L’Association britannique pour le progrès des Sciences

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L’Association britannique pour le progrès des Sciences
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 65 (p. 248-254).

ESSAIS ET NOTICES.

RÉUNION ANNUELLE DE L’ASSOCIATION BRITANNIQUE.


Pendant la dernière semaine du mois d’août, l’Association britannique pour l’avancement des sciences a tenu ses assises pour la trente-sixième fois depuis 1831. Comme lieu de réunion, on avait choisi cette année la ville de Nottingham, dont les brasseries ont une réputation méritée, soit dit sans malice. Le choix n’a pas été très heureux, à en croire les journaux anglais qui rendent compte de cette réunion, car les bons habitans de Nottingham, quoique aspirant depuis plus de douze ans à l’honneur de fêter dans leurs murs les délégués scientifiques des trois royaumes, ne paraissaient guère préparés à les recevoir. Ce n’est qu’après de véritables voyages d’exploration à travers les rues et ruelles que les arrivans ont pu découvrir la salle des séances du comité général. Quand ils ont ensuite émis la prétention assez juste de coucher quelque part, ils se sont trouvés en face de bourgeois ahuris qui n’avaient pas l’air de comprendre ce qu’on leur voulait. Rien n’était prêt ; on aurait dit des gens réveillés en sursaut et se frottant les yeux avec humeur. Je ne pense pas que ce tableau de l’accueil que les membres de l’association ont subi à Nottingham soit exagéré ; j’ai vu cette confusion de près en 1862 à Cambridge, où l’association se réunissait cependant pour la troisième fois, où de plus les vastes bâtimens des dix-sept collèges offraient une large et cordiale hospitalité à tous les étrangers dûment recommandés aux gros bonnets de l’université.

Quoi qu’il en soit des plaintes qui se sont fait jour à cette occasion, on peut supposer qu’une fois ces premiers désagrémens d’une installation problématique passés, les réunions des sections (il y en a sept) auront eu lieu dans l’ordre accoutumé et que la session de 1866 n’aura pas été moins profitable à la science que les trente-cinq qui l’ont précédée. L’Association britannique est une grande et noble institution. Fondée en 1831, elle répond à un besoin de centralisation bien naturel dans un pays où les efforts des travailleurs ne convergent pas vers un foyer unique comme en France. Les Sociétés royales de Londres, de Dublin et d’Edimbourg n’ont rien de commun avec notre Académie des Sciences au point de vue de l’organisation intérieure et de l’influence exercée au dehors. L’Académie des Sciences, par sa constitution encyclopédique, par la publicité de ses séances hebdomadaires et par ses comptes-rendus ouverts à tout venant, embrasse et absorbe le mouvement scientifique du pays au point d’effacer complètement la province. Depuis quelque temps, il est vrai, les sociétés savantes des départemens se réunissent une fois par an à Paris, où on leur distribue des médailles ; mais l’Académie des Sciences se tient à l’écart, sauf un certain nombre d’académiciens qui viennent présider les réunions. Si la hiérarchie n’existe pas en principe, elle existe par le fait. Dans ces circonstances, il est facile de comprendre qu’une association comparable à celle qui de l’autre côté du détroit réunit par les liens d’une confraternité véritable les travailleurs sérieux ne trouverait pas en France le sol préparé pour la faire prospérer, que du moins elle rencontrerait plus d’obstacles à vaincre.

L’Association britannique comprend dans son sein tout ce que l’Angleterre, l’Irlande et l’Ecosse possèdent d’illustrations scientifiques. Elle a pour but, d’après les termes de l’acte constitutif, de donner une impulsion plus forte et une direction plus systématique aux recherches scientifiques, de resserrer les liens entre les hommes qui cultivent les sciences sur les différens points des trois royaumes, de les mettre en relations suivies entre eux et avec les savans étrangers, d’appeler d’une manière efficace l’attention générale sur les sujets d’une nature scientifique, d’écarter enfin tous les obstacles qui s’opposent au progrès de nos connaissances, et que les efforts isolés des hommes privés seraient impuissans à faire disparaître. Ainsi, quoique ce rapprochement annuel d’un grand nombre de travailleurs doive exercer à coup sûr une heureuse influence sur la production Individuelle, c’est plutôt vers l’organisation rationnelle des travaux d’ensemble que tendent les efforts de cette société, et c’est sur ce terrain qu’elle a obtenu les résultats les plus remarquables. L’Association scientifique de France a fait de louables efforts pour entrer dans une voie analogue ; mais c’est bien moins pour le moment une association savante qu’une réunion de gens du monde qui approuvent tout ce que leur proposent un petit nombre de meneurs, et auxquels on montre de temps en temps la lune à l’Observatoire.

