Essais et Notices - La photographie des corps opaques

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Essais et Notices - La photographie des corps opaques
Revue des Deux Mondes4e période, tome 133 (p. 712-720).
ESSAIS ET NOTICES

LA
PHOTOGRAPHIE DES CORPS OPAOUES

Voir l’intérieur du corps humain. n’être plus réduit à attendre la mort du malade pour pratiquer une autopsie qui ne nous révèle que l’altération finale des tissus sans nous faire connaître l’évolution de la maladie, quel rêve pour le médecin ! Et ce rêve est devenu presque une réalité. Un professeur de l’Université de Würtzbourg, M. Röntgen[1], vient de découvrir des radiations qui traversent les chairs comme la lumière du soleil traverse le cristal, et qui permettent de photographier l’ossature à l’intérieur d’un membre entier, d’un membre vivant. Il a obtenu en particulier la photographie d’une main dont le squelette se dessine très nettement en noir, tandis que les chairs se révèlent par une teinte plus pâle. Cette merveilleuse expérience a déjà été répétée de toutes parts avec succès, et plusieurs médecins l’ont expliquée à l’étude de cas pathologiques. Le docteur Lannelongue a présenté lundi dernier, à l’Académie des sciences, tant en son nom qu’en celui de M. Oudin et Barthélemy, des photographies de membres malades. Le premier de ces clichés représente un fémur atteint d’ostéomyélite ; la maladie se révèle par quelques taches blanches sur le fond noir de l’os, indiquant l’existence de cavités internes : ainsi se trouve confirmé ce que M. Lannelongue avait déjà démontré autrefois, à savoir que, dans cette maladie, la destruction de l’os commence à l’intérieur et s’étend vers la périphérie, au lieu de progresser du périoste vers le centre, comme on l’avait cru autrefois. Un autre cliché représente le doigt d’un enfant, où le diagnostic clinique avait reconnu une affection tuberculeuse ; on distingue nettement l’épaississement du périoste, une attaque de l’articulation et un commencement d’ostéite dans la deuxième phalange, plus transparente que les autres. Il est désormais hors de doute que le nouveau procédé pourra rendre les plus grands services à la médecine et à la chirurgie ; ce serait peine perdue, d’ailleurs, que de chercher à déterminer ce que nous devons prévoir et ce que nous pouvons espérer ; l’événement vient de nous prouver, une fois de plus, que la science sait réaliser des merveilles qui laissent bien loin derrière elles les rêves de la plus brillante imagination.


Ce qu’il importe surtout de se demander, c’est ce qu’il y a de véritablement nouveau dans la découverte d’hier, ce qu’elle apprend et surtout les questions nouvelles qu’elle suscite. Disons d’abord que l’existence de rayons qui traversent les corps opaques n’est pas la chose la plus étonnante, la plus surprenante qu’on ait vue depuis longtemps. La transparence est une propriété toute relative ; nous en avons la preuve en nous-mêmes : pourquoi l’œil humain ne distingue-t-il qu’une partie des rayons solaires, ceux qui sont compris entre le rouge et le violet ? Une des raisons est que les milieux de l’œil, transparens pour ces radiations qui constituent ce que nous appelons du nom purement subjectif de lumière, absorbent les radiations avoisinantes et les arrêtent avant qu’elles aient atteint la rétine. La lentille des objectifs de nos photographes est plus transparente, et ce sont des rayons invisibles surtout qui contribuent à impressionner la plaque sensible. Le verre lui-même devient bientôt très fortement absorbant quand on s’éloigne trop des limites du spectre visible, et, pour pousser plus loin l’étude des radiations, les physiciens doivent employer des lentilles et des prismes, soit de quartz, pour la région ultra-violette, soit de sel gemme pour la région infra-rouge. Inversement, des corps absolument opaques à la lumière peuvent laisser passer les rayons invisibles ; une expérience classique consiste à constituer une lentille par un ballon contenant une dissolution d’iode dans le sulfure de carbone : la liqueur est absolument noire, et cependant la chaleur la traverse et vient se concentrer en un foyer dont la température s’élève rapidement. Une couche d’argent, suffisamment épaisse pour arrêter toute lumière, n’oppose pas un obstacle absolu au passage de rayons photographiques.

