Étude historique sur l’organisation de la justice dans l’antiquité et les temps modernes/02

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Étude historique sur l’organisation de la justice dans l’antiquité et les temps modernes
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 92 (p. 274-298).
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L’ORGANISATION


DE LA JUSTICE


DANS L’ANTIQUITÉ ET LES TEMPS MODERNES




II.[modifier]

LA JUSTICE DANS LA SOCIÉTÉ FÉODALE




V. — de la justice chez les anciens germains.

On a vu comment des sociétés fort intelligentes, fort habiles, celles d’Athènes et de Rome, qui avaient poussé très loin l’art du gouvernement, avaient compris la justice[1]. Nous avons montré qu’elles l’avaient dénaturée et détournée de sa vraie fin en la subordonnant à l’intérêt politique, en faisant plus souvent d’elle un moyen de gouvernement qu’une garantie du droit. Il n’est peut-être pas inutile d’observer à son tour une société presque barbare, la vieille Germanie, et de chercher quelle idée elle s’est faite de la justice, quelle organisation judiciaire elle s’est donnée.

Nous ne devons assurément pas nous représenter les anciens Germains comme l’idéal et le modèle des sociétés ; Tacite lui-même a vu et signalé chez eux plus d’une imperfection. Se les figurer comme des populations absolument dans l’enfance, vivant encore de la vie sauvage, serait une autre erreur. Ces peuples, qui appartenaient à la même race que les Latins et les Grecs, qui étaient sortis du même berceau, avaient eu aussi à l’origine les mêmes institutions, les mêmes croyances, le même état social. Les vestiges de cette antiquité lointaine n’ont pas tellement disparu qu’on ne les retrouve dans quelques phrases de Tacite ; mais ils sont plus nettement marqués dans les codes germains, et surtout dans les traditions des Sagas. On y peut voir que la vieille société germanique, aussi bien que les plus anciennes populations de l’Italie et de la Grèce, a été soumise à une théocratie, qu’elle a obéi à une noblesse sacerdotale assez analogue au vieux patriciat romain, et que, dans les plaines de la Germanie comme dans les champs du Latium, c’est une religion grossière qui a consacré le premier droit de propriété sur le sol, et qui a imposé aux hommes les premières lois. Partis du même point que les Latins et les Grecs, Ces Germains suivirent aussi le même chemin, entrèrent dans la même série de révolutions. Ils s’affranchirent de la théocratie, et se constituèrent en tribus qui ne furent pas sans analogie avec les cités primitives. Seulement leur marche et leurs progrès, en matière d’institutions politiques comme en matière de civilisation, furent très lents. Tandis que les Grecs et les Latins avaient déjà traversé toutes les phases du régime de la cité, les institutions libres, l’aristocratie, la démocratie, enfin le despotisme, ces Germains, grâce à la lenteur de leurs évolutions, n’en étaient encore qu’au régime de la tribu aristocratique. Tacite les jugea meilleurs que ses compatriotes, parce qu’ils étaient moins avancés ; leurs institutions lui parurent sans défauts, parce qu’elles avaient d’autres défauts que ceux qui le frappaient dans l’empire romain.

Il ne faut pas nous méprendre sur la nature de la vieille liberté germaine. L’esprit de discipline fut toujours plus fort chez cette population que l’esprit de liberté. Il suffit d’observer avec quelque attention les mœurs et les usages de ces anciens temps pour s’apercevoir que l’obéissance et la subordination tenaient déjà dans la société germanique une fort grande place. — On y distinguait trois classes d’hommes, les nobles, les libres, les serfs. Ces hommes étaient hiérarchiquement superposés les uns aux autres. Le serf était lié à l’homme libre par son infériorité native ; l’homme libre était presque toujours lié au noble par le contrat de patronage et ce contrat, tout volontaire qu’il paraissait être, ne laissait pas d’être étrangement rigoureux dans la pratique. La sujétion, de quelque nature qu’elle fût, celle des enfans à l’égard du père, celle du serf à l’égard de l’homme libre, celle du compagnon à l’égard du chef, s’exprimait dans le langage par un même mot, munt ou mundium, et ce mot marquait avec une énergie singulière la dépendance d’un inférieur vis-à-vis d’un maître. Toutes les personnes qui se trouvaient, à divers titres, sous le mundium d’un même homme formaient un seul groupe, une seule famille, dont cet homme était le père, le chef, le souverain omnipotent. Telle était la constitution de la famille, et la propriété foncière était constituée sur ce modèle. On a mis en doute que les Germains aient connu le droit de propriété. Étrange erreur ! leurs traditions religieuses attestent que ce droit était établi chez eux, et de la façon la plus solide, dès les époques les plus reculées. Ce qu’ils ne connaissaient pas, c’était la petite propriété individuelle. Chaque groupe ou famille (il faut entendre la grande famille telle que le mundium la constituait) vivait sur un grand domaine isolé et indivis. Le chef de famille en était seul propriétaire ; pour la culture et pour la jouissance, il en distribuait les parts à ses subordonnés, c’est-à-dire à ses hommes libres ou à ses serfs, et, pour mieux marquer que, restant, lui seul, propriétaire, il ne concédait que la jouissance, il était d’usage que ces lots changeassent de mains chaque année. César, qui n’a pu observer que très superficiellement les Germains, a pourtant été frappé de cet usage, et, sans en chercher le sens et la raison, il l’a noté en passant dans ses Commentaires.

Ainsi l’état social des Germains, grâce à la manière dont la famille et la propriété étaient constituées chez eux, était tout à fait aristocratique. Si maintenant nous passons à leur état politique, nous le trouverons fort libéral. La liberté, absente de la famille, régnait dans la tribu. La raison de cela se voit tout de suite : les inférieurs, les serfs, les hommes libres soumis au patronage, n’étaient pas regardés comme des membres de l’état ; ils n’appartenaient qu’à la famille, et ils n’avaient pas d’existence politique. Il résultait forcément de là que l’état ou la tribu n’était que l’association des chefs de famille, c’est-à-dire des grands et des puissans. Dans une telle association, il ne se pouvait pas que chaque membre ne fût très libre, car chacun était trop fort par lui-même pour qu’on pût le soumettre aisément à une autorité despotique. Si ces hommes avaient un roi à leur tête, il fallait bien que ce roi, qui ne devait pas être beaucoup plus fort que chacun d’eux, consultât sur toutes choses leur volonté. Imagine-t-on qu’il osât entreprendre une guerre ou faire une loi malgré eux ? Les aristocrates tiennent fort à leur liberté, et ont le moyen de la garder. On a remarqué que ces Germains n’étaient ni asservis au souverain, comme les sujets des monarchies pures, ni asservis à l’état, comme l’étaient les citoyens des républiques démocratiques de la Grèce, et l’on a admiré l’importance et la dignité que l’individu humain possédait dans cette société germanique. Tout cela est juste et vrai, à la condition toutefois que nous l’entendions, non des serfs ni de tous les hommes soumis au mundium, mais seulement du chef de chaque groupe. Celui-là sans nul doute était un personnage puissant et respecté. Qu’il ait su conserver sa liberté individuelle, qu’il ait mis sa dignité personnelle hors de toute atteinte, qu’il ait réussi à réserver sa sphère d’action isolée et indépendante, il n’y a rien d’étonnant à cela. Il est assez facile d’être maître de soi quand on est déjà maître des autres ; l’individu est fort lorsqu’il réunit en sa seule personne la force de tout un groupe nombreux et docile. Celui qui se sent les droits et le cœur d’un chef ne peut guère être un esclave.

Le système judiciaire des Germains était conforme à leur état social et politique. Il y avait chez eux deux sortes de justice, la justice privée et la justice publique. Chaque chef avait la juridiction sur sa famille, sur ses serfs, sur ses lites, sur tous les hommes soumis à son mundium. Lui seul en effet était chargé de maintenir l’ordre dans cette petite société dont il était comme le roi. Quelqu’un de ses subordonnés avait-il commis un délit, le chef en était seul responsable envers les autres familles de la tribu, et il est clair que cette responsabilité entraînait pour lui le droit et le devoir de punir le coupable. Cette sorte de justice était toute privée et toute domestique ; elle ne sortait pas de l’enceinte de la famille. Nous ignorons d’ailleurs si l’inférieur avait quelques garanties de droit vis-à-vis de son maître.

