Essais de psychologie sportive/Chapitre VII

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Payot & Cie (p. 71-79).

La nouvelle pierre philosophale

et le néo-empirisme

Juin 1908.

C’est la « culture physique rationnelle » dont nous voulons parler. Voilà la nouvelle pierre philosophale. On la recherche avec ardeur dans un sentiment de curiosité scientifique très compréhensible et aussi avec la généreuse arrière-pensée d’en faire profiter le bien public. Ce n’est point d’aujourd’hui que date la préoccupation de la trouver. Les traditionalistes suédois et, en général, les fanatiques apôtres de la méthode suédoise considèrent volontiers le problème comme quasi solutionné par le seul fait des principes posés naguère par Ling. Dans les gymnases américains, d’autre part, on se flatte, à l’aide d’une anthropométrie poussée à ses dernières limites et d’une foule d’appareils localisateurs très ingénieux, de posséder des formules décisives permettant « d’édifier l’homme normal » (building up the normal man). En France, nous voyons que des éclectiques, rassemblant la quintessence des écoles étrangères, s’efforcent d’en composer une recette impeccable.

Ces multiples travaux ne sont point vains ; loin de là. Ils n’ont pas seulement leur mérite, ils ont leur utilité certaine quoique indirecte. Mais peuvent-ils aboutir au but visé ? Nous n’hésitons pas, pour notre part, à répondre : non. La pierre philosophale n’existe pas. Il n’existe pas de culture physique rationnelle. Bien entendu, ce terme de rationnel ne doit pas être pris au pied de la lettre ; n’y voyez pas l’équivalent de raisonnable. Une formule de culture physique raisonnable, il y en a certes, et non pas une, mais plusieurs, mais beaucoup. Quand on emploie le mot : rationnel, accolé aux mots : culture physique, on veut dire quelque chose d’unique, de typique, d’essentiel, de fondamental. On prétend isoler en quelque sorte d’immuables principes aussi indiscutables que des vérités mathématiques et susceptibles de servir de base à tout essai de développement corporel individuel.

Or, pour que ces principes fussent applicables, il faudrait ou qu’il s’agît d’une action locale sur le sujet, ou bien que tous les sujets fussent semblables entre eux. Expliquons-nous. L’appendicite se produit chez des individus très différents comme âge, comme tempérament, comme force de résistance ; les façons de la traiter pourtant se réduisent à un petit nombre de modalités. Le médecin qui soigne le malade ou le chirurgien qui l’opère ont sans doute à tenir compte de bien des détails accessoires le concernant. Pourtant on conçoit qu’en pareil cas, des règles puissent être posées desquelles on n’ait pas à s’écarter. C’est que la cause et le remède sont localisés au premier chef. D’autre part, supposez un groupement de jeunes gens issus d’une même race, appartenant à la même région, à la même classe sociale et se trouvant dans les mêmes conditions d’existence. Il est évident qu’il devient très aisé de légiférer de façon générale pour ceux-là. C’est une seconde forme de localisation. Mais la culture physique, telle qu’on la comprend de nos jours, ne veut pas se restreindre. Elle a des ambitions démesurées. Ses grands prêtres ne peuvent se résoudre à n’envisager que des catégories ; ils aspirent à placer l’humanité toute entière sous l’autorité de leurs décrets uniques. Et leur point de départ est faux, car, avant tout, ils envisagent — consciemment ou inconsciemment — l’homme comme un pur animal.

L’homme — au point de vue qui nous occupe (celui de la culture physique, ne parlons pas des autres) diffère de l’animal en deux faits essentiels. Premièrement, la possibilité non seulement de vivre, mais de travailler utilement et de fournir une carrière féconde malgré les imperfections ou la faiblesse organiques. Deuxièmement, l’introduction d’un élément psychologique d’une variété presque sans limites. Psychologiquement, c’est à peine s’il y a deux êtres humains non pas semblables, mais seulement comparables, et les progrès rapides de la psychothérapie ont ceci d’excellent qu’ils placent du moins en lumière cette vérité méconnue et vont obliger de plus en plus à en tenir compte une science qui, naïvement et béatement, ne vivait guère jusqu’ici que de données physiologiques.

