Et le feu s’éteignit sur la mer…/15

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XIV

Muriel blaguait Gérard ; ils revenaient de la marina au village dans la voiture joujou, aux harnais étincelants d’argenteries et de couronnes royales.

Là-bas, une voix chantait :


Dentro le braccie di Nnino,

 Oi, Mamma

 Oi portamence…

— Muriel, vous aimez trop Naples et les Napolitains : vous finirez par attraper ce qu’on appelle le mal du pays. Je parie que vous êtes encore allée au Pausilippe avec Casa Medrina, Santos et Rovignone ? On commence à en parler ici.

— Oui ! parce que vous êtes un bavard… Figurez-vous (elle prononçait figuiourez-vous) c’est very much hetter. Ne vous fâchez pas. Mais Minosoff aussi se trouvait là.

Gérard fit une grimace indiscutable. Il regarda l’américaine pour voir si elle disait vrai. Miss Lawthorn atténuait d’un sourire à la Joconde son profil à la Phryné.

— Vous avez l’air tellement silly quand je vous dis une chose désagréable…

Silly… ?

— Oui, bête, enfin : d’ailleurs, ajouta-t-elle, redevenue subitement sérieuse… ton sœur était avec lui… je regrette à dire.

Elle s’était penchée sur Maleine pour le tutoyer — et pour lui donner la nouvelle.

— Muriel… Muriel… Vous mentez ! ce n’est pas possible ! Vous êtes folle : ma sœur, avec Minosoff ? Mais vous vous trompez ! Il n’avait jamais été question de rien. Elle le connaît à peine…

— C’est bien ton sœur. Et le père n’a rien écrit… ? Alors quoi ? No marriage ? Très unconventional pour l’Iourope.

Il y eut un silence. Le cocher claquant du fouet dépassait le carrefour des Deux Golfes. À cet endroit, de chaque côté de la route, on découvrait la mer étincelante. Mais tandis qu’au sud le soleil la transformait en un crépitement liquide de flammes et d’étincelles, au nord, les vagues apaisées avaient l’aspect calme et froid d’un porphyre bleu. Gérard regarda le paysage d’un œil absent… Puis il dit, machinal : À quel hôtel sont-ils ?

Muriel répondit qu’elle les croyait au Santa Lucia.

— Sauf cela, quelque chose de nouveau à Naples ? continua-t-il. Je crois que j’y partirai demain, pour éclaircir ces affaires.

— Non, rien. Mais tenez ; lisez cette lettre de mon mère à moi. Il faudra que vous m’aidiez à donner… how do you say that ?… des piano leçons… pour moi manger.

Elle prononça ces mots sans un frisson, dans son patois nègre, qui ne faisait plus rire Gérard.

Maleine parcourait la lettre. C’était en cinq sec, à la mode américaine, l’annonce que les pactes entre Muriel et Mrs Lawthorn avaient été rompus par la jeune fille. Mrs Lawthorn avait reçu des rapports détaillés sur l’arrivée de sa fille à Capri, sur sa conduite, sur ses amitiés avec le sculpteur et d’autres hommes. Muriel n’avait plus à compter sur un sou, sur one cent, disait la lettre. C’était la fin… Et la ruine.

Pauvre petite ! Malgré lui, Gérard la plaignait. Dieu sait pourtant que depuis deux mois qu’elle vivait ici, elle en faisait voir de toutes les couleurs. Indépendante, brusque, folle jusqu’à se moquer du monde, elle avait vu, un à un, les gens respectables de l’Île s’éloigner d’elle. Muriel, grâce à sa jeunesse, à son charme, à cette fougue même qu’on excusait d’abord, avait été reçue et fêtée par tous et partout. Mais, bientôt, des bruits couraient sous le manteau et sur le masque. C’étaient, tantôt d’innocentes fredaines, aggravées d’expéditions bizarres, tantôt de plus longues excursions dans les rochers ou sur la mer, d’où, affirmaient les bonnes langues, miss Lawthorn revenait fort décoiffée. Ses voyages fréquents à Naples au cours desquels on la rencontrait déguisée en garçon avec ce que Naples compte de plus compromettants ducs ou marquis rastaquouères et camorristes achevaient de la perdre dans une société qui, singe des autres, admettait tout pourvu qu’elle ne voie rien. Jusqu’à présent, l’amitié ferme de Gérard pour Muriel, le respect qu’il lui montrait, la générosité de la jeune américaine qui malgré sa pension relativement modeste dépensait sans compter, tout cela réunissait encore autour d’elle une vieille garde assez fidèle. Mais maintenant, à la charge d’un chacun, écorniflée de sa dernière auréole, qu’allait-il arriver ?

Et pour comble, voilà que la sœur de Gérard, Nelly, débarquait près d’eux, collée, il n’y avait pas d’autre mot, avec Minosoff !

Cependant, sur la Piazza inévitable, moins de chapeaux se soulevèrent au passage de Muriel. Seuls, quelques commis cordonniers, tailleurs ou barbieri lui adressèrent d’équivoques sourires, souhaitant leur tour. Ils montèrent, lui, accompagnant la jeune fille, l’usuel et large escalier de pierre. Lorsqu’ils arrivèrent au seuil de la villa tranquille, le soleil brillait sur les choses. Parmi les roses folles et les lys purs, des fleurs de passion éclaboussaient les feuilles noires des figuiers avec leurs ostensoirs d’or. Quelque part, en d’invisibles concerts, des cigales crissaient…

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soir, Gérard vint lui dire au revoir. Il la trouva sur sa terrasse, étendue au clair de lune tiède, toute vêtue de pâleur et de pénombres bleues. Au-dessus de leur tête, un olivier que la brise de la Tyrrhénienne agitait, faisait doucement et mystérieusement frissonner son feuillage. Muriel lui tendit les mains sans une parole. Elle ressemblait à je ne sais quelle évocation de Psappha enfant, et sa démarche paraissait aérienne sous le péplum blanc brodé d’argent qui la couvrait.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

— Pourquoi m’attendre ainsi ? vous ne devriez pas vous exposer à la rosée des nuits, petite Muriel. Et puis c’est trop beau et trop mélancolique ce qui nous entoure : Vous vous attristerez…

Elle ne répondit rien ; mais dans un rayon de la lune discrète, il vit qu’elle pleurait. Muriel !…

Pour la première fois il sentit en son cœur en même temps qu’un amour très tendre une pitié infinie. Il venait à Gérard un besoin de protéger cette enfant, victime après tout, de l’injustice d’une époque et de l’hypocrisie de ses préjugés : Muriel ! Quel dommage que sous cette petite enveloppe très classique et très belle le cœur ne soit fait que d’illusions !…


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