Essai sur les mœurs/Chapitre 174

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CHAPITRE CLXXIV.

De Henri IV.

En lisant l’histoire de Henri IV dans Daniel, on est tout étonné de ne pas le trouver un grand homme. On y voit à peine son caractère, très-peu de ces belles réponses qui sont l’image de son âme ; rien de ce discours digne de l’immortalité, qu’il tint à l’assemblée des notables de Rouen ; aucun détail de tout le bien qu’il fit à la patrie. Des manœuvres de guerre sèchement racontées, de longs discours au parlement en faveur des jésuites, et enfin la vie du P. Coton, forment, dans Daniel, le règne de Henri IV.

Bayle, souvent aussi répréhensible et aussi petit, quand il traite des points d’histoire et des affaires du monde, qu’il est judicieux et profond quand il manie la dialectique, commence son article de Henri IV par dire que, « si on l’eût fait eunuque, il eût pu effacer la gloire des Alexandre et des César. » Voilà de ces choses qu’il eût dû effacer de son dictionnaire. Sa dialectique même lui manque dans cette ridicule supposition : car César fut beaucoup plus débauché que Henri IV ne fut amoureux, et on ne voit pas pourquoi Henri IV eût été plus loin qu’Alexandre. Bayle a-t-il prétendu qu’il faille être un demi-homme pour être un grand homme ? Ne savait-il pas, d’ailleurs, quelle foule de grands capitaines a mêlé l’amour aux armes ? De tous les guerriers qui se sont fait un nom, il n’y a peut-être que le seul Charles XII qui ait renoncé absolument aux femmes ; encore a-t-il eu plus de revers que de succès. Ce n’est pas que je veuille, dans cet ouvrage sérieux, flatter cette vaine galanterie qu’on reproche à la nation française ; je ne veux que reconnaître une très-grande vérité : c’est que la nature, qui donne tout, ôte presque toujours la force et le courage à ceux qui sont dépouillés des marques de la virilité, ou en qui ces marques sont imparfaites. Tout est physique dans toutes les espèces : ce n’est pas le bœuf qui combat, c’est le taureau. Les forces de l’âme et du corps sont puisées dans cette source de la vie. Il n’y a parmi les eunuques que Narsès de capitaine, et qu’Origène et Photius de savants. Henri IV fut souvent amoureux, et quelquefois ridiculement ; mais jamais il ne fut amolli : la belle Gabrielle l’appelle dans ses lettres mon soldat ; ce seul mot réfute Bayle. Il est à souhaiter, pour l’exemple des rois et pour la consolation des peuples, qu’on lise ailleurs, comme dans la grande histoire de Mézerai, dans Péréfixe, dans les Mémoires de Sully, ce qui concerne les temps de ce bon prince[1].

Faisons, pour notre usage particulier, un précis de cette vie qui fut trop courte. Il est dès son enfance nourri dans les troubles et dans les malheurs. Il se trouve, à quatorze ans, à la bataille de Moncontour. Il est rappelé à Paris, Il n’épouse la sœur de Charles IX que pour voir ses amis assassinés autour de lui, pour courir lui-même risque de sa vie, et pour rester près de trois ans prisonnier d’État. Il ne sort de sa prison que pour essuyer toutes les fatigues et toutes les fortunes de la guerre, manquant souvent du nécessaire, n’ayant jamais de repos, s’exposant comme le plus hardi soldat, faisant des actions qui ne paraissent pas croyables, et qui ne le deviennent que parce qu’il les a répétées ; comme lorsqu’à la prise de Cahors, en 1588, il fut sous les armes pendant cinq jours, combattant de rue en rue sans presque prendre de repos. La victoire de Coutras fut due principalement à son courage. Son humanité après la victoire devait lui gagner tous les cœurs.

Le meurtre de Henri III le fait roi de France ; mais la religion sert de prétexte à la moitié des chefs de l’armée pour l’abandonner, et à la Ligue pour ne pas le reconnaître. Elle choisit pour roi un fantôme, un cardinal de Bourbon-Vendôme ; et le roi d’Espagne, Philippe II, maître de la Ligue par son argent, compte déjà la France pour une de ses provinces. Le duc de Savoie, gendre de Philippe, envahit la Provence et le Dauphiné. Le parlement de Languedoc défend, sous peine de la vie, de le reconnaître, et le déclare « incapable de posséder jamais la couronne de France, conformément à la bulle de notre saint-père le pape ». Le parlement de Rouen (septembre 1589) déclare « criminels de lèse-majesté divine et humaine » tous ses adhérents[2].

Henri IV n’avait pour lui que la justice de sa cause, son courage, et quelques amis. Jamais il ne fut en état de tenir longtemps une armée sur pied, et encore quelle armée ! elle ne se monta presque jamais à douze mille hommes complets : c’était moins que les détachements de nos jours. Ses serviteurs venaient tour à tour se ranger sous sa bannière, et s’en retournaient les uns après les autres au bout de quelques mois de service. Les Suisses, qu’à peine il pouvait payer, et quelques compagnies de lances, faisaient le fond permanent de ses forces. Il fallait courir de ville en ville, combattre et négocier sans relâche. Il n’y a presque point de provinces en France où il n’ait fait de grands exploits à la tête de quelques amis qui lui tenaient lieu d’armée.

D’abord, avec environ cinq mille combattants, il bat, à la journée d’Arques (octobre 1589), auprès de Dieppe, l’armée du duc de Mayenne, forte de vingt mille hommes ; c’est alors qu’il écrivit cette lettre au marquis de Crillon : « Pends-toi, brave Crillon ; nous avons combattu à Arques, et tu n’y étais pas. Adieu, mon ami, je vous aime à tort et à travers. » Ensuite il emporte les faubourgs de Paris, et il ne lui manque qu’assez de soldats pour prendre la ville. Il faut qu’il se retire, qu’il force jusqu’aux villages retranchés pour s’ouvrir des passages, pour communiquer avec les villes qui défendent sa cause.

Pendant qu’il est ainsi continuellement dans la fatigue et dans le danger, un cardinal Gajetan, légat de Rome, vient tranquillement à Paris donner des lois au nom du pape. La Sorbonne ne cesse de déclarer qu’il n’est pas roi (et elle subsiste encore !) ; et la Ligue règne sous le nom de ce cardinal de Vendôme, qu’elle appelait Charles X, au nom duquel on frappait la monnaie, tandis que le roi le retenait prisonnier à Tours[3].

Les religieux animent les peuples contre lui. Les jésuites courent de Paris à Rome et en Espagne. Le P. Matthieu, qu’on nommait le courrier de la Ligue, ne cesse de procurer des bulles et des soldats. Le roi d’Espagne (14 mars 1590) envoie quinze cents lances fournies, qui faisaient environ quatre mille cavaliers, et trois mille hommes de la vieille infanterie vallone, sous le comte d’Egmont, fils de cet Egmont à qui ce roi avait fait trancher la tête. Alors Henri IV rassemble le peu de forces qu’il peut avoir, et n’est pourtant pas à la tête de dix mille combattants. Il livre cette fameuse bataille d’Ivry aux ligueurs commandés par le duc de Mayenne, et aux Espagnols très-supérieurs en nombre, en artillerie, en tout ce qui peut entretenir une armée considérable. Il gagne cette bataille, comme il avait gagné celle de Coutras, en se jetant dans les rangs ennemis au milieu d’une forêt de lances. On se souviendra dans tous les siècles de ces paroles : « Si vous perdez vos enseignes, ralliez-vous à mon panache blanc ; vous le trouverez toujours au chemin de l’honneur et de la gloire. » « Sauvez les Français ! » s’écria-t-il quand les vainqueurs s’acharnaient sur les vaincus.

Ce n’est plus comme à Coutras, où à peine il était le maître. Il ne perd pas un moment pour profiter de la victoire. Son armée le suit avec allégresse ; elle est même renforcée ; mais enfin il n’avait pas quinze mille hommes, et avec ce peu de troupes il assiége Paris, où il restait alors deux cent vingt mille habitants. Il est constant qu’il l’eût pris par famine, s’il n’avait pas permis lui-même, par trop de pitié, que les assiégeants nourrissent les assiégés. En vain ses généraux publiaient sous ses ordres des défenses, sous peine de mort, de fournir des vivres aux Parisiens ; les soldats eux-mêmes leur en vendaient. Un jour que, pour faire un exemple, on allait pendre deux paysans qui avaient amené des charrettes de pain à une poterne, Henri les rencontra en allant visiter ses quartiers : ils se jetèrent à ses genoux, et lui remontrèrent qu’ils n’avaient que cette manière pour gagner leur vie : Allez en paix, leur dit le roi, en leur donnant aussitôt l’argent qu’il avait sur lui. « Le Béarnais est pauvre, ajouta-t-il ; s’il avait davantage, il vous le donnerait. » Un cœur bien né ne peut lire de pareils traits sans quelques larmes d’admiration et de tendresse.

