Études sur l’histoire d’Allemagne/05

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ÉTUDES


SUR


L’HISTOIRE D’ALLEMAGNE

LA CONQUÊTE DE LA GERMANIE PAR L’ÉGLISE ROMAINE.

Lettres et biographies de saint Boniface dans les Monumenta moguntina, au tome II de la Bibliotheca rerum germanicarum de Jafté. — Mignet, Mémoires et notices. — Zeller, Entretiens sur l’histoire du moyen âge. — Werner, Bonifacius, der Apostel der Deutschen.


Dans les écrits historiques du moyen âge, on trouve parfois, au cours de quelque sèche notice ou parmi le fouillis des détails inutiles, une phrase qui semble briller d’un éclat extraordinaire. L’auteur ne s’est pas donné de peine pour l’écrire ; le fait qu’il y rapporte ne vaut à ses yeux ni plus ni moins que d’autres, mais c’est un grand événement, et le lecteur, qui le rencontre tout à coup, s’arrête pour réfléchir. « Le bienheureux Grégoire, dit le biographe de Grégoire Ier, envoya les serviteurs de Dieu, Mellite, Augustin, Jean, et avec eux plusieurs moines craignant Dieu, prêcher la nation des Anglais. » Le bienheureux Grégoire, dit le biographe de Grégoire II, « prêcha en Germanie la parole de Dieu par la bouche de Boniface, évêque. » Quatre lignes, et c’est assez pour ouvrir devant l’esprit une perspective immense. Le Liber pontificalis a raison de dire que les papes ont été les véritables conquérans de l’Angleterre et de la Germanie, et ces deux phrases, rapprochées l’une de l’autre, résument une grande histoire : l’Angleterre devenue romaine, au temps de Grégoire Ier, a engendré un Anglo-Romain, Boniface, qui, au temps de Grégoire II, a donné la Germanie à la papauté.

I.

Toute la vie de Boniface témoigne de la puissance exercée par la religion et par la papauté sur les âmes des Saxons d’Angleterre. Orgueil de la naissance, du rang et de la richesse, amour filial, attachement au sol natal, elles ont tout effacé : reste le catholique, c’est-à-dire le membre de l’église universelle et le serviteur du chef de cette église. Boniface, qui s’appelait Winfried, a répudié son nom pour en prendre un de forme latine et il a renié sa famille. Né vers 680 à Kirton en Wessex, il était très aimé de ses parens, qui étaient nobles et riches ; sa mère « l’allaitait de sa sollicitude ; » son père, qui le préférait à ses autres fils, voulait lui léguer tous ses biens, mais l’enfant ne ressentait que de l’aversion pour les choses de la terre, et, un jour que des prêtres entrèrent dans la maison paternelle pour y prêcher, comme c’était la coutume du pays, il sentit s’éveiller en lui la vocation de la vie religieuse. Le biographe de Boniface raconte la lutte du fils contre le père, qui employait, « pour l’attirer vers la mollesse des jouissances séculières, la frauduleuse habileté de la ruse humaine. » Heureusement « la miséricorde divine » intervint : elle envoya au père une maladie mortelle, et à l’homme de Dieu, privé de son père charnel, suivit son père adoptif, le Rédempteur ; il renonça aux gains terrestres pour acquérir la récompense de l’éternel héritage, et, selon la parole de la vérité, il laissa son père, sa mère, ses champs et tout ce qui est du monde, pour gagner le centuple et posséder la vie bienheureuse. »

Boniface apportait au monastère « une anxieuse aspiration vers les saintes études des lettres. » Ces études étaient très compliquées. Un abbé de ce temps nous en a laissé le programme dans une lettre où il s’excuse de ne pouvoir aller passer auprès d’un évêque les fêtes de Noël. Il n’a pas trop de temps, dit-il, pour la lecture, car il lui faut pénétrer jusqu’à la moelle le droit romain, scruter jusqu’au dernier fond les décrets des jurisconsultes, et, chose plus ardue, discerner par des règles certaines les cent espèces de mètres. Une lettre ne suffirait pas pour exposer tous les secrets de la métrique. Si encore on pouvait s’y donner tout entier ! Si l’on n’avait qu’à classer les acéphales, les lagares, les prociles, les monoscèmes, les pentascèmes, les décascèmes, les catalectiques, les brachycatalectiques et les hypercatalectiques ! Mais la science des nombres est là, qu’on ne peut apprendre que par une lecture acharnée ; puis le zodiaque et les douze signes du ciel, et l’art de l’astrologie, et le calcul de l’horoscope, toutes choses difficiles qu’aucun docteur n’a pleinement élucidées. « De tels arcanes, très saint-père, dit en terminant l’abbé, ne peuvent être explorés que par une méditation fréquente et prolongée. » Ces sciences n’étaient assurément pas considérées comme de simples auxiliaires dans l’éducation sacrée ; on les aimait pour elles-mêmes, et n’était que l’auteur parle de la Nativité au début de sa lettre, et du poids de ses péchés à la fin, on le prendrait pour un pur érudit.

Boniface fut un très bon élève, qui passa en lisant « bien des minutes, bien des heures et bien des années. » Il a sans doute étudié le droit romain ; il a certainement appris le droit canon. Autant que personne surtout, il a obéi au précepte de Moïse : « Le livre de la loi ne sera jamais éloigné de ton visage ; tu le méditeras tous les jours et toutes les nuits. » Son biographe vante la connaissance qu’il avait acquise des saintes écritures, et ses lettres en témoignent. Il possédait « l’éloquence de l’art grammatical ; » la grammaire, en effet, était une rhétorique, et Boniface a fait une forte rhétorique ; il sait tourmenter sa phrase et l’obscurcir sous des fleurs fanées. Il est un métriste, et nous avons de lui des vers à tours de force. Écolier distingué entre tous, il passa bientôt maître. Sa réputation attira auprès de lui de nombreux disciples. Son autorité fut grande sur ses élèves ; un d’entre eux, écrivant à une religieuse une épître qui semble un devoir travaillé, appelle Boniface « notre maître à tous. » Il se réjouit d’avoir eu pour maître particulier « cet éclaireur céleste, à qui sont connus les secrets des cœurs. » — « C’est lui, dit-il, qui a ouvert l’œil de mon esprit et qui arrose chaque jour ma poitrine aride de la pluie céleste du nectar d’en haut.

Des études si variées donnaient à l’esprit beaucoup de lumières, mais des lumières diffuses. Ces hommes, qui voulaient tout apprendre, ne savaient le tout de rien. Ils ne comprenaient bien ni l’esprit des lois, ni le génie des écrivains, ni les secrets de la science. Ils peinaient à la surface des choses. Ces moines, fils de barbares, ne demandent point à la vie antique la moelle qui les pourrait nourrir et fortifier pour une vie nouvelle : ils dévorent avec avidité la pâture qui leur est offerte et languissent dans la torpeur d’une mauvaise digestion. Leur esprit est comme opprimé par une éducation trop lourde, car l’éducation subjugue plus d’esprits qu’elle n’en affranchit. Ne rencontrons-nous point tous les jours, dans les professions intellectuelles modestes ou parmi la foule des petits politiques, de braves gens qui ont appris sans comprendre, et qui sont les serfs de leur mémoire, les esclaves du livre ? Tels sont la plupart des savans du VIIIe siècle. Ils n’obtiennent point la pleine possession de la chose enseignée, qui satisfait l’esprit et l’excite à l’activité. Ils sont et demeurent passifs, incapables d’invention, même de critique. La règle est la règle, indiscutable et indiscutée : ils l’aiment comme elle est, et leur joie est de la savoir. Plus elle est compliquée, mieux ils goûtent l’orgueil de la connaître. Leur éducation les a préparés à la docilité perpétuelle d’un écolage sans fin.

Cette éducation a renforcé en Boniface une disposition naturelle : il est né inquiet, scrupuleux, méticuleux. Son intelligence et sa conscience sont en quête de difficultés ; où il n’en est point, il en trouve. Il lui faut une direction continue, des règles précises, des textes clairs, des décisions authentiques. Ses lettres sont pleines de questions souvent étranges ; il interroge anxieusement, et, si la réponse ne le satisfait pas, son trouble devient une souffrance. Nous pénétrons ici jusqu’au fond de cette âme : Boniface a peur, peur de l’erreur, peur du péché, peur des peines éternelles. Il se sent sous l’œil d’un juge, très dur et très formaliste.

