Évangeline, histoire acadienne

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ÉVANGELINE


HISTOIRE ACADIENNE.




Evangeline, a tale of Acadie, by Henry Wadsworth Longfellow[1].





« Voici la forêt primitive ; le sapin murmure doucement, et les vieux lichens verdâtres se balancent suspendus aux troncs moussus ; des sons prophétiques sortent des profondeurs de la solitude, comme si ces chênes séculaires, druides immobiles et à la barbe blanchissante, se plaignaient éternellement sur leurs harpes sonores. L’océan n’est pas loin ; j’entends sa voix mugissante, qui, sortant des cavernes rocheuses, répond sans fin aux longues plaintes de la forêt. »

Ainsi commence Évangeline, poème singulier dont la septième édition vient d’être imprimée à Boston, et dont l’auteur est M. H.-W. Longfellow, le plus original et selon nous le plus remarquable des poètes anglo-américains. La scène et les acteurs de son drame appartiennent, comme l’indique le début, aux solitudes primitives de la Nouvelle-Écosse et de la Louisiane. Évangeline est un roman écrit en rhythme scandinave et en langue anglaise sur un sujet français et historique, orné de couleurs métaphysiques et romanesques par un Américain des États-Unis. Voilà bien des étrangetés ensemble. On aperçoit la fin et le commencement de deux littératures, le berceau et le déclin de deux poésies, des ruines en poussière et une aube à peine naissante sur ces ruines. Les choses humaines ne se font qu’ainsi, par destruction et renaissance, par complication, alliance et connexité.

C’est un spectacle curieux que celui d’une race qui veut renouveler son patrimoine intellectuel, et qui, sans répudier les débris de l’héritage antique, cherche à se créer une littérature et une poésie personnelles. Irrégularité, bizarrerie, affectation, imitation, peu de simplicité dans les moyens, des effets cherchés et manqués, il faut s’attendre à tous ces malheurs et les excuser. L’oeuvre de M. Longfellow, aussi incomplète dans son ordre que nos romans chevaleresques du moyen-âge avec leur rhythme irrégulier et monotone et le défaut de proportions qui les prive d’une partie de leur valeur, n’en est pas moins digne d’examen et d’attention sérieuse. Nous avons reconnu dans ce poème, plus que dans toute autre création américaine, l’expression de ce culte du pays natal, de cet amour passionné pour le ciel et la terre d’Amérique, de cette énergie morale et de cet esprit d’entreprise indomptable qui caractérisent les républicains des États-Unis. Le sentiment de moralité, de pureté, l’amour du devoir, la sainteté des affections et de la famille, très profondément empreints dans le poème, en sont l’ame profonde et comme l’inspiration secrète. Tous les tableaux de paysage sont exacts ; non-seulement la fantaisie n’y a point de part, mais le sentiment qu’ils font naître est distinct, puissant, plein de fraîcheur, de nouveauté, de vie ; seulement le poète a rendu les contours de son dessin moelleux et élégans : l’énergie y a perdu.

En général, ce que l’on peut critiquer chez lui vient du vieux monde. Les marques de vitalité et de force appartiennent au monde nouveau. Il emploie trop de druides, de muses et de bacchantes ; la défroque de l’Europe ancienne et les atours mythologiques flottent gauchement sur les fraîches beautés de la fille des bois. Il a aussi trop de solennité et de mélancolie majestueuse. Un accent plus rustique et plus passionné eût mieux convenu aux mœurs ingénues de ces Normands transplantés sur les bords de l’Atlantique, dont il voulait retracer le souvenir. Évangeline, le nom de la jeune Française, son héroïne, est un premier contre-sens ; je parie que la Normande acadienne s’appelait Jeannette ou Marianne ; fille d’un brave et joyeux fermier de la colonie, elle ne rêvait guère aux beautés du clair de lune et n’en aimait pas moins son fiancé. Le vrai secret de l’artiste aurait été de trouver la grandeur de la passion dans les délicatesses naïves d’une ame rustique et de les accorder avec la grandeur de la nature ; il faut convenir que M. Longfellow n’a pas été jusque-là. La paysanne normande et catholique a disparu dans l’héroïne calviniste et romantique de sa création. Grace à cette transformation savante, empruntée aux poètes modernes de second ordre, — défaut qui se fait sentir dans tout l’ouvrage, — il est question des dieux domestiques (all its household gods), quand il s’agit du vieux crucifix et du vieux bahut. Ici, comme en bien des choses, la simplicité était l’art suprême.

