Essai sur les mœurs/Chapitre 54

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CHAPITRE LIV.

De la première croisade jusqu’à la prise de Jérusalem.

Tel était l’état de l’Asie Mineure et de la Syrie, lorsqu’un pèlerin d’Amiens suscita les croisades. Il n’avait d’autre nom que Coucoupêtre, ou Cucupiêtre[1], comme le dit la fille de l’empereur Comnène, qui le vit à Constantinople. Nous le connaissons sous le nom de Pierre l’Ermite. Ce Picard, parti d’Amiens pour aller, en pèlerinage vers l’Arabie, fut cause que l’Occident s’arma contre l’Orient, et que des millions d’Européans périrent en Asie. C’est ainsi que sont enchaînés les événements de l’univers. Il se plaignit amèrement à l’évêque secret qui résidait dans le pays, avec le titre de patriarche de Jérusalem, des vexations que souffraient les pèlerins ; les révélations ne lui manquèrent pas. Guillaume de Tyr[2] assure que Jésus-Christ apparut à l’Ermite. « Je serai avec toi, lui dit-il, il est temps de secourir mes serviteurs. » A son retour à Rome, il parla d’une manière si vive, et fit des tableaux si touchants, que le pape Urbain II crut cet homme propre à seconder le grand dessein que les papes avaient depuis longtemps d’armer la chrétienté contre le mahométisme. Il envoya Pierre de province en province communiquer, par son imagination forte, l’ardeur de ses sentiments, et semer l’enthousiasme.

(1094) Urbain II tint ensuite, vers Plaisance, un concile en rase campagne, où se trouvèrent plus de trente mille séculiers outre les ecclésiastiques. On y proposa la manière de venger les chrétiens. L’empereur des Grecs, Alexis Comnène, père de cette princesse qui écrivit l’histoire de son temps, envoya à ce concile des ambassadeurs pour demander quelque secours contre les musulmans ; mais ce n’était ni du pape ni des Italiens qu’il devait l’attendre : les Normands enlevaient alors Naples et Sicile aux Grecs ; et le pape, qui voulait être au moins seigneur suzerain de ces royaumes, étant d’ailleurs rival de l’Église grecque, devenait nécessairement par son état l’ennemi déclaré des empereurs d’Orient, comme il était l’ennemi couvert des empereurs teutoniques. Le pape, loin de secourir les Grecs, voulait soumettre l’Orient aux Latins.

Au reste, le projet d’aller faire la guerre en Palestine fut vanté par tous les assistants au concile de Plaisance, et ne fut embrassé par personne. Les principaux seigneurs italiens avaient chez eux trop d’intérêts à ménager, et ne voulaient point quitter un pays délicieux pour aller se battre vers l’Arabie Pétrée.

(1095) On fut donc obligé de tenir un autre concile à Clermont en Auvergne. Le pape y harangua dans la grande place. On avait pleuré en Italie sur les malheurs des chrétiens de l’Asie ; on s’arma en France. Ce pays était peuplé d’une foule de nouveaux seigneurs, inquiets, indépendants, aimant la dissipation et la guerre, plongés pour la plupart dans les crimes que la débauche entraîne, et dans une ignorance aussi honteuse que leurs débauches. Le pape proposait la rémission de tous leurs péchés, et leur ouvrait le ciel en leur imposant pour pénitence de suivre la plus grande de leurs passions, de courir au pillage. On prit donc la croix à l’envi. Les églises et les cloîtres achetèrent alors à vil prix beaucoup de terres des seigneurs, qui crurent n’avoir besoin que d’un peu d’argent et de leurs armes pour aller conquérir des royaumes en Asie. Godefroi de Bouillon, par exemple, duc de Brabant, vendit sa terre de Bouillon au chapitre de Liège, et Stenay à l’évêque de Verdun. Baudouin, frère de Godefroi, vendit au même évêque le peu qu’il avait en ce pays-là. Les moindres seigneurs châtelains partirent à leurs frais ; les pauvres gentilshommes servirent d’écuyers aux autres. Le butin devait se partager selon les grades et selon les dépenses des croisés. C’était une grande source de division, mais c’était aussi un grand motif. La religion, l’avarice, et l’inquiétude, encourageaient également ces émigrations. On enrôla une infanterie innombrable, et beaucoup de simples cavaliers sous mille drapeaux différents. Cette foule de croisés se donna rendez-vous à Constantinople. Moines, femmes, marchands, vivandiers, tout partit, comptant ne trouver sur la route que des chrétiens, qui gagneraient des indulgences en les nourrissant. Plus de quatre-vingt mille de ces vagabonds se rangèrent sous le drapeau de Coucoupêtre, que j’appellerai toujours Pierre l’Ermite. Il marchait en sandales, et ceint d’une corde, à la tête de l’armée : nouveau genre de vanité ! Jamais l’antiquité n’avait vu de ces émigrations d’une partie du monde dans l’autre produites par un enthousiasme de religion. Cette fureur épidémique parut alors pour la première fois, afin qu’il n’y eût aucun fléau possible qui n’eût affligé l’espèce humaine.