Quant à la justice publique, elle ne s’exerçait guère, à proprement parler, que dans un cas, celui où le crime avait été commis contre la tribu elle-même. Si par exemple un homme s’était rendu coupable de trahison ou de lâcheté devant l’ennemi, la tribu, personnellement lésée par le crime, en poursuivait elle-même le châtiment. Le roi ne jugeait pas seul ; cela eût paru contraire à la liberté et au droit. Il n’exerçait en aucune façon le pouvoir judiciaire, et la justice en aucun cas n’émanait de lui ; mais la communauté tout entière, c’est-à-dire le corps des chefs de famille, s’assemblait sous la présidence du roi, ou plus souvent sous celle d’un prêtre. Elle examinait l’accusation, discutait, et pouvait prononcer la peine de mort contre le coupable. La société, qui avait été frappée par le crime, frappait à son tour le criminel. D’ailleurs la sentence ne pouvait être prononcée que par le prêtre, et ne pouvait être exécutée que de sa main. Par un reste du vieux régime théocratique, la justice criminelle semblait encore rendue au nom des dieux.

Mais, si le délit ou le crime n’avait frappé qu’un simple particulier, les choses se passaient autrement. Tacite nous dit bien qu’il y avait dans chaque canton un tribunal composé d’une centaine de juges ; seulement on se ferait une idée fort inexacte de cette espèce de justice, si l’on s’en tenait aux paroles assez vagues de Tacite, et surtout il serait impossible de comprendre la singulière procédure et l’étrange pénalité qui étaient en usage dans ces tribunaux. Pour s’expliquer le système judiciaire des Germains, il faut remonter au principe d’où ce système tout entier découlait, et pour cela nous devons avant toute chose éloigner de notre esprit l’idée que nous sommes accoutumés à nous faire de la justice. Chez nous, la justice est un acte d’autorité qui émane des pouvoirs publics et qui s’impose aux individus, parce que nous croyons que toute faute, même quand elle est commise contre un simple particulier, porte atteinte à la société tout entière, et aussi parce que nous croyons que la société a un devoir de protection à l’égard des simples particuliers. Les anciens Germains pensaient autrement. Il ne leur semblait pas qu’une faute commise sur un individu intéressât la société, et par conséquent ils n’accordaient pas à la société le droit de juger, de condamner, de frapper. À leurs yeux, la victime seule avait le droit de châtiment, ou, en d’autres termes, le droit de vengeance. Il faut seulement remarquer que, comme les Germains ne s’isolaient pas individuellement, comme ils se groupaient en familles sous le mundium de quelque chef, la vengeance appartenait non pas à l’individu seul, mais à la famille tout entière. C’était à ce groupe qu’incombait l’obligation de punir l’offense faite à l’un des siens. La tribu n’avait pas à s’occuper d’un débat qui ne la concernait pas ; mais la famille atteinte par le crime cherchait à frapper à son tour la famille d’où le crime était parti. Un homme du xixe siècle jugera certainement que ce principe des Germains était contraire à la raison et surtout à l’intérêt social. C’est que nous vivons dans un temps où la famille est constituée tout autrement qu’elle ne l’était alors ; cette famille est aujourd’hui aussi faible et aussi réduite qu’elle était alors nombreuse et forte, et l’autorité publique a grandi de tout ce que l’autorité domestique a perdu. Constituée comme elle l’était chez les Germains, la famille était un corps assez puissant pour être capable de se venger, de garantir son droit, sans que l’intervention sociale parût utile ou même légitime. Ces principes restèrent longtemps enracinés dans l’esprit du Germain. On les retrouve encore dans des codes qui ont été rédigés assez tard. On lit par exemple dans les lois lombardes : « Le meurtrier, s’il n’a pas pris la fuite, ne doit être soumis à aucune peine ; mais il doit subir les inimitiés de la famille de sa victime, jusqu’à ce qu’il se soit réconcilié avec elle, s’il le peut. » Cette sorte de justice prenait nécessairement la forme d’une guerre entre les deux familles ; puis la guerre, après les maux inévitables, se terminait ordinairement par une réconciliation, une indemnité, un traité de paix. La société gardait d’ailleurs une neutralité parfaite entre les belligérans.

Il pouvait cependant arriver que l’un des deux adversaires eût recours à l’intervention publique et réclamât l’appui de ses semblables. Alors les chefs de famille de chaque canton, au nombre d’une centaine, se réunissaient pour former une sorte de jury autour d’un chef ou d’un président choisi par eux. C’était là ce qu’on appelait en langage germanique le mall, assemblée locale dont il est fait mention si fréquemment dans les chroniques et dans les codes ; mais les hommes qui composaient le mall étaient bien moins des juges que des arbitres. Il ne paraît pas qu’au moins à l’origine ils aient eu le droit de mander personne devant eux. Ils n’avaient pas de ministère public qui leur amenât les accusés ; aucun fonctionnaire ne se chargeait ni de préparer l’œuvre des juges par l’instruction préalable ni de produire les témoins. On ne se présentait devant eux qu’autant qu’on le voulait, et c’était à chaque partie d’y amener à ses risques et périls la partie adverse. Ce qu’on demandait à ce jury, c’était moins un acte de justice qu’un acte de médiation. Il est à remarquer en effet que l’intervention du mall pouvait être sollicitée aussi bien par l’offenseur que par l’offensé. Il pouvait arriver que ce fût le meurtrier lui-même qui assignât le fils de sa victime. C’est qu’en réalité il s’agissait non pas de justice, mais d’arbitrage. La mission de l’assemblée n’était pas de punir un crime, elle était seulement de se placer entre deux belligérans pour les réconcilier. À cet effet, elle devait se faire rendre compte des faits pour évaluer le tort qui avait été causé. Elle l’estimait en argent, et fixait l’indemnité que l’offenseur devait payer à l’offensé. Moyennant cette indemnité, l’offensé était contraint de se réconcilier avec son ennemi. C’est apparemment pour ce motif que l’indemnité s’appelait wehrgeld, c’est-à-dire argent de la guerre ou équivalent du droit de guerre. La taux en variait suivant la nature de l’offense, et aussi suivant le rang de la victime. Il était naturel en effet qu’une famille riche et puissante évaluât son droit de guerre à plus haut prix qu’une famille faible. Il est même probable qu’à l’origine les juges prenaient pour base de leurs calculs, non pas le mal qui avait été commis, mais le mal que la famille lésée était en état de rendre. Le wehrgeld n’était pas toujours payé au fils de la victime ; il l’était au chef de famille, c’est-à-dire à celui qui possédait le mundium ou le droit de patronage, et plus ce chef était élevé en puissance ou en dégouté, plus le wehrgeld était considérable. C’est en vertu de ce principe qu’au temps des Mérovingiens le meurtre d’un antrustion du roi donnait lieu à une indemnité triple de celle qui suffisait à payer le meurtre d’un simple homme libre. Outre le wehrgeld, l’offenseur devait payer à l’assemblée (plus tard au roi) un fredum ; cet argent de la paix n’était, selon toute apparence, que le prix dont le coupable payait aux hommes du canton les dérangemens qu’il leur avait causés, et surtout l’assurance de paix qu’il avait obtenue d’eux. Il était désormais sous leur protection, et toute protection s’achetait.

On voit sans peine pourquoi les tribunaux germaniques ne prononçaient jamais ni la peine de mort ni l’emprisonnement ; c’est qu’ils n’étaient pas institués pour punir. Leur seul objet était de réconcilier. Ils n’avaient qu’à dire à quel taux la guerre serait évitée et la paix rétablie. C’est pour cela que la loi Salique et la loi des Ripuaires ne sont presque autre chose que des tarifs indiquant la somme à payer pour tel acte commis sur telle personne. La justice criminelle, chez ces peuples germains, se présentait exactement sous la même forme que la justice civile de nos jours. Elle procédait, non comme s’il s’agissait d’un acte moralement mauvais, d’une faute contre la loi morale, d’un crime, mais comme s’il s’agissait simplement d’un tort involontaire. En conséquence elle prononçait, non un châtiment, mais une réparation. Elle n’avait pas de pénalité, elle avait seulement des dommages et intérêts. Dans l’offenseur et l’offensé, elle ne voyait pas un criminel et une victime, elle ne voyait que deux parties en procès. Dès lors elle devait se montrer impartiale et indifférente entre ces deux hommes. Non-seulement elle ne s’appliquait pas à châtier un coupable, c’était au contraire le plus souvent ce coupable même qu’elle prenait sous sa protection en obligeant la victime à se contenter d’une indemnité. Dans un tel système, judiciaire, la prison préventive ne pouvait pas trouver place. Comme la société ne poursuivait pas un criminel, elle n’avait aucun motif pour s’assurer à l’avance de sa personne, et elle n’avait pas non plus le droit de lui retirer sa liberté. L’accusé d’ailleurs, en vertu des principes que nous venons de voir, était absolument l’égal de l’accusateur. Tous les deux comparaissaient également libres, comme il convenait à deux hommes en procès. Le tribunal, en simple arbitre qu’il était, ne devait pas marquer d’avance sa préférence pour l’un des deux.

