Essai sur les mœurs/Chapitre 66

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CHAPITRE LXVI.

Du supplice des templiers, et de l’extinction de cet ordre.

Parmi les contradictions qui entrent dans le gouvernement de ce monde, ce n’en est pas une petite que cette institution de moines armés qui font vœu de vivre à la fois en anachorètes et en soldats.

On accusait les templiers de réunir tout ce qu’on reprochait à ces deux professions, les débauches et la cruauté du guerrier, et l’insatiable passion d’acquérir, qu’on impute à ces grands ordres qui ont fait vœu de pauvreté.

Tandis qu’ils goûtaient le fruit de leurs travaux, ainsi que les chevaliers hospitaliers de Saint-Jean, l’ordre teutonique, formé comme eux dans la Palestine, s’emparait au xiiie siècle de la Prusse, de la Livonie, de la Courlande, de la Samogitie. Ces chevaliers teutons étaient accusés de réduire les ecclésiastiques comme les païens à l’esclavage, de piller leurs biens, d’usurper les droits des évêques, d’exercer un brigandage horrible ; mais on ne fait point le procès à des conquérants. Les templiers excitèrent l’envie parce qu’ils vivaient chez leurs compatriotes avec tout l’orgueil que donne l’opulence, et dans les plaisirs effrénés que prennent des gens de guerre qui ne sont point retenus par le frein du mariage.

(1306) La rigueur des impôts, et la malversation du conseil du roi Philippe le Bel dans les monnaies excita une sédition dans Paris. Les templiers, qui avaient en garde le trésor du roi, furent accusés d’avoir eu part à la mutinerie ; et on a vu déjà[1] que Philippe le Bel était implacable dans ses vengeances.

Les premiers accusateurs de cet ordre furent un bourgeois de Béziers, nommé Squin de Florian, et Noffodei, Florentin, templier apostat, détenus tous deux en prison pour leurs crimes. Ils demandèrent à être conduits devant le roi, à qui seul ils voulaient révéler des choses importantes. S’ils n’avaient pas su quelle était l’indignation du roi contre les templiers, auraient-ils espéré leur grâce en les accusant ? Ils furent écoutés. Le roi, sur leur déposition, ordonne à tous les baillis du royaume, à tous les officiers, de prendre main-forte (1309) ; leur envoie un ordre cacheté, avec défense, sous peine de la vie, de l’ouvrir avant le 13 octobre. Ce jour venu, chacun ouvre son ordre : il portait de mettre en prison tous les templiers. Tous sont arrêtés. Le roi aussitôt fait saisir en son nom les biens des chevaliers jusqu’à ce qu’on en dispose.

Il paraît évident que leur perte était résolue très longtemps avant cet éclat. L’accusation et l’emprisonnement sont de 1309[2] ; mais on a retrouvé des lettres de Philippe le Bel au comte de Flandre, datées de Melun, 1306, par lesquelles il le priait de se joindre à lui pour extirper les templiers.

Il fallait juger ce prodigieux nombre d’accusés. Le pape Clément V, créature de Philippe, et qui demeurait alors à Poitiers, se joint à lui après quelques disputes sur le droit que l’Église avait d’exterminer ces religieux, et le droit du roi de punir des sujets. Le pape interrogea lui-même soixante et douze chevaliers. Des inquisiteurs, des commissaires délégués, procèdent partout contre les autres. Les bulles sont envoyées chez tous les potentats de l’Europe pour les exciter à imiter la France. On s’y conforme en Castille, en Aragon, en Sicile, en Angleterre ; mais ce ne fut qu’en France qu’on fit périr ces malheureux. Deux cent et un témoins les accusèrent de renier Jésus-Christ en entrant dans l’ordre, de cracher sur la croix, d’adorer une tête dorée montée sur quatre pieds. Le novice baisait le profès qui le recevait, à la bouche, au nombril, et à des parties qui paraissaient peu destinées à cet usage. Il jurait de s’abandonner à ses confrères. Voilà, disent les informations conservées jusqu’à nos jours, ce qu’avouèrent soixante et douze templiers au pape même, et cent quarante-un de ces accusés à frère Guillaume, cordelier, inquisiteur dans Paris, en présence de témoins. On ajoute que le grand-maître de l’ordre même, et le grand-maître de Chypre, les maîtres de France, de Poitou, de Vienne, de Normandie, firent les mêmes aveux à trois cardinaux délégués par le pape.

(1312) Ce qui est indubitable, c’est qu’on fit subir les tortures les plus cruelles à plus de cent chevaliers, qu’on en brûla vifs cinquante-neuf en un jour, près de l’abbaye Saint-Antoine de Paris ; que le grand-maître Jacques de Molai, et Gui, frère du dauphin d’Auvergne, deux des principaux seigneurs de l’Europe, l’un par sa dignité, l’autre par sa naissance, furent aussi jetés vifs dans les flammes, non loin de l’endroit où est à présent la statue équestre du roi Henri IV.

Ces supplices, dans lesquels on fait mourir tant de citoyens d’ailleurs respectables, cette foule de témoins contre eux, ces aveux de plusieurs accusés mêmes, semblent des preuves de leur crime et de la justice de leur perte.

