Essai sur les mœurs/Chapitre 40

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CHAPITRE XL.

Conquête de Naples et de Sicile par des gentilshommes normands.

Quand Charlemagne prit le nom d’empereur, ce nom ne lui donna que ce que ses armes pouvaient lui assurer. Il se prétendait dominateur suprême du duché de Bénévent, qui composait alors une grande partie des États connus aujourd’hui sous le nom de royaume de Naples. Les ducs de Bénévent, plus heureux que les rois lombards, lui résistèrent ainsi qu’à ses successeurs. La Fouille, la Calabre, la Sicile, furent en proie aux incursions des Arabes. Les empereurs grecs et latins se disputaient en vain la souveraineté de ces pays. Plusieurs seigneurs particuliers en partageaient les dépouilles avec les Sarrasins. Les peuples ne savaient à qui ils appartenaient, ni s’ils étaient de la communion romaine, ou de la grecque, ou mahométans. L’empereur Othon Ier exerça son autorité dans ces pays en qualité de plus fort. Il érigea Capoue en principauté. Othon II, moins heureux, fut battu par les Grecs et par les Arabes réunis contre lui. Les empereurs d’Orient restèrent alors en possession de la Pouille et de la Calabre, qu’ils gouvernaient par un catapan. Des seigneurs avaient usurpé Salerne. Ceux qui possédaient Bénévent et Capoue envahissaient ce qu’ils pouvaient des terres du catapan, et le catapan les dépouillait à son tour. Naples et Gaïète étaient de petites républiques comme Sienne et Lucques : l’esprit de l’ancienne Grèce semblait s’être réfugié dans ces deux petits territoires. Il y avait de la grandeur à vouloir être libres, tandis que tous les peuples d’alentour étaient des esclaves qui changeaient de maîtres. Les mahométans, cantonnés dans plusieurs châteaux, pillaient également les Grecs et les Latins : les Églises des provinces du catapan étaient soumises au métropolitain de Constantinople ; les autres, à celui de Rome. Les mœurs se ressentaient du mélange de tant de peuples, de tant de gouvernements et de religions. L’esprit naturel des habitants ne jetait aucune étincelle : on ne reconnaissait plus le pays qui avait produit Horace et Cicéron, et qui devait faire naître le Tasse. Voilà dans quelle situation était cette fertile contrée, aux xe et xie siècles, de Gaïète et du Garillan jusqu’à Otrante.

Le goût des pèlerinages et des aventures de chevalerie régnait alors. Les temps d’anarchie sont ceux qui produisent l’excès de l’héroïsme : son essor est plus retenu dans les gouvernements réglés. Cinquante ou soixante Français étant partis, en 983, des côtes de Normandie pour aller à Jérusalem, passèrent, à leur retour, sur la mer de Naples, et arrivèrent dans Salerne, dans le temps que cette ville, assiégée par les mahométans, venait de se racheter à prix d’argent. Ils trouvent les Salertins occupés à rassembler le prix de leur rançon, et les vainqueurs livrés dans leur camp à la sécurité d’une joie brutale et de la débauche. Cette poignée d’étrangers reproche aux assiégés la lâcheté de leur soumission ; et, dans l’instant, marchant avec audace au milieu de la nuit, suivis de quelques Salertins qui osent les imiter, ils fondent dans le camp des Sarrasins, les étonnent, les mettent en fuite, les forcent de remonter en désordre sur leurs vaisseaux, et non-seulement sauvent les trésors de Salerne, mais ils y ajoutent les dépouilles des ennemis.

Le prince de Salerne, étonné, veut les combler de présents, et est encore plus étonné qu’ils les refusent : ils sont traités longtemps à Salerne comme des héros libérateurs le méritaient. On leur fait promettre de revenir. L’honneur attaché à un événement si surprenant engage bientôt d’autres Normands à passer à Salerne et à Bénévent. Les Normands reprennent l’habitude de leurs pères, de traverser les mers pour combattre. Ils servent tantôt l’empereur grec, tantôt les princes du pays, tantôt les papes : il ne leur importe pour qui ils se signalent, pourvu qu’ils recueillent le fruit de leurs travaux. Il s’était élevé un duc à Naples, qui avait asservi la république naissante. Ce duc de Naples est trop heureux de faire alliance avec ce petit nombre de Normands, qui le secourent contre un duc de Bénévent. (1030) Ils fondent la ville d’Averse entre ces deux territoires : c’est la première souveraineté acquise par leur valeur.