Le principe germanique en matière de justice était donc l’opposé du principe romain. Le juge romain représentait l’autorité publique armée pour frapper un coupable ; les juges germains étaient des hommes qui défendaient un malheureux. Aussi peut-on reconnaître dans toute la suite de l’histoire que toute juridiction issue du droit romain a eu pour caractère d’être d’avance hostile au prévenu, tandis que toute juridiction issue du vieux droit germanique a eu pour caractère d’être d’avance favorable à l’accusé. L’une poursuit, l’autre protège. C’est que l’une a pour objet la répression, l’autre la médiation.

Cette conception germanique de la justice a un air de douceur et d’équité qui séduit d’abord. Est-ce à dire qu’elle répondît entièrement aux besoins des sociétés humaines ? Cette justice n’était, à vrai dire, que l’absence de justice. Elle n’était qu’un arbitrage. Or l’arbitrage, chose excellente en soi, ne suffit pourtant pas à dompter les passions et les convoitises. S’il est beau sans doute d’être indulgent à l’égard de l’accusé, il est d’un fâcheux effet d’être impuissant à l’égard de la victime. Faute de répression et de poursuite, beaucoup de crimes restaient certainement impunis ; l’on pourrait même dire sans exagération qu’aucun crime n’était réellement puni, car l’indemnité qui était exigée du meurtrier ou du voleur n’était pas un châtiment. Le coupable n’était jamais frappé comme coupable. Il n’était atteint ni dans sa personne, ni même dans sa considération. Une fois qu’il avait payé le wehrgeld, il était quitte avec sa victime, avec la société, avec la morale. Il pouvait se regarder comme parfaitement innocent et marcher le front haut ; il pouvait même se vanter de son crime et dire comme ce personnage dont parle Grégoire de Tours : « Que me reproches-tu ? Tu dois me savoir gré d’avoir tué tous tes parens, car par ces meurtres j’ai enrichi ta famille. » Il est certain qu’une telle justice justifiait le crime plutôt qu’elle ne le châtiait. Qu’on observe dans les chroniques l’état de la société dans les royaumes fondés par les Germains, et l’on devra reconnaître que cette façon de justice fut tout à fait impuissante à établir la sécurité des personnes, à garantir le droit de propriété aux faibles, à fonder l’ordre social. Elle ne paraît pas non plus avoir eu pour effet d’assurer l’empire des idées morales et de rendre les hommes meilleurs. On a souvent dit qu’en matière de justice, comme en toutes choses, la race germanique avait rajeuni et régénéré l’ancien monde. C’est là une de ces maximes que l’on répète, mais dont on ne saurait pas trouver la preuve dans l’histoire.


VI. — d’un temps où la justice fit défaut.[modifier]

L’organisation judiciaire que l’empire romain avait établie ne lui survécut pas. Le jour où les Germains furent maîtres de la Gaule, les fonctionnaires impériaux s’éloignèrent, et comme ces fonctionnaires étaient en même temps des juges, tout l’ordre judiciaire fut instantanément anéanti. La justice, qui était une partie de l’administration, fut renversée avec elle[2].

Les rois francs essayèrent de la relever. Le système qu’ils tentèrent d’établir fut une sorte de combinaison entre les traditions de l’empire romain et les usages de la Germanie. Comme les empereurs, ils conférèrent à leurs fonctionnaires de l’ordre administratif, qu’on appelait comtes, le droit et le devoir de rendre la justice. En même temps, suivant les usages de la Germanie, ils laissèrent se former à côté de chacun de ces fonctionnaires un jury composé des notables de chaque canton que l’on appelait les rachimbourgs. Les rois eux-mêmes se constituèrent juges suprêmes au même titre que l’avaient été les empereurs et les préfets du prétoire ; mais dans le plaid royal les notables du royaume et tous les hommes puissans siégeaient à côté du roi et jugeaient avec lui. C’était, on le voit, un système mixte ; le pouvoir judiciaire était partagé entre l’autorité publique, représentée par les rois et leurs comtes, et la société elle-même, représentée par les grands dans le plaid royal et par les rachimbourgs dans les cours des comtés.

Quelle fut la valeur de cette organisation judiciaire ? Si l’on ne regarde que les actes officiels et les monumens législatifs du temps, il semble que cette justice ait été parfaitement constituée ; mais si l’on observe ce qu’elle était dans la pratique, si l’on pénètre quelque peu dans la vie sociale de cette époque, on est amené à penser que la justice des comtes mérovingiens et des rachimbourgs n’eut jamais une existence bien réelle. Qu’on lise les chroniques, et, sur une centaine de cas où cette justice devrait exercer une action impérieuse, c’est à peine si on la voit trois ou quatre fois se montrer. Les faits se déroulent presque toujours comme si elle n’existait pas. Il est douteux qu’elle ait jamais fonctionné avec régularité et avec vigueur ; il est certain en tout cas qu’elle eut peu de durée. Les raisons de cela s’aperçoivent bien. Il n’y avait pas assez d’accord entre la population et l’autorité publique pour qu’elles pussent concourir à l’œuvre difficile de juger les procès et les crimes. Les conflits devaient être perpétuels entre les rachimbourgs et le comte, comme ils l’étaient dans le plaid royal entre les grands et le roi. Ces tribunaux, au lieu de mettre la paix entre les hommes, étaient eux-mêmes des théâtres de querelles. Ajoutez que les lois étaient diverses suivant la naissance et la nationalité des hommes ; les juges d’un même tribunal n’avaient ni la même langue, ni les mêmes idées, ni la même législation. Il faut songer aussi au désordre moral de cette époque. L’autorité publique n’avait aucun des caractères qui attirent le respect des hommes : les rois donnaient l’exemple de tous les crimes ; leurs fonctionnaires avaient acheté leurs fonctions argent comptant, et prétendaient en faire trafic. La population ne valait guère mieux. Qu’on se figure la boue de l’empire romain et les flots très impurs de l’invasion germanique ; quel bien pouvait-il résulter du mélange ? Le travail paisible et régulier étant à peu près impossible, la force brutale avait pris le dessus. Les hommes se faisaient concurrence, non de travail ou de talent, comme dans les sociétés bien organisées, mais de cupidité, de ruse ou de violence. Pour être de bons juges, encore aurait-il fallu qu’ils eussent dans l’âme quelque idée de la justice.

Charlemagne voulut à son tour reconstituer un ordre judiciaire, il rétablit les plaids royaux et ceux des comtes ; mais tous ses efforts échouèrent. On est frappé, quand on lit ses capitulaires, de la peine qu’il se donne à tout moment pour apprendre à ses fonctionnaires qu’ils doivent rendre la justice ; il faut qu’il leur rappelle incessamment ce devoir, il faut qu’il les fasse surveiller par ses envoyés, il faut qu’à chaque instant il les menace de destitution : preuves certaines que la justice était mal rendue ou ne l’était pas du tout. Ce fut bien pis sous ses successeurs. Au bout de peu d’années, les rois n’avaient plus ni administrateurs, ni fonctionnaires, ni juges. L’autorité royale était manifestement impuissante à établir une justice entre les hommes.

Cela dura jusqu’au xiiie siècle. Sans doute on n’est pas sans trouver dans cette longue période de temps quelques essais et, pour ainsi dire, quelques embryons de justice. On voit se former la juridiction du propriétaire sur son colon, celle du seigneur sur son vassal, celle de l’évêque sur son clerc ; mais ce n’est là encore qu’une justice irrégulière, incohérente, intermittente, presque toujours contestée. Le caractère de cette justice est surtout d’être essentiellement privée, personnelle, domaniale ; la justice n’existe pas comme institution publique. Elle n’a rien de général ni de fixe, et ne se rattache par aucun lien à l’état. Ce n’est pas la royauté qui peut être la source de la justice, parce que cette royauté n’a ni fonctionnaires ni sujets ; ce n’est pas la féodalité, parce qu’elle n’a pas encore de règles bien établies ; ce n’est pas la société, parce que les populations ne forment pas corps. La justice est absente.