Une lettre, où il raconte un cauchemar de moine, respire la terreur au point qu’il est impossible de n’en être pas ému. Ce moine atteint d’une maladie mortelle s’est tout à coup senti allégé du poids de son corps, et, comme si une main avait écarté le voile qui recouvrait ses yeux, il a embrassé d’un regard toutes les terres, tous les peuples et toutes les mers. Des anges le portaient, revêtus d’une splendeur dont il ne pouvait soutenir l’éclat. Ils chantaient : « Seigneur, ne m’accuse pas dans ta colère et ne me saisis pas dans ta fureur ! » Ils écartaient par le signe de la croix une flamme immense qui montait de la terre vers le ciel. Une multitude d’âmes flottait, disputée par la tourbe des esprits malins et par le chœur éclatant des anges. Bientôt le pauvre homme voit accourir autour de lui tous ses péchés, même ceux qu’il a négligé de confesser comme futiles, et d’autres qu’il a commis sans savoir qu’ils fussent des péchés. Chacun lui dit son nom : « Moi, je suis ta cupidité ; moi, ta vanité ; moi, la parole inutile que tu as dite ; moi, ta désobéissance ; moi, ta paresse dans les saintes études ; moi, le chemin inutile que tu as fait ! » Un homme qu’il a blessé, du temps qu’il était encore dans la vie séculière, montre sa blessure ouverte et saignante d’où sort un grand cri. Les mauvais esprits hurlent, disant le temps et le lieu où les péchés ont été commis. Heureusement les mérites du moine l’entourent pour le protéger : « Je suis l’obéissance qu’il a montrée à ses supérieurs ; moi, le jeûne par lequel il a châtié les désirs de son corps : je suis la prière pure qu’il versait en la présence du Seigneur ; moi, le psaume qu’il chantait pour plaire à Dieu. » Et les bons anges exaltent ses vertus. Cependant il voit au-dessous de lui des puits de feu qui vomissent des flammes : des âmes en sortent, semblables à des oiseaux noirs ; elles se posent un moment sur la margelle, puis se précipitent avec de grands gémissemens ; ce court repos que Dieu leur permet de prendre signifie qu’au jour du jugement il rafraîchira ces suppliciés et leur accordera le repos éternel. D’autres puits ne laissent échapper qu’un murmure horrible de plaintes et de larmes : là sont tourmentées pour l’éternité les âmes sur qui ne descendra point la miséricorde du Seigneur. Enfin, au-delà d’un fleuve de poix ardente sur lequel est jeté un pont, le moine aperçoit les hautes et brillantes murailles de la Jérusalem céleste. Les anges n’avaient pas mission de l’y mener ; ils lui permettent de regarder sur la terre le combat que les bons et les mauvais esprits se livrent dans les âmes des vivans. Chaque fois qu’un péché a été commis, il entend les démons se communiquer bruyamment la nouvelle et se réjouir. Du haut du ciel, il découvre aussi son corps, et de tout ce qu’il vient de voir, rien ne lui semble plus odieux, plus misérable, plus fétide que ce Corps, où les anges lui commandent de rentrer. C’est lui-même qui, revenu sur terre, a raconté la vision à Boniface ; celui-ci la rapporte à l’abbesse de Thanet dans une des plus longues lettres que nous ayons de lui : il ne met pas en doute la véracité du moine ; il en donne même des preuves qu’il trouve convaincantes.

Cette religion terrible est bien celle de Boniface. Son âme est triste : elle exhale une plainte perpétuelle. Aux moines et aux nonnes d’Angleterre, il demande des consolations. Il est membre d’une association de secours mutuels par la prière, qu’ils ont fondée. Il leur conte, il conte au pape et à tous ses correspondans ses chagrins. Je suis « triste et inquiet, » dit-il, tristis et dubitam. On dirait parfois qu’il succombe sous le poids d’une fatigue indicible. « Laissez-moi vous exposer les angoisses de mon âme fatiguée, » écrit-il à un évêque. Il aspire au repos dans la solitude : « Il est un lieu silvestre dans le désert d’une vaste solitude… C’est là que je voudrais reposer quelque temps mon corps fatigué par la vieillesse, et dormir après la mort. » Ses citations bibliques et profanes sont désolantes. « Mes jours ont décliné comme une ombre et comme le foin je suis desséché !.. » ou bien encore, et ici Boniface donne l’état vrai de son âme : « Partout la peine, et partout le chagrin ; au dehors, les combats, au dedans, la peur. »

Ce désespéré a-t-il aimé quelqu’un sur terre ? La mort de son père a été pour lui un bienfait de Dieu ; il lui restait des proches : c’est pour éviter leur contact qu’il s’est enfui « dans les lieux étrangers. » Toute la tendresse dont il était capable s’est arrêtée sur ses frères et ses sœurs des monastères. La tristesse sombre qui est répandue sur toute cette vie est doucement éclairée par les sentimens d’affection et de respect qu’échangeaient ces religieux. Quel charmant tableau a dessiné le biographe de Boniface, lorsqu’il montre le saint agenouillé près du lit de mort de son vieux maître, l’abbé de Nuthcelle : « Une douleur profonde le saisit, lorsqu’il vit les membres séniles du maître s’affaiblir de plus en plus, puis la langueur croissante et les secousses de l’agonie annoncer à la congrégation des moines assemblée autour du lit que le dernier jour était venu ; lorsqu’enfin il vit le vieillard, sous le regard navré des frères, rendre le dernier soupir ; car la piété de la compassion brille souvent dans le cœur des saints qui ont coutume de s’affliger selon le siècle, mais, pour obéir au précepte de l’apôtre, se consolent aussitôt dans le Seigneur ! » Ces compagnons de la vie monastique, morts au monde et vivans vers Dieu, se serrent les uns contre les autres, comme les passagers d’un navire voguant dans la nuit vers l’inconnu. Frères et sœurs échangent l’expression d’un mystique amour fraternel. « Comme le matelot ballotté par la tempête, écrit sœur Eadburg à son maître Boniface, désire le port ardemment, comme les champs desséchés appellent la pluie, comme la mère attend avec anxiété le retour de son fils, moi j’aspire à jouir de votre vue. » Si éloignée qu’elle soit de lui, « elle tient son cou serré dans un perpétuel embrassement fraternel. » L’austère apôtre rend amour pour amour ; une de ses lettres est adressée « à sa sœur Eadburg, abbesse, qu’il entoure du lien d’or d’un amour spirituel et qu’il serre dans un divin et virginal baiser d’affection. »

Le cœur de Boniface n’a pas connu d’autres plaisirs, car c’est chose étrange que ce missionnaire n’ait pas senti les joies de l’apostolat. Il n’a pas eu l’ardente charité envers le gentil qui animait saint Paul et les grands prédicateurs de la foi. Il n’a pas goûté l’émouvante tendresse d’un Grégoire le Grand pour des âmes qui languissent dans les ténèbres extérieures en attendant la mort éternelle. « Nous cherchons en Bretagne, disait Grégoire, des frères que nous ne connaissons pas. » Boniface n’a point prononcé de paroles si chrétiennes et si humaines. À la vérité, il éprouve quelque pitié pour les Saxons, qu’il recommande aux prières de l’église d’Angleterre ; parce qu’ils ont coutume de dire : « Nous sommes du même sang et de la même chair, » et il souhaite que Dieu, qui a voulu que tous les hommes fussent sauvés, n’ait pas en vain répandu son sang pour le salut du monde ; mais il n’a que de dures paroles pour les païens, « ces aveugles qui ne voient pas leurs propres ténèbres et ne reconnaissent pas la lumière de la vérité évangélique, ces êtres charnels, ces idiots. » Obligé « de parcourir les recoins ténébreux des pays germaniques » et « d’aventurer le vaisseau de son âme sur la mer germanique, toute pleine de périls, » il se lamente à tout moment, et demande à tous ceux qui l’aiment de relever son courage lassé, de consoler « l’exilé germanique. » Le nom du pays qu’il a entrepris de gagner au Christ et à l’église romaine est pour lui synonyme de péril, de tristesse et d’horreur. Que cherche-t-il donc à travers ces fatigues, ces dangers et ces dégoûts ? Il l’a dit dans une lettre adressée à une abbesse : « Ma très chère sœur, c’est la crainte du Christ et l’amour des voyages qui m’ont séparé de vous par ce long et large intervalle de terre et de mer ! » L’amour des voyages, car ces Anglo-Saxons, enfermés dans une île, n’ont point perdu l’aventureuse humeur des Germains. La crainte du Christ, car Boniface, à chaque instant de sa vie, dispute son âme à l’enfer. On a quelque regret à dire que ce missionnaire cherche son propre salut, lorsqu’il travaille au salut des autres. Pape, évêques, religieux se représentent aussi bien que lui l’apostolat comme une affaire. La langue dont ils se servent est celle du commerce ; ils parlent de lucrum, de negotium, de commercium : « Tu es, dit Grégoire III à Boniface, comme celui dont parle la parabole, à qui cinq talens ont été confiés et qui en a gagné cinq autres, et j’applaudis avec toute l’église au bénéfice d’un tel commerce, in talis commercii lucro plaudimus cum tota ecclesia… » Le pape, qui dirige l’entreprise, espère en tirer profit pour lui-même : « Dieu, dit-il, t’a envoyé dans ces régions à notre place et par notre autorité apostolique ; puisses-tu toucher le prix de ton travail, et nous, y trouver le pardon de nos péchés ! » Boniface espère en effet que la conversion des païens assurera son repos éternel, mais il est tourmenté toujours : ne se trompe-t-il point ? ne pèche-t-il point par ignorance ? Tout lui paraît difficultés, embarras, « pièges à loups, » et le bénéfice de son âme est exposé à mille dangers.