La première expédition de ce général Ermite fut d’assiéger une ville chrétienne en Hongrie, nommée Malavilla, parce que l’on avait refusé des vivres à ces soldats de Jésus-Christ qui, malgré leur sainte entreprise, se conduisaient en voleurs de grand chemin. La ville fut prise d’assaut, livrée au pillage, les habitants égorgés. L’Ermite ne fut plus alors maître de ses croisés, excités par la soif du brigandage. Un des lieutenants de l’Ermite, nommé Gauthier sans Argent, qui commandait la moitié des troupes, agit de même en Bulgarie. On se réunit bientôt contre ces brigands, qui furent presque tous exterminés ; et l’Ermite arriva enfin devant Constantinople avec vingt mille personnes mourant de faim.

Un prédicateur allemand nommé Godescalc, qui voulut jouer le même rôle, fut encore plus maltraité ; dès qu’il fut arrivé avec ses disciples dans cette même Hongrie où ses prédécesseurs avaient fait tant de désordres, la seule vue de la croix rouge qu’ils portaient fut un signal auquel ils furent tous massacrés.

Une autre horde de ces aventuriers, composée de plus de deux cent mille personnes, tant femmes que prêtres, paysans, écoliers, croyant qu’elle allait défendre Jésus-Christ, s’imagina qu’il fallait exterminer tous les Juifs qu’on rencontrerait. Il y en avait beaucoup sur les frontières de France ; tout le commerce était entre leurs mains. Les chrétiens, croyant venger Dieu, firent main basse sur tous ces malheureux. Il n’y eut jamais, depuis Adrien, un si grand massacre de cette nation ; ils furent égorgés à Verdun, à Spire, à Worms, à Cologne, à Mayence ; et plusieurs se tuèrent eux-mêmes, après avoir fendu le ventre à leurs femmes, pour ne pas tomber entre les mains de ces barbares. La Hongrie fut encore le tombeau de cette troisième armée de croisés.

Cependant l’Ermite Pierre trouva devant Constantinople d’autres vagabonds italiens et allemands, qui se joignirent à lui, et ravagèrent les environs de la ville. L’empereur Alexis Comnène, qui régnait, était assurément sage et modéré ; il se contenta de se défaire au plus tôt de pareils hôtes. Il leur fournit des bateaux pour les transporter au delà du Bosphore. Le général Pierre se vit enfin à la tête d’une armée chrétienne contre les musulmans. Soliman, Soudan de Nicée, tomba avec ses Turcs aguerris sur cette multitude dispersée ; Gauthier sans Argent y périt avec beaucoup de pauvre noblesse. L’Ermite retourna cependant à Constantinople, regardé comme un fanatique qui s’était fait suivre par des furieux.

Il n’en fut pas de même des chefs des croisés, plus politiques, moins enthousiastes, plus accoutumés au commandement, et conduisant des troupes un peu plus réglées. Godefroi de Bouillon menait soixante et dix mille hommes de pied, et dix mille cavaliers couverts d’une armure complète, sous plusieurs bannières de seigneurs tous rangés sous la sienne.

Cependant Hugues, frère du roi de France Philippe Ier, marchait par l’Italie avec d’autres seigneurs qui s’étaient joints à lui. Il allait tenter la fortune. Presque tout son établissement consistait dans le titre de frère d’un roi très-peu puissant par lui-même. Ce qui est plus étrange, c’est que Robert, duc de Normandie, fils aîné de Guillaume, conquérant de l’Angleterre, quitta cette Normandie où il était à peine affermi. Chassé d’Angleterre par son cadet Guillaume le Roux, il lui engagea encore la Normandie pour subvenir aux frais de son armement. C’était, dit-on, un prince voluptueux et superstitieux. Ces deux qualités, qui ont leur source dans la faiblesse, l’entraînèrent à ce voyage.

