Et le feu s’éteignit sur la mer…/17

La bibliothèque libre.
◄   Chapitre XV Chapitre XVII   ►


XVI

Tu nous viendras, un soir couronné d’anémones,
Un soir triste et très beau que n’attendait personne,

Et ces mains contiendront les parfums d’Italie
Dans le galbe soyeux de leur coupe pâlie.

Ces genoux, adorant les païennes prières,
Seront les arceaux blancs de ta nudité claire.

Ce front d’illuminée et ton air de statue
Évoqueront l’ardeur des Dieux qui s’était tue…

Ces seins, boucliers purs, sur ta poitrine chaste,
Sembleront, eux, trophée, un marbre enthousiaste ;

Ces yeux seront, ces yeux, tout humides d’ivresse
L’étincelant pistil en fleur de ta jeunesse…


Mais ton baiser déçu n’aura plus la langueur
Des cyprès jaillissant près des jets d’eau chanteurs !

. . . . . . . . . . . . . . . . .

— Quoi, dearest, vous lisez encore ? Vous allez vous faire mal au tête, yon know ?

Il fermait le livre, résigné, confus de trouver devant lui Muriel si fraîche après sa promenade, et si jolie. Et Gérard qui l’avait attendue vainement toute la journée, qui s’était bien juré de lui faire la tête (oh ! mais, là, une tête épouvantable), Gérard baissait le nez, trop heureux de la voir enfin. L’artiste se faisait soudain petit enfant. D’ailleurs, en défaisant son chapeau dont elle retirait minutieusement les épingles, une à une, avec l’air absent et préoccupé de toutes les femmes qui n’ont rien à faire, miss Lawthorn bavardait et détaillait sa journée.

Tout en parlant, elle examinait le nouvel atelier que Maleine venait de louer à la Piccola Marina, et soulevait les morceaux de grosse toile humide baignant les glaises. Ce matin même, après son déjeuner, elle était venue en surprise. Mais Maleine n’était pas là. Alors, elle partait pour une excursion du côté de Barbarossa, grimpait les flancs du Monte Solaro, atteignait le Phare, et s’en revenait doucement, par les sentiers qui sentent bon l’herbe, entre les bois de châtaignier. Elle s’était arrêtée sur le chemin, à Anacapri, avait goûté avec deux paquets de ces raisins brûlés de Sorrente, qu’on décortique du bout des doigts au fond de leur linceul de feuilles de figuier. Voilà.

— Et vous étiez seule ?

Elle se récriait. Of course. Avec qui se serait-elle promenée ? Ces gens de Capri, ces Capri people, l’agaçaient. C’était un cocktail social aux mélanges les plus hétéroclites : Banquiers faillis, avocats véreux, anciens croupiers de Riviera, gentilshommes à tâche ou laveurs de vaisselle enrichis fraternisaient avec de vieilles grues vertueuses, des filles incasables ou des admiratrices trop ferventes de Lesbos. On échangeait des potins et des crottins. Glissez, rumpels, n’ennuyez pas. Les choses les plus futiles, les à propos d’une tasse d’eau chaude, d’un chapeau neuf, d’une bonne changée ou d’une tête inédite aperçue sur la place prenaient une importance mondiale pour quinze jours. My God ! Dès que deux êtres avaient été vus cinq minutes ensemble, on tirait un trait d’union. Les saintes nitouches devenaient saintes n’y couche. Certainly, Muriel ne tenait pas à fréquenter ce milieu-là…

Pourtant, Gérard savait que miss Lawthorn ne l’avait pas toujours dédaigné autant, ce milieu-là. Seulement, aujourd’hui, elle s’en écartait par force. Devant les incartades de la jeune fille, les moins prudes ancêtres eux-mêmes s’effarouchaient. Et tout ce qui restait de faméliques allemandes, d’anglaises ready for tea, d’italiennes tapeuses et tapageuses se retirait en bon ordre. On avait su — et comment ? — l’attitude prise par Mrs Lawthorn vis-à-vis de Muriel. Et malgré la discrétion du sculpteur, les langues avaient marché quand on parlait des ressources actuelles de l’américaine. La vérité était que, malgré les secours donnés par Maleine, malgré les promenades de Muriel au cours desquelles on la rencontrait avec une collection de jeunes gens, genre très derniers outrages, miss Lawthorn demeurait à l’abri de tout soupçon. Mais, au milieu de mauvaises mœurs générales (et Dieu sait que l’élément étranger de l’Île ne s’en privait pas) les mœurs, absolument chastes de la jeune fille pouvaient passer pour scandaleuses. En plus, Muriel n’ignorait point les attaques dont elle était l’objet. Elle en souffrait peut-être, mais n’y répondait pas. En cela elle pensait comme Gérard, que, dans la vie, répondre à certaines gens, c’est leur faire trop d’honneur.