Il y eut ainsi un long espace de temps durant lequel aucun droit ne fut fermement établi. L’homme n’eut de garantie ni pour ses biens, ni pour sa liberté, ni pour sa vie. La société ne se chargea de protéger personne. Chacun n’eut pour se défendre que sa force propre, et ne put attendre justice que de lui-même. L’épée décida donc de tout droit et jugea tous les débats. Deux seigneurs étaient-ils en désaccord sur une question de propriété, d’héritage ou de subordination féodale, ils entraient en guerre, et chacun d’eux, avec ses soldats et sa petite armée, tuait, pillait, brûlait. La guerre n’était pas, comme on est porté à le croire, le privilège des seigneurs féodaux ; elle était permise à toutes les classes : bourgeois, ecclésiastiques, paysans, soit isolément, soit par troupes, se faisaient la guerre entre eux aussi bien que les seigneurs, et vidaient par les armes presque toutes leurs contestations.

Ce qui semble incroyable et ce qui pourtant est vrai, c’est que la guerre devint une institution légale. Nous ne parlons pas ici du duel judiciaire, qui était chose à part ; nous parlons de la guerre privée, que les jurisconsultes de cette époque appelaient simplement la guerre. C’était, dans toute la force du terme, une lutte entre deux troupes d’hommes qui pouvaient user de toutes les violences et de toutes les ruses, et qui pouvaient se chercher, s’atteindre, se combattre pendant des mois entiers. Cette guerre était réputée légitime, et aucune autorité publique ne s’avisa de la défendre avant le xiiie siècle. Le jurisconsulte Philippe de Beaumanoir, contemporain de saint Louis, parlait encore de la guerre privée comme d’une coutume établie, et il n’osait pas la condamner comme contraire à la raison et à l’équité. C’est que, quand la justice régulière avait cessé de fonctionner, la guerre était devenue le seul recours des hommes, et avait pris dans la société la place que la justice avait quittée. On se combattait en ce temps-là comme aujourd’hui on se fait un procès. La guerre était la forme de procédure la plus habituelle. Il semblait alors aussi naturel et aussi légitime que les hommes décidassent leurs querelles par la force qu’il nous semble naturel aujourd’hui que deux souverains ou deux peuples prennent les armes l’un contre l’autre. Il n’existe pas de tribunal régulier pour juger les nations ; il n’en existait pas non plus à cette époque pour juger les particuliers. De même que dans nos guerres d’aujourd’hui le vainqueur ne manque jamais de proclamer qu’il a combattu justement et que c’est Dieu qui lui a donné la victoire, de même dans les guerres privées du moyen âge on ne manquait pas de dire que l’issue du combat était l’expression de la volonté de Dieu et décidait le droit. Ainsi la guerre prenait la forme et les dehors de la justice même. Elle était la seule justice, ou peu s’en faut, dont les arrêts fussent respectés. Elle n’était pas le désordre, elle était l’ordre légal. Il y eut donc une série d’environ trois siècles pendant lesquels l’état de guerre fut l’état normal et constant ; l’existence des hommes fut alors, comme l’est encore aujourd’hui celle des peuples, subordonnée à la force ; la vie fut un perpétuel combat, et la société une mêlée générale.

L’excès du mal fit comprendre aux hommes ce que vaut la justice. Dès le commencement du xie siècle, il se produisit un événement singulier et peut-être unique dans l’histoire. On vit les populations protester contre la guerre et se lever en masse pour la faire disparaître. Une immense coalition se forma en faveur de la paix. Les hommes s’assemblaient par milliers, dans les villes, dans les villages, souvent dans de grandes plaines, et ils décrétaient entre eux la paix. Écoutons le chroniqueur. « Dans la Picardie, en l’année 1021, les hommes souffraient de la famine et de la peste (ce sont les fruits ordinaires de la guerre, et ces hommes ne s’y trompaient pas) ; ils songèrent que ces fléaux étaient une juste punition du ciel, parce qu’on ne gardait pas la paix, la paix que le Seigneur aime par-dessus toutes choses. Ils convinrent donc d’établir la paix. Ils allèrent chercher les reliques des saints, et sur ces reliques ils jurèrent le pacte inviolable de la paix. » Voici un autre chroniqueur qui parle d’une autre partie de la France. « En l’année 1033, les évêques et les prêtres de l’Aquitaine et tous les autres chrétiens de toute condition s’assemblèrent. On apporta beaucoup de corps des saints. Dans la province d’Arles, dans celle de Lyon, dans la Bourgogne, les évêques, les comtes, les barons, formèrent des assemblées pour établir la paix. Toute la multitude accourait avec transport à ces réunions. Il semblait qu’une voix du ciel se fit entendre à la terre pour commander la paix[3]. »

Cette paix après laquelle les populations soupiraient n’était pas autre chose que la justice. Le mot paix dans la langue de ce temps-là n’avait pas un autre sens. Ceux qui sont quelque peu familiers avec le moyen âge savent que le mot justice présentait presque toujours, à cette époque, l’idée d’impôt, de redevance seigneuriale ou d’amendes[4], et que c’est par le mot paix que les hommes désignaient ce que nous appelons aujourd’hui la justice. Un paiseur signifiait un juge, et une maison de paix signifiait le lieu de réunion d’un tribunal. Les assemblées de prêtres et de laïques, de nobles et de paysans, qui décrétaient l’établissement de la paix, avaient toujours soin d’instituer en même temps une juridiction. « Les habitans de la Picardie, ajoute le chroniqueur que nous venons de citer, se lièrent par un vœu solennel, et jurèrent que, si un différend venait à s’élever entre eux, ils ne chercheraient pas à s’attaquer par le fer et l’incendie, mais qu’ils exposeraient leurs griefs devant un juge. » Chacune de ces associations se hâtait d’établir un tribunal à son usage. Ce n’était donc pas l’autorité publique qui essayait de fonder la justice et de l’imposer aux hommes ; c’étaient les hommes qui spontanément la cherchaient et faisaient d’énergiques efforts pour la constituer. Aussi l’évêque Yves de Chartres pouvait-il dire comme une chose bien connue de ses contemporains, et qu’aucun d’eux ne démentirait : « La paix n’a pas été établie par une loi générale et supérieure, mais par la délibération et le pacte des hommes de chaque province ; les décrets et les règlemens en ont été arrêtés dans chaque diocèse par le consentement des paroissiens. » L’autorité royale étant impuissante, l’autorité seigneuriale étant désordonnée, et aucun pouvoir ne pouvant se charger d’établir la justice, c’était la population elle-même, sans distinction de classes, qui essayait de l’organiser. Elle procéda le plus souvent par des associations qui ressemblaient un peu à des assurances mutuelles. Nul n’était contraint d’entrer dans ces sociétés de paix, car la justice ne s’imposait encore à personne ; seulement dès qu’on était entré librement dans une association, dès qu’on avait prêté le serment exigé de chaque nouveau membre et qu’on était ainsi devenu juré de la paix, on renonçait au droit de guerre, et l’on était soumis à la justice. Chaque association avait ses administrateurs, ses juges et son trésor commun.

Les hommes du xie siècle appelaient volontiers cette institution la paix de Dieu, il était naturel et conforme aux idées du temps que l’amour de la justice s’alliât au sentiment religieux et se confondît avec lui. Souvent aussi, dans le langage ordinaire, on disait simplement la paix du pays, la paix de la ville, la paix de l’évêque, pour désigner l’association de justice mutuelle qui embrassait un pays, une ville, un diocèse. Peut-être n’est-il pas inutile de faire remarquer que le mot commune était fréquemment employé dans le même sens. Cela tient à ce que les communes, du moins la plupart, ne furent pas autre chose que des associations qui se formaient en vue d’établir une justice régulière entre leurs membres. On s’est mépris quand on a envisagé le mouvement communal comme une révolution de l’ordre politique, et l’on a attribué aux hommes de ce temps-là des idées qu’ils n’avaient ni ne pouvaient avoir. Le mouvement communal ne sortit presque pas de la sphère des intérêts individuels et de l’ordre civil ; les chartes furent avant tout les codes de procédure de ces hommes qui s’unissaient pour être jugés suivant des règles fixes, et les magistrats municipaux furent surtout des juges. Pour tout dire en un mot, la grande révolution du xie et du xiie siècle eut pour principal objet de mettre la justice à la place de la guerre.

