Et le feu s’éteignit sur la mer…/2

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Et le Feu s’éteignit sur la Mer…



I

Les narcisses de Noël embaumaient l’ombre.

Tout à son extase de se sentir seul, loin, comme perdu dans ce coin pantelant de terre italienne, Gérard Maleine regardait cette Villa d’Este plus belle encore que dans ses rêves, et de ses yeux tactiles de sculpteur, il en caressait les contours.

Assis sur un banc de pierre à demi mangé de feuillages aux fraîcheurs bleues, dominé par un Hermès au double visage que couronnaient des fleurs inconnues, il contemplait, les yeux fixes et la bouche enivrée, ces jardins unissant trop de douceurs funèbres.

Devant lui, baguée de pièces d’eau noire, l’allée droite alignait parallèlement ses cyprès orgueilleux semblables à du bronze. Ici, une source fusait, pistil frémissant, diamanté de soleil. Là-bas, des escaliers de marbre couverts par le lierre et le jasmin étageaient leurs gradins humides et des statues. Plus loin, parmi des touffes de laurier, une colonne corinthienne dressait vers le ciel son galbe immortel. Tout en haut, enfin, voilé d’atmosphère, luisait le mur rose du palais des Archiducs : C’était beau comme la procession des voluptés du monde. On aurait voulu là des cortèges de nudités.

Et Gérard perçut avec les sens de sa jeunesse tout ce que réalisait d’âme ce paysage.

Alors, comme ses regards errants s’étaient portés sur le miroir glauque d’un bassin où le ciel blanchissait l’eau dormante, une libellule zébra l’air, glissant jusqu’auprès de lui, avec un électrique frisson de ses ailes. Soudain, après s’être posée sur un nymphéa épanouissant près du bord ses corolles de porcelaine, l’insecte reprit sa course capricieuse, suspendant son vertige en secondes d’immobilité, effleurant l’onde que son passage égratignait. Cela avait la fragilité et la grâce d’un caprice…

Et Gérard, symbolisant son voyage par ce caprice, comprit quelles nostalgies longtemps inavouées et longtemps italiennes son cœur contenait à présent.

Il se souvint du temps où, gamin encore, il restait des heures devant certaines statues (copiées d’après l’antique, sans qu’il le sût) à la place de jouer comme les autres sans se soucier des belles lignes du marbre. Il évoqua aussi le temps où, adolescent, ses sorties du dimanche semblaient une fête lorsqu’elles se consacraient à un musée.

Oh ! les salles fraîches, silencieuses, austères de la sculpture grecque au Louvre ! Même en ces jours-là, bien rares étaient les bourgeois, les ouvriers ou les petits marchands qui s’y aventuraient. Ce qui les en éloignait n’était pas seulement la perfection des attitudes dont ils restaient encore plus ratatinés ; c’était l’atmosphère de religion et de nécropole qui plane à l’époque actuelle de laideur et de mouvement, qui plane autour du Passé immobile comme un suaire !

Maleine se souvenait de l’intérêt passionné, de l’amour quasi charnel (dont il avait le goût aux lèvres et l’image dans les yeux) qu’il portait vers sa vingtième année à la Grèce et à l’Italie.

Que n’aurait-il pas donné, alors, pour un mystique et païen pèlerinage ! Cette chrétienté en loques qui écœurait par un catholicisme de Sacré-Cœur et de papier doré les pays latins, qui étouffait dans l’Europe saxonne et scandinave toute émotion d’art par un protestantisme hypocrite et chicaneur, cette chrétienté avec sa fausse morale, sa pudeur de contrebande et son esthétisme en toc, elle lui faisait pitié ! Un instant, Gérard s’était laissé séduire par la pénombre provinciale et douce de saint Séverin, par les rosaces magnétiques et ciselées de Notre-Dame, par les dentelles ogivales de saint Étienne du Mont. Il avait erré, seul, autour de la flèche aiguë de la Sainte Chapelle. Lisant et admirant l’adorable Huysmans, il s’agenouilla spirituellement devant les pierres dorées des vieilles cathédrales.

Mais voilà qu’un jour un ami revenait de la Grande Grèce trinacrienne, de Taormine, de Paestum, de Caprée, de Rome enfin !