Pendant qu’il pressait Paris, les moines armés faisaient des processions, le mousquet et le crucifix à la main, et la cuirasse sur le dos. Le parlement (juin 1590), les cours supérieures, les citoyens, faisaient serment sur l’Évangile, en présence du légat et de l’ambassadeur d’Espagne, de ne le point recevoir ; mais enfin les vivres manquent, la famine fait sentir ses plus cruelles extrémités.

Le duc de Parme est envoyé par Philippe II au secours de Paris avec une puissante armée : Henri IV court lui présenter la bataille. Qui ne connaît cette lettre qu’il écrivit du champ où il croyait combattre à cette Gabrielle d’Estrées, rendue célèbre par lui : « Si je meurs, ma dernière pensée sera à Dieu, et l’avant-dernière à vous (octobre 1590) » ? Le duc de Parme n’accepta point la bataille ; il n’était venu que pour secourir Paris, et pour rendre la Ligue plus dépendante du roi d’Espagne. Assiéger cette grande ville avec si peu de monde, devant une armée supérieure, était une chose impossible : voilà donc encore sa fortune retardée et ses victoires inutiles. Du moins il empêche le duc de Parme de faire des conquêtes, et, le côtoyant jusqu’aux dernières frontières de la Picardie, il le fit rentrer en Flandre.

À peine est-il délivré de cet ennemi que le pape Grégoire XIV, Sfondrat, emploie une partie des trésors amassés par Sixte-Quint à envoyer des troupes à la Ligue, Le jésuite Jouvency avoue dans son histoire que le jésuite Nigry, supérieur des novices de Paris, rassembla tous les novices de cet ordre en France, et qu’il les conduisit jusqu’à Verdun au-devant de l’armée du pape ; qu’il les enrégimenta, et qu’il les incorpora à cette armée, laquelle ne laissa en France que les traces des plus horribles dissolutions : ce trait peint l’esprit du temps.

C’était bien alors que les moines pouvaient écrire que l’évêque de Rome avait le droit de déposer les rois : ce droit était prêt d’être constaté à main armée.

Henri IV avait toujours à combattre l’Espagne, Rome, et la France : car le duc de Parme, en se retirant, avait laissé huit mille soldats au duc de Mayenne. Un neveu du pape entre en France avec des troupes italiennes et des monitoires ; il se joint au duc de Savoie dans le Dauphiné. Lesdiguières, celui qui fut depuis le dernier connétable de France et le dernier seigneur puissant, battit les troupes savoisiennes et celles du pape. Il faisait la guerre comme Henri IV, avec des capitaines qui ne servaient qu’un temps : cependant il défit ces armées réglées. Tout était alors soldat en France, paysan, artisan, bourgeois : c’est ce qui la dévasta ; mais c’est ce qui l’empêcha enfin d’être la proie de ses voisins. Les soldats du pape se dissipèrent, après n’avoir donné que des exemples d’une débauche inconnue au delà de leurs Alpes. Les habitants des campagnes brûlaient les chèvres qui suivaient leurs régiments.

Philippe II, du fond de son palais, continuait à entretenir et ménager la dissension, toujours donnant au duc de Mayenne de petits secours, afin qu’il ne fût ni trop faible ni trop puissant, et prodiguant l’or dans Paris pour y faire reconnaître sa fille, Claire-Eugénie, reine de France, avec le prince qu’il lui donnera pour époux. C’est dans ces vues qu’il envoie encore le duc de Parme en France, lorsque Henri IV assiège Rouen, comme il l’avait envoyé pendant le siége de Paris. Il promettait à la Ligue qu’il ferait marcher une armée de cinquante mille hommes dès que sa fille serait reine. Henri, après avoir levé le siége de Rouen, fait encore sortir de France le duc de Parme.

Cependant il s’en fallut peu que la faction des Seize, pensionnaire de Philippe II, ne remplît enfin les projets de ce monarque, et n’achevât la ruine entière du royaume. Ils avaient fait pendre (novembre 1591) le premier président du parlement de Paris et deux magistrats qui s’opposaient à leurs complots. Le duc de Mayenne, prêt à être accablé lui-même par cette faction, avait fait pendre quatre de ces séditieux à son tour. C’était au milieu de ces divisions et de ces horreurs, après la mort du prétendu Charles X, que se tenaient à Paris les états généraux, sous la direction d’un légat du pape et d’un ambassadeur d’Espagne : le légat même y présida, et s’assit dans le fauteuil qu’on avait laissé vide, et qui marquait la place du roi qu’on devait élire. L’ambassadeur d’Espagne y eut séance : il y harangua contre la loi salique, et proposa l’infante pour reine. Le parlement fit des remontrances au duc de Mayenne en faveur de la loi salique (1593) ; mais ces remontrances n’étaient-elles pas visiblement concertées avec ce chef de parti ? La nomination de l’infante ne lui ôtait-elle pas sa place ? le mariage de cette princesse, projeté avec le duc de Guise son neveu, ne le rendait-il pas sujet de celui dont il voulait demeurer le maître ?

Vous remarquerez qu’à ces états le parlement voulut avoir séance par députés, et ne put l’obtenir. Vous remarquerez encore que ce même parlement venait de faire brûler, par son bourreau, un arrêt du parlement du roi séant à Châlons, donné contre le légat et contre son prétendu pouvoir de présider à l’élection d’un roi de France.

À peu près dans le même temps, plusieurs citoyens ayant présenté requête à la ville et au parlement pour demander qu’on pressât au moins le roi de se faire catholique, avant de procéder à une élection, la Sorbonne déclara cette requête inepte, séditieuse, impie, inutile, attendu qu’on connaît l’obstination de Henri le relaps. Elle excommunie les auteurs de la requête, et conclut à les chasser de la ville. Ce décret, rendu en aussi mauvais latin que conçu par un esprit de démence, est du 1er novembre 1592 : il a été révoqué depuis, lorsqu’il importait fort peu qu’il le fût. Si Henri IV n’eût pas régné, le décret eût subsisté, et on eût continué de prodiguer à Philippe II le titre de protecteur de la France et de l’Église.

Des prêtres de la Ligue étaient persuadés et persuadaient aux peuples que Henri IV n’avait nul droit au trône ; que la loi salique, respectée depuis si longtemps, n’est qu’une chimère ; que c’est à l’Église seule à donner les couronnes.

On a conservé les écrits d’un nommé d’Orléans, avocat au parlement de Paris, et député aux états de la Ligue. Cet avocat développe tout ce système dans un gros livre intitulé Réponse des vrais catholiques.

C’est une chose digne d’attention que la fourberie et le fanatisme avec lesquels tous les auteurs de ce temps-là cherchent à soutenir leurs sentiments par les livres juifs : comme si les usages d’un petit peuple confiné dans les rochers de la Palestine devaient être, au bout de trois mille ans, la règle du royaume de France. Qui croirait que, pour exclure Henri IV de son héritage, on citait l’exemple d’un roitelet juif nommé Ozias, que les prêtres avaient chassé de son palais parce qu’il avait la lèpre, et qui n’avait la lèpre que pour avoir voulu offrir de l’encens au Seigneur ? « L’hérésie, dit l’avocat d’Orléans (page 230), est la lèpre de l’âme ; par conséquent Henri IV est un lépreux qui ne doit pas régner. » C’est ainsi que raisonne tout le parti de la Ligue ; mais il faut transcrire les propres paroles de l’avocat au sujet de la loi salique[4].

« Le devoir d’un roi de France est d’être chrétien aussi bien que mâle. Qui ne tient la foi catholique, apostolique et romaine, n’est point chrétien, et ne croit point en Dieu, et ne peut être justement roi de France, non plus que le plus grand faquin du monde (page 224). »

Voici un morceau encore plus étrange :

« Pour être roi de France, il est plus nécessaire d’être catholique que d’être homme : qui dispute cela mérite qu’un bourreau lui réponde plutôt qu’un philosophe (page 272). »

Rien ne sert plus à faire connaître l’esprit du temps. Ces maximes étaient en vigueur dans Rome depuis huit cents ans, et elles n’étaient en horreur dans la moitié de l’Europe que depuis un siècle. Les Espagnols, avec de l’argent et des prêtres, faisaient valoir ces opinions en France, et Philippe II eût soutenu les sentiments contraires s’il y avait eu le moindre intérêt.