Tel était saint Boniface, un Anglais triste, tourmenté par l’ennui, méthodique, formaliste, et j’ajouterais, si l’on pouvait ainsi parler en une matière où la grandeur des intérêts ennoblit les intentions et les actes, voyageur pour l’affaire de son salut. Ce nouvel apôtre de la Germanie ne ressemble pas aux moines d’Irlande, de Galles et d’Écosse qui s’en vont à travers les pays païens sans guides, sans direction, prêchant où ils se trouvent, semant en terre vierge la parole divine et laissant pousser la moisson sans la croire perdue si quelque ivraie se mêle aux bons épis. Boniface est l’homme de la règle, de la norma de la regula, de la rectitudo, du canon. Ces mots sont souvent sous sa plume et cette idée toujours dans sa tête. Or l’église romaine est à ses yeux la dépositaire de la tradition canonique. Il a été élevé dans la haine des dissidens, dans le mépris des irréguliers et des révoltés ; puis, comme tous les Anglo-Saxons qui cultivent à la fois « la science des lettres libérales et celle des saintes Écritures, » citent Virgile et les psaumes, étudient les canons et la métrique ancienne, il vénère la double majesté de Rome, la ville maîtresse de l’ancien monde et la source de toute sagesse séculière, mais aussi la capitale de l’église universelle, le grenier qui garde la semence de la foi, le lieu saint où sont morts les apôtres Pierre et Paul, et tant de martyrs, de vierges et de confesseurs dont Dieu seul sait le nombre et les noms, le trône de l’évêque à qui le Christ a donné le pouvoir de lier et de délier sur la terre et dans le ciel. Rome est en toute chose son guide et son recours. À Rome, il demande de lui confier pour la répandre « la semence de vérité. » À Rome, il soumet tous ses doutes, et il adresse toutes ses questions afin que lui et le successeur des apôtres « aient une seule et même parole. » — « Je suis, dit-il, le disciple de l’église romaine. » Ce n’est point tel ou tel pontife qui est l’objet de son culte ; il n’a pas été le courtisan des papes, auxquels il a fait entendre plus d’une fois de dures vérités. Il distingue entre eux, qu’il croit capables d’altérer la tradition canonique, et l’église romaine, gardienne des vraies règles. Il se la représente comme une personne vivante, qui ne peut ni tromper ni se tromper, et il l’aime, comme ses sœurs des monastères, d’une mystique affection : « J’ai vécu dans la familiarité, dans le service du siège apostolique, et toujours j’ai confié au pontife apostolique toutes mes joies et toutes mes tristesses. » In servitio apostolicœ sedis : voilà bien la devise de Boniface ; on diminue peut-être sa gloire, mais on rétablit la vérité en disant qu’il a été moins un apôtre qu’un légat du saint-siège.

II.

En l’année 717, Boniface quitta l’Angleterre pour aller prêcher en Frise. De là, il se rendit à Rome. Sa première visite fut pour le tombeau de saint Pierre, auquel il demanda l’absolution de ses péchés. Quelques jours après, admis à l’audience du pape, il lui conta son voyage et le motif de sa venue, puis il sollicita la permission d’aller prêcher les infidèles. Le pape, qui l’avait écouté avec un bon visage souriant, lui demanda s’il n’apportait point de lettres de recommandation de son évêque. Boniface, troublé sans doute par la vue du seigneur apostolique et pressé de lui ouvrir son cœur, avait oublié de présenter ces lettres ; il les tendit au pontife, qui le congédia d’un signe. Bientôt il fut rappelé auprès de Grégoire. Plusieurs jours de suite, le pape causa longuement avec lui, l’interrogeant, discutant, lui faisant subir un examen de foi. À la fin, satisfait de ce qu’il avait entendu, il lui donna l’autorisation de partir « pour visiter les peuples féroces de la Germanie et leur porter la parole divine. » C’était en 719. Quatre ans après, Boniface retournait à Rome, et le pape le consacrait évêque en Germanie, après avoir reçu de lui ce serment :

« Moi, Boniface, évêque par la grâce de Dieu, à toi, bienheureux Pierre, prince des apôtres et à ton vicaire le bienheureux pape Grégoire et à ses successeurs, je promets par l’indivisible Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et par ton corps très sacré qui est là, de garder toute la foi, toute la pureté de la sainte foi catholique, et de toujours persister, avec la grâce de Dieu, dans la pureté de cette foi, qui est la source du salut des chrétiens. Jamais je ne consentirai, sur le conseil de qui que ce soit, à rien faire contre l’unité de cette commune et universelle église, mais, comme je l’ai dit, je garderai ma foi et la pureté de ma foi ; et je servirai en toutes choses toi et les intérêts de ton église, toi, qui as reçu de Dieu pouvoir de lier et de délier, et ton vicaire dessus dit et ses successeurs. Si je connais des prêtres qui agissent contrairement aux coutumes anciennes des saints pères, je n’aurai avec eux aucune communion, aucun rapport. Si je puis les en empêcher, je les en empêcherai ; si je ne le puis, je les dénoncerai fidèlement et tout de suite au seigneur apostolique. Et si jamais, ce dont Dieu me garde, je manque de quelque façon et en quelque occasion que ce soit à toute cette promesse, que je sois accusé devant le juge éternel, et que j’encoure le châtiment d’Ananias et de Saffira, qui ont eu l’audace de vouloir te dépouiller de ce qui t’appartenait et de te mentir !

Cette copie de mon serment, moi, Boniface, pauvre évêque, je l’ai écrite de ma propre main, et je l’ai déposée sur ton corps très sacré, et j’ai prêté ce serment devant Dieu, témoin et juge ; et je jure de le tenir. »

Nous l’avons dit déjà dans une précédente étude, ce serment est celui que prêtaient les évêques suburbicaires, les subordonnés directs de l’évêque romain. Aucun prélat des vieilles églises d’Orient, de Gaule ou d’Espagne, n’aurait consenti à le signer ; mais un Anglo-Saxon, un prêtre d’une église qui était la fille de l’église de Rome, se mettait sans scrupule sous le commandement du pape et faisait entrer avec lui la Germanie dans la clientèle du pontife. Il est plus remarquable encore que la formule du serment des évêques suburbicaires ait été modifiée pour Boniface. Il promet au pape de lui dénoncer « tous ceux qui agissent contrairement aux coutumes anciennes ; » mais voici ce que disait la formule habituelle : « Je promets aussi de ne point consentir à tout ce qui serait fait par qui que ce soit contre l’état et contre notre très pieux empereur : de toutes mes forces, je m’y opposerai, et, de toutes les façons que je pourrai, je le dénoncerai à mon seigneur apostolique. » La différence est grande : en Italie, le pape est obligé de tenir compte de l’empereur : en Germanie, où le prince de la Rome d’autrefois n’a jamais commandé, l’évêque de la Rome chrétienne est empereur, à sa façon. Cette terre nouvelle est sienne ; elle est soumise à son autorité : c’est contre son autorité seule que les méchans peuvent comploter, et c’est à lui qu’il faut déférer les conspirateurs.

Boniface devenait ainsi l’homme lige de la papauté. Il repartit pour la Germanie, emportant avec lui la loi à laquelle il allait soumettre tout le monde, le Codex canonum. En 732, Grégoire III, qui vient de succéder à Grégoire II, le nomme archevêque avec pouvoir d’instituer des évêques de par l’autorité du saint-siége. Cinq ans plus tard, l’archevêque de la Germanie va en cour de Rome rendre compte de sa mission ; le pape le garde une année entière et le renvoie après avoir répondu à toutes ses questions et lui avoir prodigué les conseils et les ordres. Mais voici qu’en 741, Charles Martel, le puissant et peu catholique duc des Francs, étant mort, son fils Carloman, dont l’âme est tout ecclésiastique, prie Boniface de l’aider à réformer l’église d’Austrasie ; vite, le prélat écrit au pape pour lui demander « le jugement et l’ordre du siége apostolique. » Zacharie confie à Boniface « toute la province des Gaules, » et le missionnaire arrivé à Rome, quelques années auparavant, modeste et inconnu, devient un des premiers personnages de la chrétienté ; il est le « légat de l’église universelle. » Enfin le moment est venu où ce voyageur doit s’arrêter, car il a été jusqu’à présent évêque et archevêque sans résidence. D’accord avec les princes francs, le pape lui donne pour résidence Mayence, et il marque les limites de sa province ecclésiastique.