Bientôt après arrivent trois fils de Tancrède de Hauteville, du territoire de Coutances, Guillaume, surnommé Fier-à-bras, Drogon, et Humfroi. Rien ne ressemble plus aux temps fabuleux. Ces trois frères, avec les Normands d’Averse, accompagnent le catapan dans la Sicile. Guillaume Fier-à-bras tue le général arabe, donne aux Grecs la victoire ; et la Sicile allait retourner aux Grecs s’ils n’avaient pas été ingrats. Mais le catapan craignit ces Français qui le défendaient ; il leur fit des injustices, et il s’attira leur vengeance. Ils tournent leurs armes contre lui. Trois à quatre cents Normands s’emparent de presque toute la Pouille (1041). Le fait paraît incroyable ; mais les aventuriers du pays se joignaient à eux, et devenaient de bons soldats sous de tels maîtres. Les Calabrois qui cherchaient la fortune par le courage devenaient autant de Normands. Guillaume Fier-à-bras se fait lui-même comte de la Pouille, sans consulter ni empereur, ni pape, ni seigneurs voisins. Il ne consulta que les soldats, comme ont fait tous les premiers rois de tous les pays. Chaque capitaine normand eut une ville ou un village pour son partage.

(1046) Fier-à-bras étant mort, son frère Drogon est élu souverain de la Pouille. Alors Robert Guiscard et ses deux jeunes frères quittent encore Coutances pour avoir part à tant de fortune. Le vieux Tancrède est étonné de se voir père d’une race de conquérants. Le nom des Normands faisait trembler tous les voisins de la Pouille, et même les papes. Robert Guiscard et ses frères, suivis d’une foule de leurs compatriotes, vont par petites troupes en pèlerinage à Rome. Ils marchent inconnus, le bourdon à la main, et arrivent enfin dans la Pouille.

(1047) L’empereur Henri III, assez fort alors pour régner dans Rome, ne le fut pas assez pour s’opposer d’abord à ces conquérants. Il leur donna solennellement l’investiture de ce qu’ils avaient envahi. Ils possédaient alors la Pouille entière, le comté d’Averse, la moitié du Bénéventin.

Voilà donc cette maison, devenue bientôt après maison royale, fondatrice des royaumes de Naples et de Sicile, feudataire de l’empire. Comment s’est-il pu faire que cette portion de l’empire en ait été sitôt détachée, et soit devenue un fief de l’évêché de Rome, dans le temps que les papes ne possédaient presque point de terrain, qu’ils n’étaient point maîtres à Rome, qu’on ne les reconnaissait pas même dans la Marche d’Ancône, qu’Othon le Grand leur avait, dit-on, donnée ? Cet événement est presque aussi étonnant que les conquêtes des gentilshommes normands. Voici l’explication de cette énigme. Le pape Léon IX voulut avoir la ville de Bénévent, qui appartenait aux princes de la race des rois lombards dépossédés par Charlemagne. (1053) L’empereur Henri III lui donna en effet cette ville, qui n’était point à lui, en échange du fief de Bamberg, en Allemagne. Les souverains pontifes sont maîtres aujourd’hui de Bénévent, en vertu de cette donation. Les nouveaux princes normands étaient des voisins dangereux. Il n’y a point de conquêtes sans de très-grandes injustices : ils en commettaient, et l’empereur aurait voulu avoir des vassaux moins redoutables. Léon IX, après les avoir excommuniés, se mit en tête de les aller combattre avec une armée d’Allemands que Henri III lui fournit. L’histoire ne dit point comment les dépouilles devaient être partagées : elle dit seulement que l’armée était nombreuse, que le pape y joignit des troupes italiennes, qui s’enrôlèrent comme pour une guerre sainte, et que parmi les capitaines il y eut beaucoup d’évêques. Les Normands, qui avaient toujours vaincu en petit nombre, étaient quatre fois moins forts que le pape ; mais ils étaient accoutumés à combattre. Robert Guiscard, son frère Humfroi, le comte d’Averse, Richard, chacun à la tête d’une troupe aguerrie, taillèrent en pièces l’armée allemande, et firent disparaître l’italienne. Le pape s’enfuit à Civitade, dans la Capitanate, près du champ de bataille ; les Normands le suivent, le prennent, l’emmènent prisonnier dans cette même ville de Bénévent, qui était le premier sujet de cette entreprise (1053).