Pendant qu’on employait contre Henri les armes, la plume, la politique, et la superstition ; pendant que ces états, aussi tumultueux, aussi divisés qu’irréguliers, se tenaient dans Paris, Henri était aux portes, et menaçait la ville. Il y avait quelques partisans. Beaucoup de vrais citoyens, lassés de leurs malheurs et du joug d’une puissance étrangère, soupiraient après la paix ; mais le peuple était retenu par la religion. La plus vile populace fait en ce point la loi aux grands et aux sages ; elle compose le plus grand nombre ; elle est conduite aveuglément, elle est fanatique ; et Henri IV n’était pas en état d’imiter Henri VIII et la reine Élisabeth. Il fallut changer de religion : il en coûte toujours à un brave homme. Les lois de l’honneur, qui ne changent jamais chez les peuples policés, tandis que tout le reste change, attachent quelque honte à ces changements quand l’intérêt les dicte ; mais cet intérêt était si grand, si général, si lié au bien du royaume, que les meilleurs serviteurs qu’il eût parmi les calvinistes lui conseillèrent d’embrasser la religion même qu’ils haïssaient. « Il est nécessaire, lui disait Rosny, que vous soyez papiste, et que je demeure réformé. » C’était tout ce que craignaient les factions de la Ligue et de l’Espagne. Les noms d’hérétique et de relaps étaient leurs principales armes, que sa conversion rendait impuissantes. Il fallut qu’il se fit instruire, mais pour la forme : car il était plus instruit en effet que les évêques avec lesquels il conféra. Nourri par sa mère dans la lecture de l’Ancien et du Nouveau Testament, il les possédait tous deux. La controverse était, dans son parti, le sujet de toutes les conversations aussi bien que la guerre et l’amour. Les citations de l’Écriture, les allusions à ces livres, entraient dans ce qu’on appelait le bel esprit en ces temps-là ; et la Bible était si familière à Henri IV qu’à la bataille de Coutras il avait dit, en faisant prisonnier de sa main un officier nommé Châteaurenard : « Rends-toi, Philistin. »

On voit assez ce qu’il pensait de sa conversion, par sa lettre (24 juillet 1593) à Gabrielle d’Estrées : « C’est demain que je fais le saut périlleux. Je crois que ces gens-ci me feront haïr Saint-Denis autant que vous haïssez Monceaux... » C’est immoler la vérité à de très-fausses bienséances de prétendre, comme le jésuite Daniel, que quand Henri IV se convertit il était dès longtemps catholique dans le cœur. Sa conversion assurait sans doute son salut, je le veux croire ; mais il paraît bien que l’amant de Gabrielle ne se convertit que pour régner ; et il est encore plus évident que ce changement n’augmentait en rien son droit à la couronne.

Il avait alors auprès de lui un envoyé secret de la reine Élisabeth, nommé Thomas Vilquési, qui écrivit ces propres mots, quelque temps après, à la reine sa maîtresse.

« Voici comme ce prince s’excuse sur son changement de religion, et les paroles qu’il m’a dites[5] : « Quand je fus appelé à la

couronne, huit cents gentilshommes et neuf régiments se retirèrent de mon service, sous prétexte que j’étais hérétique. Les ligueurs se sont hâtés d’élire un roi ; les plus notables se sont offerts au duc de Guise. C’est pourquoi je me suis résolu, après mûre délibération, d’embrasser la religion romaine : par ce moyen je me suis entièrement adjoint le tiers parti ; j’ai anticipé l’élection du duc de Guise ; je me suis acquis la bonne volonté du peuple français ; j’ai eu parole du duc de Florence en choses importantes ; j’ai finalement empêché que la religion réformée n’ait été flétrie. »

[6] Henri envoya le sieur Morland à la reine d’Angleterre pour certifier les mêmes choses, et faire comme il pourrait ses excuses. Morland dit qu’Élisabeth lui répondit : « Se peut-il faire qu’une chose mondaine lui ait fait mettre bas la crainte de Dieu ? » Quand la meurtrière de Marie Stuart parlait de la crainte de Dieu, il est très-vraisemblable que cette reine faisait la comédienne, comme on le lui a tant reproché ; mais quand le brave et généreux Henri IV avouait qu’il n’avait changé de religion que par l’intérêt de l’État, qui est la souveraine raison des rois, on ne peut douter qu’il ne parlât de bonne foi. Comment donc le jésuite Daniel peut-il insulter à la vérité et à ses lecteurs au point d’assurer, contre tant de vraisemblance, contre tant de preuves, et contre la connaissance du cœur humain, que Henri IV était depuis longtemps catholique dans le cœur ? Encore une fois, le comte de Boulainvilliers a bien raison d’assurer qu’un jésuite ne peut écrire fidèlement l’histoire.

Les conférences qu’on eut avec lui rendirent sa personne chère à tous ceux qui sortirent de Paris pour le voir. Un des députés, étonné de la familiarité avec laquelle ses officiers se pressaient autour de lui, et faisaient à peine place : « Vous ne voyez rien, dit-il ; ils me pressent bien autrement dans les batailles. » Enfin, ayant repris d’assaut la ville de Dreux, avant d’apprendre son nouveau catéchisme, ayant ensuite fait son abjuration dans Saint-Denis, s’étant fait sacrer à Chartres, et ayant surtout ménagé des intelligences dans Paris, qui avait une garnison de trois mille Espagnols, avec des Napolitains et des Lansquenets, il y entre en souverain, n’ayant pas plus de soldats autour de sa personne qu’il n’y avait d’étrangers dans les murs.

Paris n’avait vu ni reconnu de roi depuis quinze ans. Deux hommes ménagèrent seuls cette révolution : le maréchal de Brissac, et un brave citoyen dont le nom était moins illustre, et dont l’âme n’était pas moins noble ; c’était un échevin de Paris, nommé Langlois. Ces deux restaurateurs de la tranquillité publique s’associèrent bientôt les magistrats et les principaux bourgeois. Les mesures furent si bien prises, le légat, le cardinal de Pellevé, les commandants espagnols, les Seize, si artificieusement trompés, et ensuite si bien contenus, que Henri IV fit son entrée dans sa capitale sans qu’il y eût presque du sang répandu (mardi 12 mars 1594). Il renvoya tous les étrangers, qu’il pouvait retenir prisonniers ; il pardonna à tous les ligueurs. Les ambassadeurs de Philippe II partirent le jour même sans qu’on leur fît la moindre violence ; et le roi, les voyant passer d’une fenêtre, leur dit : « Messieurs, mes compliments à votre maître ; mais n’y revenez plus. »

Plusieurs villes suivirent l’exemple de Paris ; mais Henri était encore bien éloigné d’être maître du royaume. Philippe II, qui, dans la vue d’être toujours nécessaire à la Ligue, n’avait jamais fait de mal au roi qu’à demi, lui en faisait encore assez dans plus d’une province. Détrompé de l’espérance de régner en France sous le nom de sa fille, il ne songeait plus qu’à affaiblir pour jamais le royaume, en le démembrant ; et il était très-vraisemblable que la France serait dans un état pire que quand les Anglais en possédaient la moitié, et quand les seigneurs particuliers tyrannisaient l’autre.

Le duc de Mayenne avait la Bourgogne ; le duc de Guise, fils du Balafré, possédait Reims et une partie de la Champagne ; le duc de Mercœur dominait dans la Bretagne, et les Espagnols y avaient Blavet, qui est aujourd’hui le Port-Louis. Les principaux capitaines même de Henri IV songeaient à se rendre indépendants, et les calvinistes qu’il avait quittés, se cantonnant contre les ligueurs, se ménageaient déjà des ressources pour résister un jour à l’autorité royale.

Il fallait autant d’intrigues que de combats pour que Henri IV regagnât peu à peu son royaume. Tout maître de Paris qu’il était, sa puissance fut quelque temps si peu affermie que le pape Clément VIII lui refusait constamment l’absolution, dont il n’eût pas eu besoin dans des temps plus heureux. Aucun ordre religieux ne priait Dieu pour lui dans les cloîtres. Son nom même fut omis, dans les prières, par la plupart des curés de Paris jusqu’en 1606 ; et il fallut que le parlement, rentré dans le devoir, et y faisant rentrer les prêtres, ordonnât, par un arrêt (16 juin 1606), que tous les curés rétablissent dans leur missel la prière pour le roi. Enfin la fureur épidémique du fanatisme possédait encore tellement la populace catholique qu’il n’y eut presque point d’années où l’on n’attentât contre sa vie. Il les passa toutes à combattre tantôt un chef, tantôt un autre, à vaincre, à pardonner, à négocier, à payer la soumission des ennemis. Qui croirait qu’il lui en coûta trente-deux millions numéraires de son temps pour payer les prétentions de tant de seigneurs ? les Mémoires du duc de Sully en font foi ; et ces promesses furent fidèlement acquittées lorsque enfin, étant roi absolu et paisible, il eût pu refuser de payer ce prix de la rébellion. Le duc de Mayenne ne fit son accommodement qu’en 1596. Henri se réconcilia sincèrement avec lui, et lui donna le gouvernement de l’Île-de-France. Non-seulement il lui dit, après l’avoir lassé un jour dans une promenade : « Mon cousin, voilà le seul mal que je vous ferai de ma vie » ; mais il lui tint parole, et il n’en manqua jamais à personne.