Dans ce cursus honorum parcouru par Boniface, il y a deux périodes distinctes : jusqu’en l’année 741, sa vie se passe en Germanie ; à partir de cette date, en Germanie et en Gaule ; mais dans l’un et dans l’autre pays, une même pensée le conduit : il travaille sans relâche à mettre les églises cisalpines sous l’autorité de l’église d’outre-monts.

Sans doute, il a prêché l’Évangile à des païens, en Frise, où il a passé près de quatre années, puis en Hesse et en Thuringe. Ici est le propre terrain de son apostolat. Il a été un prédicateur habile et réfléchi, un bon professeur de la foi, meilleur que le pape ; car celui-ci, s’adressant un jour aux Saxons, les avertit de ne point chercher leur salut dans un métal, de ne point adorer des idoles d’argent, d’airain ou de pierre, de ne point se laisser tromper par la sublimité des discours, ni induire en erreur par la philosophie. Ces pauvres gens, qui ne connaissaient pas même le nom de philosophie, n’étaient pas capables d’entendre des paroles que saint Paul avait dites à des Grecs et que le pape prenait au hasard dans l’arsenal des citations. Boniface s’était préparé à son devoir apostolique. Il savait argumenter contre un païen, partir de l’erreur même pour conduire l’esprit de son adversaire à la vérité ; par exemple, il feignait d’accepter les généalogies des dieux, mais il demandait qui gouvernait le monde avant la naissance des dieux ; il raillait l’impuissance de ces immortels qui ne continuent pas d’engendrer, et il plaignait les pauvres barbares qui n’ont en partage qu’un sol raidi par le froid, alors que les chrétiens possèdent les terres qui produisent le vin, l’huile et toutes sortes de bonnes choses. D’ailleurs, il ne négligeait pas certains moyens accessoires, dont l’effet était très grand. Il pensait que les barbares doivent être traités comme des enfans. Un jour, il prie l’abbesse Eadburg « de copier en lettres d’or les épîtres du seigneur apôtre saint Pierre, pour les mettre devant les yeux de ces êtres charnels et leur inspirer ainsi la vénération des saintes écritures. » Et l’on se représente cette scène pittoresque de l’histoire de la civilisation : le missionnaire prêchant la parole divine, révélant la grandeur de Pierre, ce porte-clés du ciel, ce portier de la vie bienheureuse, lisant les épîtres de l’apôtre, puis tout à coup tournant vers l’auditoire le manuscrit, et les païens regardant bouche bée, éblouis par l’éclat du métal, remplis de respect pour l’homme surnaturel qui leur écrit avec de l’or. Enfin, s’il faillait triompher d’une trop longue résistance, le missionnaire ne reculait point devant le péril d’un acte héroïque. Un jour, en Liesse, auprès de Geismar, en présence d’une foule d’infidèles, il mit la cognée à un arbre d’Odin et le jeta par terre ; puis, avec le bois, il fit une chapelle qu’il plaça sous l’invocation de saint Pierre, comme pour marquer la victoire de la Rome nouvelle sur les dieux qui avaient défendu la Germanie contre l’ancienne Rome. Boniface convertit ainsi des milliers de païens, et il fit vraiment œuvre d’apôtre ; mais ce n’est pas cette œuvre qui lui a coûté les plus grands efforts, ni donné les plus ardens soucis.

Le vrai pays païen était alors la Saxe, c’est-à-dire cette région qui, à l’ouest, touchait presque au Rhin, et, à l’est, atteignait l’Elbe, qu’elle dépassait vers l’embouchure. Dans cette grande plaine encore mal cultivée et recouverte de forêts, la vie germanique était intacte. Point de princes, point de villes. Le peuple saxon est réparti entre des cantons et dans les anciens cadres sociaux : noblesse, hommes libres, serfs. Les représentans de ces cantons se réunissent à époque fixe en une grande assemblée qui est comme le parlement de cette république fédérative. Les Saxons sont des cultivateurs, des soldats, des marins. Ils font la guerre et la piraterie. Ils ont colonisé l’Angleterre ; ils se défendent contre les Francs à l’ouest, contre les Slaves à l’est. Les Francs les ont plusieurs fois vaincus : ils ne les ont jamais soumis. Chez eux, point de comtes établis par un roi étranger, point de duc vassal, point d’évêques surtout. La Saxe est demeurée fidèle aux dieux de la Germanie : elle est le dernier refuge de l’antique religion ; elle couvre contre les entreprises chrétiennes la Scandinavie et cet immense territoire, ce Far-East européen où s’échelonnent des Slaves, des Lithuaniens, des Finnois, tout un monde de barbares inconnus. Elle est comme le rempart du Nord contre la civilisation chrétienne. C’est pourquoi elle devait, plus que tout autre pays, attirer l’apôtre des Germains. Boniface a certainement entendu plus d’une fois en lui-même une voix qui lui ordonnait d’aller en Saxe. Les prières qu’il demande à ses frères d’Angleterre pour les Saxons n’étaient sans doute que le prélude d’une mission qu’il projetait. Cependant, il n’a point passé la frontière de la Saxe. Toute son activité a été dépensée en Thuringe, en Hesse, en Allemanie, en Bavière. Pourquoi est-il demeuré dans ces pays où avaient prêché avant lui les Bretons, et où il trouvait des chrétiens, des prêtres, des abbés, même des évêques ? Justement parce que les Bretons y avaient prêché, parce que les chrétiens et le clergé y vivaient sans règles précises, parce que, lui, le légat de l’église romaine, avait apporté de Rome en Germanie, non-seulement l’Évangile, mais encore le code des canons, parce qu’enfin la violation des préceptes canoniques lui paraissait chose aussi damnable, plus odieuse peut-être que l’ignorance de l’Évangile.

Boniface a décrit l’état où il a trouvé la chrétienté germanique. Partout de singuliers fidèles qui ont été baptisés on ne sait par qui ni comment ; ils mangent toutes sortes de viandes suspectes, du cheval et du lard ; ils font des sacrifices païens dans le voisinage des églises et croient fêter ainsi les saints martyrs et confesseurs. Plus étrange encore est le clergé : « Les faux prêtres sont bien plus nombreux que les catholiques ; ils s’appellent évêques et prêtres, ces imposteurs qui jamais n’ont été consacrés par des évêques catholiques ; ils trompent le peuple, troublent et confondent les ministères sacrés. Ce sont des nomades, des adultères, des homicides, des efféminés, des sacrilèges, des hypocrites ; parmi eux, nombre d’esclaves, qui ont pris la tonsure pour échapper à leurs maîtres. Ces serviteurs du diable se déguisent en serviteurs du Christ. Ils vivent sans évêque, à leur guise ; contre les évêques qui voudraient réformer leurs mœurs scélérates, ils ont des défenseurs parmi le peuple, qu’ils réunissent dans des endroits écartés, car ils accomplissent leur ministère, non pas dans une église catholique, mais dans les champs, dans les cabanes des paysans, pour que leur stupide ignorance échappe aux évêques. Ils ne prêchent pas la foi catholique, car ils n’ont pas la vraie foi ; ils n’enseignent pas les paroles consacrées que doit comprendre tout catéchumène arrivé à l’âge de discernement ; ils ne demandent pas à ceux qu’ils doivent baptiser de renoncer à Satan ; ils ne les munissent pas du signe de la croix du Christ qu’il faut faire avant le baptême ; ils ne les instruisent pas dans la croyance en l’unité divine et en la sainte Trinité ; ils n’exigent point d’eux qu’ils croient dans leur cœur à la justice ni qu’ils assurent leur salut par la confession. »

Si peu généreux que soit Boniface envers les païens, il ne les maltraite point par de si acerbes paroles. En présence des désordres qu’il retrace, il éprouve une horreur comparable à celle qu’ont ressentie les prophètes devant les spectacles d’abomination et de désolation qu’ils ont décrits avec emportement. Ainsi que les prophètes qu’il a beaucoup étudiés et qui lui ont donné, comme à tant d’ecclésiastiques, un ton de lamentation relevée par l’invective, ce moine triste exagère le mal, et, en toute sincérité, charge son tableau de couleurs dont plus d’une est fausse assurément. Les mots, dans sa bouche, ne disent pas ce que sont les choses. Le mélange qu’il réprouve de coutumes païennes et de rites chrétiens n’est peut-être qu’un effet de cette tolérance intelligente que Grégoire le Grand recommandait aux missionnaires envoyés par lui en Angleterre, comme le moyen d’attirer doucement les païens autour des églises et de transformer peu à peu leurs superstitions en hommages aux saints martyrs. Pour qu’un prêtre soit dit par Boniface homicide ou adultère, il suffit qu’il aille à l’armée ou bien qu’il soit marié. Un évêque est un faux évêque, s’il n’est pas classé dans la hiérarchie comme on l’entend à Rome. Bref, tous les missionnaires irlandais, leurs élèves et leurs ouailles sont enveloppés dans la même réprobation, car c’est bien d’eux qu’il s’agit. Certains traits de la description faite par Boniface ne conviennent qu’à ces irréguliers du christianisme.