Ne pensons pas que cette révolution se soit accomplie sans peine. Les difficultés furent au contraire immenses. Aucune autorité n’était assez forte ou n’avait une volonté assez ferme pour se charger de réaliser le vœu général. Les populations eurent donc tout à faire par elles-mêmes ; mais elles n’étaient pas d’accord entre elles, les intérêts, comme les idées, étaient différens ; on s’entendait sur la nécessité de la justice, on ne s’entendait pas sur la manière dont la justice serait organisée. Ici, l’on établissait des juges élus ; là, on restait soumis au seigneur en ne lui demandant que de juger suivant des règles fixes ; ailleurs, on s’adressait à l’évêque, et l’on affluait aux tribunaux ecclésiastiques. Il y avait là bien des causes de conflit. Nous ne devons pas oublier non plus qu’il s’agissait d’une révolution. Vouloir fonder la justice était une innovation aussi hardie pour ces générations-là qu’il l’a été pour les nôtres de vouloir fonder la liberté politique et l’égalité. Les difficultés étaient de même nature ; on se heurtait à des idées enracinées, à des intérêts puissans. La classe seigneuriale pouvait craindre que le triomphe du nouveau principe n’amoindrît sa liberté vis-à-vis des rois et son autorité vis-à-vis des peuples. Supprimer le droit de guerre et mettre la justice à la place, c’était s’attaquer à ce qui était établi, et c’était menacer tout l’ordre social de l’époque. Nous pouvons deviner quelles résistances on rencontra, et combien d’obstacles se dressèrent partout.

Au milieu de l’obscurité où tous ces faits sont restés pour nous, on distingue pourtant quelques vérités certaines. Les premiers efforts furent à la fois les plus hardis et les moins efficaces. Les premières associations avaient décrété la paix absolue, la paix toujours et pour tous, la suppression complète de la guerre privée, le triomphe universel de la justice. Cette tentative, qu’en langage moderne nous qualifierions de radicale, fut suivie de peu d’effet. L’espèce de justice révolutionnaire qui fut constituée par ces associations paraît avoir fort mal fonctionné, car nous ne voyons pas qu’elle ait duré longtemps. Elle eut vraisemblablement deux sortes d’ennemis, ses adversaires et ses fanatiques. Peut-être se laissa-t-elle emporter dans les excès ; peut-être certaines classes ou certaines ambitions s’en servirent-elles en vue de leurs intérêts ou de leurs convoitises. Ce qui est certain, c’est qu’au xiie siècle elle avait disparu. Elle ne subsistait plus que dans quelques villes qui avaient eu la sagesse de se donner de bonnes règles, ou le bonheur d’avoir au-dessus d’elles une autorité protectrice.

À la longue, ce grand mouvement produisit pourtant son effet, et la révolution souhaitée finît par s’accomplir. Ce qu’on n’avait pas pu faire en une fois par un vigoureux effort, on le fit en s’y reprenant à plusieurs fois, à force de lenteur. La hardiesse avait échoué, la sagesse et la patience conduisirent peu à peu l’œuvre à bonne fin. Les moyens violens et les vastes réformes n’avaient servi de rien ; on réussit par une série de petits progrès habilement ménagés. D’abord, au lieu d’interdire la guerre à tout le monde, on commença par la défendre seulement aux bourgeois, aux ecclésiatiques, aux paysans, et ces classes, qui avaient été fort batailleuses aux siècles précédens, commencèrent à laisser la guerre privée aux gentilshommes. La guerre perdit ainsi du terrain, et la justice en gagna. On s’attaqua ensuite à la classe noble, mais en commençant par une sorte de transaction ; on lui interdit la guerre pendant quelques jours de chaque semaine, en la lui permettant les autres jours. Ce fut la trêve de Dieu au lieu de la paix de Dieu. La trêve fut, paraît-il, beaucoup mieux observée que ne l’avait été la paix. La semaine se trouva dès lors divisée en deux parties, dont l’une fut sacrifiée à la guerre, et l’autre fut donnée à la justice. Les rois établirent plus tard la quarantaine, c’est-à-dire qu’ils obligèrent à mettre un intervalle de quarante jours entre la querelle et le commencement des hostilités ; obliger d’attendre quarante jours, c’était donner à la passion le temps de s’éteindre et à la justice le temps d’intervenir. Enfin les rois réussirent à faire admettre dans le droit commun que, si l’un des deux adversaires voulait recourir à la guerre et l’autre à la justice, ce serait la justice qui l’emporterait ; ils établirent alors la belle institution qui dans le langage de l’époque s’appelait l’assurément. Tous ces progrès furent opérés les uns après les autres, et non sans peine. Ils étaient à peu près achevés au milieu du xiiie siècle, à l’époque du règne de saint Louis. La guerre privée n’avait pas encore disparu tout à fait, et le roi lui-même était encore contraint de l’autoriser ; mais la justice insensiblement s’était constituée, s’était assise, avait pris des règles fixes, et avait étendu peu à peu son action bienfaisante. Il existait sur tout le territoire un ordre judiciaire qui fonctionnait avec régularité et avec vigueur. C’est cet ordre judiciaire du xiiie siècle qu’il nous faut observer maintenant.


VII. — le jugement par les pairs.[modifier]

L’organisation judiciaire du xiiie siècle a découlé tout entière d’un principe unique, celui du jugement par les pairs[5]. Il faut nous rendre compte de ce que les hommes entendaient par là. Ce principe a si complètement disparu dans les siècles suivans, les idées et les institutions s’en sont tellement éloignées, qu’on a fini par ne plus comprendre le vrai sens et la grande énergie de cette maxime du moyen âge : « chacun doit être jugé par ses pairs. »

Le mot pairs, dans la langue du temps, signifiait égaux. Deux hommes étaient dits pairs de fief entre eux lorsqu’ils étaient vassaux du même seigneur, et qu’ils se trouvaient ainsi au même rang de la hiérarchie féodale. Ce mot n’était pas un titre d’honneur réservé aux gentilshommes. On disait pairs bourgeois pour désigner deux membres de la bourgeoisie ; même les paysans entre eux étaient parfois qualifiés de pairs, et l’on trouve cette expression appliquée aux dernières classes d’hommes dans plusieurs actes anciens. Ainsi dire que les hommes devaient être jugés par leurs pairs, c’était dire exactement qu’ils devaient être jugés par leurs égaux.

Or la société en ce temps-là était constituée hiérarchiquement. Les degrés et les rangs y étaient nettement marqués, et il était fort difficile de passer de l’un à l’autre. Les diversités entre les classes étaient alors d’une tout autre nature que celles que nous y voyons de nos jours. Dans l’état de notre société, les classes se ressemblent en ce point, qu’elles ont les mêmes lois, les mêmes institutions, les mêmes droits et les mêmes devoirs ; elles diffèrent par les occupations, par les intérêts, par les mœurs, souvent même par les idées et par la manière de penser sur beaucoup de sujets. C’était précisément le contraire au moyen âge. Les classes avaient beaucoup plus qu’aujourd’hui les mêmes idées, la même manière de penser et, pour ainsi dire, le même tempérament d’esprit. Leurs occupations et leurs intérêts n’étaient pas non plus aussi différens, que nous sommes portés à le croire, car le seigneur était un cultivateur à peu près comme le paysan, et le paysan portait les armes à peu près comme son seigneur. Dans la vie privée, avant le xvie siècle, ces classes vivaient assez rapprochées l’une de l’autre ; elles avaient les mêmes fêtes et les mêmes joies, et les mœurs étaient à certains égards plus démocratiques qu’elles ne le sont à notre époque. La diversité était dans l’ordre social et politique ; en ce point, les classes étaient absolument distinctes. Il n’y avait rien de commun entre elles, ni les lois, ni les droits, ni les devoirs. Aussi n’avaient-elles pas non plus la même justice. Il existait autant d’espèces de tribunaux et de juges qu’il y avait de classes et de catégories dans la population.