Mais aussi que de raisons en leur faveur ! Premièrement, de tous ces témoins qui déposent contre les templiers, la plupart n’articulent que de vagues accusations. Secondement, très-peu disent que les templiers reniaient Jésus-Christ. Qu’auraient-ils en effet gagné on maudissant une religion qui les nourrissait, et pour laquelle ils combattaient ? Troisièmement, que plusieurs d’entre eux, témoins et complices des débauches des princes et des ecclésiastiques de ce temps-là, eussent marqué quelquefois du mépris pour les abus d’une religion tant déshonorée en Asie et en Europe ; qu’ils en eussent parlé dans des moments de liberté, comme on disait que Boniface VIII en parlait : c’est un emportement de jeunes gens dont certainement l’ordre n’est point comptable. Quatrièmement, cette tête dorée qu’on prétendait qu’ils adoraient, et qu’on gardait à Marseille, devait leur être représentée : on ne se mit seulement pas en peine de la chercher, et il faut avouer qu’une telle accusation se détruit d’elle-même. Cinquièmement, la manière infâme dont on leur reprochait d’être reçus dans l’ordre ne peut avoir passé en loi parmi eux. C’est mal connaître les hommes de croire qu’il y ait des sociétés qui se soutiennent par les mauvaises mœurs, et qui fassent une loi de l’impudicité : on veut toujours rendre sa société respectable à qui veut y entrer. Je ne doute nullement que plusieurs jeunes templiers ne s’abandonnassent à des excès qui de tout temps ont été le partage de la jeunesse ; et ce sont de ces vices passagers qu’il vaut beaucoup mieux ignorer que punir. Sixièmement, si tant de témoins ont déposé contre les templiers, il y eut aussi beaucoup de témoignages étrangers en faveur de l’ordre. Septièmement, si les accusés, vaincus par les tourments, qui font dire le mensonge comme la vérité, ont confessé tant de crimes, peut-être ces aveux sont-ils autant à la honte des juges qu’à celle des chevaliers ; on leur promettait leur grâce pour extorquer leur confession. Huitièmement, les cinquante-neuf qu’on brûla vifs prirent Dieu à témoin de leur innocence, et ne voulurent point la vie qu’on leur offrait à condition de s’avouer coupables. Quelle plus grande preuve non-seulement d’innocence, mais d’honneur ? Neuvièmement, soixante et quatorze templiers non accusés entreprirent de défendre l’ordre, et ne furent point écoutés. Dixièmement, lorsqu’on lut au grand-maître sa confession rédigée devant les trois cardinaux, ce vieux guerrier, qui ne savait ni lire ni écrire, s’écria qu’on l’avait trompé ; que l’on avait écrit une autre déposition que la sienne ; que les cardinaux ministres de cette perfidie méritaient qu’on les punît comme les Turcs punissent les faussaires, en leur fendant le corps et la tête en deux. Onzièmement, on eût accordé la vie à ce grand-maître, et à Gui, frère du dauphin d’Auvergne, s’ils avaient voulu se reconnaître coupables publiquement ; et on ne les brûla que parce qu’appelés en présence du peuple sur un échafaud pour avouer les crimes de l’ordre, ils jurèrent que l’ordre était innocent. Cette déclaration, qui indigna le roi, leur attira leur supplice, et ils moururent en invoquant en vain la vengeance céleste contre leurs persécuteurs.

Cependant, en conséquence de la bulle du pape et de leurs grands biens, on poursuivit les templiers dans toute l’Europe ; mais en Allemagne ils surent empêcher qu’on ne saisît leurs personnes. Ils soutinrent en Aragon des siéges dans leurs châteaux. Enfin le pape abolit l’ordre de sa seule autorité dans un consistoire secret, pendant le concile de Vienne : partagea qui put leurs dépouilles. Les rois de Castille et d’Aragon s’emparèrent d’une partie de leurs biens, et en firent part aux chevaliers de Calatrava ; on donna les terres de l’ordre en France, en Italie, en Angleterre, en Allemagne, aux hospitaliers, nommés alors chevaliers de Rhodes, parce qu’ils venaient de prendre cette île sur les Turcs, et l’avaient su garder avec un courage qui méritait au moins les dépouilles des chevaliers du Temple pour leur récompense.

Denis, roi de Portugal, institua en leur place l’ordre des chevaliers du Christ, ordre qui devait combattre les Maures, mais qui, étant devenu depuis un vain honneur, a cessé même d’être honneur à force d’être prodigué.

Philippe le Bel se fit donner deux cent mille livres, et Louis Hutin son fils prit encore soixante mille livres sur les biens des templiers. J’ignore ce qui revint au pape ; mais je vois évidemment que les frais des cardinaux, des inquisiteurs délégués pour faire ce procès épouvantable, montèrent à des sommes immenses. Je m’étais peut-être trompé quand je lus avec vous la lettre circulaire de Philippe le Bel, par laquelle il ordonne à ses sujets de restituer les meubles et immeubles des templiers aux commissaires du pape. Cette ordonnance de Philippe est rapportée par Pierre du Pui. Nous crûmes que le pape avait profité de cette prétendue restitution ; car à qui restitue-t-on, sinon à ceux qu’on regarde comme propriétaires ? Or, dans ce temps, on pensait que les papes étaient les maîtres des biens de l’Église : cependant je n’ai jamais pu découvrir ce que le pape recueillit de cette dépouille. Il est avéré qu’en Provence le pape partagea les biens meubles des templiers avec le souverain. On joignait à la bassesse de s’emparer du bien des proscrits la bonté de se déshonorer pour peu de chose ; mais y avait-il alors de l’honneur ?

Il faut considérer un événement qui se passait dans le même temps, qui fait plus d’honneur à la nature humaine, et qui a fondé une république invincible.

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  1. Chapitre lxv, page 520.
  2. L’accusation et l’emprisonnement sont de 1307 ; les arrêts sont de 1309. Voyez Voltaire lui-même, Histoire du Parlement, chapitre iv. (B.)