Les membres de l’Association britannique sont rangés sous trois catégories. Il y a d’abord les membres à vie qui paient une fois pour toutes une somme déterminée. À l’origine, leur contribution était fixée à 5 livres sterling ; depuis 1846, elle est de 10 livres (250 francs). Les membres de cette catégorie sont éligibles à toutes les dignités de l’association, et reçoivent gratis, les volumes qui renferment les rapports sur les travaux de chaque année. La deuxième catégorie jouit des mêmes droits que la première ; on y est admis en prenant l’engagement de verser une cotisation annuelle d’une livre ; depuis 1840, cette cotisation est doublée la première année. La troisième catégorie comprend les associés temporaires qui se contentent de payer une livre pour avoir le droit d’assister à une session déterminée ; ils ne sont pas éligibles aux dignités de la société et ne peuvent faire partie d’aucun comité. Il y a enfin des membres correspondans nommés par le conseil de l’Association. Les femmes ne sont pas exclues, on les reçoit aux mêmes conditions ; on a même créé en leur faveur une distinction délicate qui n’est pas mentionnée dans le règlement : elles peuvent transférer leurs cartes d’admission, pourvu que ces cartes soient toujours présentées par des mains féminines.

L’association tient chaque année un meeting qui dure une semaine ; il a lieu dans une ville désignée au meeting précédent. Oxford et Cambridge ont été choisies trois fois,’ Manchester, York, Glasgow, Liverpool, Newcastle, Dublin, Edimbourg et d’autres villes, deux fois. Le nombre moyen des visiteurs a été jusqu’ici d’environ seize cents, et les sommes souscrites chaque année ont atteint en moyenne le chiffre de 50,000 francs. En 1861, la réunion de Manchester a présenté un total de trois mille visiteurs, et 80,000 francs de cotisations.

La session s’ouvre par une séance du comité général, qui se compose des dignitaires de l’association, de tous les membres qui ont publié un mémoire dans les annales d’une société savante, des officiers ou délégués de corporations scientifiques. Les visiteurs étrangers en font partie également et peuvent prendre une part active aux délibérations. Le comité général entend le compte-rendu de gestion du conseil qui a été chargé de conduire les affaires de la société dans l’intervalle des deux réunions. On nomme ensuite le conseil pour l’année suivante ; les anciens présidens de l’association et les dignitaires actuels en font partie de droit. Les seul dignitaires permanens sont les trois censeurs (trustees), le secrétaire-général et le trésorier-général. Le président, les vice-présidens (dont le nombre varie de deux à dix), un trésorier local et plusieurs secrétaires locaux sont élus d’avance, au début de la session, pour le meeting de l’année suivante. En outre le comité général nomme encore, pour chacune des sept sections qui ont été établies, un comité spécial chargé d’en diriger les travaux pendant la durée de la session et de formuler des propositions tendant à hâter le progrès d’une branche de nos connaissances. Ces propositions sont d’abord soumises au comité des recommandations ; s’il les juge dignes d’être prises en considération, il les transmet au comité général, qui procède au vote après une discussion préalable.

Les sections se réunissent tous les matins pour entendre les communications préparées par les membres et pour les discuter, s’il y a lieu. Le soir du premier jour, après la séance du comité général et la constitution des bureaux, on se réunit en assemblée solennelle pour entendre le discours d’ouverture que le président a eu le temps de méditer depuis sa nomination. Ce discours roule presque toujours sur les progrès accomplis dans les différentes branches des connaissances humaines ; quelquefois aussi, comme l’a fait M. Willis en 1862, le nouveau président résume les travaux de l’association depuis l’époque de sa fondation, et ce n’est pas, ce nous semble, le sujet le moins intéressant qu’il puisse choisir. Cette année, les réunions ont été présidées par M. Grove, inventeur d’une pile très répandue et auteur d’un ouvrage sur la corrélation des forces physiques. M. Grove avait pris pour sujet de son discours la continuité des phénomènes que nous offre le monde matériel ; il a développé cette idée en s’appuyant sur les découvertes les plus récentes qui ont été faites dans le domaine de l’astronomie, de la physique, de la géologie, de l’histoire naturelle.

Les soirées suivantes de la « semaine des sages » (wise-week), comme l’appelle le public anglais, sont remplies par quelques leçons confiées à d’habiles professeurs et analogues aux conférences de la Sorbonne, par d’homériques dîners ou par des excursions dans les villes voisines qui ont envoyé des invitations. Un bulletin imprimé, qui parait chaque matin, fait connaître l’ordre du jour arrêté la veille par le comité local. Toutes les mesures sont prises pour rendre agréable et profitable à tout le monde cette « vendange » annuelle qui réalise tardivement un des plus beaux projets conçus par le lord-chancelier Bacon[1].