Prenons d’abord le gentilhomme, et voyons comment il était jugé. Tout gentilhomme avait un suzerain, c’est-à-dire un supérieur immédiat de qui il tenait. C’est à ce suzerain qu’il devait demander justice, et c’est aussi devant lui qu’il était mandé lorsqu’il avait à répondre à une accusation ; mais, si ce suzerain avait jugé lui-même, la maxime « chacun doit être jugé par ses pairs » n’aurait pas été respectée, car le vassal aurait eu pour juge, au lieu de ses égaux, son supérieur. Aussi n’était-ce pas le suzerain qui jugeait. Il convoquait, en même temps que l’inculpé, ses autres vassaux, c’est-à-dire ceux qui étaient les pairs de fief de celui-ci. Il les réunissait en sa cour, les présidait, leur faisait connaître l’objet du débat, leur présentait l’accusé, l’accusateur et les témoins. À cela se bornaient sa fonction et son droit. Se prononcer sur la culpabilité ou l’innocence et indiquer la peine à subir était l’affaire des vassaux de la cour. Le suzerain avait la charge d’énoncer la sentence qui lui était dictée par les vassaux, et il le faisait ordinairement en employant une formule comme celle-ci : « les hommes de céans nous disent pour droit… » Quel que fût l’arrêt, il avait l’obligation de le faire exécuter.

Ce serait donc trop peu de dire que le gentilhomme ne pouvait être jugé que par d’autres gentilshommes. Il fallait encore, comme il y avait plusieurs degrés dans la hiérarchie féodale, que chacun fût jugé par des hommes qui fussent exactement de son rang et eussent les mêmes intérêts que lui. Le supérieur hiérarchique n’était présent que pour assurer le bon ordre des débats et l’exécution des jugemens. Aussi le vieux jurisconsulte Bouteiller pouvait-il dire : « Les seigneurs ont juridiction, peuvent et doivent faire loy des cas advenus en leur terre ; mais ils doivent faire juger par autre que par eux, c’est à savoir par leurs hommes féodaux[6]. » S’il arrivait qu’un suzerain voulût juger en personne, le jurisconsulte enseigne au gentilhomme ce qu’il aurait à faire ; il devrait dire : « Sire, je ne tiens pas ce que vous ferez pour jugement, car la coutume (ce mot avait alors à peu près le sens de notre mot loi) ordonne que les seigneurs ne jugent pas en leur cour, mais que leurs hommes jugent, et ce que vous voulez faire contre la coutume ne peut ni ne doit valoir[7]. » Il devait arriver assez souvent que le débat fût précisément entre le suzerain et le gentilhomme son vassal ; c’étaient les pairs du vassal qui prononçaient, et il était même admis comme une règle à peu près générale qu’en ce cas le suzerain ne devait pas même assister à leur délibération. « Quand li sires plaide en sa cour contre son homme, il n’est pas juge ni ne doit être au conseil du jugement. » Un seul homme ne suffisait pas pour constituer le tribunal ; il en fallait au moins quatre, et si un seigneur n’avait pas assez de vassaux nobles pour garnir sa cour, il devait en demander à son propre suzerain. La procédure en cas d’appel était fort contraire à nos usages. Au moyen âge, l’appelant s’attaquait, non pas à la partie adverse, mais à ceux-là mêmes qui l’avaient condamné, comme étant coupables d’avoir mal jugé. Or les jurisconsultes de cette époque enseignent que l’on doit appeler, non pas le suzerain, mais « les hommes qui ont fait le jugement. » La responsabilité de l’arrêt ne tombait pas sur le suzerain qui n’avait fait que présider, elle tombait sur les pairs qui avaient prononcé.

Le jugement par les pairs n’était pas le privilège de la noblesse. Le bourgeois, aussi bien que le gentilhomme, devait être jugé par ses égaux, c’est-à-dire par des bourgeois comme lui. Le principe s’appliquait à toutes les classes. Les tribunaux municipaux furent une institution régulière et générale en France jusqu’au xve siècle. À Bourges, « le jugement des causes et des querelles en la ville et banlieue appartient aux bourgeois. » À Arles, les arrêts, qui nous ont été conservés, sont rendus par les échevins de la cité. À Furne, en Flandre, à côté de la cour féodale, qui est formée de gentilshommes et qui ne juge que les nobles, il y a la cour des bourgeois, qui est composée de six bourgmestres et de vingt échevins, « lesquels représentent la loy commune de la ville. » À Amiens, le maire « siège en jugement avec la commune et les jurats. » À Paris, le tribunal municipal, au xiiie siècle, s’appelait le parloir aux bourgeois. C’était d’ailleurs le même corps qui, se modifiant avec les siècles, s’est appelé plus tard le corps de ville, puis la commune, enfin le conseil municipal. Avant de siéger dans le palais que nous appelons l’hôtel de ville, il tint ses séances dans une petite église voisine du Pont-au-Change. Il n’était pas seulement, comme il fut plus tard, un conseil d’administration ; il était un tribunal, et il jugeait au civil comme au criminel. Il était composé du prévôt des marchands et des échevins, qui à cette époque étaient élus tous les deux ans par la population. Ces juges étaient d’ailleurs assistés « d’un conseil de bonnes gens, des plus sages bourgeois et des plus anciens. » Il en fut ainsi jusqu’au xive siècle, époque où ce corps perdit sa juridiction, comme tous les corps municipaux la perdirent peu à peu dans toute la France.

Les tribunaux municipaux avaient souvent à leur tête un fonctionnaire nommé prévôt, qui représentait l’autorité seigneuriale ou l’autorité royale ; mais il ne faisait que présider, la décision appartenait tout entière aux bourgeois : même quand le maire était l’élu de la ville, il semblait que ce chef de la cité fût trop au-dessus des justiciables pour pouvoir les juger ; les vrais pairs étaient les échevins et les bourgeois. C’est pour cela que beaucoup de chartes obligent le maire à prononcer ses jugemens « suivant la décision des échevins et des jurés. »

L’obligation du jugement par les pairs, toute générale qu’elle fût au moyen âge, souffrait pourtant une exception. Il arrivait très fréquemment qu’un débat fût soulevé entre deux hommes de classes différentes. Comment eût-on pu trouver des juges qui fussent à la fois les égaux des deux parties ? En ce cas, la coutume du moyen âge était presque constamment que l’on prît pour juges les pairs de celui qui était l’inférieur. S’agissait-il d’un débat entre un gentilhomme et un bourgeois, la plupart des coutumes se prononçaient pour des juges bourgeois. Ainsi le moyen âge ne s’écartait du principe d’égalité que pour favoriser le plus faible.

Il nous reste à observer comment étaient jugés les hommes que l’on appelait en ce temps-là les vilains. Ce mot, pas plus que celui de manant, n’avait alors la signification défavorable et injurieuse qui s’y est attachée depuis. Les vilains étaient les habitans des villæ, c’est-à-dire des villages ou des fermes. On les appelait aussi des colons, des colongers, des hommes censiers, des hommes cottiers, des hommes coutumiers. Tous ces termes désignaient une classe d’hommes qui n’étaient pas des serfs. Ils jouissaient de tous les droits civils. Ils vivaient sur des terres qu’ils se transmettaient de père en fils, qu’ils avaient le droit de vendre, et qu’ils cultivaient à leur profit. Seulement ils n’en étaient pas légalement propriétaires. Le vrai propriétaire était le seigneur, et ils n’étaient que des fermiers. Ces terres en effet ne leur avaient été concédées à l’origine qu’avec ce genre de convention que nous appelons aujourd’hui un contrat de bail. Il y était stipulé que le fermage annuel serait payé, partie sous la forme de redevances et de cens, partie sous la forme de services corporels ou même de service militaire. À ces conditions, ces hommes avaient obtenu la jouissance du sol. Le contrat de bail n’avait pas une durée limitée ; il était irrésiliable, sauf certains cas prévus. Dans la pratique, il était véritablement héréditaire. De cette façon, le seigneur et son vilain étaient l’un propriétaire, l’autre fermier, tous les deux de père en fils. Il est vraisemblable que cette permanence du contrat avait paru avantageuse aux deux parties ; elle l’était surtout au paysan, car c’est par là que cette classe a gagné de devenir à la longue propriétaire du sol dont elle n’était à l’origine qu’usufruitière[8].