« À quoi donc peuvent servir les bonnes œuvres, si elles sont faites en dehors de l’église catholique ?.. » Ces mots d’un Anglo-Saxon expriment la doctrine de l’église d’Angleterre. Boniface aurait pu les écrire, car son respect pour les règles de la tradition romaine va jusqu’à ce point qu’il se demande s’il ne vaut pas mieux, pour les païens, mourir dans l’ignorance que d’être instruits par de « faux prêtres. » Il travaille donc de toutes ses forces à déposséder « les hérétiques. » Il n’éprouve pas de grandes difficultés en Hesse ni en Thuringe où il institue ses évêchés ; mais en Bavière et en Allemanie, il se trouve en face d’églises anciennes où le christianisme, florissant au temps romain, avait été rétabli après les invasions par des missionnaires francs et surtout par des Bretons. La Bavière avait d’ailleurs son duc, qui était presque un roi, avec lequel il fallait compter, car il était en relations directes avec le pape auquel il avait fait visite. Boniface emploie trois années à réorganiser cette église désordonnée ; parmi les quatre évêques de Bavière, un seul lui paraît légitime, parce qu’il a reçu la consécration à Rome, c’est Vivile de Passau ; les autres ont été consacrés « on ne sait par qui. » Boniface procède à l’épuration, et il institue de nouveaux évêques à Freysingen, à Ratisbonne et à Salzbourg. Il essaie aussi d’étendre son autorité sur l’Allemanie. Des lettres du pape enjoignent aux évêques de Spire, de Constance et d’Augsbourg de se laisser instruire par le légat « dans la doctrine catholique, » de fuir comme la peste la société des missionnaires étrangers et particulièrement des Bretons ; enfin, de se réunir en concile avec les évêques bavarois. Effacer toutes les dissidences, toutes les particularités, même les frontières des provinces germaniques dans l’uniformité de la règle romaine, telle était la politique du pape et de son serviteur. Elle ne réussit pas complètement ; des évêques dépossédés se maintinrent sur leur siège, et l’on ne voit point que le concile prescrit ait été tenu, mais c’était beaucoup que quelqu’un fût venu représenter dans ces pays l’autorité du pontife, agir en son nom, et préparer la soumission de ces églises locales au chef de l’église universelle.

Boniface était tout occupé de ce soin quand lui arriva d’Austrasie l’appel de Carloman. Alors s’offre à lui un nouveau théâtre plus vaste, plus retentissant, où ses paroles et ses actions auront une plus grande puissance, car les chefs des Francs sont sur le point de devenir les maîtres de l’Occident. Ce n’était pas en Germanie qu’il importait de vaincre le paganisme et l’hérésie pour faire prévaloir l’autorité du prince des apôtres ; la Germanie, à demi soumise déjà par les Francs, était la proie désignée de ces conquérans. Gagner aux doctrines romaines Carloman et Pépin, les fils de Charles Martel, l’onde et le père de Charlemagne, c’était donner le monde à la papauté.

Lamentable encore est le désordre de cette église. « Depuis soixante ou soixante-dix ans, écrit Boniface, la religion ecclésiastique y est foulée aux pieds ; les offices sont livrés à des laïques avides de posséder des biens ou bien à des clercs adultères, scortataires et publicains. On y voit des jeunes gens grandir au milieu des débauches, obtenir le diaconat, et, bien qu’ils aient dans leur lit, la nuit, quatre ou cinq concubines, faire office de diacres et lire l’évangile. Tous ces incestes ne les empêchent pas d’arriver à la prêtrise ; à la fin, ajoutant les péchés aux péchés, mais montant de grade en grade, ils deviennent évêques ; et ceux de ces évêques qui se vantent de n’être pas des adultères et des fornicateurs sont des ivrognes, des chasseurs, des soldats qui versent le sang des chrétiens aussi bien que des païens. Deux hommes surtout sont des auteurs de scandales, « deux hérétiques détestables et publics, blasphémateurs contre Dieu et contre la foi catholique. » L’un, Aldebert, rapporte qu’un ange de Dieu est venu, des extrémités du monde, lui apporter des reliques qui lui donnent pouvoir de tout faire. Pénétrant dans les maisons, il a séduit des hommes et des femmes qui le suivent en foule, disant qu’il est un apôtre ; il a corrompu des évêques ignorans qui l’ont ordonné évêque : il dédaigne de consacrer des églises en l’honneur des apôtres et des martyrs. Il demande ce que prétendent les hommes qui s’en vont visiter à Rome le seuil des apôtres. Il a consacré des chapelles en son propre nom ; il a planté des croix et bâti des oratoires dans les champs, au bord des fontaines, et commandé qu’on y fît des prières, et des multitudes de peuples sont venues à ces assemblées, méprisant les autres évêques et les anciennes églises, et disant : « Les mérites de saint Aldebert nous seront en aide. » Il donne ses ongles et ses cheveux pour qu’ils soient honorés et portés avec les reliques des saints apôtres ; enfin, ce qui est le plus grand des blasphèmes, comme le peuple, prosterné devant lui, voulait un jour confesser ses péchés : « Je sais tous vos péchés, dit-il, il est inutile de les confesser. Vos péchés vous sont remis. Allez en paix. » L’autre hérétique, Clément, rejette les canons des églises du Christ, les traités des saints pères Jérôme, Augustin et Grégoire, et les lois des conciles ; bien qu’il ait eu deux fils nés dans l’adultère, il se prétend évêque ; il veut qu’il soit permis à un chrétien d’épouser la veuve de son frère ; il soutient que lorsque Jésus-Christ est descendu aux enfers, il a libéré de la prison infernale tous ceux qu’elle renfermait, crédules et incrédules, laudateurs de Dieu et adorateurs des idoles ! »

Ici encore, Boniface n’exagère-t-il point le mal qu’il a sous les yeux ? Certes il y avait de grands désordres dans l’église franque, des compromis singuliers avec le paganisme, un abandon qui pouvait devenir funeste à la foi et des personnages égarés dans des bizarreries dangereuses ; mais on ne peut regarder sans quelque émotion les traits, même enlaidis par le peintre, d’une église chrétienne populaire, ce clergé vivant de la vie de famille et acceptant son service dans l’état, ces évêques qui entrent dans la maison du pauvre, se font suivre par la foule, prêchent et prient en plein air, combattent la superstition des lieux consacrés et du pèlerinage à Rome, rejettent la confession auriculaire, et prétendent réconcilier dans l’amour du Christ l’humanité tout entière, celle qui est morte avant la naissance du Sauveur et celle qui est née après sa mort. Boniface est sans pitié pour ces fantaisies. Il s’acharne contre les hérétiques jusqu’à ce qu’ils soient jetés en prison, et il poursuit avec ténacité la réforme de l’église des Gaules. Dans cinq conciles, il rétablit les règles canoniques depuis longtemps oubliées. Défense aux clercs d’avoir d’autres vêtemens que les casulœ, insigne des serviteurs de Dieu ; d’aller à l’ennemi, à moins qu’ils ne soient choisis pour célébrer l’office divin en campagne et porter les reliques dans les batailles ; interdiction du mariage : voilà pour distinguer par le vêtement, par le célibat, par toute la façon de vivre, les clercs des laïques. Voici pour mettre l’ordre dans le corps ecclésiastique : chaque prêtre résidera dans sa paroisse et sera soumis à son évêque, auquel il rendra compte de son ministère à termes réguliers ; l’évêque visitera ses prêtres et fera la tournée pastorale de la confirmation : les prêtres et évêques inconnus ne seront plus admis à exercer le ministère sacré qu’après avoir été examinés en concile. Il sera tenu un concile chaque année. Pour achever l’œuvre, Boniface aurait voulu grouper les évêchés en provinces ecclésiastiques, gouvernées par un archevêque métropolitain, qui, recevant des mains du pape le pallium, insigne de sa dignité, aurait étroitement rattaché toutes les églises au chef de l’église universelle. Il n’y a point réussi, mais du moins il a préparé l’église franque à reprendre cette institution oubliée : il en dit l’importance dans une lettre à l’archevêque de Cantorbéry, où il expose l’histoire de la réforme accomplie par lui dans le pays des Francs. « Nous avons décrété et confessé notre volonté de garder jusqu’à la fin de nos jours la foi et l’unité catholique, de demeurer soumis à l’église romaine, de nous réunir en concile chaque année, de demander au siège de saint Pierre le pallium pour les métropolitains, de suivre en toutes choses, conformément aux canons, les préceptes de saint Pierre, afin d’être comptés au nombre des brebis qui lui sont confiées. » Puis, insistant sur l’office du métropolitain : « Il lui appartient, dit-il, d’examiner les mœurs de son clergé ; de convoquer en concile les évêques de sa province, et de faire que ceux-ci, retournés dans leurs diocèses, réunissent les prêtres et les abbés pour leur communiquer les décisions prises et leur en prescrire l’observation. Si l’évêque trouve dans son diocèse un abus qu’il ne puisse réformer, il doit en référer au concile, l’archevêque présent, de même que l’église romaine m’a commandé de lui signaler fidèlement tout abus que je ne pourrais redresser. Ainsi, les évêques doivent faire connaître au métropolitain, et le métropolitain au pontife romain, tout ce qui est à faire pour corriger les peuples de leurs erreurs. »

Voilà bien la pure doctrine de l’église romaine : à chacun sa place nettement marquée, ses devoirs prescrits avec précision ; à chacun son rang dans la hiérarchie ; en haut, mais rapproché du plus humble, car il n’y a que deux degrés entre le plus modeste prêtre et lui, est le chef de l’église universelle.