— Tenez, ajoutait Maleine, soudain rasséréné. Êtes-vous contente ? Vous allez me servir de porte-bonheur. Et il montrait à Muriel sur la terrasse une très belle reproduction en marbre de la Psyché, tête penchée, buste gracile et suave, où chaque courbe semble faite pour une caresse de la main. Je vous ai dit combien vous ressembliez à cette surhumaine pleureuse. Seul, votre sourire, Muriel, vous rapproche de la terre. Mais, comme je vous préfère grave, et, comment dirais-je ? immobile devant nos destinées, comme je hais en vous… le mouvement qui déplace les lignes… j’ai pensé travailler avec cette image pour inspiration.

Ils étaient assis sur un banc de pierre accoté au mur extérieur de l’atelier, près de la statue, devant la mer. Malgré l’été, une fraîcheur singulière les saisit. La tramontane faisait rage et quoiqu’ils en fussent directement abrités, et que la maisonnette de Gérard, sur le versant sud, protégée par toute la masse du Solaro ne reçut pas un souffle du vent furieux, à leurs pieds, là-bas, l’eau était toute rugueuse, et des rafales passaient, s’éparpillant sur les vagues comme de grands éventails brusquement ouverts.

Des mouettes, au-dessus du Castiglione, planèrent, puis décrivirent dans l’espace de larges cercles lents. Leurs cris rauques et tristes étaient les seuls qu’on distinguât dans le bruit monotone de l’ouragan, avec parfois le grelot d’une voiture traversant hâtivement la route. On était trop loin du village pour en percevoir avec le vent aucune rumeur. Les vignes, sur la crête des Deux Golfes, étaient arrachées aux pergolas. De longs hurlements, plaintes des arbres, échos des rocs, se désolèrent…

Alors, Gérard prit dans ses mains la main nerveuse et fine de l’américaine.

— Regardez, Muriel ; n’est-ce pas un symbole ? Cette tempête autour de nous ? Et tout près de nous, ce calme ? Ce calme, on dirait grâce à vous… Ah ! Muriel… vous qui m’avez donné tant de plaisir, mêlé à tant de peine, longtemps à Paris, surtout quand vous passiez riche et heureuse, j’enviais ceux qui pourraient un jour vous dire ; je t’aime ! Mais, j’étais trop fier pour ne pas comprendre la différence qui nous séparait ; vous l’avouerais-je… mes sentiments pour vous n’ont pas connu ces hésitations où l’on préfère parfois le désir au respect. Aujourd’hui, devant cette nature qui nous force au sublime, maintenant que vous voilà seule au monde, abandonnée, dépossédée, il me semble réaliser vivant un beau rêve. Muriel ne voulez-vous pas être ma femme ?

Miss Lawthorn, à la question, le regarda hardiment, ses yeux clairs fixant les yeux de Gérard Maleine.

— Mais vous savez que je n’ai plus rien et mon mère ne me pardonnera jamais. Elle prononça ce : jamais, avec une infinie tristesse.

— C’est justement parce que vous n’avez plus rien que je vous épouse, Muriel, si vous me l’accordez. Vous croiriez, peut-être, à une fantaisie d’artiste, à un dédain facile de l’argent — argent que j’ai trop méprisé — disait Chateaubriand. Mais je ne veux pas de cet empoisonneur de l’amour. Avec le peu que j’ai, avec mon travail et vous à mon foyer, nous irons de l’avant, et tant pis pour les autres. Il me paraît, à moi, que je resterai au moins en dehors de ceux que vous aurez connus jusqu’ici et qui venaient flairer des jupes et des portefeuilles. Et puis, au moins, comme mari, j’aurai le droit aux yeux du monde, du monde mesquin, humeur de scandales, j’aurai le droit de vous soutenir et de vous protéger…

Well, little boy, interrompit alors Muriel, très émue, avez-vous donc oublié le prince ?

Gérard ne fit pas un mouvement. Il recevait cela en plein cœur. Seulement un coup de rage lui montait au cerveau, lui faisait crisper les poings et les maxillaires mauvais, l’œil loin, Gérard pensa qu’il ferait bon étrangler un pareil misérable.

— Eh bien quoi ? Je viens vers vous après avoir fait des expériences dans la vie. Si je suis maintenant plus tolérant, moins mauvais, aussi averti qu’un autre, c’est que j’ai souffert, c’est que j’ai cru aimer. Pourquoi est-ce que nos conventions actuelles exigent chez la femme la valeur d’un symbole alors que l’homme en est dispensé ? Trouvez-vous cela juste, Muriel ? Le souvenir de Minosoff ? vous le laisserez reposer indifférent, ignoré, avec les mille choses vulgaires de l’existence. Le Russe vous a montré qu’il y a des hommes sur terre qui mentent, même en disant la vérité. Muriel, petite Psyché nouvelle, permettez que je vous aime…

Gaiement elle se levait, faisait semblant de dire quelque chose de tout à fait sérieux à la statue, là, dans le creux de l’oreille, écoutait une réponse aussi sérieuse, un assentiment.

All right ! Essayons le match s’écria-t-elle. Mais je préviens vous que je jouerai mon mieux !


◄   Chapitre XV Chapitre XVII   ►