On pourrait multiplier les exemples à l’infini, et, depuis longtemps, pour les physiciens, la question ne se pose plus de savoir si un corps est transparent ou opaque, mais pour quels rayons il est transparent. Au surplus, nous connaissons, depuis quelques années, des radiations autres que celles que nous envoie le soleil ; un physicien allemand qui, mort tout jeune encore, a laissé un des noms les plus illustres de la physique moderne, Heinrich Hertz, dont les expériences constituent le fondement désormais inébranlable de la théorie qui regarde la lumière comme un phénomène électro-magnétique, a réussi à produire, à l’aide de la seule électricité, des vibrations qui traversent avec la même facilité tous les corps non métalliques : le bois, le goudron, l’ébonite, les laissent passer comme l’air lui-même ; seuls les métaux les arrêtent quand on les prend sous une épaisseur suffisante.

Enfin, dans des expériences qui ne datent pas de plus de deux ans, on avait réussi à produire des radiations qui ne se rapprochent pas beaucoup de la lumière et vis-à-vis desquelles les différens corps jouaient, au point de vue de la transparence, un rôle assez singulier ; examinons leurs principales propriétés.

La décharge électrique présente des caractères tout différens suivant qu’on la produit dans l’atmosphère ou dans un gaz raréfié. Dans l’air ordinaire, elle consiste en une étincelle qui produit sur l’œil l’impression d’un trait de feu sinueux très brillant et très délié ; elle est accompagnée d’un crépitement caractéristique. Mais qu’on scelle les extrémités des fils entre lesquels se produit la décharge dans un tube qui contienne un gaz très raréfié, et l’on verra apparaître, dans toute la largeur du tube, des lueurs phosphorescentes, dont la teinte et l’aspect. varieront beaucoup suivant les circonstances. La lumière pourra être continue, ou bien on pourra voir des alternatives d’éclat et d’obscurité constituant ce que l’on appelle la décharge striée ; dans certains cas, enfin, on observera, non seulement dans l’intérieur du tube, mais sur le verre lui-même, une lueur d’un vert jaunâtre qui se distingue complètement, par ses caractères, des autres apparences lumineuses. C’est à deux physiciens allemands, Híttorf et M. Goldstein, qu’on doit les premières études sur cette lumière et son origine. Le phénomène ne se produit que dans des tubes où la raréfaction a été poussée extrêmement loin ; il faut que l’appareil ne contienne plus que la millionième partie environ de l’air qu’il renfermerait s’il était en communication avec l’atmosphère ; si l’on s’éloigne de cette proportion, soit en plus, soit en moins (et la technique opératoire nous permet d’obtenir des vides encore beaucoup plus parfaits), le phénomène disparaît : il exige donc, pour se produire. la présence d’une quantité de matière extrêmement faible, mais néanmoins parfaitement appréciable.

Cette lueur spéciale ne fait pas partie de la décharge proprement dite, qui va d’un pôle à l’autre. Elle émane du pôle négatif, ou, comme l’on dit plus ordinairement, de la cathode[2] ; chaque point de cette cathode émet un rayon, perpendiculairement à la surface ; ces rayons de cathode, ou, suivant la terminologie courante, ces rayons cathodiques se propagent rectilignement, décelés par une lueur très faible, et donnent naissance, en rencontrant la paroi du verre, à une phosphorescence très brillante, accompagnée d’un échauffement notable. Les physiciens se sont efforcés de découvrir l’origine et la nature de ces rayons ; la plus remarquable des hypothèses qui aient été émises est celle de M. Crookes : la célébrité qui s’y est attachée a fait trop souvent croire que son auteur avait découvert les rayons cathodiques, et les tubes destinés à produire ces rayons s’appellent, même en Allemagne, tubes de Crookes.