On croit volontiers aujourd’hui que ces paysans étaient fort opprimés. Ils l’ont été au xviieet au xviiie siècle, sous le régime de la monarchie absolue ; ils ne paraissent pas l’avoir été au moyen âge. De ce qu’on lit dans une foule d’actes de ce temps-là que le seigneur vendait « sa terre et ses vilains, » il ne faut pas prendre prétexte pour déclamer contre un état social où les êtres humains auraient été achetés et vendus comme des troupeaux de bêtes. Nous devons songer au contraire qu’au moment de la vente d’un domaine il était conforme à l’intérêt des fermiers qu’ils fussent cédés en même temps que ce domaine ; cela ne signifiait qu’une chose, c’est qu’ils ne seraient pas séparés de la terre que leurs pères et eux avaient exploitée et améliorée par leur travail, et que, malgré la vente que faisait le seigneur, le bail originel se continuerait et serait respecté par le nouveau propriétaire. Ainsi ces expressions, qui nous paraissent aujourd’hui une injure à la dignité et à la liberté naturelle des cultivateurs, étaient précisément la formule qui garantissait leurs droits de jouissance héréditaire sur leurs tenures.

C’est se tromper étrangement sur tout l’état social de cette époque que de croire que le paysan fût à la merci de son seigneur, et qu’il rencontrât toujours en lui un tyran. Les relations entre eux étaient fixées d’une manière très précise et très minutieuse par un véritable contrat. Il est vrai que ce contrat n’était pas toujours écrit ; mais, pour être simplement oral et traditionnel, il n’en était pas moins inviolable. Ce que le moyen âge appelait la coutume avait plus d’autorité et plus de force que n’en eurent plus tard les contrats écrits, les chartes, les ordonnances et les constitutions. Les lois ne changent rapidement qu’à partir du temps où on commence à les écrire. Pour le paysan, aussi bien que pour le seigneur, il existait une justice. Cette justice, à la vérité, s’appelait dans le langage ordinaire la justice du seigneur, et il semblerait, à ne regarder que les mots et les apparences, qu’elle dût être absolument despotique et tout à fait contraire aux intérêts des paysans. Il faut regarder les choses de près.

D’abord le lieu où se rendait la justice du seigneur est digne de remarque. Ce n’était pas l’habitation du seigneur lui-même, ce n’était pas le château-fort. La justice était ordinairement rendue en plein air, sur une place, à la porte du château ou devant l’église. Ainsi le paysan qui était accusé ou qui portait plainte n’était pas contraint de pénétrer dans la sombre demeure du maître ; il restait à la lumière du soleil, sous les yeux de ses semblables. La place où se faisaient les jugemens n’était pas choisie arbitrairement par le seigneur ; cette place était marquée et fixée une fois pour toutes ; la plupart des arrêts qui nous été conservés portent qu’ils ont été rendus à l’endroit ordinaire, tantôt « auprès des chênes, » ici « sous les ormes, » là « sous le grand tilleul. » Cette place était quelquefois close par une haie, et s’appelait la cour (curlis, curia). Elle était en tout cas un lieu sacré, une sorte de sanctuaire, et constituait ce qu’on appelait au moyen âge un asile. « Si quelqu’un s’y réfugie, dit un vieux texte, celui qui l’y poursuivrait pour lui faire du mal commettrait un acte criminel. » Un autre texte dit que la cour « est aussi inviolable qu’une église. » N’est-il pas bien caractéristique que le lieu où le paysan est jugé et puni de ses fautes soit en même temps celui où il trouve un refuge contre toute violence ? L’idée de protection s’unit et se confond ici avec l’idée de justice.

Voici encore un autre trait de cette justice seigneuriale : ce n’est presque jamais le seigneur en personne qui juge. Suivant un usage presque universel, il délègue sa fonction à un agent qu’on appelle du nom de maire ou de prévôt. Or ce maire qui rend la justice au nom du seigneur n’est jamais un gentilhomme ; il est toujours un paysan. Il appartient à la même classe, à la même condition sociale, à la même profession que ceux qu’il doit juger. Il connaît leurs lois et leurs usages, leurs intérêts et leurs besoins. Il est de leur sang et de leur chair, il vit de leur vie. Ce maire est le représentant, il est vrai, l’homme d’affaires du seigneur ; mais dans beaucoup de villages ce sont les paysans eux-mêmes qui l’élisent, dans d’autres les paysans présentent une liste de deux ou trois candidats parmi lesquels le seigneur choisit. Ailleurs, si c’est le seigneur qui désigne, il faut que le maire soit agréé par les paysans. Dans quelques villages, tous les paysans un peu aisés doivent être maires à tour de rôle pendant une année ; dans d’autres enfin, la fonction de maire se transmet héréditairement et comme un fief du père au fils. À travers ces diversités, nous voyons un fait constant, c’est que le maire n’est pas à la merci du seigneur. Quoiqu’il le représente et soit son agent, il a toujours vis-à-vis de lui une certaine indépendance. En fait, il est l’homme des paysans au moins autant que l’homme du seigneur.

Du reste, ce maire ne juge pas seul. Suivant une expression que l’on rencontre sans cesse dans les actes du moyen âge, il « tient ses plaids. » Or le mot plaid suppose toujours une réunion d’hommes. Et de quels hommes se pourrait-il agir ici, sinon des paysans ? Nos préjugés sur le moyen âge sont si grands que nous éprouvons quelque peine à nous figurer les vilains siégeant en tribunal. Cependant les jurisconsultes de ce temps-là mentionnent souvent « les juges censiers, » les « juges coutumiers. » Ce sont là des vilains, et ces vilains réunis autour du maire rendent la justice. On pourrait citer une foule de chartes qui établissent cette vérité. « L’avoué (c’est le représentant de l’autorité seigneuriale), dit une de ces chartes, tiendra le plaid ; il redressera les torts d’après l’avis des juges pris sur les lieux et avec l’assentiment du peuple de l’ endroit. » On lit dans une autre : « Le maire du village d’Amelle jugera les vols et délits suivant le jugement des échevins de la cour du village. » Un cartulaire mentionne un procès qui a été jugé « à la cour du maire Richart par des personnes connaissant les coutumes. » Le Coutumier de Picardie montre que dans les villages de cette province les paysans que l’on appelait hommes de poësté jugeaient les procès. Quelquefois tous les paysans avaient le droit de siéger aux plaids ; d’autres fois ils élisaient plusieurs d’entre eux pour remplir ce devoir. « Dans le village de Croisettes, est-il dit dans une charte, les manans et tenanciers élisent chaque année sept échevins, lesquels ont connaissance et juridiction du gouvernement et police du village, du bien public et de toutes les causes et actions personnelles. » À une autre extrémité de la France, dans le Béarn, la justice était rendue dans chaque bourg « par le bailli et par tous les hommes libres. » Dans un petit village de la Bourgogne, nous trouvons un arrêt de 1216 qui a été rendu par quatre juges élus par les habitans du village. En Alsace, chaque petite communauté rurale avait sa cour, qui était convoquée et présidée par le maire ou le prévôt, et qui était composée des paysans. On fit dans des centaines de chartes de ces villages alsaciens des formules comme celles-ci : « lorsqu’un homme réclamera justice au maire, celui-ci devra convoquer la cour ; » — « lorsqu’un voleur aura été arrêté, le prévôt siégera en justice avec les habitans du lieu ; » — « quiconque aura une réclamation à faire se présentera devant le maire et la cour du village ; » — « quand un paysan a commis un délit, le maire et les autres paysans doivent le punir ; ». — « toutes les questions qui seront soumises au plaid devront être délibérées devant le prévôt et décidées d’après la sentence des paysans[9]. » Ainsi le seigneur féodal n’était jamais présent, son représentant ne faisait que présider le tribunal, et les vrais juges étaient les vilains. On voit même dans plusieurs chartes que le maire devait se retirer pendant la délibération des juges, afin que leur liberté fût mieux assurée et mieux en évidence.

