Essais et notices - Le Droit de la Guerre maritime

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Essais et Notices – Le Droit de la Guerre maritime
C. B.

Revue des Deux Mondes tome 152, 1899


ESSAIS ET NOTICES

LE DROIT DE LA GUERRE MARITIME, d’après les doctrines anglaises contemporaines[1].

La marque des sociétés civilisées, c’est que tout s’y complique à l’infini. La guerre elle-même n’y est plus toute simple ; le droit du plus fort est un droit. Dans les temps très anciens, ce n’était qu’un fait : on se battait à toutes armes ; tous les moyens étaient bons, et le vaincu appartenait au vainqueur, qui disposait en maître de sa personne et de ses biens. Peu à peu, de la rixe brutale entre particuliers est sorti le duel moderne, avec son cortège de prescriptions, d’usages et de cérémonies ; il a été entouré de formes auxquelles, socialement, il est presque plus grave de manquer que de désobéir à la loi positive ; et de la lutte brutale, entre tribus d’abord, et puis entre nations, est sortie la guerre moderne, qui a, elle aussi, ses formes, ses cérémonies, ses prescriptions, ses usages, et, en un mot, son droit.

Il ne s’est écoulé que deux siècles et demi entre le moment où Grotius écrivait le traité De Jure belli et pacis, qui pose les fondemens de la théorie et celui où Bluntschli essaya, dans le livre VIII de son grand ouvrage : le Droit international codifié, d’en rassembler et d’en coordonner les règles. Dans l’intervalle et depuis lors, il s’est formé toute une littérature du droit de la guerre ; si, d’un effort hardi, les maîtres ont embrassé l’ensemble, il reste aux disciples des coins à éclairer, des points à fixer, et, à mesure que les sociétés se transforment dans la guerre comme dans la paix, les assises mêmes de l’édifice à reprendre en sous-œuvre. À ce travail, qui malheureusement n’est pas près d’être définitif, et qui ne le sera peut-être jamais, M. Charles Dupuis apporte aujourd’hui une très utile contribution.

Il ne se propose pas d’étudier le droit de la guerre en général ; son plan est moins vaste ; il se borne au droit de la guerre maritime, et il le restreint encore : à ce droit considéré d’après les doctrines anglaises contemporaines. « Des événemens récens, observe-t-il justement, ont rendu un intérêt d’actualité aux multiples questions que soulève toute guerre maritime. Après avoir longtemps vécu dans la crainte d’une guerre sur le continent, l’Europe peut redouter plutôt des conflits sur les mers. » Les nations, trop à l’étroit, ont essaimé en colonies par-delà les océans. Elles voisinent et rivalisent en Afrique, en Asie, partout.

Parmi elles, l’Angleterre occupe une position spéciale. Non seulement elle est, comme métropole et en tant qu’île, au milieu de la mer, mais la mer est la route royale qui relie les extrémités de son immense empire, dont l’axe politique n’est pas le méridien de Greenwich, mais bien la ligne que suivent, dans la Méditerranée de Gibraltar à Suez, dans la mer Rouge de Suez à Aden, dans l’océan Indien, d’Aden à Bombay et en Australie, ses innombrables navires. D’autres puissances sont plus sédentaires, elles ont une base terrestre ; l’Angleterre est une puissance maritime et une puissance circulante ; elle n’est souveraine que par la mer libre, et, pour elle, la mer libre, c’est la mer anglaise. D’un pôle à l’autre et de l’Occident à l’Orient roule, sous le drapeau anglais, un courant ininterrompu « d’hommes anglais et de femmes anglaises, » comme disait Carlyle, qui portent aux bouts opposés du monde le génie anglais, la langue et les mœurs anglaises, la domination, la richesse, la force et les marchandises anglaises.

En conséquence, sa marine a beau être formidable, elle veut la rendre plus formidable encore. Elle professe maintenant cet axiome que « la flotte britannique doit égaler les deux principales flottes de guerre après la sienne, et déjà certains esprits demandent que les escadres anglaises égalent et puissent défier trois escadres réunies. » Nous osons espérer que ces flottes n’auront à figurer qu’en des revues où s’exalte à la fois et se rassasie de lui-même l’orgueil national. Mais, si le malheur voulait qu’elles servissent un jour, et que la guerre devînt inévitable ; — guerre terrible, choc épouvantable sur la mer, où ne se heurteraient pas seulement et s’entre-détruiraient des cuirassés, qui n’atteindrait pas seulement la marine marchande et le commerce des belligérans, mais qui, par contre-coup, frapperait aussi la marine marchande et le commerce des nations neutres ; — rien qu’à songer qu’une pareille guerre est possible, qui ne souhaiterait vivement d’en connaître à l’avance les conditions et les nécessités ? D’autant plus que ces conditions ne sont pas, pour tous les États maritimes, absolument les mêmes ; et quant aux moyens, partout les mêmes, dont tous prévoient et se réservent l’emploi, tous néanmoins n’y attachent pas la même valeur et ne mettraient pas le même scrupule à y recourir. Chacun d’eux, là comme ailleurs, pense, juge et agirait selon son tempérament ; et c’est ce que M. Dupuis a grandement raison de noter :