Le physicien anglais a admis que, dans l’état de raréfaction extrême où ils se trouvent dans ces tubes, les gaz ont acquis des propriétés spéciales, que leurs molécules, en particulier, peuvent cheminer rectilignement d’un bout à l’autre sans se rencontrer et que leurs trajectoires constituent précisément les rayons cathodiques. Cette explication ne semble plus admissible depuis le jour où Heinrich Hertz a démontré que les rayons de cathode traversent non seulement le verre sous une épaisseur suffisamment faible, mais encore les métaux. Les rayons cathodiques ne peuvent être que des modifications de cet éther luminifère qui sert de véhicule à la lumière dans les espaces interplanétaires et interstellaires, et qui, d’après les théories de l’optique moderne, remplit l’univers entier, y compris l’espace occupé par les corps matériels. Pour couronner la découverte de Hertz, il fallait démontrer que ces rayons peuvent se propager dans le vide le plus parfait que nous sachions produire. C’est à M. Lenard, un des élèves de Hertz, qui a continué ses travaux, qu’était réservé ce mérite. Il a réussi à faire sortir les rayons cathodiques du seul milieu où jusqu’ici nous sachions les faire naître, en fermant un tube de Crookes par une paroi d’aluminium ayant de 1 à 2 millimètres de largeur et de 2 à 3 millièmes de millimètre d’épaisseur. Les rayons cathodiques traversent le métal, et on peut les voir se propager dans le vide absolu. Ce résultat est capital ; pour classer un phénomène, il faut, avant tout, savoir s’il consiste en un mouvement ou me modification de la matière sensible, ou s’il constitue un changement dans la manière d’être de l’éther.

Nous ne serons pas étonnés maintenant de constater, avec M. Lenard, que les rayons cathodiques se propagent dans l’air et dans les divers gaz ; la seule question que nous puissions nous poser est de savoir quel degré de transparence présentent les différens milieux. Mais disons d’abord comment on les observe : dans l’air, ils ne se manifestent que par me légère fluorescence bleuâtre qui disparaît rapidement quand on diminue la pression : mais M. Lenard a découvert qu’ils rendent lumineuses certaines substances phosphorescentes et surtout qu’ils impressionnent les plaques photographiques. Dès lors il était facile de les suivre ; on a constaté qu’un rayon cathodique dans un gaz va se diffusant peu à peu en tous sens, comme ferait un rayon lumineux dans un milieu trouble ou dans un air très chargé de poussières. Cette diffusion est très rapide et, sous la pression atmosphérique, le rayon devient insensible au bout d’un trajet de quelques centimètres. En comparant les actions de divers gaz è différentes pressions, on trouve que ces actions ne dépendent pas de la nature du gaz, mais seulement de sa densité. Enfin on constate qu’aucun milieu, qu’il soit ou non absorbant pour la lumière, qu’il soit conducteur ou isolant, n’exerce d’absorption d’un genre particulier ; une lame de verre, dont la densité est voisine de celle de l’aluminium, absorbe à peu près autant sous la même épaisseur ; et si l’on s’est adressé au métal pour construire la fenêtre qui doit laisser passer les rayons, c’est simplement parce qu’il est, dans ces conditions, beaucoup plus maniable et plus résistant que le verre.

