Essai sur les mœurs/Chapitre 37

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CHAPITRE XXXVII.

Des empereurs Othon ii et iii, et de Rome.

Tel fut à peu près l’état de Rome sous Othon le grand, Othon II, et Othon III. Les Allemands tenaient les Romains subjugués, et les Romains brisaient leurs fers dès qu’ils le pouvaient.

Un pape élu par l’ordre de l’empereur, ou nommé par lui, devenait l’objet de l’exécration des Romains. L’idée de rétablir la république vivait toujours dans leurs cœurs ; mais cette noble ambition ne produisait que des misères humiliantes et affreuses.

Othon II marche à Rome comme son père. Quel gouvernement ! quel empire ! et quel pontificat ! Un consul nommé Crescentius, fils du pape Jean X et de la fameuse Marozie, prenant avec ce titre de consul la haine de la royauté, souleva Rome contre Othon II. Il fit mourir en prison Benoît VI, créature de l’empereur ; et l’autorité d’Othon, quoique éloigné, ayant, dans ces troubles, donné avant son arrivée la chaire romaine au chancelier de l’empire en Italie, qui fut pape sous le nom de Jean XIV, ce malheureux pape fut une nouvelle victime que le parti romain immola. Le pape Boniface VII, créature du consul Crescentius, déjà souillé du sang de Benoît VI, fit encore périr Jean XIV. Les temps de Caligula, de Néron, de Vitellius, ne produisirent ni des infortunes plus déplorables, ni de plus grandes barbaries ; mais les attentats et les malheurs de ces papes sont obscurs comme eux. Ces tragédies sanglantes se jouaient sur le théâtre de Rome, mais petit et ruiné, et celles des Césars avaient pour théâtre le monde connu.

Cependant Othon II arrive à Rome en 981. Les papes autrefois avaient fait venir les Francs en Italie, et s’étaient soustraits à l’autorité des empereurs d’Orient. Que font-ils maintenant ? Ils essayent de retourner en apparence à leurs anciens maîtres ; et, ayant imprudemment appelé les empereurs saxons, ils veulent les chasser. Ce même Boniface VII était allé à Constantinople presser les empereurs Basile et Constantin de venir rétablir le trône des Césars. Rome ne savait ni ce qu’elle était, ni à qui elle était. Le consul Crescentius et le sénat voulaient rétablir la république ; le pape ne voulait en effet ni république ni maître ; Othon II voulait régner. Il entre donc dans Rome ; il y invite à dîner les principaux sénateurs et les partisans du consul, et, si l’on en croit Geoffroi de Viterbe, il les fit tous égorger au milieu d’un repas. Voilà le pape délivré par son ennemi des sénateurs républicains ; mais il faut se délivrer de ce tyran. Ce n’est pas assez des troupes de l’empereur d’Orient qui viennent dans la Fouille, le pape y joint les Sarrasins. Si le massacre des sénateurs dans ce repas sanglant, rapporté par Geoffroi, est véritable, il valait mieux sans doute avoir les mahométans pour protecteurs que ce Saxon sanguinaire pour maître. Il est vaincu par les Grecs ; il l’est par les musulmans ; il tombe captif entre leurs mains, mais il leur échappe ; et, profitant de la division de ses ennemis, il rentre encore dans Rome, où il meurt en 983.

Après sa mort, le consul Crescentius maintint quelque temps l’ombre de la république romaine. Il chassa du siège pontifical Grégoire V, neveu de l’empereur Othon III. Mais enfin Rome fut encore assiégée et prise. Crescentius, attiré hors du château Saint-Ange sur l’espérance d’un accommodement, et sur la foi des serments de l’empereur, eut la tête tranchée. Son corps fut pendu par les pieds ; et le nouveau pape, élu par les Romains, sous le nom de Jean XVI, ou XVII selon d’autres, eut les yeux crevés et le nez coupé. On le jeta en cet état du haut du château Saint-Ange dans la place.

Les Romains renouvelèrent alors à Othon III les serments faits à Othon Ier et à Charlemagne ; et il assigna aux papes les terres de la Marche d’Ancône pour soutenir leur dignité.

Après les trois Othons, ce combat de la domination allemande et de la liberté italique resta longtemps dans les mêmes termes. Sous les empereurs Henri II de Bavière et Conrad II le Salique, dès qu’un empereur était occupé en Allemagne, il s’élevait un parti en Italie. Henri II y vint, comme les Othons, dissiper des factions, confirmer aux papes les donations des empereurs, et recevoir les mêmes hommages. Cependant la papauté était à l’encan, ainsi que presque tous les autres évêchés.

Benoît VIII, et Jean XIX ou XX, l’achetèrent publiquement l’un après l’autre : ils étaient frères, de la maison des marquis de Toscanelle, toujours puissante à Rome depuis le temps des Marozie et des Théodora.