« Peut-être, dit-il, se fait-on en France quelques illusions ; peut-être y prend-on des désirs pour des réalités ; peut-être y oublie-t-on les exigences de toute lutte sur mer. Il est plus que probable, en tout cas, que l’on s’y méprend sur les conséquences de la Déclaration de Paris du 16 avril 1856. Cette déclaration célèbre a été signée par la plupart des États maritimes, notamment par la Grande-Bretagne. On en conclut volontiers que ses dispositions seraient appliquées de même manière par tous les États signataires. Il n’en est rien. Nous interprétons la Déclaration de Paris avec nos habitudes d’esprit ; nous donnons une portée absolue à des principes abstraits ; nous l’interprétons avec nos traditions ; ces traditions sont, en certains points, très libérales. Les Anglais ont toujours compris le droit de la guerre maritime d’une façon fort concrète, très positive, très pratique et très favorable aux belligérans. Leurs traditions donnent un sens autre aux formules qu’ils ont acceptées en 1856. »

À quelques nuances près, les divers États de l’Europe admettent nos règles et nos coutumes ; mais la Grande-Bretagne pratique un système tout différent, et les États-Unis d’Amérique suivent les doctrines anglaises, s’inspirent de la jurisprudence britannique. Ces doctrines, que sont-elles donc ? On l’imagine sans peine. Ce qu’est la Grande-Bretagne elle-même, ce qu’est l’esprit anglo-saxon. « Elles portent le reflet de l’esprit politique et juridique de la Grande-Bretagne ; elles demeurent fidèles aux formules traditionnelles, sauf à modifier la portée de ces formules pour tenir compte des besoins nouveaux ; elles sont empreintes du souci constant de l’intérêt britannique ; mais elles se distinguent surtout par une vue nette et précise des conditions et des nécessités de la guerre. » — Et, après les avoir ainsi définies en traits généraux, M. Ch. Dupuis les expose avec beaucoup de soin, telles qu’elles apparaissent dans les travaux des écrivains qui font autorité, des plus éminens d’entre eux ou des plus qualifiés par leurs fonctions, comme sir R. Phillimore, M. Holland, sir Travers Twiss, M. Hall, M. T.-J. Lawrence, sir H. Summer Maine, M. John Westlake.

C’est à marquer fortement « l’opposition des doctrines anglaises et de celles qui prévalent sur le continent en ce qui concerne le droit de la guerre » qu’est consacré presque tout le premier chapitre, qui sert d’introduction à l’ouvrage et qui en contient ou qui en résume la philosophie. Nous ne pouvons ici suivre l’auteur dans le détail de sa démonstration ; il nous suffit de répéter que le trait dominant, celui qui ressort par-dessus tout autre, c’est le sens positif et pratique des dures fatalités de la guerre, et je ne dirai pas le pessimisme, mais tout au moins l’absence complète d’optimisme, chez les Anglais, quant au présent et quant à l’avenir.

La guerre, ils le savent bien, sera toujours la guerre ; en d’autres termes, elle consistera toujours dans « le recours par un État à la violence pour contraindre un autre État à cédera sa volonté. » Du moins, on peut, — et, par cela seul qu’on le peut, on le doit, — n’en point inutilement augmenter les horreurs. Et c’est de ce point de vue qu’on a critiqué et réfuté en Angleterre les idées émises, il y a une quinzaine d’années en France, et dans cette Revue même[2], par l’amiral Aube, pour ce qui est notamment de « la guerre au littoral. » Cependant, en disant : « on a critiqué, » nous forçons un peu l’expression : les jurisconsultes, en effet, ont été unanimes dans leur réprobation, mais il n’en fut point de même des militaires. « Tout l’art de la guerre, écrivait alors un officier de la marine royale, consiste à frapper les points les plus faibles de l’ennemi où qu’ils soient et quels qu’ils soient ; il n’y a plus place pour le sentiment, dès que la guerre commence. Je dis fermement et ouvertement que, si un officier peut faire du mal à l’ennemi et produire la panique et la démoralisation en pays ennemi, il aurait tort d’hésiter un instant à rançonner ou à bombarder une ville du littoral, lorsque l’occasion s’offre à lui de le faire. » Or, vainement, par le progrès des temps, il s’est constitué un droit de la guerre ; si ce sont les jurisconsultes qui en dissertent, ce sont les militaires qui la font.

Voilà une vérité d’évidence dont il est peut-être prudent de se pénétrer, quand on prend garde que l’officier de marine qui signait en 1888 la page ci-dessus rapportée s’appelle, je crois, lord Charles Beresford. — Il y a dans le livre de M. Ch. Dupuis pas mal d’enseignemens non moins modestes, mais aussi salutaires ; et c’est pourquoi il faut le remercier de nous l’avoir donné. — C. B.


Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE.


  1. A propos du livre publié sous ce titre par M. Charles Dupuis, maître de conférences à l’École des Sciences politiques, secrétaire-adjoint de l’Institut de droit international. Paris, A. Pedone, 1 vol. in-8o, 1899.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 mars 1882, l’étude de M. l’amiral Aube sur la Guerre maritime et les Ports militaires de la France.