Le vieux Raimond, comte de Toulouse, maître du Languedoc et d’une partie de la Provence, qui avait déjà combattu contre les musulmans en Espagne, ne trouva ni dans son âge, ni dans les intérêts de sa patrie, aucune raison contre l’ardeur d’aller en Palestine. Il fut un des premiers qui s’arma et passa les Alpes, suivi, dit-on, de près de cent mille hommes. Il ne prévoyait pas que bientôt on prêcherait une croisade contre sa propre famille.

Le plus politique de tous ces croisés, et peut-être le seul, fut Bohémond, fils de ce Robert Guiscard conquérant de la Sicile. Toute cette famille de Normands, transplantée en Italie, cherchait à s’agrandir, tantôt aux dépens des papes, tantôt sur les ruines de l’empire grec. Ce Bohémond avait lui-même longtemps fait la guerre à l’empereur Alexis, en Épire et en Grèce ; et n’ayant pour tout héritage que la petite principauté de Tarente et son courage, il profita de l’enthousiasme épidémique de l’Europe pour rassembler sous sa bannière jusqu’à dix mille cavaliers bien armés, et quelque infanterie, avec lesquels il pouvait conquérir des provinces, soit sur les chrétiens, soit sur les mahométans.

La princesse Anne Comnène dit que son père fut alarmé de ces émigrations prodigieuses qui fondaient dans son pays. On eût cru, dit-elle, que l’Europe, arrachée de ses fondements, allait tomber sur l’Asie. Qu’aurait-ce donc été si près de trois cent mille hommes, dont les uns avaient suivi l’Ermite Pierre, les autres le prêtre Godescalc, n’avaient déjà disparu ?

On proposa au pape de se mettre à la tête de ces armées immenses qui restaient encore ; c’était la seule manière de parvenir à la monarchie universelle, devenue l’objet de la cour romaine. Cette entreprise demandait le génie d’un Mahomet ou d’un Alexandre. Les obstacles étaient grands, et Urbain ne vit que les obstacles.

Grégoire VII avait autrefois conçu ce projet des croisades. Il aurait armé l’Occident contre l’Orient, il aurait commandé à l’Église grecque comme à la latine : les papes auraient vu sous leurs lois l’un et l’autre empire. Mais du temps de Grégoire VII une telle idée n’était encore que chimérique ; l’empire de Constantinople n’était pas encore assez accablé, la fermentation du fanatisme n’était pas assez violente dans l’Occident, Les esprits ne furent bien disposés que du temps d’Urbain II.

Le pape et les princes croisés avaient dans ce grand appareil leurs vues différentes, et Constantinople les redoutait toutes. On y haïssait les Latins, qu’on y regardait comme des hérétiques et des barbares ; on craignait surtout que Constantinople ne fût l’objet de leur ambition, plus que la petite ville de Jérusalem ; et certes on ne se trompait pas, puisqu’ils envahirent à la fin Constantinople et l’empire.

Ce que les Grecs craignaient le plus, et avec raison, c’était ce Bohémond et ses Napolitains, ennemis de l’empire. Mais quand même les intentions de Bohémond eussent été pures, de quel droit tous ces princes d’Occident venaient-ils prendre pour eux des provinces que les Turcs avaient arrachées aux empereurs grecs ?

On peut juger d’ailleurs quelle était l’arrogance féroce des seigneurs croisés, par le trait que rapporte la princesse Anne Comnène, de je ne sais quel comte français qui vint s’asseoir à côté de l’empereur sur son trône dans une cérémonie publique. Baudouin, frère de Godefroi de Bouillon, prenant par la main cet homme indiscret pour le faire retirer, le comte dit tout haut, dans son jargon barbare : « Voilà un plaisant rustre que ce Grec de s’asseoir devant des gens comme nous ! » Ces paroles furent interprétées à Alexis, qui ne fit que sourire. Une ou deux indiscrétions pareilles suffisent pour décrier une nation. Alexis fit demander à ce comte qui il était. « Je suis, répondit-il, de la race la plus noble. J’allais tous les jours dans l’église de ma seigneurie, où s’assemblaient tous les braves seigneurs qui voulaient se battre en duel, et qui priaient Jésus-Christ et la sainte Vierge de leur être favorables. Aucun d’eux n’osa jamais se battre contre moi. »