Après leur mort, pour perpétuer le pontificat dans leur maison, on acheta encore les suffrages pour un enfant de douze ans. (1034) C’était Benoît IX, qui eut l’évêché de Rome de la même manière qu’on voit encore aujourd’hui tant de familles acheter, mais en secret, des bénéfices pour des enfants.

Le désordre n’eut plus de bornes. On vit, sous le pontificat de ce Benoît IX, deux autres papes élus à prix d’argent, et trois papes dans Rome s’excommunier réciproquement ; mais par une conciliation heureuse qui étouffa une guerre civile, ces trois papes s’accordèrent à partager les revenus de l’Église, et à vivre en paix chacun avec sa maîtresse.

Ce triumvirat pacifique et singulier ne dura qu’autant qu’ils eurent de l’argent ; et enfin, quand ils n’en eurent plus, chacun vendit sa part de la papauté au diacre Gratien, homme de qualité, fort riche. Mais, comme le jeune Benoît IX avait été élu longtemps avant les deux autres, on lui laissa, par un accord solennel, la jouissance du tribut que l’Angleterre payait alors à Rome, qu’on appelait le denier de saint Pierre, et auquel un roi saxon d’Angleterre, nommé Ételvolft, Édelvolf, ou Éthelulfe, s’était soumis en 852.

Ce Gratien, qui prit le nom de Grégoire VI, jouissait paisiblement du pontificat, lorsque l’empereur Henri III, fils de Conrad II le Salique, vint à Rome.

Jamais empereur n’y exerça plus d’autorité. Il exila Grégoire VI, et nomma pape Suidger, son chancelier, évéque de Bamberg, sans qu’on osât murmurer.

(1048) Après la mort de cet Allemand, qui, parmi les papes, est appelé Clément II, l’empereur, qui était en Allemagne, y créa pape un Bavarois, nommé Popon : c’est Damase II, qui, avec le brevet de l’empereur, alla se faire reconnaître à Rome. Il fut intronisé, malgré ce Benoît IX qui voulait encore rentrer dans la chaire pontificale après l’avoir vendue.

Ce Bavarois étant mort vingt-trois jours après son intronisation, l’empereur donna la papauté à son cousin Brunon, de la maison de Lorraine, qu’il transféra de l’évêché de Toul à celui de Rome, par une autorité absolue. Si cette autorité des empereurs avait duré, les papes n’eussent été que leurs chapelains, et l’Italie eût été esclave.

Ce pontife prit le nom de Léon IX ; on l’a mis au rang des saints. Nous le verrons à la tête d’une armée combattre les princes normands fondateurs du royaume de Naples, et tomber captif entre leurs mains.

Si les empereurs eussent pu demeurer à Rome, on voit par la faiblesse des Romains, par les divisions de l’Italie, et par la puissance de l’Allemagne, qu’ils eussent été toujours les souverains des papes, et qu’en effet il y aurait eu un empire romain. Mais ces rois électifs d’Allemagne ne pouvaient se fixer à Rome, loin des princes allemands trop redoutables à leurs maîtres. Les voisins étaient toujours prêts à envahir les frontières. Il fallait combattre tantôt les Danois, tantôt les Polonais et les Hongrois. C’est ce qui sauva quelque temps l’Italie d’un joug contre lequel elle se serait en vain débattue.

Jamais Rome et l’Église latine ne furent plus méprisées à Constantinople que dans ces temps malheureux. Luitprand, l’ambassadeur d’Othon Ier auprès de l’empereur Nicéphore Phocas, nous apprend que les habitants de Rome n’étaient point appelés Romains, mais Lombards, dans la ville impériale. Les évêques de Rome n’y étaient regardés que comme des brigands schismatiques. Le séjour de saint Pierre à Rome était considéré comme une fable absurde, fondée uniquement sur ce que saint Pierre avait dit, dans une de ses épîtres, qu’il était à Babylone, et qu’on s’était avisé de prétendre que Babylone signifiait Rome : on ne faisait guère plus de cas à Constantinople des empereurs saxons, qu’on traitait de barbares.

Cependant la cour de Constantinople ne valait pas mieux que celle des empereurs germaniques. Mais il y avait dans l’empire grec plus de commerce, d’industrie, de richesses, que dans l’empire latin : tout était déchu dans l’Europe occidentale depuis les temps brillants de Charlemagne. La férocité et la débauche, l’anarchie et la pauvreté, étaient dans tous les États. Jamais l’ignorance ne fut plus universelle. Il ne se faisait pourtant pas moins de miracles que dans d’autres temps : il y en a eu dans chaque siècle, et ce n’est guère que depuis l’établissement des académies des sciences dans l’Europe qu’on ne voit plus de miracles chez les nations éclairées ; et que, si l’on en voit, la saine physique les réduit bientôt à leur valeur.

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