L’Association britannique, tout en contribuant d’une manière directe et très efficace au progrès des sciences par les secours de toute sorte qu’elle accorde aux travailleurs, a obtenu un autre succès non moins important : elle a réussi à intéresser de plus en plus le gouvernement et toute la nation aux recherches d’un ordre élevé. On peut dire aujourd’hui qu’elle dispose du fonds public ; son intervention a toujours été si bien motivée qu’on s’est presque habitué à regarder comme obligatoire l’accomplissement des vœux qu’elle émet. C’est aux efforts persistans de l’association que l’on doit la popularité toujours croissante des recherches scientifiques en Angleterre, et la confiance avec laquelle les capitaux répondent dans ce pays à l’appel des promoteurs d’une entreprise garantie par les savans. L’histoire du câble atlantique est pleine d’enseignemens sous ce rapport.

Si on voulait juger l’utilité de l’association et la grandeur des résultats à un point de vue essentiellement anglais, on n’aurait qu’à additionner les chiffres des sommes dépensées par elle depuis trente-six ans dans l’intérêt de la science. Nous nous bornerons à constater que le total de ces sommes dépasse aujourd’hui 600,000 francs, dont deux tiers ont été attribués à la section des sciences physiques et mathématiques. Les astronomes doivent à l’intelligente initiative de cette société trois des plus importans catalogues d’étoiles qui existent : l’admirable catalogue éclectique, qui porte le nom de l’association, — le catalogue d’étoiles basé sur les observations que Lalande avait faites à l’École militaire de Paris vers la fin du siècle dernier, — et celui qui résume les observations de Lacaille, faites au cap de Bonne-Espérance. Commencés en 1835 et en 1838, ces deux derniers catalogues ont été imprimés aux frais du gouvernement anglais. On est également redevable aux efforts de l’Association britannique d’une série d’expéditions qui ont puissamment contribué à fixer nos connaissances relatives aux élémens magnétiques des îles britanniques, de l’Amérique du Nord, des mers australes, de l’Inde anglaise et de quelques autres régions du globe ; la plus connue est celle qui fut confiée à sir James Clark Ross, et qui dura de 1839 à 1843.

La météorologie comparée est l’un des sujets qui ont eu, dès l’origine, le privilège de fixer l’attention de la société. Cette science a été en quelque sorte centralisée à l’observatoire de Kew, érigé par le roi George III et abandonné par le gouvernement à l’Association britannique depuis 1842. L’observatoire de Kew sert de magasin ou de dépôt ; c’est là que les instrumens appartenant à la société sont conservés et que les membres trouvent toutes les facilités possibles pour entreprendre des recherches expérimentales. On y a établi un atelier très complet d’où sont déjà sortis bon nombre d’instrumens de précision : baromètres et thermomètres étalons, magnétomètres et magnétographes, etc., qui avaient été commandés par des institutions scientifiques de la Grande-Bretagne ou de l’étranger. Les possesseurs d’instrumens météorologiques peuvent aussi les faire vérifier à Kew, où on les compare à des étalons fixes construits avec un soin extrême[2]. Parmi les autres travaux qui ont été effectués avec succès à l’observatoire de Kew, nous citerons les reproductions photographiques des taches solaires, obtenues à l’aide de l’héliographe, et d’intéressantes études d’analyse spectrale.

Toutefois l’entretien de cet établissement ne laisse pas d’être assez coûteux. Quand l’association a accordé à son enfant gâté cinq ou six cents livres et que la Société royale de Londres s’est saignée pour y ajouter un respectable supplément, on se trouve encore souvent en déficit au bout de l’année. Heureusement il se rencontre toujours quelque généreux Mécène, quelque brasseur ou fabricant de papier dont les libéralités permettent de continuer les travaux commencés. A partir de l’année prochaine, la situation de l’observatoire de Kew va probablement changer d’une manière très heureuse par la fusion de cet établissement avec le département météorologique du ministère du commerce (Board of Trade). Voici dans quelles circonstances ce projet a été conçu. A la mort de l’amiral Fitzroy, le Board of Trade se mit en relations avec la Société royale afin d’examiner, de concert avec ce corps savant, l’opportunité qu’il y avait de modifier l’organisation du département météorologique, dont la direction avait été confiée à l’illustre et infortuné amiral. On convint de faire étudier cette question par une commission d’hommes compétens ; la Société royale nomma M. Francis Galton, le secrétaire-général de l’Association britannique, l’Amirauté le commandeur Evans, et le Board of Trade l’un de ses secrétaires, M. T.-H. Farrer. Après une mûre délibération, cette commission fit son rapport, qui fut présenté au parlement ; nous en donnerons seulement les conclusions :