Il était moralement impossible que de tels hôtes n’exigeassent des vivres avec dureté, et que les Grecs n’en refusassent avec malice. C’était un sujet de combats continuels entre les peuples et l’armée de Godefroi, qui parut la première après les brigandages des croisés de l’Ermite Pierre. Godefroi en vint jusqu’à attaquer les faubourgs de Constantinople ; et l’empereur les défendit en personne. L’évêque du Puy en Auvergne, nommé Monteil, légat du pape dans les armées de la croisade, voulait absolument qu’on commençât les entreprises contre les infidèles par le siège de la ville où résidait le premier prince des chrétiens : tel était l’avis de Bohémond, qui était alors en Sicile, et qui envoyait courriers sur courriers à Godefroi pour l’empêcher de s’accorder avec l’empereur. Hugues, frère du roi de France, eut alors l’imprudence de quitter la Sicile, où il était avec Bohémond, et de passer presque seul sur les terres d’Alexis ; il joignit à cette indiscrétion celle de lui écrire des lettres pleines d’une fierté peu séante à qui n’avait point d’armée. Le fruit de ces démarches fut d’être arrêté quelque temps prisonnier. Enfin la politique de l’empereur grec vint à bout de détourner tous ces orages : il fit donner des vivres, il engagea tous les seigneurs à lui prêter hommage pour les terres qu’ils conquerraient, il les fit tous passer en Asie les uns après les autres, après les avoir comblés de présents. Bohémond, qu’il redoutait le plus, fut celui qu’il traita avec le plus de magnificence. Quand ce prince vint lui rendre hommage à Constantinople, et qu’on lui fit voir les raretés du palais, Alexis ordonna qu’on remplît un cabinet de meubles précieux, d’ouvrages d’or et d’argent, de bijoux de toute espèce, entassés sans ordre, et de laisser la porte du cabinet entr’ouverte. Bohémond vit en passant ces trésors, auxquels les conducteurs affectaient de ne faire nulle attention. « Est-il possible, s’écria-t-il, qu’on néglige de si belles choses ? si je les avais, je me croirais le plus puissant des princes. » Le soir même l’empereur lui envoya tout le cabinet. Voilà ce que rapporte sa fille, témoin oculaire. C’est ainsi qu’en usait ce prince, que tout homme désintéressé appellera sage et magnifique, mais que la plupart des historiens des croisades ont traité de perfide, parce qu’il ne voulut pas être l’esclave d’une multitude dangereuse.

Enfin, quand il s’en fut heureusement débarrassé, et que tout fut passé dans l’Asie Mineure, on fit la revue près de Nicée, et on a prétendu qu’il se trouva cent mille cavaliers et six cent mille hommes de pied, en comptant les femmes. Ce nombre, joint avec les premiers croisés qui périrent sous l’Ermite et sous d’autres, fait environ onze cent mille. Il justifie ce qu’on dit des armées des rois de Perse qui avaient, inondé la Grèce, et ce qu’on raconte des transplantations de tant de barbares ; ou bien c’est une exagération semblable à celle des Grecs, qui mêlèrent presque toujours la fable à l’histoire. Les Français enfin, et surtout Raimond de Toulouse, se trouvèrent partout sur le même terrain que les Gaulois méridionaux avaient parcouru treize cents ans auparavant, quand ils allèrent ravager l’Asie Mineure, et donner leur nom à la province de Galatie.

Les historiens nous informent rarement comment on nourrissait ces multitudes ; c’était une entreprise qui demandait autant de soins que la guerre même. Venise ne voulut pas d’abord s’en charger ; elle s’enrichissait plus que jamais par son commerce avec les mahométans, et craignait de perdre les privilèges qu’elle avait chez eux. Les Génois, les Pisans, et les Grecs, équipèrent des vaisseaux chargés de provisions qu’ils vendaient aux croisés en côtoyant l’Asie Mineure. La fortune des Génois s’en accrut, et on fut étonné bientôt après de voir Gênes devenue une puissance.

Le vieux Turc Soliman, Soudan de Syrie, qui était sous les califes de Bagdad ce que les maires avaient été sous la race de Clovis, ne put, avec le secours de son fils, résister au premier torrent de tous ces princes croisés. Leurs troupes étaient mieux choisies que celles de l’Ermite Pierre, et disciplinées autant que le permettaient la licence et l’enthousiasme.