Le pape a regardé faire avec admiration cet utile serviteur. Il l’a comblé de tous les honneurs ; il l’a recommandé aux évêques, aux princes, aux peuples comme le messager qui vient de la part de saint Pierre. Il entretient avec lui une correspondance suivie, répond à toutes ses questions, et, sans se fâcher, essuie ses boutades ; car le légat, s’il est le fils humble et soumis de l’église romaine, n’entend point que le pontife se dispense ou dispense qui que ce soit des règles établies. On lui a conté que, tandis qu’il applique avec rigueur en Germanie la prohibition du mariage entre parens, le pape a autorisé un laïque de haut rang à contracter une de ces unions qui est un crime abominable. On lui a dit encore que des barbares qui sont allés en pèlerinage au tombeau des apôtres ont vu, tout près de saint Pierre, les Romains célébrer les calendes de janvier par des danses, des chants païens et des repas de jour et de nuit ; parmi ces orgies, des femmes vendaient des philtres d’amour et des bracelets magiques : serait-ce vrai ? Boniface veut le savoir et il le demande au pape lui-même. Est-il vrai encore que le pape ait autorisé des évêques, adultères et fornicateurs endurcis, à continuer leur ministère épiscopal ? Est-il possible enfin que le successeur de saint Pierre exige de l’argent des évêques auxquels il envoie le pallium, et qu’il tombe ainsi dans l’hérésie de Simon le Magicien ? Franchement et rudement, Boniface, ce chrétien du Nord, sérieux, sombre, dur aux autres comme il est à lui-même, interroge le seigneur apostolique et le prie de s’expliquer. Le pape se défend avec douceur, affirme qu’il n’a pas commis tous ces crimes, et redouble les expressions de sa bienveillance, de son affection et de sa gratitude.

Il connaît à merveille le caractère de son légat, il le ménage, le réconforte, le rassure contre lui-même. D’étranges dialogues s’engagent entre ces deux prêtres, l’un toujours difficultueux et dont l’étroitesse d’esprit se manifeste, à mesure qu’il vieillit, par des questions plus puériles, l’autre, plus haut placé, dominant les choses, accoutumé à la politique et aux concessions. Parfois, ils ont les mêmes scrupules : Quels oiseaux est-il permis de manger ? demande Boniface. Les chrétiens, répond le pape, ne peuvent manger ni des geais, ni des corneilles, ni des cicognes. Il interdit surtout, comme particulièrement abominable, la viande de cheval. — Boniface ne sait pas en quel temps il est permis de manger du lard. « Les pères, lui dit le pape, n’ont rien décidé là-dessus ; mais voici le conseil que je te donne : le lard ne doit pas être mangé sans être fumé ou cuit ; toutefois, si quelqu’un en veut manger cru, que ce soit après la fête de Pâques. » — Le plus souvent, le pape se montre plus libéral. Boniface veut savoir si les religieuses peuvent se laver les pieds mutuellement comme les hommes, aux jours prescrits. Réponse : « Oui, car le Seigneur a commandé les ablutions réciproques, et nous avons tous, hommes ou femmes, le même Seigneur. » — Boniface a été obligé de se trouver en la compagnie de méchans prêtres, lorsqu’il a été à la cour des Francs. Il n’a pas eu avec eux de communion spirituelle, mais il a dû se résigner au contact corporel, s’asseoir à la même table qu’eux. Ne sera-t-il pas damné pour cela ? Non, puisqu’il n’a point « consenti à l’iniquité de ces hommes. » D’ailleurs, il faut bien voir les méchans, si on veut les corriger, et souvent on trouve dans l’intimité de la vie, dans la gaîté d’un repas, des oreilles propices où l’on peut insinuer les paroles de vérité. — Boniface ne sait point s’il doit tenir pour prêtres des hommes qui n’ont pas reçu l’ordination régulière : « Assurément, dit le pape, s’ils sont gens de bien et catholiques. » — Un fidèle a été baptisé par un prêtre qui savait fort mal le latin, car au lieu de dire : In nomine patris et filii et spiritus sancti, il a dit : In nomine patria et filia et spiritus sancti. Boniface ne croit pas qu’un baptême soit valable, si les paroles évangéliques n’ont pas été prononcées exactement ; il a donc de nouveau administré le sacrement. Le pape l’en blâme ; un baptême est bon quand il a été donné au nom de la Trinité, et peu importe en cette matière l’ignorance de la langue latine.

Le pape a dû sourire plus d’une fois à la lecture des lettres de son légat, mais il aimait ces questions et cette inquiétude : « Tu veux savoir en toutes choses, lui écrit-il, la doctrine de la sainte église catholique, apostolique et romaine ; c’est bien ! » Avec une joie visible, il assiste à la fondation de l’empire pontifical, car cette organisation qui s’achève a plus de prix à ses yeux que la conversion des infidèles. Ce sentiment se trahit en toute naïveté dans une lettre de félicitations qu’il adresse à Boniface : « Je vois par les lettres de ta fraternité que notre Dieu a daigné, par tes efforts et par ceux du duc Charles, faire entrer dans le sein de la sainte mère église plus de cent mille âmes, mais je vois aussi ce que tu as fait dans la province des Bavarois, et j’en rend grâces, les mains tendues vers le ciel, au Seigneur notre Dieu, auteur de tous biens ! » Qu’est-ce donc que Boniface a fait en Bavière ? Il a ramené dans le vrai chemin les Bavarois, qui vivaient contrairement à l’ordre ecclésiastique, contra ordinem ecclesiasticum ! Et c’est du rétablissement de l’ordre que le pape remercie le Seigneur en tendant les mains vers le ciel.

Dans cette campagne de Bavière, le pape le suit avec une particulière sollicitude : « Tu as bien obéi à notre précepte apostolique, dit-il, et, comme je te l’ai commandé, tu as marché ! » On dirait un général attentif à tous les détails d’une grande expédition dont il a donné le plan. À la fin, quand la victoire est assurée, le cri de triomphe éclate. Zacharie vient de recevoir la « charte de soumission et de fidélité » que lui ont adressée des prélats de Neustrie, d’Austrasie et d’Allemanie. Des évêques qui ne se connaissaient pas auparavant, comme ceux de Rouen et de Strasbourg, de Beauvais et de Spire, de Laon et de Wurzbourg, se sont réunis pour lui faire hommage. Il les remercie par ces paroles mémorables. « Vous avez accompli la parole du prophète : qu’il est doux, qu’il est bon d’habiter ensemble comme des frères !.. Grâces à Dieu, vous êtes unis à nous ; il n’y a plus qu’un bercail et qu’un pasteur, celui que le pasteur des pasteurs, notre Seigneur Dieu et sauveur Jésus-Christ a institué prince des apôtres ! »

Enfin le même pontife a résumé toute l’œuvre du légat dans la lettre où il lui annonce que sa résidence est fixée à Mayence ; le jugement qu’il porte doit être retenu par l’histoire : « Ta sainteté fraternelle a été envoyée pour y prêcher dans la province de Germanie par notre prédécesseur de sainte mémoire, le seigneur pape Grégoire. Après avoir commencé l’œuvre, tu es venu à Rome, et, par lui encore, tu as été ordonné évêque, puis renvoyé en Germanie pour prêcher ; tu as travaillé dans cette prédication, sous la conduite de Dieu, vingt-cinq ans, depuis que tu as été ordonné évêque. Dans la province des Francs, tu as tenu un concile en notre nom, comme les canons l’ordonnent, et tous ont été pliés à l’obéissance. Omnes flexi sunt obedire. »

III.