On a fait un saint de ce pape Léon IX : apparemment qu’il fit pénitence d’avoir fait inutilement répandre tant de sang, et d’avoir mené tant d’ecclésiastiques à la guerre. Il est sûr qu’il s’en repentit, surtout quand il vit avec quel respect le traitèrent ses vainqueurs, et avec quelle inflexibilité ils le gardèrent prisonnier une année entière. Ils rendirent Bénévent aux princes lombards, et ce ne fut qu’après l’extinction de cette maison que les papes eurent enfin la ville.

On conçoit aisément que les princes normands étaient plus piqués contre l’empereur, qui avait fourni une armée redoutable, que contre le pape, qui l’avait commandée. Il fallait s’affranchir pour jamais des prétentions ou des droits de deux empires entre lesquels ils se trouvaient. Ils continuent leurs conquêtes ; ils s’emparent de la Calabre et de Capoue pendant la minorité de l’empereur Henri IV, et tandis que le gouvernement des Grecs est plus faible qu’une minorité.

C’étaient les enfants de Tancrède de Hauteville qui conquéraient la Calabre ; c’étaient les descendants des premiers libérateurs qui conquéraient Capoue. Ces deux dynasties victorieuses n’eurent point de ces querelles qui divisent si souvent les vainqueurs, et qui les affaiblissent. L’utilité de l’histoire demande ici que je m’arrête un moment pour observer que Richard d’Averse, qui subjugua Capoue, se fit couronner avec les mêmes cérémonies du sacre et de l’huile sainte qu’on avait employées pour l’usurpateur Pépin, père de Charlemagne. Les ducs de Bénévent s’étaient toujours fait sacrer ainsi. Les successeurs de Richard en usèrent de même. Rien ne fait mieux voir que chacun établit les usages à son choix.

Robert Guiscard, duc de la Pouille et de la Calabre, Richard, comte d’Averse et de Capoue, tous deux par le droit de l’épée, tous deux voulant être indépendants des empereurs, mirent en usage pour leurs souverainetés une précaution que beaucoup de particuliers prenaient, dans ces temps de troubles et de rapines, pour leurs biens de patrimoine : on les donnait à l’Église sous le nom d’offrande, d’oblata, et on en jouissait moyennant une légère redevance ; c’était la ressource des faibles, dans les gouvernements orageux de l’Italie. Les Normands, quoique puissants, l’employèrent comme une sauvegarde contre des empereurs qui pouvaient devenir plus puissants. Robert Guiscard, et Richard de Capoue, excommuniés par le pape Léon IX, l’avaient tenu en captivité. Ces mêmes vainqueurs, excommuniés par Nicolas II, lui rendirent hommage.

(1059) Robert Guiscard et le comte de Capoue mirent donc sous la protection de l’Église, entre les mains de Nicolas II, non-seulement tout ce qu’ils avaient pris, mais tout ce qu’ils pourraient prendre. Le duc Robert fit hommage de la Sicile même qu’il n’avait point encore. Il se déclara feudataire du saint-siège pour tous ses États, promit une redevance de douze deniers par chaque charrue, ce qui était beaucoup. Cet hommage était un acte de piété politique, qui pouvait être regardé comme le denier de saint Pierre que payait l’Angleterre au saint-siège, comme les deux livres d’or que lui donnèrent les premiers rois de Portugal ; enfin comme la soumission volontaire de tant de royaumes à l’Église.