Plusieurs politiques ont prétendu que, quand ce prince fut maître, il devait alors imiter la reine Élisabeth, et séparer son royaume de la communion romaine. Ils disent que la balance penchait trop en Europe du côté de Philippe II et des catholiques ; que pour tenir l’équilibre il fallait rendre la France protestante ; que c’était l’unique moyen de la rendre peuplée, riche, et puissante.

Mais Henri IV n’était pas dans les mêmes conjonctures qu’Élisabeth ; il n’avait point à ses ordres un parlement de la nation affectionné à ses intérêts ; il manquait encore d’argent ; il n’avait pas une armée assez considérable ; Philippe II lui faisait toujours la guerre ; la Ligue était encore puissante et encore animée.

Il recouvra son royaume, mais pauvre, déchiré, et dans la même subversion où il avait été du temps de Philippe de Valois, Jean, et Charles VI. Plusieurs grands chemins avaient disparu sous les ronces, et on se frayait des routes dans les campagnes incultes. Paris, qui contient aujourd’hui environ sept cent mille habitants, n’en avait pas cent quatre-vingt mille quand il y entra[7]. Les finances de l’État, dissipées sous Henri III, n’étaient plus alors qu’un trafic public des restes du sang du peuple, que le conseil des finances partageait avec les traitants.

La reine d’Angleterre, le grand-duc de Florence, des princes d’Allemagne, les Hollandais, lui avaient prêté l’argent avec lequel il s’était soutenu contre la Ligue, contre Rome, et contre l’Espagne ; et pour payer ces dettes si légitimes, on abandonnait les recettes générales, les domaines, à des fermiers de ces puissances étrangères, qui géraient au cœur du royaume les revenus de l’État. Plus d’un chef de la Ligue, qui avait vendu à son roi la fidélité qu’il lui devait, tenait aussi des receveurs des deniers publics, et partageait cette portion de la souveraineté. Les fermiers de ces droits pillaient sur le peuple le triple, le quadruple de ces droits aliénés ; ce qui restait au roi était administré de même ; et enfin, quand la déprédation générale força Henri IV à donner l’administration entière des finances au duc de Sully, ce ministre, aussi éclairé qu’intègre, trouva qu’en 1596 on levait cent cinquante millions sur le peuple pour en faire entrer environ trente dans le trésor royal.

Si Henri IV n’avait été que le plus brave prince de son temps, le plus clément, le plus droit, le plus honnête homme, son royaume était ruiné : il fallait un prince qui sût faire la guerre et la paix, connaître toutes les blessures de son État, et y apporter les remèdes ; veiller sur les grandes et les petites choses, tout réformer et tout faire : c’est ce qu’on trouva dans Henri. Il joignit l’administration de Charles le Sage à la valeur et à la franchise de François Ier, et à la bonté de Louis XII.

Pour subvenir à tant de besoins, pour faire à la fois tant de traités et tant de guerres, Henri convoqua dans Rouen une assemblée des notables du royaume : c’était une espèce d’états généraux. Les paroles qu’il y prononça sont encore dans la mémoire des bons citoyens qui savent l’histoire de leur pays : « Déjà par la faveur du ciel, par les conseils de mes bons serviteurs, et par l’épée de ma brave noblesse, dont je ne distingue point mes princes, la qualité de gentilhomme étant notre plus beau titre, j’ai tiré cet État de la servitude et de la ruine. Je veux lui rendre sa force et sa splendeur ; participez à cette seconde gloire, comme vous avez eu part à la première. Je ne vous ai point appelés, comme faisaient mes prédécesseurs, pour vous obliger d’approuver aveuglément mes volontés, mais pour recevoir vos conseils, pour les croire, pour les suivre, pour me mettre en tutelle entre vos mains. C’est une envie qui ne prend guère aux rois, aux victorieux, et aux barbes grises ; mais l’amour que je porte à mes sujets me rend tout possible et tout honorable. » Cette éloquence du cœur, dans un héros, est bien au-dessus de toutes les harangues de l’antiquité.

(Mars 1597) Au milieu de ces travaux et de ces dangers continuels, les Espagnols surprennent Amiens, dont les bourgeois avaient voulu se garder eux-mêmes. Ce funeste privilége qu’ils avaient, et dont ils se prévalurent si mal, ne servit qu’à faire piller leur ville, à exposer la Picardie entière, et à ranimer encore les efforts de ceux qui voulaient démembrer la France. Henri, dans ce nouveau malheur, manquait d’argent et était malade. Cependant il assemble quelques troupes, il marche sur la frontière de la Picardie, il revole à Paris, écrit de sa main aux parlements, aux communautés, « pour obtenir de quoi nourrir ceux qui défendaient l’État » : ce sont ses propres paroles. Il va lui-même au parlement de Paris : « Si on me donne une armée, dit-il, je donnerai gaiement ma vie pour vous sauver et pour relever la patrie. » Il proposait des créations de nouveaux offices pour avoir les promptes ressources qui étaient nécessaires ; mais le parlement, ne voyant dans ces ressources mêmes qu’un nouveau malheur, refusait de vérifier les édits, et le roi eut besoin d’employer plusieurs jussions pour avoir de quoi aller prodiguer son sang à la tête de sa noblesse. Sa maîtresse, Gabrielle d’Estrées, lui prêta de l’argent pour hasarder ce sang, et son parlement lui en refusa.

Enfin, par des emprunts, par les soins infatigables, et par l’économie de ce Rosny, duc de Sully, si digne de le servir, il vient à bout d’assembler une florissante armée. Ce fut la seule, depuis trente ans, qui fût pourvue du nécessaire, et la première qui eût un hôpital réglé, dans lequel les blessés et les malades eurent le secours qu’on ne connaissait point encore. Chaque troupe auparavant avait soin de ses blessés comme elle pouvait, et le manque de soin avait fait périr autant de monde que les armes.

(Septembre 1597) Il reprend Amiens, à la vue de l’archiduc Albert, et le contraint de se retirer. De là il court pacifier le reste du royaume : enfin toute la France est à lui. Le pape, qui lui avait refusé une absolution aussi inutile que ridicule, quand il n’était pas affermi, la lui avait donnée quand il fut victorieux. Il ne restait qu’à faire la paix avec l’Espagne ; elle fut conclue à Vervins (2 mai 1598), et ce fut le premier traité avantageux que la France eût fait avec ses ennemis depuis Philippe-Auguste.

Alors il met tous ses soins à policer, à faire fleurir ce royaume qu’il avait conquis : les troupes inutiles sont licenciées ; l’ordre dans les finances succède au plus odieux brigandage ; il paye peu à peu toutes les dettes de la couronne, sans fouler les peuples. Les paysans répètent encore aujourd’hui qu’il voulait qu’ils eussent une poule au pot tous les dimanches : expression triviale, mais sentiment paternel. Ce fut une chose bien admirable que, malgré l’épuisement et le brigandage, il eût, en moins de quinze ans, diminué le fardeau des tailles de quatre millions de son temps, qui en feraient environ dix du nôtre ; que tous les autres droits fussent réduits à la moitié, qu’il eût payé cent millions de dettes, qui aujourd’hui feraient environ deux cent cinquante millions. Il racheta pour plus de cent cinquante millions de domaines, aujourd’hui aliénés ; toutes les places furent réparées, les magasins, les arsenaux remplis, les grands chemins entretenus : c’est la gloire éternelle du duc de Sully, et celle du roi, qui osa choisir un homme de guerre pour rétablir les finances de l’État, et qui travailla avec son ministre.