C’est en l’année 751 que Boniface prit possession du siège de Mayence. Il aurait préféré Cologne, que les princes francs lui avaient d’abord assignée ; sans doute, cette ville lui plaisait, parce qu’elle était voisine de la Frise, où les païens demeuraient en grand nombre, et plus proche encore de la Saxe, où aucune église et pas même une chapelle n’était consacrée aux martyrs. Nous ne savons d’ailleurs ni pourquoi les princes francs ont contrarié les désirs de Boniface, ni quels étaient au juste ces désirs. Préférait-il garder sa qualité de légat universel sans se renfermer dans une province ? Il croyait avoir reçu de l’église romaine mandat de corriger les erreurs des peuples, quels qu’ils fussent, et telle lettre écrite par lui à un roi anglais pour lui reprocher sa conduite fait penser à ces leçons de morale que les grands papes du moyen âge distribuaient de si haut entre les princes de la chrétienté. Peut-être aussi l’âme inquiète de Boniface aspirait-elle toujours vers la solitude pour s’y recueillir, s’examiner, s’apaiser dans l’extase ou se châtier par le remords. Il ne se plut pas dans sa ville épiscopale. Ses lettres sont plus tristes que jamais :

« Priez pour moi, dit-il à ses sœurs Léobygite, Thécla et Gynégilde. Je suis le dernier et le pire des légats que l’église catholique, apostolique et romaine a envoyés pour prêcher l’évangile. Priez afin que je ne demeure pas stérile et que je ne retourne pas vers celui qui m’a envoyé sans un cortège de fils et de filles. Priez pour que le Seigneur ne m’accuse pas d’avoir caché le talent qui m’a été confié. Priez pour qu’il ne me donne pas, au lieu d’une récompense, le châtiment d’un labeur infructueux ! » Boniface regrettait-il de n’avoir pas assez travaillé à la conversion des païens, de n’avoir pas assez prêché l’évangile ? Non, sans doute, car il estimait avoir fait œuvre pie en servant l’église romaine ; et l’autorité de cette église, à laquelle il avait obéi en toutes choses et qui était incapable d’errer, le couvrait devant Dieu. Ce trouble et cette inquiétude s’expliquent par la vieillesse et par l’approche de la mort : la figure du Christ apparaissait plus terrible à Boniface, l’éternité plus menaçante. Il résolut d’assurer le « bénéfice de son âme » par le seul moyen qui fût infaillible. En l’année 755, il annonça donc à ses disciples qu’il partait pour la Frise afin de gagner la palme là où il avait fait ses premières armes. Il termina ses recommandations suprêmes par ces mots : « Préparez ce qui est nécessaire à notre voyage, et mettez dans la caisse de mes livres le linceul qui enveloppera mon corps décrépit. » Puis il alla demander le martyre aux Frisons : les Frisons le lui donnèrent.

Ainsi mourut le disciple, le légat, l’esclave, l’amant de l’église romaine. Assurément Boniface n’a pas mesuré la grandeur de son œuvre, ni soupçonné le jugement de l’avenir. Les païens de Rome et d’Athènes, qui ne connaissaient pas le mystère de la vie future, pouvaient bien concevoir l’ambition de faire durer leur nom dans la mémoire des hommes : volitare per ora virûm était pour eux la façon de se survivre ; mais un saint ne pense qu’à l’éternité ; au-delà du tombeau, ses regards n’aperçoivent que les puits de l’enfer, les ailes noires des âmes tourmentées et les murs éclatans de la Jérusalem céleste. Comment auraient-ils cru à la valeur et à la durée des œuvres humaines, ces hommes qui attendaient la fin des temps, et qui annonçaient même aux peuples nouveaux, auxquels ils apportaient la bonne nouvelle, « le déclin du jour ? »

On a parfois attribué à Boniface un rôle politique, mais il n’était pas l’homme des princes et des cours, ce moine qui craignait la compagnie des séculiers et n’osait s’asseoir à la table des banquets. Charles Martel d’ailleurs ne semble guère s’être occupé de lui, et la lettre qu’il lui a donnée pour attester qu’il le prenait sous sa protection n’est qu’une formule de chancellerie : elle ne prouve pas qu’il lui ait accordé des secours efficaces. Boniface a écrit un jour : « Sans l’appui du prince des Francs, je ne puis ni gouverner le troupeau de l’église, ni défendre les prêtres, les moines et les servantes de Dieu ; sans la crainte qu’il inspire, je ne puis interdire en Germanie les rites des païens ni les scandales de l’idolâtrie. » Ce passage souvent cité prouve que Boniface estimait à sa valeur la puissance des Francs, mais non pas que cette puissance ait été mise à son service. On vit bien à la mort de Charles Martel que le pauvre évêque n’entendait rien aux choses temporelles, car il s’adressa pour recommander son église à Griffon, c’est-à-dire à celui des trois héritiers qui allait être dépouillé par les deux autres. Il est vrai qu’il entra bientôt en relations intimes avec Carloman, prince très pieux, en qui sommeillait, pour s’éveiller bientôt, la vocation de la vie religieuse ; mais il n’a pas été ni l’ami ni le conseiller de Pépin. Lorsque celui-ci négocie avec la cour de Rome pour préparer et légitimer la révolution qui va le porter au trône des Francs, il n’emploie point Boniface, qui ne lui a pas offert ses services. Il est probable que le légat de l’église universelle présida au premier sacre du roi, et que ces mains, qui avaient baptisé des Hessois, des Thuringiens et des Frisons, mouillèrent avec l’huile consacrée le front de l’élu, il est certain qu’il accepta sans protester le changement de dynastie, et il parle à Pépin comme à un monarque institué par Dieu ; mais il ne vit pas auprès de lui. Le véritable ministre des affaires ecclésiastiques est alors Fulrad, l’abbé de Saint-Denis. Boniface lui recommande un jour l’église de Germanie ; le ton de la lettre est très humble : c’est un prélat campagnard qui parle à un prélat de cour. Il s’adresse en même temps au roi, et sa lettre crie misère : « Mes prêtres mènent une pauvre existence à la frontière des païens. Ils peuvent bien acheter du pain pour manger, mais non pas trouver des vêtemens. Il leur faut aide et conseil pour qu’ils puissent se soutenir et durer dans ces lieux où ils exercent le saint ministère. Si, par dévotion envers le Christ, vous voulez bien accorder ce que je vous demande, daignez me le faire savoir, soit par mes envoyés, soit par des lettres de votre piété. » Ce n’est pas ainsi que parlerait à un roi l’évêque qui lui aurait donné sa couronne.

Dans ses dernières années, Boniface vit relégué en Germanie. Le pape lui-même semble l’avoir oublié. La correspondance entre le légat et le saint-siège s’interrompt. Pas plus que le chef de l’état, le chef de l’église n’a consulté l’évêque de Mayence sur les choses de la politique. Rome a plusieurs fois varié avant de s’engager définitivement dans l’alliance des Francs ; elle a essayé de s’entendre avec les Lombards ; elle a intrigué avec le duc des Bavarois : Boniface ne l’a peut-être point su, occupé qu’il était à poursuivre son œuvre ecclésiastique. À la fin, le pape a compris que son seul recours contre tous ses ennemis est dans la puissance des Francs. Non content d’avoir approuvé l’usurpation de Pépin, il se décide à se rendre auprès de lui pour le sacrer de ses propres mains et pour implorer son assistance. Il passe les monts. C’était chose inusitée et singulièrement grave que ce voyage du successeur des apôtres. L’Italie et la Gaule en furent émues, non sans raison, car dans cette entrevue du pontife et du roi des actes furent accomplis et des résolutions furent prises, dont les effets devaient se faire sentir pendant des siècles. Il y eut autour du pape un grand concours de princes, d’évêques, de seigneurs et de peuple : le pape n’appela point auprès de lui son légat ; Boniface ne quitta point Mayence. C’était en 754 : le vieux missionnaire pensait au linceul.

Cependant Boniface a fait, sans le savoir, de la politique, de la grande politique, et je doute si, dans la foule des princes, des héros, des fondateurs d’empire et des personnages historiques, vingt hommes se rencontrent dont les actions aient été aussi considérables et d’aussi durable conséquence que celles de ce moine. Il a représenté le siège apostolique auprès des princes francs, dans des conciles qui étaient des diètes, où les ducs et les comtes siégeaient avec les évêques et les abbés. Devant ces guerriers qui ne savaient que la guerre, devant ces prêtres perdus dans les désordres de la vie séculière, il a ouvert et commenté le code des canons, expliqué les lois de l’église universelle, supérieure à toutes les églises et à tous les peuples. En face du temporel, orgueilleux de sa force, il a mis le spirituel, l’impalpable, l’idéal. Dans les conseils de la Germanie en armes, le légat du saint-siège a produit la majesté romaine, cette puissance étrange, faite de souvenirs incompris et d’autant plus grandioses, faite aussi d’espérances infinies, puisqu’elle tient les clés du ciel. Il a donné aux Carolingiens l’idée d’un pouvoir plus sacré que le leur, d’un gouvernement organisé, d’une administration réglée, d’un empire qui comprendrait tous les chrétiens et serait le symbole visible de l’unité de l’église. Il a fait siéger ensemble des évêques francs et des évêques germains et placé les uns et les autres sous l’autorité du pape ; il a donc uni étroitement la Gaule et cette Germanie qu’il a introduite dans la communauté chrétienne de l’Occident. Il a préparé le terrain où se rencontreront, pour s’accorder d’abord et se déchirer ensuite, le sacerdoce et l’empire.

