Essai sur les mœurs/Chapitre 41

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CHAPITRE XLI[1].

De la Sicile en particulier, et du droit de légation
dans cette île.

L’idée de conquérir l’empire de Constantinople s’évanouit avec la vie de Robert ; mais les établissements de sa famille s’affermirent en Italie. Le comte Roger, son frère, resta maître de la Sicile ; le duc Roger, son fils, demeura possesseur de presque tous les pays qui ont le nom de royaume de Naples ; Bohémond, son autre fils, alla depuis conquérir Antioche, après avoir inutilement tenté de partager les États du duc Roger, son frère.

Pourquoi ni le comte Roger, souverain de Sicile, ni son neveu Roger, duc de la Pouille, ne prirent-ils point dès lors le titre de rois ? Il faut du temps à tout. Robert Guiscard, le premier conquérant, avait été investi comme duc par le pape Nicolas II. Roger, son frère, avait été investi par Robert Guiscard, en qualité de comte de Sicile. Toutes ces cérémonies ne donnaient que des noms, et n’ajoutaient rien au pouvoir. Mais ce comte de Sicile eut un droit qui s’est conservé toujours, et qu’aucun roi de l’Europe n’a eu : il devint un second pape dans son île.

Les papes s’étaient mis en possession d’envoyer dans toute la chrétienté, des légats qu’on nommait a latere[2], qui exerçaient une juridiction sur toutes les églises, en exigeaient des décimes, donnaient les bénéfices, exerçaient et étendaient le pouvoir pontifical autant que les conjonctures et les intérêts des rois le permettaient. Le temporel, presque toujours mêlé au spirituel, leur était soumis ; ils attiraient à leur tribunal les causes civiles, pour peu que le sacré s’y joignît au profane : mariages, testaments, promesses par serment, tout était de leur ressort. C’étaient des proconsuls que l’empereur ecclésiastique des chrétiens déléguait dans tout l’Occident. C’est par là que Rome, toujours faible, toujours dans l’anarchie, esclave quelquefois des Allemands, et en proie à tous les fléaux, continua d’être la maîtresse des nations. C’est par là que l’histoire de chaque peuple est toujours l’histoire de Rome.

Urbain II envoya un légat en Sicile dès que le comte Roger eut enlevé cette île aux mahométans et aux Grecs, et que l’Église latine y fut établie. C’était de tous les pays celui qui semblait en effet avoir le plus de besoin d’un légat, pour y régler la hiérarchie, chez un peuple dont la moitié était musulmane, et dont l’autre était de la communion grecque ; cependant ce fut le seul pays où la légation fut proscrite pour toujours. Le comte Roger, bienfaiteur de l’Église latine, à laquelle il rendait la Sicile, ne put souffrir qu’on envoyât un roi sous le nom de légat dans le pays de sa conquête.

Le pape Urbain, uniquement occupé des croisades, et voulant ménager une famille de héros si nécessaire à cette grande entreprise, accorda, la dernière année de sa vie (1098), une bulle au comte Roger, par laquelle il révoqua son légat, et créa Roger et ses successeurs légats-nés du saint-siège en Sicile, leur attribuant tous les droits et toute l’autorité de cette dignité, qui était à la fois spirituelle et temporelle. C’est là ce fameux droit qu’on appelle la monarchie de Sicile, c’est-à-dire le droit attaché à cette monarchie, droit que, depuis, les papes ont voulu anéantir, et que les rois de Sicile ont maintenu. Si cette prérogative est incompatible avec la hiérarchie chrétienne, il est évident qu’Urbain ne put pas la donner ; si c’est un objet de discipline que la religion ne réprouve pas, il est aussi évident que chaque royaume est en droit de se l’attribuer. Ce privilège, au fond, n’est que le droit de Constantin et de tous les empereurs de présider à toute la police de leurs États ; cependant il n’y a eu dans toute l’Europe catholique qu’un gentilhomme normand qui ait su se donner cette prérogative aux portes de Rome.