La justice est réformée, et, ce qui était beaucoup plus difficile, les deux religions vivent en paix, au moins en apparence. Le commerce, les arts, sont en honneur. Les étoffes d’argent et d’or, proscrites d’abord par un édit somptuaire dans le commencement d’un règne difficile et dans la pauvreté, reparaissent avec plus d’éclat, et enrichissent Lyon et la France. Il établit des manufactures de tapisseries de haute-lice, en laine et en soie rehaussée d’or. On commence à faire de petites glaces dans le goût de Venise. C’est à lui seul qu’on doit les vers à soie, les plantations de mûriers, malgré les oppositions de Sully, plus estimable dans sa fidélité et dans l’art de gouverner et de conserver les finances que capable de discerner les nouveautés utiles.

Henri fait creuser le canal de Briare, par lequel on a joint la Seine et la Loire. Paris est agrandi et embelli : il forme la Place-Royale ; il restaure tous les ponts. Le faubourg Saint-Germain ne tenait point à la ville ; il n’était point pavé : le roi se charge de tout. Il fait construire ce beau pont où les peuples regardent aujourd’hui sa statue avec tendresse[8]. Saint-Germain, Monceaux, Fontainebleau, et surtout le Louvre, sont augmentés, et presque entièrement bâtis. Il donne des logements dans le Louvre, sous cette longue galerie qui est son ouvrage, à des artistes en tous genres, qu’il encourageait souvent de ses regards comme par des récompenses. Il est enfin le vrai fondateur de la Bibliothèque royale.

Quand don Pèdre de Tolède fut envoyé par Philippe III en ambassade auprès de Henri, il ne reconnut plus cette ville, qu’il avait vue autrefois si malheureuse et si languissante. « C’est qu’alors le père de la famille n’y était pas, lui dit Henri, et aujourd’hui qu’il a soin de ses enfants, ils prospèrent. » Les jeux, les fêtes, les bals, les ballets introduits à la cour par Catherine de Médicis dans les temps même de troubles, ornèrent, sous Henri IV, les temps de la paix et de la félicité.

En faisant ainsi fleurir son État, il était l’arbitre des autres. Les papes n’auraient pas imaginé, du temps de la Ligue, que le Béarnais serait le pacificateur de l’Italie, et le médiateur entre eux et Venise. Cependant Paul V fut trop heureux d’avoir recours à lui pour le tirer du mauvais pas où il s’était engagé en excommuniant le doge et le sénat, et en jetant ce qu’on appelle un interdit sur tout l’État vénitien, au sujet des droits incontestables que ce sénat maintenait avec sa vigueur accoutumée. Le roi fut l’arbitre du différend : celui que les papes avaient excommunié fit lever l’excommunication de Venise[9].

Il protégea la république naissante de la Hollande, l’aida de son épargne, et ne contribua pas peu à la faire reconnaître libre et indépendante par l’Espagne.

Sa gloire était donc affermie au dedans et au dehors de son royaume : il passait pour le plus grand homme de son temps. L’empereur Rodolphe n’eut de réputation que chez les physiciens et les chimistes. Philippe II n’avait jamais combattu ; il n’était, après tout, qu’un tyran laborieux, sombre et dissimulé ; et sa prudence ne pouvait entrer en comparaison avec la valeur et la franchise de Henri IV, qui, avec ses vivacités, était encore aussi politique que lui. Élisabeth acquit une grande réputation ; mais n’ayant pas eu à surmonter les mêmes obstacles, elle ne pouvait avoir la même gloire. Celle qu’elle mérite fut obscurcie par les artifices de comédienne qu’on lui reprochait, et souillée par le sang de Marie Stuart, dont rien ne la peut laver. Sixte-Quint se fit un nom par les obélisques qu’il releva, et par les monuments dont il embellit Rome ; mais sans ce mérite, qui est bien loin d’être le premier, on ne l’aurait connu que pour avoir obtenu la papauté par quinze ans de fausseté, et pour avoir été sévère jusqu’à la cruauté.

Ceux qui reprochent encore à Henri IV ses amours si amèrement ne font pas réflexion que toutes ses faiblesses furent celles du meilleur des hommes, et qu’aucune ne l’empêcha de bien gouverner. Il y parut assez lorsqu’il se préparait à être l’arbitre de l’Europe, à l’occasion de la succession de Juliers. C’est une calomnie absurde de Le Vassor et de quelques autres compilateurs, que Henri voulut entreprendre cette guerre pour la jeune princesse de Condé. Il faut en croire le duc de Sully, qui avoue la faiblesse de ce monarque, et qui, en même temps, prouve que les grands desseins du roi n’avaient rien de commun avec la passion de l’amour. Ce n’était pas certainement pour la princesse de Condé que Henri avait fait le traité de Quérasque, qu’il s’était assuré de tous les potentats d’Italie, de tous les princes protestants d’Allemagne, et qu’il allait mettre le comble à sa gloire en tenant la balance de l’Europe entière.

Il était prêt à marcher en Allemagne à la tête de quarante-six mille hommes. Quarante millions en réserve, des préparatifs immenses, des alliances sûres, d’habiles généraux formés sous lui, les princes protestants d’Allemagne, la nouvelle république des Pays-Bas, prêts à le seconder, tout l’assurait d’un succès solide. La prétendue division de l’Europe en quinze dominations est reconnue pour une chimère qui n’entra point dans sa tête. S’il y avait jamais eu de négociation entamée sur un dessein si extraordinaire, on en aurait trouvé quelque trace en Angleterre, à Venise, en Hollande, avec lesquelles on suppose que Henri avait préparé cette révolution ; il n’y en a pas le moindre vestige : le projet n’est ni vrai, ni vraisemblable ; mais par ses alliances, par ses armes, par son économie, il allait changer le système de l’Europe, et s’en rendre l’arbitre.

Si on faisait ce portrait fidèle de Henri IV à un étranger de bon sens, qui n’eût jamais entendu parler de lui auparavant, et qu’on finît par lui dire : C’est là ce même homme qui a été assassiné au milieu de son peuple, et qui l’a été plusieurs fois, et par des hommes auxquels il n’avait pas fait le moindre mal ; il ne le pourrait croire.

C’est une chose bien déplorable que la même religion qui ordonne, aussi bien que tant d’autres, le pardon des injures, ait fait commettre depuis longtemps tant de meurtres, et cela en vertu de cette seule maxime, que quiconque ne pense pas comme nous est réprouvé, et qu’il faut avoir les réprouvés en horreur.

Ce qui est encore plus étrange, c’est que des catholiques conspirèrent contre les jours de ce bon roi depuis qu’il fut catholique. Le premier qui voulut attenter à sa vie, dans le temps même qu’il faisait son abjuration dans Saint-Denis, fut un malheureux de la lie du peuple, nommé Pierre Barrière (27 août 1593). Il eut quelque scrupule quand le roi eut abjuré ; mais il fut confirmé dans son dessein par le plus furieux des ligueurs, Aubry, curé de Saint-André des Arcs ; par un capucin, par un prêtre habitué, et par Varade, recteur du collége des jésuites. Le célèbre Étienne Pasquier, avocat général de la chambre des comptes, proteste qu’il a su de la bouche même de ce Barrière que Varade l’avait encouragé à ce crime. Cette accusation reçoit un nouveau degré de probabilité par la fuite de Varade et du curé Aubry, qui se réfugièrent chez le cardinal légat, et l’accompagnèrent dans son retour à Rome, quand Henri IV entra dans Paris ; et enfin ce qui rend la probabilité encore plus forte, c’est que Varade et Aubry furent depuis écartelés en effigie (25 janvier 1595), par un arrêt du parlement de Paris, comme il est rapporté dans le journal de Henri IV. Daniel fait des efforts pardonnables pour disculper le jésuite Varade : les curés n’en font aucun pour justifier les fureurs des curés de ce temps-là. La Sorbonne avoue les décrets punissables qu’elle donna ; les dominicains conviennent aujourd’hui que leur confrère Clément assassina Henri III, et qu’il fut exhorté à ce parricide par le prieur Bourgoin. La vérité l’emporte sur tous les égards, et cette même vérité prononce qu’aucun des ecclésiastiques d’aujourd’hui ne doit ni répondre ni rougir des maximes sanguinaires et de la superstition barbare de ses prédécesseurs, puisqu’il n’en est aucun qui ne les abhorre ; elle conserve seulement les monuments de ces crimes, afin qu’ils ne soient jamais imités[10].

L’esprit de fanatisme était si généralement répandu qu’on séduisit un chartreux imbécile, nommé Ouin, et qu’on lui mit en tête d’aller plus vite au ciel en tuant Henri IV. Le malheureux fut enfermé comme un fou par ses supérieurs. Au commencement de 1599, deux jacobins de Flandre, l’un nommé Arger, l’autre Ridicovi, originaire d’Italie, résolurent de renouveler l’action de Jacques Clément, leur confrère : le complot fut découvert ; ils expièrent à la potence le crime qu’ils n’avaient pu exécuter. Leur supplice n’effraya pas un frère capucin de Milan, qui vint à Paris dans le même dessein, et qui fut pendu comme eux. (1595) Un vicaire de Saint-Nicolas des Champs, un tapissier (1596), méditèrent le même crime, et périrent du même supplice.