Les attributions du département météorologique du Board of Trade se bornaient primitivement à provoquer et à recueillir des observations météorologiques effectuées en mer par les soins des capitaines de navires. Cette besogne ne saurait être accomplie avec succès que par une administration investie d’une autorité officielle, et le Board of Trade s’en acquittait très bien avant qu’il ne se fût lancé dans les tentatives de prédiction du temps ; il convient donc qu’il en reste chargé comme par le passé. Il en est tout autrement de la rédaction des observations recueillies et des recherches nécessaires pour en tirer parti. Ces recherches demandent des connaissances étendues et beaucoup d’expérience ; elles devraient toujours être dirigées par un corps savant qui en prendrait toute la responsabilité. Il serait donc à désirer que les matériaux recueillis par le Board of Trade fussent confiés à un comité choisi par la Société royale ou par l’Association britannique, et qui serait mis à même de les discuter et de les utiliser. Or l’établissement de Kew serait éminemment propre à devenir le centre de ces travaux ; il suffirait d’en développer l’organisation et d’en accroître les moyens d’action dans une mesure convenable. — Le comité d’administration de l’observatoire de Kew s’est empressé de donner son adhésion pleine et entière aux conclusions de ce rapport, et tout porte à croire que sous peu cet établissement deviendra une institution vraiment nationale où tous les efforts individuels viendront converger comme à un foyer de lumière.

L’Association britannique à mis en pratique dès l’origine l’admirable conception de ces rapports qu’on appelle d’un mot intraduisible suggestive reports. Ce sont des résumés complets de l’état actuel d’une branche donnée de nos connaissances, mais rédigés exclusivement en vue de signaler les points obscurs, les côtés faibles, les lacunes ou les contradictions qui appellent les recherches des savans. Ces rapports, on le voit, sont destinés à diriger vers un but utile les efforts des chercheurs et à économiser une somme de force vive qui serait perdue sans profit pour la science, si elle s’éparpillait dans des travaux sans issue probable, ou si elle était employée à enfoncer des portes ouvertes, ainsi que cela se voit tous les jours. Les rapports de ce genre, confiés toujours aux hommes les plus compétens dans chaque branche spéciale, ont le plus souvent provoqué des recherches qui ont été entreprises aux frais et sous la direction générale de l’association. Au meeting d’Oxford, en 1832, quand on se retrouva pour la première fois après la fondation de l’association, dix de ces rapports étaient prêts et furent adoptés par l’assemblée. M. Airy, aujourd’hui l’astronome royal d’Angleterre, exposait dans un long et lucide résumé les progrès et les desiderata de l’astronomie ; M. Lubbock rendait compte de l’état de la question des marées ; M. Forbes signalait ce qu’il y avait à faire en météorologie ; le révérend Baden Powell résumait nos connaissances relatives à la chaleur rayonnante ; sir David Brewster traçait un tableau complet de l’état de l’optique ; M. Whewell faisait connaître les conquêtes les plus récentes des minéralogistes, M. Conybeare celles des géologues, et M. Johnston celles des chimistes ; enfin M. Prichard faisait l’inventaire de ce qui était acquis en matière d’anthropologie. L’année suivante, à Cambridge, huit nouveaux rapports furent présentés sur d’autres branches de la science, et depuis cette époque de nombreux rapports supplémentaires ont tenu les membres de l’association toujours au courant du progrès. Nous ne mentionnerons que pour mémoire les beaux travaux d’ensemble qui ont été exécutés aux frais et à l’instigation de la société sur les marées, sur les tremblemens de terre, sur les étoiles filantes et autres météores lumineux, sur le régime pluvial de la Grande-Bretagne, ainsi que les nombreuses ascensions scientifiques en ballon entreprises par M. Glaisher et les tentatives d’exploration du fond de la mer au moyen de la drague. Nous passons sous silence une foule de recherches de détail dont l’énumération nous mènerait trop loin ; il nous suffit d’avoir esquissé d’une manière rapide l’organisation, le but, les tendances et les efforts si méritoires d’une grande institution dont la base est la liberté. R.Radau


  1. La Maison de Salomon, dont il est question dans la Nouvelle Atlantide.
  2. Pendant l’année qui vient de s’écouler, on a vérifié 126 baromètres et 395 thermomètres.