Le fait que l’être humain, même maladif, peut vivre une vie utile, rend indispensable l’établissement en éducation physique de plateformes sises à des niveaux différents. Il y a des robustes, il y a des moyens, il y a des faibles, il y a des endommagés, il y a surtout des inégaux. Comment ne pas comprendre l’inanité d’appliquer un système unique à des catégories si différentes ? Et comment surtout ne pas apercevoir l’ironie de ce terme : rationnel, appliqué à une population chez laquelle l’irrationnel est la loi générale et obligatoire ? Vous aurez beau décréter que tous les hommes ont la même taille ; avez-vous la prétention d’arriver jamais à ce que ce décret reçoive même un commencement d’exécution ? Non, sans doute. Alors ne serait-il pas puéril de faire faire chez le tailleur un modèle unique de vêtement ?… Non seulement les vêtements tout faits se répartissent en multiples catégories, mais encore, avant de les livrer à qui les achète, n’est-on pas obligé de reculer ou d’avancer un bouton, de dégager une entournure, de relever une épaule ?… À cela s’ajoute, comme nous venons de le rappeler, l’élément psychologique. Le rôle de la psychologie dans l’exercice physique est intense et il est encore presque inaperçu. Il semble jusqu’ici se réduire à la peur ; et encore, très imparfaitement, on se borne à distinguer le brave et le poltron : c’est bien vite dit et témoigne de classifications enfantines. Il y a toute une échelle de « peurs » avec des caractéristiques et des origines différentes. Qui donc semble s’en douter parmi ceux qui pérorent doctement sur l’éducation du corps ? Mais la peur n’est nullement la seule ou même la plus importante des manifestations psychologiques en cette matière. Le rôle de l’imagination y apparaît colossal, et aussi celui de la mémoire sans parler de l’hérédité. Voilà un territoire inexploré encore. Et c’est avant même d’en avoir reconnu les entours ou relevé les aspects généraux qu’on prétend légiférer sur les mesures à prendre pour le bien exploiter.

Cette méconnaissance d’un vaste sujet et cette ignorance voulue des limites dans lesquelles il s’enferme ont donné naissance à des habitudes empiriques très singulières, car ceux qui y ont recours se targuent précisément d’avoir abattu l’empirisme et de l’avoir remplacé par des procédés de science pure. Il y a quelques années, en France, un groupe de médecins se firent fort de prouver à l’opinion que les « sports » avaient une influence déplorable sur la jeunesse et provoquaient pendant la croissance toutes sortes de désordres. Il y avait alors quelques milliers d’adolescents déjà groupés en associations scolaires pour la pratique des dits sports. Il eût été logique de les inspecter, d’examiner chacun d’eux et de déduire de cet examen des conclusions générales prudentes et bien assises. Nul n’y songea et, dans un congrès scientifique, on vit les détracteurs du sport apporter un certain nombre de « cas » venus par hasard, sans doute, à leur connaissance et sur lesquels ils discoururent abondamment comme si, toutes choses étant égales d’ailleurs entre un adolescent et un autre, il était parfaitement légitime de conclure de l’un à l’autre et de faire de l’accident la règle. Dans ses violentes attaques contre le foot-ball et dans ses acerbes polémiques, le fameux journal anglais The Lancet ne procédait pas autrement. C’étaient toujours le passé sous silence préalable de toute statistique générale et la conclusion finale basée sur une certitude fondée sur une série de cas isolés, déracinés, dirions-nous, s’il était permis d’employer une pareille expression.

La vérité est que dans l’état actuel des connaissances, il est absolument puéril de vouloir légiférer sur la question. Nous sommes bien loin du jour, s’il doit luire jamais, où il sera permis de fixer les grandes lignes d’un système rationnel unique de culture physique. Il faut au préalable mettre au jour une quantité de choses que nous ignorons. Il faut, notamment, établir la corrélation entre la psychologie et le mouvement physique. Il faut recueillir des observations nombreuses, faites cette fois en tenant compte des ensembles et du nombre. Jusqu’à ce que tout cela soit en train, le mieux est de composer des méthodes appropriées à chaque groupe d’individus selon leurs circonstances de vie, leurs origines, leurs tempéraments et de remettre sagement aux calendes grecques la recherche de la nouvelle pierre philosophale.