Il lui rapportait des vues, des parfums, des légendes ; parlait de Taormine aux cirques d’or, de Paestum élevant ses colonnades au milieu des marais comme les pistils d’un fabuleux lotus rose, de Rome, méprisante et ruinée, de Capri, l’île aux vertiges… Puis Gérard Maleine faisait avec cet ami une promenade à la Bibliothèque Nationale, glanant chez les classiques, ressuscitant durant des après-midi merveilleuses, l’ironique Anacréon, le cinglant Suétone ou Properce le Juvénile…

Révélation soudaine. Comment pouvait-on ne pas préférer passionnément ces civilisations disparues qui dans leur polythéisme aimable avaient accueilli tous les Dieux à la table du plaisir — tous les Dieux et tous les daïmions — sauf la douleur ? La douleur… c’était vraiment les disciples de Jésus et le Galiléen lui-même qui l’avaient instaurée — pour le scandale du monde.

Depuis vingt siècles cette doctrine monstrueuse du sacrifice prévalait, par la lâcheté devant d’imaginaires supplices, par la peur d’un ridicule enfer. Comme si l’ombre du Golgotha s’était étendue sur l’univers sans bornes, on bannissait partout la joie souriante et lumineuse. Les actes de la vie devenaient des péchés. On catégoriait l’Amour. Les prêtres n’admettaient plus que les actes préparant et glorifiant la Mort. Quel anathème et quelle sottise ! Alors, pour quelles raisons leur Dieu (sauf à être un Dieu injuste et incroyable) nous aurait-il créés, puisqu’une fois né on ne doit plus songer qu’à disparaître ?

À travers les siècles, du reste, le Christianisme dégageait son sens impie en regard des hommes. Partout, la guerre au signe de la croix. Parfois un répit, durant lequel les anciens mythes revenaient. La Renaissance semblait ressusciter en une brève apothéose l’Olympe de Praxitèle. La Réforme, au nom de l’Évangile, volait, brûlait, saccageait tout cela. Et jusqu’au seuil de notre jeune siècle, on portait en Afrique et en Asie, au Sahara ou en Chine, la bonne parole à coups de canon !

Dès lors, ces cathédrales, un instant admirées, transformaient aux yeux du jeune sculpteur leur signification première.

Ce n’étaient plus des actes de foi taillés, ciselés, idéalisés dans la pierre, mais des actes de feu et de sang, d’enchaînements et d’esclavages, de luttes sans merci et d’obstructions. Partout, les hommes noirs avaient dû crever les yeux de l’artiste une fois son chef-d’œuvre achevé.

Et ces vitraux qui interceptent le ciel, ces vitraux qui, dans la nuit voulue pour le culte des superstitions douloureuses, éclairent faiblement et luisent, il les voyait, lui, ternis et pourpres, comme des prunelles lapidées, comme la lèvre des blessures, teints du sang des martyrs, des Bruno, des La Barre et des Dolet !

Non, il ne pouvait plus aimer ces cathédrales pavées d’ossements. Lui, le païen mystique, il ne pouvait plus aimer ce qui régna par les mensonges et par les souffrances ; ces parvis fréquentés aujourd’hui par un peuple de snobs qui en fait chaque dimanche, vers onze heures, la succursale d’un médisant pesage. — Ah ! ils pouvaient bien recrépir, redorer, faire des quêtes y trimbaler de séniles cadavres..... En face de cela, le Parthénon sur le ciel bleu !

Et la fièvre avait pris Gérard Maleine de partir vers les pays du Sud, où le soleil, la joie de vivre, la souriante Nature ont conservé, avec le naturel paganisme, l’image des anciens dieux. Il venait ainsi tout droit vers Rome, tout tremblant d’enthousiasme, et s’ingéniait sur son passage à découvrir l’exquise primitivité de ces vieux enfants du Latium qui se croient religieux parce qu’ils n’ont que des superstitions. Son intense bonheur lui fit battre plus fort le cœur dans la poitrine. La mélancolie de ses jeunes années lui vint à la vision de tant de beauté…

Maintenant il se rappelait…


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