Mais selon toutes les lois du droit féodal, établies en Europe, ces princes, vassaux de l’empire, ne pouvaient choisir un autre suzerain. Ils devenaient coupables de félonie envers l’empereur ; ils le mettaient en droit de confisquer leurs États. Les querelles qui survinrent entre le sacerdoce et l’empire, et encore plus les propres forces des princes normands, mirent les empereurs hors d’état d’exercer leurs droits. Ces conquérants, en se faisant vassaux des papes, devinrent les protecteurs, et souvent les maîtres de leurs nouveaux suzerains. Le duc Robert ayant reçu un étendard du pape, et devenu capitaine de l’Église, de son ennemi qu’il était, passe en Sicile avec son frère Roger : ils font la conquête de cette île sur les Grecs et sur les Arabes, qui la partageaient alors. (1067) Les Mahométans et les Grecs se soumirent, à condition qu’ils conserveraient leurs religions et leurs usages.

Il fallait achever la conquête de tout ce qui compose aujourd’hui le royaume de Naples. Il restait encore des princes de Salerne, descendants de ceux qui avaient les premiers attiré les Normands dans ce pays. Les Normands enfin les chassèrent ; le duc Robert leur prit Salerne : ils se réfugièrent dans la campagne de Rome, sous la protection de Grégoire VII, de ce même pape qui faisait trembler les empereurs. Robert, ce vassal et ce défenseur de l’Église, les y poursuit : Grégoire VII ne manque pas de l’excommunier ; et le fruit de l’excommunication est la conquête de tout le Bénéventin, que fait Robert après la mort du dernier duc de Bénévent de la race lombarde.

Grégoire VII, que nous verrons si fier et si terrible avec les empereurs et les rois, n’a plus que des complaisances pour l’excommunié Robert. (1077) Il lui donne l’absolution, et en reçoit la ville de Bénévent, qui depuis ce temps-là est toujours demeurée au saint-siège.

Bientôt après éclatent les grandes querelles, dont nous parlerons, entre l’empereur Henri IV et ce même Grégoire VII. (1084) Henri s’était rendu maître de Rome, et assiégeait le pape dans ce château qu’on a depuis appelé le château Saint-Ange. Robert accourt alors de la Dalmatie, où il faisait des conquêtes nouvelles, délivre le pape, malgré les Allemands et les Romains, réunis contre lui, se rend maître de sa personne, et l’emmène à Salerne, où ce pape, qui déposait tant de rois, mourut le captif et le protégé d’un gentilhomme normand.

Il ne faut point être étonné si tant de romans nous représentent des chevaliers errants devenus de grands souverains par leurs exploits, et entrant dans la famille des empereurs. C’est précisément ce qui arriva à Robert Guiscard, et ce que nous verrons plus d’une fois au temps des croisades. Robert maria sa fille à Constantin, fils de l’empereur de Constantinople, Michel Ducas. Ce mariage ne fut pas heureux. Il eut bientôt sa fille et son gendre à venger, et résolut d’aller détrôner l’empereur d’Orient après avoir humilié celui d’Occident.

La cour de Constantinople n’était qu’un continuel orage. Michel Ducas fut chassé du trône par Nicéphore, surnommé Botoniate. Constantin, gendre de Robert, fut fait eunuque ; et enfin Alexis Comnène, qui eut depuis tant à se plaindre des croisés, monta sur le trône. (1084) Robert, pendant ces révolutions, s’avançait déjà par la Dalmatie, par la Macédoine, et portait la terreur jusqu’à Constantinople. Bohémond, son fils d’un premier lit, si fameux dans les croisades, l’accompagnait à cette conquête d’un empire. Nous voyons par là combien Alexis Comnène eut raison de craindre les croisades, puisque Bohémond commença par vouloir le détrôner. (1085) La mort de Robert, dans l’île de Corfou, mit fin à ses entreprises. La princesse Anne Comnène, fille de l’empereur Alexis, laquelle écrivit une partie de cette histoire, ne regarde Robert que comme un brigand, et s’indigne qu’il ait eu l’audace de marier sa fille au fils d’un empereur. Elle devait songer que l’histoire même de l’empire lui fournissait des exemples de fortunes plus considérables, et que tout cède dans le monde à la force et à la puissance.

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