(27 décembre 1594) L’assassinat commis par Jean Châtel est celui de tous qui démontre le plus quel esprit de vertige régnait alors. Né d’une honnête famille, de parents riches, bien élevé par eux, jeune, sans expérience, n’ayant pas encore dix-neuf ans, il n’était pas possible qu’il eût formé de lui-même cette résolution désespérée. On sait que, dans le Louvre même, il donna un coup de couteau au roi, et qu’il ne le frappa qu’à la bouche, parce que ce bon prince, qui embrassait tous ses serviteurs lorsqu’ils venaient lui faire leur cour après quelque absence, se baissait alors pour embrasser Montigny.

Il soutint, à son premier interrogatoire, « qu’il avait fait une bonne action, et que le roi, n’étant pas encore absous par le pape, il pouvait le tuer en conscience » : par cela seul, la séduction était prouvée.

Il avait étudié longtemps au collége des jésuites. Parmi les superstitions dangereuses de ces temps, il y en avait une capable d’égarer les esprits : c’était une chambre de méditations dans laquelle on enfermait un jeune homme ; les murs étaient peints de représentations de démons, de tourments, et de flammes, éclairés d’une lueur sombre : une imagination sensible et faible en était souvent frappée jusqu’à la démence. Cette démence fut au point dans la tête de ce malheureux qu’il crut qu’il se rachèterait de l’enfer en assassinant son souverain : tant la fureur religieuse troublait encore les têtes ! tant le fanastisme inspirait une férocité absurde !

Il est indubitable que les juges auraient manqué à leur devoir s’ils n’avaient pas fait examiner les papiers des jésuites, surtout après que Jean Châtel eut avoué qu’il avait souvent entendu dire, chez quelques-uns de ces religieux, qu’il était permis de tuer le roi.

On trouva dans les écrits du professeur Guignard ces propres paroles, de sa main, que « ni Henri III, ni Henri IV, ni la reine Élisabeth, ni le roi de Suède, ni l’électeur de Saxe, n’étaient point de véritables rois ; que Henri III était un Sardanapale, le Béarnais un renard, Élisabeth une louve, le roi de Suède un griffon, et l’électeur de Saxe un porc ». Cela s’appelait de l’éloquence. « Jacques Clément, disait-il, a fait un acte héroïque, inspiré par le Saint-Esprit : si on peut guerroyer le Béarnais, qu’on le guerroie ; si on ne peut le guerroyer, qu’on l’assassine. »

Guignard était bien imprudent de n’avoir pas brûlé cet écrit dans le moment qu’il apprit l’attentat de Châtel. On se saisit de sa personne, et de celle de Guéret, professeur d’une science absurde qu’on nommait philosophie, et dont Châtel avait été longtemps l’écolier. Guignard fut pendu et brûlé, et Guéret, n’ayant rien avoué à la question, fut seulement condamné à être banni du royaume avec tous les frères nommés jésuites.

Il faut que le préjugé mette sur les yeux un bandeau bien épais puisque le jésuite Jouvency, dans son Histoire de la compagnie de Jésus, compare Guignard et Guéret aux premiers chrétiens persécutés par Néron. Il loue surtout Guignard de n’avoir jamais voulu demander pardon au roi et à la justice, lorsqu’il fit amende honorable, la torche au poing, ayant au dos ses écrits. Il fait envisager Guignard comme un martyr qui demande pardon à Dieu, parce qu’après tout il pouvait être pécheur ; mais qui ne peut, malgré sa conscience, avouer qu’il a offensé le roi. Comment aurait-il donc pu l’offenser davantage qu’en écrivant qu’il fallait le tuer, à moins qu’il ne l’eût tué lui-même ? Jouvency regarde l’arrêt du parlement comme un jugement très-inique : « Meminimus, dit-il, et ignoscimus ; nous nous en souvenons, et nous le pardonnons. » Il est vrai que l’arrêt était sévère ; mais assurément il ne peut paraître injuste, si on considère les écrits du jésuite Guignard, les emportements du nommé Hay, autre jésuite, la confession de Jean Châtel, les écrits de Tollet, de Bellarmin, de Mariana, d’Emmanuel Sa, de Suarès, de Salmeron, de Molina, les lettres des jésuites de Naples, et tant d’autres écrits dans lesquels on trouve cette doctrine du régicide. Il est très-vrai qu’aucun jésuite n’avait conseillé Châtel ; mais aussi il est très-vrai que, tandis qu’il étudiait chez eux, il avait entendu cette doctrine, qui alors était trop commune. Il est encore très-vrai que les jésuites se souvenaient que le jésuite Guignard avait été pendu et brûlé ; mais il est très-faux qu’ils le pardonnassent.

Comment peut-on trouver trop injuste, dans de pareils temps, le banissement des jésuites, quand on ne se plaint pas de celui du père et de la mère de Jean Châtel, qui n’avaient d’autre crime que d’avoir mis au monde un malheureux dont on aliéna l’esprit ? Ces parents infortunés furent condamnés au bannissement et à une amende ; on démolit leur maison, et on éleva à la place une pyramide où l’on grava le crime et l’arrêt ; il y était dit : « La cour a banni en outre cette société d’un genre nouveau et d’une superstition diabolique, qui a porté Jean Châtel à cet horrible parricide. » Ce qui est encore bien digne de remarque, c’est que l’arrêt du parlement fut mis à l’Index de Rome. Tout cela démontre que ces temps étaient ceux du fanatisme ; que si les jésuites avaient, comme les autres, enseigné des maximes affreuses, ils paraissaient plus dangereux que les autres, parce qu’ils élevaient la jeunesse ; qu’ils furent punis pour des fautes passées, qui, trois ans auparavant, n’étaient pas regardées dans Paris comme des fautes, et qu’enfin le malheur des temps rendit cet arrêt du parlement nécessaire.

Il l’était tellement qu’on vit paraître alors une apologie pour Jean Châtel, dans laquelle il est dit que « son parricide est un acte vertueux, généreux, héroïque, comparable aux plus grands de l’histoire sacrée et profane, et qu’il faut être athée pour en douter. Il n’y a, dit cette apologie, qu’un point à redire, c’est que Châtel n’a pas mis à chef son entreprise, pour envoyer le méchant en son lieu, comme Judas. »

Cette apologie fait voir clairement que si Guignard ne voulut jamais demander pardon au roi, c’est qu’il ne le reconnaissait pas pour roi. « La constance de ce saint homme, dit l’auteur, ne voulut jamais reconnaître celui que l’Église ne reconnaissait pas ; et, quoique les juges aient brûlé son corps, et jeté ses cendres au vent, son sang ne laissera de bouillonner contre ces meurtriers devant le dieu Sabaoth, qui saura le leur rendre. »

Tel était l’esprit de la Ligue, tel l’esprit monacal, tel l’abus exécrable de la religion si mal entendue, et tel a subsisté cet abus jusqu’à ces derniers temps.

On a vu encore de nos jours un jésuite, nommé La Croix, théologien de Cologne, réimprimer et commenter je ne sais quel ouvrage d’un ancien jésuite nommé Busembaum[11] ; ouvrage qui eût été aussi ignoré que son auteur et son commentateur si on n’y avait pas déterré par hasard la doctrine la plus monstrueuse de l’homicide et du régicide.

Il est dit dans ce livre qu’un homme proscrit par un prince ne peut être assassiné légitimement que dans le territoire du prince ; mais qu’un souverain proscrit par le pape doit être assassiné partout, parce que le pape est souverain de l’univers, et qu’un homme chargé de tuer un excommunié, quel qu’il soit, peut donner cette commission à un autre, et que c’est un acte de charité d’accepter cette commission.

Il est vrai que les parlements ont condamné ce livre abominable ; il est vrai que les jésuites de France ont détesté publiquement ces propositions ; mais enfin ce livre, nouvellement réimprimé avec des additions, prouve assez que ces maximes infernales ont été longtemps gravées dans plus d’une tête ; que ces maximes mêmes ont été regardées comme sacrées, comme des points de religion ; et que par conséquent les lois ne pouvaient s’élever avec trop de rigueur contre les docteurs du régicide.

