après.

(Mai 1643) Il était difficile de dire lequel des trois fut le plus malheureux. La reine mère, longtemps errante, mourut à Cologne dans la pauvreté. Le fils, maître d’un beau royaume, ne goûta jamais ni les plaisirs de la grandeur, s’il en est, ni ceux de l’humanité : toujours sous le joug, et toujours voulant le secouer ; malade, triste, sombre, insupportable à lui-même ; n’ayant pas un serviteur dont il fût aimé ; se défiant de sa femme ; haï de son frère ; quitté par ses maîtresses, sans avoir connu l’amour ; trahi par ses favoris, abandonné sur le trône ; presque seul au milieu d’une cour qui n’attendait que sa mort, qui la prédisait sans cesse, qui le regardait comme incapable d’avoir des enfants ; le sort du moindre citoyen paisible dans sa famille était bien préférable au sien.

Le cardinal de Richelieu fut peut-être le plus malheureux des trois, parce qu’il était le plus haï, et qu’avec une mauvaise santé il avait à soutenir, de ses mains teintes de sang, un fardeau immense dont il fut souvent prêt d’être écrasé.

Dans ce temps de conspirations et de supplices le royaume fleurit pourtant, et, malgré tant d’afflictions, le siècle de la politesse et des arts s’annonçait. Louis XIII n’y contribua en rien, mais le cardinal de Richelieu servit beaucoup à ce changement. La philosophie ne put, il est vrai, effacer la rouille scolastique ; mais Corneille commença, en 1636, par la tragédie du Cid, le siècle qu’on appelle celui de Louis XIV. Le Poussin égala Raphaël d’Urbin dans quelques parties de la peinture. La sculpture fut bientôt perfectionnée par Girardon, et le mausolée même du cardinal de Richelieu en est une preuve. Les Français commencèrent à se rendre recommandables, surtout par les grâces et les politesses de l’esprit : c’était l’aurore du bon goût.

La nation n’était pas encore ce qu’elle devint depuis ; ni le commerce n’était bien cultivé, ni la police générale établie. L’intérieur du royaume était encore à régler ; nulle belle ville, excepté Paris, qui manquait encore de bien des choses nécessaires, comme on peut le voir ci-après dans le Siècle de Louis XIV[7]. Tout était aussi différent dans la manière de vivre que dans les habillements, de tout ce qu’on voit aujourd’hui. Si les hommes de nos jours voyaient les hommes de ce temps-là, ils ne croiraient pas voir leurs pères. Les petites bottines, le pourpoint, le manteau, le grand collet de point, les moustaches, et une petite barbe en pointe, les rendraient aussi méconnaissables pour nous que leurs passions pour les complots, leur fureur des duels, leurs festins au cabaret, leur ignorance générale malgré leur esprit naturel.

La nation n’était pas aussi riche qu’elle l’est devenue en espèces monnayées et en argent travaillé : aussi le ministère, qui tirait ce qu’il pouvait du peuple, n’avait guère, par année, que la moitié du revenu de Louis XIV. On était encore moins riche en industrie. Les manufactures grossières de draps de Rouen et d’Elbeuf étaient les plus belles qu’on connût en France : point de tapisseries, point de cristaux, point de glaces. L’art de l’horlogerie était faible, et consistait à mettre une corde à la fusée d’une montre : on n’avait point encore appliqué le pendule aux horloges. Le commerce maritime, dans les Échelles du Levant, était dix fois moins considérable qu’aujourd’hui ; celui de l’Amérique se bornait à quelques pelleteries du Canada : nul vaisseau n’allait aux Indes orientales, tandis que la Hollande y avait des royaumes, et l’Angleterre de grands établissements.

Ainsi la France possédait bien moins d’argent que sous Louis XIV. Le gouvernement empruntait à un plus haut prix ; les moindres intérêts qu’il donnait pour la constitution des rentes étaient de sept et demi pour cent à la mort du cardinal de Richelieu. On peut tirer de là une preuve invincible, parmi tant d’autres, que le testament qu’on lui attribue ne peut être de lui. Le faussaire ignorant et absurde qui a pris son nom dit, au chapitre Ier de la seconde partie, que la jouissance fait le remboursement entier de ces rentes en sept années et demie : il a pris le denier sept et demi pour la septième et demie partie de cent ; et il n’a pas vu que le remboursement d’un capital supposé sans intérêt, et sept années et demie, ne donne pas sept et demi par année, mais près de quatorze. Tout ce qu’il dit dans ce chapitre est d’un homme qui n’entend pas mieux les premiers éléments de l’arithmétique que ceux des affaires. J’entre ici dans ce petit détail, seulement pour faire voir combien les noms en imposent aux hommes : tant que cette œuvre de ténèbres a passé pour être du cardinal de Richelieu, on l’a louée comme un chef-d’œuvre ; mais quand on a reconnu la foule des anachronismes, des erreurs sur les pays voisins, des fausses évaluations, et l’ignorance absurde avec laquelle il est dit que la France avait plus de ports sur la Méditerranée que la monarchie espagnole ; quand on a vu enfin que dans un prétendu Testament politique du cardinal de Richelieu, il n’était pas dit un seul mot de la manière dont il fallait se conduire dans la guerre qu’on avait à soutenir : alors on a méprisé ce chef-d’œuvre qu’on avait admiré sans examen.

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  1. Elle traversa la rivière de Somme à la nage pour aller gagner Calais. (Note de Voltaire.)
  2. Voyez la première partie des Mémoires de La Rochefoucauld, publiée pour la première fois par M. Renouard, 1817, in-12 et in-18.
  3. Voyez Siècle de Louis XIV, chapitre xxix.
  4. La reine Anne et la duchesse l’appelaient cul pourri. (Note de Voltaire.)
  5. Chapitre iv du Siècle de Louis XIV. Lorsqu’en 1761 Voltaire se servait des mots Comme vous le verrez, il avait réimprimé le Siècle de Louis XIV à la suite de l’Essai.
  6. Le fils de Barnevelt fut condamné en Hollande sur une semblable accusation ; le Florentin Nera l’avait été de même à Florence en 1497 ; cependant le jurisconsulte milanais Gigas s’était élevé contre cette excessive sévérité : Qui tales condemnant, dit-il, non sunt judices, sed carnifices. Huygens de Zuilichem, père du célèbre Huygens, fit sur la mort de M. de Thou ce distique latin :

    O legum subtile nefas ! quibus inter amicos
    Nolle fidem frustra prodere, proditio est.

    Le duc de Bouillon était neveu du stathouder, allié de la France, et qui de plus avait servi le cardinal auprès de Louis XIII. (K.)

  7. Chapitre xxix ; voyez aussi la note de la page 25.