Si nous ajoutons que les rayons cathodiques sont déviés par un aimant, nous aurons exposé les caractères essentiels du phénomène ; voyons maintenant en quoi consiste la nouvelle découverte. M. Röntgen a observé qu’au voisinage d’un tube de Crookes ordinaire, sans fenêtre d’aluminium, se propagent des rayons invisibles, dont les actions étaient restées jusqu’ici inaperçues et qui ne sont pas identiques aux rayons cathodiques que M. Lenard a obtenus dans l’atmosphère. En attendant qu’on ait pu préciser un peu la nature des rayons qu’il a découverts, M. Röntgen les a appelés « rayons X » (X-Strahlen) ; il paraîtra sans doute moins bizarre de les désigner sous le nom de rayons de Röntgen. Le mémoire présente à la Société physico-médicale de Wurtzbourg décrit ainsi l’expérience fondamentale : On fait passer la décharge d’une grosse bobine d’induction dans Un tube de Hittorf, ou dans un tube de Crookes ou de Lenard, dans lequel on a fait le vide avec soin. Le tube est entouré d’un écran de papier noir qui le recouvre exactement. On met alors, dans une chambre où règne une obscurité complète, un papier recouvert, sur une de ses faces, d’une matière fluorescente, qui s’illumine brillamment quand on l’amène au voisinage du tube. » Il est indifférent de présenter au tube la face sensibilisés ou la face nue du papier : l’agent nouveau qui a traversé le papier noir, — qui ne laisse sortir du tube aucune lumière sensible, — traverse aussi bien l’autre. A deux mètres de distance, l’effet est encore appréciable. Un carton épais qui est absolument opaque pour la lumière de l’arc électrique ou la lumière du soleil et qui ne laisse pas non plus passer les rayons ultra-violets, reconnaissables à leur action photographique, est transparent pour les nouveaux rayons. Cette constatation amène immédiatement à rechercher si d’autres corps ne les laisseront pas également passer. On observe que le papier, sous toutes ses formes, est très transparent : un livre de mille pages, deux jeux de cartes superposés, ne suffisent pas à absorber toute la radiation ; ils l’affaiblissent sans la détruire entièrement. Des blocs de bois épais sont encore transparens. Des planches de pin de 2 ou 3 centimètres d’épaisseur n’exercent qu’une absorption très faible.

Si les corps ordinairement opaques laissent passer les rayons de Röntgen, les corps transparens ne les arrêtent pas. L’eau et plusieurs autres liquides présentent une grande transparence. L’air n’absorbe pas notablement plus que l’hydrogène sous la même pression. Nous constatons ici une différence bien nette avec les résultats obtenus par M. Lenard : comme on l’a vu plus haut, l’action des différens gaz sur les rayons cathodiques est la même quand ils ont même densité ; l’hydrogène étant quatorze fois et demie moins lourd que l’air, il fallait, pour obtenir des effets égaux à ceux de l’air, le prendre sous une pression quatorze fois et demie plus grande. Les actions sont sensibles, dans l’air atmosphérique, à une distance de deux mètres, beaucoup plus grande que dans les expériences de M. Lenard.

Les métaux donnent des résultats analogues : une feuille d’étain atténue à peine la fluorescence, comme pourrait agir une gaze légère sur un rayon lumineux ; il faut superposer plusieurs feuilles pour obtenir une diminution notable. La transparence d’un métal augmente avec sa légèreté ; une feuille de platine de 0,018 millimètres d’épaisseur exerce la même action qu’une plaque d’aluminium de 3 millimètres et demi.

D’une façon générale, pour les corps solides, c’est la densité seule qui détermine le pouvoir absorbant. Le vermillon, qui doit sa couleur a un sulfure de mercure très pesant, arrête complètement les rayons sous l’épaisseur d’une couche de peinture. C’est ainsi que M. Röntgen, en interposant entre le tube et le papier sensible une boussole enfermée dans une hotte métallique et dont les divisions étaient marquées en rouge ainsi que les lettres N E O S, a vu se dessiner en traits sombres lettres et divisions ; l’aiguille apparaissait également en noir parce qu’elle constituait une épaisseur notable d’acier qui absorbait les rayons, de sorte que l’image obtenue reproduisait fidèlement l’aspect de la boussole. Enfin, il constata qu’en plaçant sa main au-dessus du papier il obtenait une ombre portée de ses os avec une ombre légère indiquant le contour des chairs. La première idée qui devait venir à un physicien était de chercher à se prémunir contre les illusions et à conserver un témoin de sa découverte en essayant de fixer sur une plaque photographique ces images si curieuses ; l’expérience réussit et fournit ces clichés qui ont excité l’admiration du monde entier.