(1097) On prit Nicée ; on battit deux fois les armées commandées par le fils de Soliman. Les Turcs et les Arabes ne soutinrent point dans ces commencements le choc de ces multitudes couvertes de fer, de leurs grands chevaux de bataille, et des forêts de lances auxquelles ils n’étaient point accoutumés.

(1098) Bohémond eut l’adresse de se faire céder par les croisés le fertile pays d’Antioche, Baudouin alla jusqu’en Mésopotamie s’emparer de la ville d’Édesse, et s’y forma un petit État. Enfin on mit le siège devant Jérusalem, dont le calife d’Égypte s’était saisi par ses lieutenants. La plupart des historiens disent que l’armée des assiégeants, diminuée par les combats, par les maladies, et par les garnisons mises dans les villes conquises, était réduite à vingt mille hommes de pied et à quinze cents chevaux ; et que Jérusalem, pourvue de tout, était défendue par une garnison de quarante mille soldats. On ne manque pas d’ajouter qu’il y avait, outre cette garnison, vingt mille habitants déterminés. Il n’y a point de lecteur sensé qui ne voie qu’il n’est guère possible qu’une armée de vingt mille hommes en assiège une de soixante mille dans une place fortifiée ; mais les historiens ont toujours voulu du merveilleux.

Ce qui est vrai, c’est qu’après cinq semaines de siége la ville fut emportée d’assaut, et que tout ce qui n’était pas chrétien fut massacré. L’Ermite Pierre, de général devenu chapelain, se trouva à la prise et au massacre. Quelques chrétiens, que les musulmans avaient laissé vivre dans la ville, conduisirent les vainqueurs dans les caves les plus reculées, où les mères se cachaient avec leurs enfants, et rien ne fut épargné. Presque tous les historiens conviennent qu’après cette boucherie les chrétiens, tout dégouttants de sang, (1099) allèrent en procession à l’endroit qu’on dit être le sépulcre de Jésus-Christ, et y fondirent en larmes[3]. Il est très-vraisemblable qu’ils y donnèrent des marques de religion ; mais cette tendresse qui se manifesta par des pleurs n’est guère compatible avec cet esprit de vertige, de fureur, de débauche, et d’emportement. Le même homme peut être furieux et tendre, mais non dans le même temps.

Elmacim rapporte qu’on enferma les Juifs dans la synagogue qui leur avait été accordée par les Turcs, et qu’on les y brûla tous. Cette action est croyable après la fureur avec laquelle on les avait exterminés sur la route.

(5 juillet 1099) Jérusalem fut prise par les croisés tandis qu’Alexis Comnène était empereur d’Orient, Henri IV, d’Occident, et qu’Urbain II, chef de l’Église romaine, vivait encore. Il mourut avant d’avoir appris ce triomphe de la croisade dont il était l’auteur.

Les seigneurs, maîtres de Jérusalem, s’assemblaient déjà pour donner un roi à la Judée. Les ecclésiastiques suivant l’armée se rendirent dans l’assemblée, et osèrent déclarer nulle l’élection qu’on allait faire, parce qu’il fallait, disaient-ils, faire un patriarche avant de faire un souverain.

Cependant Godefroi de Bouillon fut élu, non pas roi, mais duc de Jérusalem, Quelques mois après arriva un légat nommé Damberto, qui se fit nommer patriarche par le clergé ; et la première chose que fit ce patriarche, ce fut de prendre le petit royaume de Jérusalem pour lui-même au nom du pape. Il fallut que Godefroi de Bouillon, qui avait conquis la ville au prix de son sang, la cédât à cet évêque. Il se réserva le port de Joppé, et quelques droits dans Jérusalem. Sa patrie, qu’il avait abandonnée, valait bien au delà de ce qu’il avait acquis en Palestine.


  1. Coucoupiêtre (Petrus ad Cucullum) est au contraire son surnom, et son nom est Pierre l’Ermite ou Pierre d’Achères. (G. A.)
  2. Guillaume, archevêque de Tyr, mort en 1183, est l’auteur d’un ouvrage important sur les croisades, divisé en trente-deux livres. Il fut édité à Bâle, en 1549, par Philippe Poissenot, traduit du latin en italien par Gioseppe Horologgi (Venise, 1502, in-4o), et publié en français par Gabriel du Préau. (E. B.)
  3. Voyez le chapitre vii de l’Essai sur la poésie épique, à la suite de la Henriade, tome VIII.