Dans le futur empire, Boniface a marqué la place de la future Allemagne. À la première page des documens de l’histoire de ce pays, il faut mettre cette lettre pontificale : « De par l’autorité du bienheureux Pierre apôtre, nous décrétons que la susdite église de Mayence est. dès aujourd’hui, et demeurera jusqu’à la fin des temps la métropole et celle de tes successeurs. Elle aura au-dessous d’elle cinq diocèses : ceux de Tongres, de Cologne, de Worms, de Spire et d’Utrecht, et toutes les nations de la Germanie à qui ta fraternité fera connaître par sa prédication l’église du Christ. » Cela veut dire que la Germanie n’est plus une expression géographique qui désigne un ensemble de peuples barbares et inconnus : elle est une province de l’église romaine. C’est à ce titre et sous cette forme qu’elle entre dans l’histoire. Il y a eu un évêque en Germanie avant qu’il y eût un roi allemand, et ce roi procède de ce prêtre. L’Allemagne attendra encore plus de dix siècles après la mort de Boniface une capitale politique : Boniface lui a donné une capitale ecclésiastique. Mayence jouera dans l’histoire de l’Allemagne un rôle plus grand que Reims dans la nôtre. Aucun ange n’y a porté dans une sainte ampoule l’huile à sacrer les rois, mais l’évêque de Mayence, dont la province s’étendra jusqu’à l’Elbe et au Danube, représentera bientôt l’unité de l’Allemagne et le droit de ce pays à vivre d’une existence distincte. Il sera le grand électeur des rois allemands, le grand chancelier de l’empire. La puissance de l’église en Allemagne, l’autorité politique et la richesse de ces archevêques, évêques et abbés qui posséderont une grande partie du territoire, le caractère ecclésiastique de la royauté allemande et du « saint empire romain de la nation teutonique, » tous ces phénomènes étranges, qui traverseront les âges, ont pour cause lointaine la mission de Boniface.

L’œuvre est de telle importance que l’historien doit se demander si elle a été bonne de tous points. Était-il nécessaire que ce légat du pape levât sa férule sur le berceau de l’Allemagne ? Ces irrégulières églises populaires étaient-elles capables et dignes de vivre ? Que serait devenu ce christianisme abandonné à lui-même ? Se serait-il accommodé aux caractères divers des pays et des peuples, en gardant comme principes essentiels l’idée de l’unité divine et de la rédemption, mais en tolérant les différences du culte, en laissant aux âmes le contact direct avec Dieu et le droit de commettre même des folies dans l’amour divin ? Ou bien aurait-il dégénéré ? Le paganisme, si proche encore, aurait-il pris sa revanche en le pénétrant pour le corrompre ? Nous ne savons, car nous sommes impuissans à nous représenter comment aurait vécu l’humanité si tel événement, à tel moment, n’avait changé le cours des choses. Il est vrai, nous sommes poussés par un instinct secret, nous qui savons tous les abus commis par l’autorité, à croire que la liberté, même avec ses périls, ses témérités et ses folies, nous aurait fait un monde meilleur que celui où nous vivons. Et pourtant, toute l’histoire démontre que la liberté n’est point chose naturelle, primordiale, antérieure : elle n’apparaît nulle part que sous la forme d’une réaction contre l’autorité.

Quoi que l’on pense des exagérations commises par Boniface dans ses jugemens, il est impossible de ne point sentir que la religion nouvelle ne pouvait être sauvée que par l’autorité. Pour affranchir les barbares du puissant et séduisant empire du vieux culte naturaliste, il fallait se saisir de leurs esprits et les soumettre à une discipline nette et ferme. Boniface a donné aux Germains cette discipline. Le christianisme qu’on lui a enseigné dans les monastères anglo-saxons, où l’on étudiait le droit romain avec l’Ancien Testament, est comme un mélange de mosaïsme pris dans la Bible et d’impérialisme qui vient de Rome, où le pape a succédé à l’empereur. L’écriture, la tradition, les canons composent une législation qui règle les moindres mouvemens de l’esprit, les plus insignifiantes habitudes de la vie, et dont l’application est confiée à une hiérarchie fortement organisée. Quiconque était pris dans cet engrenage devait perdre tout espoir d’y échapper. Boniface a dicté aux Germains ces lois, sans se soucier de leurs instincts naturels, qu’il tenait pour mauvais et sataniques. Il a disposé de l’Allemagne avant qu’elle fût née. Mais l’Allemagne va prendre conscience d’elle-même ; elle modifiera cette religion étrangère, pour l’approprier à son génie. Moins d’un siècle après Boniface, le Christ du peuple et des poètes populaires ne sera plus le sombre juge que redoutait le moine anglo-saxon. Il prendra la figure d’un roi habitant une Burg, entouré de ses vassaux et de ses sujets, et faisant régner la paix et la justice. Le Christ mosaïque et romain deviendra un Christ allemand. Ainsi sera prise la première revanche de la liberté, mais ce Christ demeurera le fils unique de Dieu, source de tout bien et de toute grâce, sur qui ne prévaudront point les dieux d’autrefois tombés dans la condition de démons, à jamais vaincus par l’autorité. Puis un jour viendra où toutes les prescriptions minutieuses imposées par Boniface à l’enfance d’un peuple paraîtront vaines ; des mystiques, des hérétiques écarteront ces formes vieillies pour se mettre en communication directe avec le divin. Une chaîne ininterrompue de sages et de rêveurs mènera de Boniface, le légat pontifical, qui est arrivé en Germanie avec le livre des canons, à Luther, qui jettera ce livre au bûcher. Alors naîtra la liberté chrétienne dans le pays même qui a le plus souffert des abus de la discipline romaine.

Boniface, Luther ! ces hommes semblent les deux termes d’une inconciliable opposition. Pourtant, l’un procède de l’autre, et toujours il faut, dans la descendance des personnages qui ont fait une œuvre considérable et laissé sur la destinée d’un peuple la marque de leur intelligence et de leur volonté, compter les fils rebelles qui ont détruit l’œuvre : ils ne sont pas ceux qui ressemblent le moins au père. Sans doute, il est de grandes et visibles différences entre Luther et Boniface : celui-là aime la vie, que celui-ci ne connaît pas et qu’il calomnie ; mais ce contraste n’est-il point produit par le contraste même des temps où ils ont vécu ? La vie était une maigre chose au viiie siècle, dans les petits royaumes d’Angleterre et dans cette Germanie qui semble vide : elle débordait au xvie siècle dans la plantureuse Allemagne, toute pleine d’évêchés, de monastères, d’universités, de villes, de princes et de peuples. Mais laissons au compte du tempérament individuel cette opposition entre Luther qui a aimé les chansons, la bière, la femme, et Boniface, qui n’a connu que cette joie des âmes tristes, la mélancolie. Considérons en l’un et en l’autre le chrétien : tous les deux ont l’esprit inquiet, sensible, frémissant ; Luther vit comme Boniface, dans la peur du péché, dans la terreur de l’enfer ; plus que Boniface lui-même, il redoute le diable. N’a-t-il point vénéré comme le plus soumis des enfans le successeur des apôtres, avant de l’exécrer comme l’Antéchrist ? et Boniface n’a-t-il point un moment entrevu dans les scandales de Rome la future « Babylone » des réformés ? Ces deux moines se sont ainsi rencontrés dans les mêmes sentimens. Tous les deux enfin ont été des hommes d’action, parce qu’ils étaient des hommes de foi ardente, mais chacun d’eux a fait en son temps ce que ce temps attendait. Et qui sait ? Luther au viiie siècle aurait peut-être été Boniface, l’homme de la règle, du canon, du formalisme et des œuvres extérieures ; Boniface au xvie siècle eût cherché le repos et le remède de son âme dans la justification par la foi. Si quelqu’un pouvait suivre ces transformations lentes, mais continues, qui mènent d’un terme à l’autre d’une antithèse, et retrouver la ressemblance intime d’hommes qui semblent si différens parce qu’ils ont vécu à quelques siècles de distance, celui-là comprendrait l’histoire.