Ainsi qu’on vient de le voir, le mode opératoire est des plus simples : pas d’appareil compliqué, pas de disposition particulière, pas de tour de main. Tout le matériel se compose d’une bobine d’induction, de quelques élémens de pile qui servent à l’actionner et d’un de ces tubes de Crookes qu’on trouve chez les souffleurs de verre. Qu’un enfant tourne le commutateur de la bobine, et l’expérience est prête ; il suffit d’approcher du tube une plaque photographique, et de placer entre les deux l’objet à étudier. Il n’y a pas de mise au point ; l’épreuve ne constitue pas à proprement parler une image, au sens que les physiciens donnent à ce mot, c’est simplement une ombre portée, une silhouette ; les chairs, qui sont beaucoup moins denses que les os, laissent seules passer les rayons. Enfin, pour surcroît de simplicité, il est inutile d’opérer dans l’obscurité ; on laisse la plaque dans le châssis, sous son volet ; la lumière du jour ne l’atteint pas, et les rayons de Röntgen vont à travers le bois tracer l’image désirée.

On le voit, si l’on compare seulement les actions photographiques, il n’y a qu’une différence de degré entre les résultats de M. Röntgen et ceux de M. Lenard. L’un et l’autre ont obtenu des rayons qui se propagent dans l’air, traversent tous les corps d’autant plus facilement qu’ils sont plus légers, impressionnant les plaques photographiques. Mais les rayons cathodiques de M. Lenard s’éteignaient trop vite dans l’air et ne traversaient que des épaisseurs de métal beaucoup trop faibles pour qu’on put songer à aucune application du genre de celles qu’a réalisées M. Röntgen. Pourtant il n’est pas interdit de penser qu’on aurait pu développer leurs qualités utiles ; les rayons cathodiques présentent des propriétés assez variables suivant la pression du tube où ils ont été produits ; qu’y a-t-il d’impossible à ce que des essais systématiques ne nous fournissent enfin des rayons utilisables ? L’espoir est d’autant plus permis que les expériences de M. Röntgen ont pu être tout récemment répétées en public avec des rayons sortant directement d’un tube de Lenard par la fenêtre d’aluminium.

Je ne prétends pas, cela est clair, que M. Lenard doive être considéré comme le précurseur de M. Röntgen ; j’ai voulu seulement indiquer que, chez les physiciens qui s’étaient tenus au courant des dernières recherches relatives aux rayons cathodiques, la découverte d’hier ne pouvait pas susciter l’étonnement sans bornes qu’elle a causé dans le grand public, qui ignorait les travaux antérieurs.

Ce qui intéresse véritablement les savans, c’est de savoir quelle est la nature des rayons de Röntgen. Constituent-ils un terme encore inconnu de cette série de radiations qui ont, sauf la qualité d’influencer la rétine, toutes les propriétés des rayons lumineux ? Sont-ils des rayons cathodiques ? Enfin, est-il impossible de les ranger dans aucune des catégories connues et devons-nous, comme celui qui les a découverts, ne leur donner d’autre dénomination qu’un X mystérieux ? Il serait certainement prématuré d’essayer de répondre dès aujourd’hui à cette question ; toutefois M. Röntgen a conclu très nettement à la découverte d’un phénomène entièrement nouveau, et nous allons exposer ses argumens.

Les nouveaux rayons ne sont pas déviés par l’aimant ; les forces magnétiques les plus intenses ne modifient pas leur direction ; les rayons cathodiques au contraire, tant dans l’air que dans le vide, se courbent fortement dans un champ magnétique. Ce caractère semble suffisamment tranché. Mais s’il établit que les deux espèces de radiations sont distinctes, il ne supprime pas la relation intime qui existe entre elles ; les rayons de Röntgen prennent naissance aux points où les rayons cathodiques qui cheminent à l’intérieur du tube viennent rencontrer les parois ; les uns procèdent directement des autres, et nous ne pouvons les regarder comme indépendans, tant que nous ne saurons pas produire par une autre méthode les rayons nouveaux.