(1130) Le fils de ce comte Roger recueillit tout l’héritage de la maison normande ; il se fit couronner et sacrer roi de Sicile et de la Pouille, Naples, qui était alors une petite ville, n’était point encore à lui, et ne pouvait donner le nom au royaume : elle s’était toujours maintenue en république, sous un duc qui relevait des empereurs de Constantinople ; et ce duc avait jusqu’alors échappé, par des présents, à l’ambition de la famille conquérante.

Ce premier roi, Roger, fit hommage au saint-siège. Il y avait alors deux papes : l’un, le fils d’un Juif, nommé Léon, qui s’appelait Anaclet, et que saint Bernard appelle judaïcam sobolem, race hébraïque ; l’autre s’appelait Innocent II. Le roi Roger reconnut Anaclet, parce que l’empereur Lothaire II reconnaissait Innocent ; et ce fut à cet Anaclet qu’il rendit son vain hommage.

Les empereurs ne pouvaient regarder les conquérants normands que comme des usurpateurs : aussi saint Bernard, qui entrait dans toutes les affaires des papes et des rois, écrivait contre Roger, aussi bien que contre ce fils d’un Juif qui s’était fait élire pape à prix d’argent. « L’un, dit-il, a usurpé la chaire de saint Pierre, l’autre a usurpé la Sicile ; c’est à César à les punir. » Il était donc évident alors que la suzeraineté du pape sur ces deux provinces n’était qu’une usurpation.

Le roi Roger soutenait Anaclet, qui fut toujours reconnu dans Rome. Lothaire prend cette occasion pour enlever aux Normands leurs conquêtes. Il marche vers la Pouille avec le pape Innocent II. Il paraît bien que ces Normands avaient eu raison de ne pas vouloir dépendre des empereurs, et de mettre entre l’empire et Naples une barrière. Roger, à peine roi, fut sur le point de tout perdre. Il assiégeait Naples quand l’empereur s’avance contre lui : il perd des batailles ; il perd presque toutes ses provinces dans le continent. Innocent II l’excommunie et le poursuit. Saint Bernard était avec l’empereur et le pape : il voulut en vain ménager un accommodement. (1137) Roger, vaincu, se retire en Sicile. L’empereur meurt. Tout change alors. Le roi Roger et son fils reprennent leurs provinces. Le pape Innocent II, reconnu enfin dans Rome, ligué avec les princes à qui Lothaire avait donné ces provinces, ennemi implacable du roi, marche, comme Léon IX, à la tête d’une armée. Il est vaincu et pris comme lui (1139). Que peut-il faire alors ? Il fait comme ses prédécesseurs : il donne des absolutions et des investitures, et il se fait des protecteurs contre l’empire de cette même maison normande contre laquelle il avait appelé l’empire à son secours.

Bientôt après le roi subjugue Naples et le peu qui restait encore pour arrondir son royaume de Gaïète jusqu’à Brindes. La monarchie se forme telle qu’elle est aujourd’hui. Naples devient la capitale tranquille du royaume, et les arts commencent à renaître un peu dans ces belles provinces.

Après avoir vu comment des gentilshommes de Coutances fondèrent le royaume de Naples et de Sicile, il faut voir comment un duc de Normandie, pair de France, conquit l’Angleterre. C’est une chose bien frappante que toutes ces invasions, toutes ces émigrations, qui continuèrent depuis la fin du ive siècle jusqu’au commencement du xive et qui finirent par les croisades. Toutes les nations de l’Europe ont été mêlées, et il n’y en a eu presque aucune qui n’ait eu ses usurpateurs.

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  1. M. Éd. Gauttier, auteur de l’Histoire des conquêtes des Normands en Italie, en Sicile et en Grèce, a trouvé quelques inexactitudes dans ce chapitre. (B)
  2. Les légats a latere, les plus éminents de tous, sont choisis parmi les personnes demeurant à Rome, à côté du pape ; les légats envoyés prennent le titre de nonces ; le titre de légat-né est attaché à quelques archevêchés. (B.)