Essais et Notices - ''Ascension'', par M. Charles de Pomairols

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Essais et Notices - Ascension, par M. Charles de Pomairols
Revue des Deux Mondes, 5e périodetome 56 (p. 943-946).

ESSAIS ET NOTICES

ASCENSION, PAR M. CHARLES DE POMAIROLS[1]

Sous ce titre, Ascension, M. de Pomairols, connu déjà comme poète distingué, a écrit une histoire curieuse, très précise comme étude du monde religieux français et très touchante.

Ce sont mœurs de province. Destève, descendant d’une vieille famille de magistrats, en Toulousain, a du goût pour le professorat, parce qu’il aime la lecture, la méditation, les enfans et Lamartine. Après quelque hésitation, sa famille consent à cette déchéance. C’est l’opinion de la famille que je rapporte. Le jeune Destève devient professeur, se marie pur à une pure, pieux à une pieuse et lamartinien à une lamartinienne. Sa charmante femme meurt en donnant le jour à une petite fille. Destève se consacre désormais à trois choses : son enseignement, le soulagement de ses paysans, car il est propriétaire, et l’éducation de sa fille.

Le fond du roman, qui, très évidemment, est une histoire minutieusement vraie, consiste dans la peinture du caractère de la jeune fille et dans le tracé très exact de son évolution.

Elle est grave et douce de bonne heure ; elle devient sentimentale et méditative vers quinze ans. Elle est profondément altruiste ; elle aime à avoir de l’influence et une salutaire influence sur les enfans moins âgés qu’elle. Elle convertit à la sagesse et à une docilité rationnelle son petit cousin Robert, qui était un petit garnement ; elle… Vous voyez, ce roman est une Sophie. Seulement, c’est une Sophie beaucoup plus vraie et beaucoup plus sensée que celle de Rousseau, à qui il a manqué d’avoir connu des jeunes filles, ou seulement une.

Comme Lucile a environ quinze ans, un très grand malheur la menace. Son père, Destève, qui a quarante ans… vous vous en doutiez. Son excuse, c’est que cela arrive à tous les veufs de cet âge, et aussi elle est que Mlle Satran est bien séduisante. Elle a vingt-cinq ans, les plus beaux yeux du monde et elle y met quelque chose ; et elle a une voix magnifique et elle y met quelque chose aussi ; car elle est cantatrice très remarquable ; et enfin elle aime Destève et, sans le lui dire, elle ne le lui envoie pas dire non plus ; le moindre geste d’elle le lui fait savoir. Destève est très pris. Il est bien près de se laisser aller. Après tout, lui aussi, il a le droit de vivre, comme il est crié dans deux cent cinquante-sept pièces du théâtre contemporain. Lutte contre lui-même. Le Destève qui a le droit de vivre s’insurge contre le Destève qui a le sens du devoir et qui se dit que, s’il se remarie, l’éducation de sa fille est compromise juste au moment le plus délicat et le plus grave. C’est ce dernier Destève qui l’emporte. Destève continuera à protéger, à éclairer et à agrandir l’âme de sa fille. C’est un ordre qu’une tombe chérie lui donne, qu’il entend et auquel il sent qu’il ne peut pas désobéir.

Les années passent. Destève a un gros ennui. On veut le déraciner. Professeur à la Faculté des lettres de Toulouse, on veut l’envoyer à Caen. — Voilà qui est bien dur, dit sa fille à M. le Recteur. Mon père tient à ce sol par toutes ses fibres ; il périra de langueur en Normandie.

— Cela, dit M. le Recteur, est une de ces choses qui ne peuvent pas figurer dans un rapport.

— Mais si mon père a quelque valeur comme professeur, c’est qu’il est l’homme d’un pays et qu’il professe dans ce pays ; c’est que Languedocien, il sait parler à des Languedociens ; c’est qu’il sait juste ce qu’il faut toucher chez eux, à quelle porte il faut frapper et par où l’on entre dans leur esprit ; à Caen, il sera quelconque.

— Je ne sais pas si vous avez raison, répond le Recteur ; mais enfin cela peut figurer dans un rapport.

Destève est maintenu à son poste.

Lucile a maintenant vingt ans ; sa bonté, sa charité, son goût des choses nobles n’ont fait qu’augmenter. Je me demande, — car je l’aime, — ce que, moi, j’en ferai. Avant tout, une épouse et une mère. Elle a tout ce qu’il faut pour être admirablement l’une et l’autre. À défaut de cela, un professeur ou un docteur en médecine. Elle se plaît à avoir de l’influence sur les enfans et elle est passionnée à soigner les malheureux. Mais Lucile n’a pas le goût du mariage, ou elle n’a trouvé personne qui lui plût pour cela. De plus, le veuvage affreusement triste, puis très vite consolé, d’une de ses amies intimes a, ce me semble, froissé en elle certaines délicatesses et détourné son âme de ces liens où l’âme court tant de hasards. Et enfin, elle a lu l’Évangile et elle s’est éprise de Jésus.