(14 mai 1610, à 4 heures du soir) Henri IV fut enfin la victime de cette étrange théologie chrétienne. Ravaillac avait été quelque temps feuillant, et son esprit était encore échauffé de tout ce qu’il avait entendu dans sa jeunesse. Jamais, dans aucun siècle, la superstition n’a produit de pareils effets. Ce malheureux crut, précisément comme Jean Châtel, qu’il apaiserait la justice divine en tuant Henri IV. Le peuple disait que ce roi allait faire la guerre au pape, parce qu’il allait secourir les protestants d’Allemagne. L’Allemagne était divisée par deux ligues, dont l’une était l’évangélique, composée de presque tous les princes protestants ; l’autre était la catholique, à la tête de laquelle on avait mis le nom du pape. Henri IV protégeait la ligue protestante : voilà l’unique cause de l’assassinat. Il faut en croire les dépositions constantes de Ravaillac. Il assura, sans jamais varier, qu’il n’avait aucun complice, qu’il avait été poussé à ce régicide par un instinct dont il ne put être le maître. Il signa son interrogatoire, dont quelques feuilles furent retrouvées, en 1720, par un greffier du parlement ; je les ai vues : cet abominable nom est peint parfaitement, et il y a au-dessous, de la même main : « Que toujours dans mon cœur Jésus soit le vainqueur » : nouvelle preuve que ce monstre n’était qu’un furieux imbécile.

On sait qu’il avait été feuillant dans un temps où ces moines étaient encore des ligueurs fanatiques : c’était un homme perdu de crimes et de superstition. Le conseiller Matthieu, historiographe de France, qui lui parla longtemps au petit hôtel de Retz, près du Louvre, dit dans sa relation que ce misérable avait été tenté depuis trois ans de tuer Henri IV. Lorsqu’un conseiller du parlement lui demanda, dans cet hôtel de Retz, en présence de Matthieu, comment il avait pu mettre la main sur le roi très-chrétien : « C’est à savoir, dit-il, s’il est très-chrétien. »

La fatalité de la destinée se fait sentir ici plus qu’en aucun autre événement. C’est un maître d’école d’Angoulême, qui, sans conspiration, sans complice, sans intérêt, tue Henri IV au milieu de son peuple, et change la face de l’Europe.

On voit par les actes de son procès, imprimés en 1611, que cet homme n’avait en effet d’autres complices que les sermons des prédicateurs, et les discours des moines. Il était très-dévot, faisait l’oraison mentale et jaculatoire ; il avait même des visions célestes. Il avoue qu’après être sorti des feuillants, il avait eu souvent l’envie de se faire jésuite. Son aveu porte que son premier dessein était d’engager le roi à proscrire la religion réformée, et que, même, pendant les fêtes de Noël, voyant passer le roi en carrosse, dans la même rue où il l’assassina depuis, il s’écria : « Sire, au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, et de la sacrée vierge Marie, que je parle à vous ! » qu’il fut repoussé par les gardes ; qu’alors il retourna dans Angoulême, sa patrie, où il avait quatre-vingts écoliers ; qu’il s’y confessa et communia souvent. Il est prouvé que son crime ne fut conçu dans son esprit qu’au milieu des actes réitérés d’une dévotion sincère. Sa réponse, dans son second interrogatoire, porte ces propres mots : « Personne quelconque ne l’a conduit à ce faire que le commun bruit des soldats qui disaient que si le roi voulait faire la guerre contre le saint-père, ils l’y assisteraient et mourraient pour cela ; à laquelle raison s’est laissé aller à la tentation qui l’a porté de tuer le roi, parce que faisant la guerre contre le pape, c’est la faire contre Dieu, d’autant que le pape est Dieu, et Dieu est le pape. » Ainsi tout concourt à faire voir que Henri IV n’a été en effet assassiné que par les préjugés qui depuis si longtemps ont aveuglé les hommes et désolé la terre. On osa imputer ce crime à la maison d’Autriche, à Marie de Médicis, épouse du roi, à Balzac d’Entragues, sa maîtresse, au duc d’Épernon : conjectures odieuses, que Mézerai et d’autres ont recueillies sans examen, qui se détruisent l’une par l’autre, et qui ne servent qu’à faire voir combien la malignité humaine est crédule.

Il est très-avéré qu’on parlait de sa mort prochaine dans les Pays-Bas avant le coup de l’assassin. Il n’est pas étonnant que les partisans de la Ligue catholique, en voyant l’armée formidable qu’il allait commander, eussent dit qu’il n’y avait que la mort de Henri qui pût les sauver. Eux et les restes de la Ligue souhaitaient quelque Clément, quelque Gérard, quelque Châtel. On passa aisément du désir à l’espérance : ces bruits se répandirent ; ils allèrent aux oreilles de Ravaillac, et le déterminèrent.

Il est encore certain qu’on avait prédit à Henri qu’il mourrait en carrosse. Cette idée venait de ce que ce prince, si intrépide ailleurs, était toujours inquiété de la crainte de verser quand il était en voiture. Cette faiblesse fut regardée par les astrologues comme un pressentiment, et l’aventure la moins vraisemblable justifia ce qu’ils avaient dit au hasard.

Ravaillac ne fut que l’instrument aveugle de l’esprit du temps, qui n’était pas moins aveugle. Ce Barrière, ce Châtel, ce chartreux nommé Ouin, ce vicaire de Saint-Nicolas des Champs, pendu en 1595 ; enfin, jusqu’à un malheureux qui était ou qui contrefaisait l’insensé, d’autres dont le nom m’échappe, méditèrent le même assassinat, presque tous jeunes et tous de la lie du peuple : tant la religion devient fureur dans la populace et dans la jeunesse ! De tous les assassins de cette espèce que ce siècle affreux produisit, il n’y eut que Poltrot de Méré qui fût gentilhomme.[12] J’en excepte ceux qui avaient tué le duc de Guise, par ordre de Henri III : ceux-là n’étaient pas fanatiques ; ils n’étaient que de lâches mercenaires.

Il n’est que trop vrai que Henri IV ne fut ni connu ni aimé pendant sa vie. Le même esprit qui prépara tant d’assassinats souleva toujours contre lui la faction catholique ; et son changement nécessaire de religion lui aliéna les réformés. Sa femme, qui ne l’aimait pas, l’accabla de chagrins domestiques. Sa maîtresse même, la marquise de Verneuil, conspira contre lui : la plus cruelle satire qui attaqua ses mœurs et sa probité fut l’ouvrage d’une princesse de Conti, sa proche parente. Enfin il ne commença à devenir cher à la nation que quand il eut été assassiné. La régence inconsidérée, tumultueuse et infortunée de sa veuve augmenta les regrets de la perte de son mari. Les Mémoires du duc de Sully développèrent toutes ses vertus, et firent pardonner ses faiblesses : plus l’histoire fut approfondie, plus il fut aimé. Le siècle de Louis XIV a été beaucoup plus grand sans doute que le sien ; mais Henri IV est jugé beaucoup plus grand que Louis XIV. Enfin, chaque jour ajoutant à sa gloire, l’amour des Français pour lui est devenu une passion. On en a vu depuis peu un témoignage singulier à Saint-Denis. Un évêque du Puy-en-Velay[13] prononçait l’oraison funèbre de la reine, épouse de Louis XV : l’orateur n’attachant pas assez les esprits, quoiqu’il fît l’éloge d’une reine chérie, une cinquantaine d’auditeurs se détacha de l’assemblée pour aller voir le tombeau de Henri IV ; ils se mirent à genoux autour du cercueil, ils répandirent des larmes, on entendit des exclamations : jamais il n’y eut de plus véritable apothéose.


  1. Ce passage du dictionnaire de Bayle, ainsi qu’un grand nombre d’autres, ne peut être regardé que comme une plaisanterie.

    Il est certain qu’un prince qui profite de l’impunité que son rang lui assure pour priver un de ses sujets de sa femme commet un acte de tyrannie : l’adultère est un crime pour un souverain comme pour un particulier ; mais les circonstances qui augmentent ou diminuent la gravité du crime, sans en changer la nature, rendent celui ci bien plus grave dans un roi que dans un homme privé.

    Il faut avouer encore qu’un prince dont les passions sont publiques peut s’avilir soit par l’influence que sa faiblesse donne à ses maîtresses, soit par les actions indignes de lui où l’amour peut l’entraîner, soit même par le ridicule dont peuvent le couvrir les infidélités ou l’insolence de ses maîtresses.

    Cependant, de toutes les passions des rois, l’amour est encore la moins funeste à leurs peuples. Ce n’est point Marie Touchet qui a conseillé la Saint-Barthélemy ; Mme  de Montespan n’a point contribué à la révocation de l’édit de Nantes ; ce ne sont point les maîtresses de Louis XV ou de son premier ministre qui ont fait donner l’édit de 1724. Les confesseurs des rois ont fait bien plus de mal à l’Europe que leurs maîtresses.