Existe-t-il quelque analogie entre les rayons de Röntgen et ces mouvemens de l’éther dont une partie produit la sensation de lumière ? On ne constate guère que des différences. La propriété la plus saillante de la lumière est de se réfléchir à la surface des corps et, quand elle passe d’un milieu dans un autre, de changer de direction, de se réfracter. Les rayons de Röntgen ne se réfléchissent ni ne se réfractent. L’auteur l’a démontré par une expérience ingénieuse : on sait que les corps les plus transparens deviennent opaques quand on les pulvérise ; pour prendre un exemple familier, le sel fin qui se trouve sur nos tables, quoique identique par sa composition chimique au sel gemme le plus pur, est bien loin néanmoins de laisser passer la lumière avec la même facilité ; il suffit d’une couche très mince pour cacher le fond de la salière. Les rayons lumineux, rencontrant les faces des grains, se réfléchissent et se réfractent en tous sens et, finalement, une grande partie d’entre eux est renvoyée vers l’extérieur ; un petit nombre seulement pénètre dans la masse, qui se trouve ainsi jouer le rôle d’un corps qui renvoie presque toute la lumière qu’il reçoit, c’est-à-dire d’un corps blanc et opaque. C’est pour une raison analogue que l’écume de l’eau la plus fangeuse présente, quand elle est assez fine, une couleur blanchâtre. On aura donc un moyen très sensible de reconnaître si un rayon peut se réfléchir ou se réfracter, c’est de le faire tomber sur une poudre fine ; s’il la traverse, comme il traversait le corps solide cohérent, c’est qu’il passe tout entier dans chaque milieu qu’il rencontre sans changer de direction. M. Röntgen a constaté que tel était le cas pour les rayons qu’il découverts, et cette seule circonstance laisse peu d’espoir qu’on puisse arriver jamais à établir un rapprochement entre la lumière et les nouvelles radiations.

Cette absence de la réflexion ou de la réfraction a d’ailleurs été vérifiée par d’autres méthodes. Pour la réfraction, la plus directe est évidemment l’emploi du prisme : de l’eau et du sulfure de carbone, renfermés entre des lames de mica qui forment un angle de 30 degrés, n’ont pas donné trace de déviation, pas plus sur la plaque photographique que sur l’écran phosphorescent. Cette expérience a été répétée depuis par M. Perrin, qui en a communiqué les résultats à l’Académie des sciences dans la séance de lundi dernier. La lumière qui traverse un cristal se divise en général en deux faisceaux ; elle présente des propriétés particulières ; on exprime ce fait en disant que le passage à travers un cristal la polarise. M. Röntgen n’a rien constaté de semblable ; on pouvait s’y attendre : la polarisation est la conséquence du fait que le cristal ne peut laisser se propager, dans une direction déterminée, que des rayons dont la vibration à une orientation déterminée ; si des rayons ne se réfractent pas, toute direction leur est indifférente ; il ne se produit pas de séparation et par suite pas de polarisation.

Les caractères essentiels que je viens de résumer ont conduit M. Röntgen à conclure d’une façon tranchée que les rayons qu’il a découverts, et qui procèdent des rayons cathodiques, n’ont de commun tant avec ceux-ci qu’avec les rayons lumineux que le milieu dans lequel ils se propagent. Cette conclusion n’a pas été admise sans réserves dans le monde des physiciens. M. A. Schuster, en Angleterre. M. Poincaré, en France, pour ne citer que ces deux noms illustres, ont été d’avis qu’il est impossible de formuler avec certitude une pareille opinion ; ils déclarent que de nouvelles expériences sont nécessaires. Attendons les résultats des recherches entreprises ; espérons surtout qu’elles parviendront à perfectionner le procédé actuel, et à doter la médecine du plus puissant moyen d’investigation interne qu’elle ait jamais pu souhaiter.


C. RAVEAU.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.

  1. M. Routgen était déjà connu des physiciens par des recherches sur la conductibilité de la chaleur, la chaleur spécifique des gaz et, plus récemment, par une expérience très curieuse, inspirée par les idées de Maxwell.
  2. On appelle anode, d’un mot formé sur le grec ὁδός, le pôle positif, qui amène le courant, et cathode le pôle négatif, vers lequel le courant se dirige.