Telle est l’organisation judiciaire que les actes authentiques nous montrent comme constamment établie à l’égard des vilains[10] ; mais, s’il en est ainsi, comment faut-il entendre cette maxime du droit du moyen âge : « seigneur a toute justice en sa terre ? » C’est que le seigneur était le chef, de la justice en ce sens que, personnellement ou par son délégué, il devait veiller à ce qu’elle fût administrée suivant les règles. Il devait prendre toutes les mesures nécessaires à cette fin ; il avait à s’assurer des coupables, à convoquer les juges, à confronter les témoins, à diriger les débats, à surveiller le duel judiciaire, enfin à faire exécuter la sentence. Ces obligations étaient fort pénibles ; elles exigeaient son temps, ses soins, son argent, l’emploi de soldats. S’il manquait, par mauvaise volonté ou par simple négligence, à l’un de ces devoirs fort complexes, son supérieur hiérarchique, c’est-à-dire son suzerain, le punissait comme coupable de « défaute de droit, » et sa peine pouvait aller en certains cas jusqu’à la confiscation de son fief. Pour qu’il y eût quelque compensation à des devoirs si rigoureux et si pleins de périls, il était admis que les amendes et les frais du procès fussent pour le seigneur. Ayant les charges et la responsabilité, il avait aussi les profits. Or ces profits se confondirent peu à peu avec la justice même, et à la longue il arriva que la formule « tel seigneur a la justice sur telle terre » signifia simplement qu’il avait les amendes sur cette terre-là. Les hauts-barons se réservèrent la haute-justice, qui ne laissait pas d’être assez productive. Mais, quel que fût le seigneur à qui la justice appartenait, ce n’était pas lui qui rendait les jugemens en personne. La formule « justice n’est mie à vilain » doit être entendue dans le même sens. On voulait dire par là que le vilain n’avait ni la responsabilité ni les profits de la justice ; seulement c’est lui qui jugeait. Le principe du jugement par les pairs s’appliquait donc à toutes les classes d’hommes, aussi bien aux plus humbles qu’aux plus élevées. De même que le puissant duc de Normandie ne pouvait être jugé que par des ducs et des comtes présidés par le roi, de même le dernier des vilains devait être jugé par des vilains comme lui. Le moyen âge était une époque de hiérarchie plutôt que de privilège, et plus on l’étudie, plus on est frappé de voir combien l’égalité s’y conciliait avec la subordination.

Si ce système judiciaire favorisait une classe aux dépens d’une autre, il semble bien que ce soit celle des paysans aux dépens de celle des seigneurs. On voit en effet que toutes les contestations entre les uns et les autres étaient jugées par les paysans. Le seigneur ne pouvait punir son vilain que par la sentence des autres vilains. Ce seigneur-propriétaire ne pouvait reprendre sa terre au vilain, son fermier, qu’en vertu d’un arrêt des autres fermiers. Supposons un débat entre ces deux hommes, voici en général comment les choses se passaient : le seigneur ou plutôt son représentant, le maire, réunissait la cour du village, c’est-à-dire les égaux, les voisins, les parens de celui-là même que le seigneur accusait ou qui accusait son seigneur. Le maire exposait l’affaire ; on entendait le paysan, la partie adverse, les témoins de l’un et de l’autre ; puis, au moment où les juges allaient délibérer, le paysan qui était en cause se retirait. Or le seigneur qui était en cause ne pouvait pas assister plus que lui à la délibération ; son maire, qui le représentait, n’y pouvait pas assister davantage. Ce maire se retirait donc après avoir déposé entre les mains d’un autre « le bâton de justice, » les juges-paysans, livrés à eux-mêmes, se décidaient, et le maire rentrait pour énoncer le jugement.

Nous possédons des milliers d’arrêts rendus par ces cours villageoises. Ils nous donnent presque toujours l’idée du calme et de l’esprit d’équité qui y régnaient. Ces hommes étaient capables de juger, car les lois en ce temps-là n’étaient pas des institutions d’une nature supérieure dont la connaissance exigeât une longue étude et une attention désintéressée. Elles étaient au contraire de simples contrats d’une nature toute privée et personnelle, qui liaient particulièrement tel homme ou tel village à tel seigneur. Pour cette raison, les lois variaient de village à village ; mais pour cette raison aussi, chaque village connaissait minutieusement les siennes. Écrites ou non écrites, les pères les transmettaient aux fils comme on se transmet aujourd’hui un contrat. Sur elles reposait toute la sécurité de l’existence. Elles faisaient partie, pour ainsi dire, de la vie de chaque jour. Le paysan, pas plus que le seigneur, ne pouvait en ignorer le moindre détail. On y trouvait des règles précises sur les devoirs et les droits de chacun, sur les redevances du paysan, sur les obligations du seigneur. On y trouvait quels services étaient dus par l’un, et quelle protection était due par l’autre. On y trouvait aussi ce qui était délit et ce qui était crime, et quelle peine était encourue par chaque coupable. Les juges n’avaient qu’à se souvenir de la loi et à l’appliquer.

Habitués que nous sommes dans notre siècle à voir souvent les classes en lutte les unes contre les autres, nous sommes portés à croire qu’il en était de même au xiiie siècle, et il nous semble dès lors que la justice rendue par les paysans devait être hostile aux seigneurs. Il n’en est rien. Ces hommes comprenaient sans nul doute qu’ils avaient intérêt à ce que la coutume du village, c’est-à-dire le contrat originel, fût respectée dans toutes ses parties, et il ne leur échappait certainement pas que, s’ils en autorisaient la violation en leur faveur, le seigneur pourrait à son tour la violer à son profit. Le respect des lois est la garantie des faibles. Ces hommes, qui n’avaient en général d’autre parti-pris que celui de sauvegarder leur contrat, devaient être enclins à juger équitablement. Ils savaient d’ailleurs que leur petite société rurale avait besoin pour prospérer que l’ordre régnât en elle, et que toute cause de trouble en fût écartée. Aussi voit-on qu’ils avaient grand soin d’éloigner les hommes de désordre, les voleurs ou les vagabonds. Ils se sentaient les ennemis naturels de quiconque n’avait pas la conscience nette et le cœur droit. L’homme qui avait commis un délit, fut-ce contre leur seigneur, l’homme qui n’avait pas payé ses redevances obligatoires ou qui avait enfreint quelque autre clause du contrat, devait leur paraître un homme dangereux pour eux-mêmes. Ils étaient en général assez sévères pour les coupables. Ce sont toujours les classes inférieures qui ont le plus besoin du maintien de l’ordre, et, quand elles viennent à penser le contraire, c’est qu’elles ont perdu, avec la notion du devoir, l’intelligence de leurs propres intérêts.

Cette justice, dont nous venons de constater les règles et de marquer les grandes lignes, ne pouvait fonctionner que dans une société assez bien constituée et assez solidement assise. Supposons des générations où les esprits seraient faussés et les cœurs aigris, une pareille organisation judiciaire ne serait qu’une cause de conflit ou une arme de guerre. Elle serait la négation même de la justice, et du droit ; mais au xiiie siècle la société jouissait d’un calme et d’une unité morale qui manquèrent aux époques suivantes. Le xive siècle fut en effet un temps de trouble, trouble dans les âmes et trouble dans les institutions, trouble dans l’état et trouble dans l’église. Deux faits surtout se produisirent alors, et la coïncidence en est caractéristique : ce fut l’ambition des rois et la haine réciproque des classes. À partir aussi du xive siècle, les cours de village perdirent leur juridiction, les tribunaux municipaux virent leur action fort amoindrie, les cours féodales furent entraînées dans la même décadence, et la justice fut peu à peu transformée dans toutes ses parties.

Fustel de Coulanges.
(la troisième partie à un prochain n°)
  1. Voyez la Revue du 15 février.
  2. Il resta seulement des tribunaux municipaux et ecclésiastiques ; ce furent des germes pour l’avenir.
  3. Sémichon, la Paix et la trêve de Dieu au moyen âge.
  4. Entre mille exemples, je citerai cet acte de 1208 : « Jou ay vendu toutes les joustices que jou avoye à Corbie, les cambaiges, les estallages, etc. »
  5. Il y a une réserve à faire pour la juridiction ecclésiastique, dont nous parlerons plus tard.
  6. Bouteiller, Somme rurale, titre III.
  7. Beaumanoir, la Coutume de Beauvaisis, ch. lxvii. § 10.
  8. Nous ne discutons pas ici l’opinion, trop répandue, d’après laquelle les vilains seraient une population conquise et asservie par une population envahissante. Cette opinion ne s’appuie pas sur les documens de l’histoire ; elle n’a pas plus de fondement que celle qui fait de tous les nobles des Germains et de tous les roturiers des Gaulois.
  9. Ch. Giraud, Histoire du droit français au moyen âge. — Laferrière, Histoire du droit français. — Hanauer, les Paysans de l’Alsace au moyen âge.
  10. Tous les lecteurs feront comme nous une réserve. Il est clair que, si le principe était constant, l’application était fort inégale. Il n’y avait aucune uniformité ; à peine trouverait-on deux villages qui eussent une constitution identique. On doit aussi tenir compte des désordres et des abus qui se glissent dans toute société, et dont celle du moyen âge n’était assurément pas exempte.