Je suis un peu étonné du jour que jette cet épisode sur l’éducation des jeunes filles catholiques. L’auteur dit : « le hasard d’une lecture qui lui fit connaître les Évangiles eux-mêmes fit surgir devant elle et en plein relief une personne vivante, avec ses actes merveilleux, ses attitudes sublimes… » Ainsi Lucile a été élevée très religieusement, très pieusement, catholique par un père catholique et par des prêtres catholiques ; et ce n’est qu’à vingt ans et tout à fait par hasard qu’elle a lu les Évangiles ! Notez que je n’en doute pas ; car l’histoire est évidemment vraie ; mais je suis étonné qu’il en soit ainsi, du moins dans certaines régions, dans certains cantons du monde catholique.

Toujours est-il que Lucile respire à pleine âme le divin mystère de Jésus, se plonge de tout son être pensant et sensible dans l’atmosphère évangélique, est émue, est enthousiasmée, est illuminée d’une clarté nouvelle et enrichie d’une vie abondante qu’elle n’a jamais connue, du moins à ce degré. Sa vocation est décidée ; elle sera religieuse.

Elle entre au couvent. La vie de novice de Lucile est suivie, est analysée avec le plus grand soin et, ce me semble, avec la plus grande exactitude, comme elle le serait par un directeur de conscience ; c’est de beaucoup, à mon avis, la meilleure partie de ce livre, tout entier fait avec une extrême et presque une excessive conscience. Lucile traverse les phases d’ardeur mystique, d’espérance infinie, de crainte d’être indigne, d’aridité, selon le mot consacré, qui est si profondément juste, de retour à l’amour par acte de volonté, de plénitude enfin, d’abandonnement confiant et heureux, — « comme d’un petit enfant, » — au giron du maître. Elle prononce ses vœux définitifs.

Tout à coup, un éclat de tonnerre. L’État, cet État moderne que Destève a déjà rencontré, impérieux et mal éclairé sur ses desseins et qui voulait le déraciner pour un caprice, se dresse, plus redoutable cette fois, devant lui : la congrégation à laquelle appartient sa fille est expulsée.

Que fera-t-il ? Vieillir, seul, tristement, douloureusement, tragiquement, séparé de cela seul qu’il aime et de ce qui lui rappelle ce qu’il a aimé ? Il le sent ; c’est la mort prochaine ; c’est la mort, d’abord ; et c’est ensuite un deuil à infliger prématurément à cette fille si tendrement aimée et qui n’a pas mérité ce rude châtiment. Il se décide. Le groupe religieux auquel sa fille appartient va s’établir au Brésil. Il la suivra. Il fuira la patrie pour la suivre en ce qu’elle a pour lui de plus cher. Ubi pater es ibi patria. Il part pour le Brésil.

De là-bas il écrit à son meilleur ami que, pour la fondation d’un grand couvent au fond du far-west brésilien, il faut de l’argent, beaucoup d’argent et qu’il faut vendre sa terre, à laquelle il tenait tant. Son père lui avait fait jurer que, quoi qu’il fît, il garderait toujours « le séjour qu’ont bâti les aïeux ; » il est forcé de manquer à cette promesse et de violer ce serment. « J’aimais ma terre ; mais je préfère mon enfant, une âme que j’admire, qui s’est élevée très haut au-dessus de moi, au-dessus de sa mère. [Non !] Je dois, pour l’aider dans son ascension, tout faire, tout subir, rompre, puisqu’il le faut, des liens qui m’étaient profondément chers. Adieu, Guillaume, adieu ! »

Ce dénouement, d’une grandeur tragique, tout à fait analogue à celui de l’Émigré de M. Bourget, fait longtemps rêver et réfléchir. Il attriste comme une page d’histoire malheureuse. Il fait détester, une fois de plus, ces discordes civiles, ces passions politiques, qui, comme la Révocation de l’édit de Nantes, font des exilés, font des émigrés à l’intérieur, à l’extérieur aussi, risquent d’éteindre l’amour de la patrie, remarquez-le, et chez ceux qui sont frappés et chez ceux qui frappent ; car ceux qui sont frappés ne peuvent qu’être refroidis à l’égard d’un pays qui les châtie innocens et ceux qui frappent s’habituent à cette idée : « Après tout, c’est peut-être fâcheux que nous diminuions l’amour du sol chez quelques-uns, mais il y a quelque chose au-dessus de la patrie : ce sont nos principes. »

Triste dénouement : tristes conclusions ; ce livre triste est un livre qui attendrit et qui fait penser. Il pourrait avoir pour épigraphe ce mot mélancolique, qu’affectionnait Virgile : Multa putans.


Émile Faguet.
  1. Un volume in-8 ; Plon.