    Observons enfin que l’amour des plaisirs et la chasteté sont également compatibles avec toutes les vertus et tous les vices, toutes les grandes actions et tous les crimes. (K.)

  2. Les apologistes des jésuites ont reproché ces arrêts aux parlements, lorsqu’ils détruisaient les jésuites, en les accusant de ces mêmes excès. La justice oblige d’observer qu’on ne doit reprocher à un corps que les crimes qui lui ont été inspirés par l’intérêt ou par l’esprit de corps. On peut alors dire à ceux qui le composent : « Voilà ce que vos prédécesseurs ont fait, voilà ce que dans les mêmes circonstances on pourrait attendre de vous ; l’esprit qui les animait n’est point éteint, votre intérêt n’a pas changé. » Mais il n’est pas plus raisonnable de reprocher à des corps séculiers les crimes du fanatisme ou de la superstition dont leurs prédécesseurs se sont souillés que de reprocher les excès de la Saint-Barthélemy aux descendants des Tavanne ou des Guises. (K.)
  3. Ce que nous avons dit dans la note précédente peut s’appliquer ici. La Sorbonne agissait alors d’après les principes d’intolérance admis par tous les théologiens, d’après l’intérêt de l’autorité ecclésiastique, l’esprit général du clergé ; ainsi, tant qu’elle n’enseignera pas dans ses écoles que tout acte de violence temporelle exercé contre l’hérésie ou l’impiété est contraire à la justice, et par conséquent à la loi de Dieu ; tant qu’elle n’enseignera point que le clergé ne peut avoir d’autre juridiction que celle qu’il reçoit de la puissance séculière, et qui conserve le droit de l’en priver, on est en droit de croire que la Sorbonne a conservé ses principes d’intolérance et de révolte.

    D’ailleurs il n’est que trop public qu’elle n’a point rougi d’avancer hautement dans la censure de Bélisaire *, et plus récemment dans celle de l’Histoire philosophique du commerce des Deux-Indes **, les principes des assassins et des bourreaux du XVIe siècle.

    Ainsi, autant il serait injuste de reprocher aux parlements leurs arrêts contre Henri IV, autant est-il raisonnable de reprocher à la Sorbonne son décret contre Henri III, ses décisions contre Henri IV, ses instructions au P. Matthieu, etc. (K.)

    * Par Marmontel.
        ** Par l’abbé Raynal.

  4. Le texte même de L. d’Orléans se trouve dans une note que j’ai ajoutée au 13e entretien de l’A. B. C., dialogue : voyez Mélanges, année 1768. (B.)
  5. Tiré du troisième tome des manuscrits de Bèze, n° viii. (Note de Voltaire.)
  6. Tiré du troisième tome des manuscrits de Bèze, n° viii. (Note de Voltaire.)
  7. Il y avait deux cent vingt mille âmes à Paris au temps du siége que fit Henri IV, en 1590. Il ne s’en trouva que cent quatre-vingt mille en 1593. (Note de Voltaire.)
  8. La statue de Henri IV qui existait du temps de Voltaire a été détruite pendant la Révolution. Le cheval était l’ouvrage de Jean de Cologne ; la figure, longtemps attribuée à Guillaume Dupré, paraît être de Pierre Tacca. C’est à François-Frédéric Lemot, né à Lyon en 1771, mort le 6 mai 1827, que l’on doit la statue que l’on voit aujourd’hui. (B.)
  9. Daniel raconte une particularité qui paraît bien extraordinaire, et il est le seul qui la raconte. Il prétend que Henri IV, après avoir réconcilié le pape avec la république de Venise, gâta lui-même cet accommodement en communiquant au nonce, à Paris, une lettre interceptée d’un prédicant de Genève, dans laquelle ce prêtre se vantait que le doge de Venise et plusieurs sénateurs étaient protestants dans le cœur, qu’ils n’attendaient que l’occasion favorable de se déclarer, que le P. Fulgentio, de l’ordre des Servites, le compagnon et l’ami du célèbre Sarpi, si connu sous le nom de Fra-Paolo, « travaillait efficacement dans cette vigne ». Il ajoute que Henri IV fit montrer cette lettre au sénat par son ambassadeur, et qu’on en retrancha seulement le nom du doge accusé. Mais après que Daniel a rapporté la substance de cette lettre, dans laquelle le nom de Fra-Paolo ne se trouve pas, il dit cependant que ce même Fra-Paolo fut cité et accuse dans la copie de la lettre montrée au sénat. Il ne nomme point le pasteur calviniste qui avait écrit cette prétendue lettre interceptée. Il faut remarquer encore que dans cette lettre il était question des jésuites, lesquels étaient bannis de la république de Venise. Enfin Daniel emploie cette manœuvre, qu’il impute à Henri IV, comme une preuve du zèle de ce prince pour la religion catholique. C’eût été un zèle bien étrange dans Henri IV, de mettre ainsi le trouble dans le sénat de Venise, le meilleur de ses alliés, et de mêler le rôle méprisable d’un brouillon et d’un délateur au personnage glorieux de pacificateur. Il se peut faire qu’il y ait eu une lettre vraie ou supposée d’un ministre de Genève, que cette lettre même ait produit quelques petites intrigues fort indifférentes aux grands objets de l’histoire ; mais il n’est point du tout vraisemblable que Henri IV soit descendu à la bassesse dont Daniel lui fait honneur : il ajoute que « quiconque a des liaisons avec les hérétiques est de leur religion, ou n’en a point du tout ». Cette réflexion odieuse est même contre Henri IV, qui, de tous les hommes de son temps, avait le plus de liaisons avec les réformés. Il eût été à désirer que le P. Daniel fut entré plutôt dans les détails de l’administration de Henri IV et du duc de Sully que dans ces petitesses qui montrent plus de partialité que d’équité, et qui décèlent malheureusement un auteur plus jésuite que citoyen. (Note de Voltaire.)
  10. M. de Voltaire connaissait mieux que personne la liaison étroite et nécessaire qui existe entre ces maximes séditieuses et celle de l’intolérance religieuse ; mais il fait ici au clergé de France, à la Sorbonne, aux jacobins, l’honneur de croire qu’ils les ont également abjurées.

    Il n’est peut-être pas inutile d’observer que dans les ouvrages où les curés de Paris reprochèrent aux jésuites la doctrine de l’homicide, ils avancèrent que l’assassinat n’est permis que dans le cas d’une révélation particulière, et que le droit de vie et de mort est le plus illustre avantage des souverains ; le génie de Pascal s’abaissait à mettre en bon français ces maximes non moins insensées qu’abominables.

    Observons encore qu’avant les troubles religieux du XVIe siècle, les papes et le clergé exhortaient les princes à employer les supplices contre les novateurs, sous prétexte que de l’indépendance religieuse on voudrait passer à l’indépendance politique. Quelques années après, ils enseignèrent aux sujets à se révolter contre les princes hérétiques ou excommuniés. Maintenant ils sont revenus à la première maxime, qu’ils cherchent à faire valoir contre les libres penseurs ; nous laissons aux princes à tirer la conséquence, et à juger quelle confiance ils doivent avoir à une société d’hommes qui prêche tour à tour le pour et le contre, et n’a été constante que dans les principes qui font un devoir de conscience d’employer la guerre ou les supplices pour maintenir son autorité. ( K.)

  11. La Medulla Theologiœ moralis, dont la première édition est de 1645, ne formait alors qu’un volume in-12. La 45e édition, Lisbonne, 1670, est in-8o. Claude Lacroix, mort en 1714, laissa un commentaire qui parut à Cologne, 1719, deux volumes in-folio, réimprimés par les soins du P. Montausan, Lyon, 1729, 2 volumes in-folio, auxquels, en 1757, on mit de nouveaux frontispices. Un arrêt du parlement de Toulouse, du 9 septembre 1757, fit brûler l’ouvrage, que les jésuites désavouèrent. Le parlement de Paris le condamna aussi. L’alinéa où Voltaire en parle, les trois qui le précèdent, et les deux qui le suivent, ont été ajoutés en 1761. Voltaire avait déjà parlé de Busembaum et de Lacroix dans sa Relation de la maladie, etc., du jésuite Berthier. Voyez les Mélanges, année 1759. (B.)
  12. Tout ce qui suit a été ajouté dans l’édition in-4o de 1769.
  13. Lefranc de Pompignan : voyez dans la Correspondance la lettre à Chabanon, du 9 septembre 1768.