Mais il est temps de parler de l’héroïne, puisque héroïne il y a. Quant au sujet, il est charmant et bien préférable à celui de la Louise de Voss et d’Hermann et Dorothée de Goethe.

Tout au bout du monde, près de Saint-Pierre-de-Miquelon, entre le 43e et le 54e degré de latitude, le 63e et le 68e degré de longitude, existe encore maintenant une petite colonie française, ou plutôt le dernier fragment d’une colonie franco-normande du XVIIe siècle. Non-seulement, comme dans le Haut-Canada, les mœurs et la langue de cette colonie appartiennent à l’époque de Louis XIV, mais on y parle le langage d’Olivier Basselin, et les grands bonnets cauchois, ces carènes renversées à voiles flottantes, y apparaissent dans leur orgueil primitif. Le type originel de la race s’est conservé intact. « Les femmes sont grandes et belles, dit M. Halliburton d’Halifax[2], juge anglais, observateur sagace qui a donné à l’Europe quelques tableaux excellens de ces régions ignorées ; le profil normand se montre encore dans sa vigueur et dans sa finesse héréditaire ; les hommes sont gais, actifs, vigoureux, ingénieux et braves ; ils ne savent pas lire et soutiennent entre eux de nombreux procès, moins par avidité ou violence que pour exercer leur activité ; le caractère scandinave-normand, avec son élasticité énergique, semble reparaître en eux. Ils se mettent en mer avec joie ; ce sont des pêcheurs de morue infatigables et adroits. » Marc Lescarbot, Diéreville et De Chevrier ont célébré en méchans vers les mœurs patriarcales et les antiques vertus de ces fermiers, pêcheurs et pâtres, dont il ne reste guère que dix mille dans la Nouvelle-Écosse, — gens étrangers aux lumières et aux sciences de la civilisation, possédant peu de capitaux, — d’ailleurs fort heureux dans leurs cabanes. Aujourd’hui même ce noyau résiste à la pression anglaise et aux populations diverses qui ont envahi la contrée. Souvent chassés par les soldats anglais, ils sont revenus, dès qu’ils l’ont pu, faire la pêche sur la côte. En vain les Anglais ont voulu se les assimiler, en vain ils ont imposé au bourg normand de Port-Royal le nom de leur triste reine Anne, si médiocre de caractère et d’esprit : Annapolis n’existe que sur les cartes.

On pense bien que nos pêcheurs normands, bons catholiques, n’avaient pas grande amitié pour les Anglais, et que leurs voisins les colons puritains de la Pensylvanie et du Massachussetts ne voyaient pas de bon œil ces Français papistes. Aussi, lorsque vers le commencement du XVIIIe siècle l’Acadie ou la Nouvelle-Écosse fut cédée par nous aux Anglais, ces derniers eurent-ils beaucoup de peine à soumettre les pauvres Normands que le traité d’Utrecht leur livrait.

Le fait de la cession de l’Acadie, en apparence peu important dans nos annales, est grave dans l’histoire du monde. Il signale le premier moment de notre décadence monarchique et européenne, et celui de l’ascendant pris par la société britannique, représentant les forces septentrionales et le protestantisme du Nord. En 1713, après les imprudentes guerres de Louis XIV, le traité d’Utrecht commence l’affaiblissement de notre pouvoir. Nous perdons au sud Pignerol et les passages des Alpes ; au nord, les clés des Pays-Bas et la ligne de forteresses élevées par Vauban nous restent. Pendant le cours du XVIIIe siècle, nous nous débattons contre la décadence. En 1735, la Lorraine et le pays de Bar sont réunis à la France ; en 1739, nous occupons militairement la Corse ; Minorque est reprise en 1745 ; enfin, en 1748, nous parvenons à reconquérir un peu d’influence sur une portion de l’Italie ; mais ce ne sont là que des tentatives partielles, des efforts pour ressaisir un pouvoir qui s’en va. En 1713, nous cédons Terre-Neuve aux Anglais et cette petite et fertile Acadie dont il est question ; il est vrai que nous gardons encore à cette époque presque toutes les Antilles, le Canada, la Louisiane, c’est-à-dire l’Amérique du Nord tout entière, depuis l’embouchure du golfe Saint-Laurent jusqu’au Mexique. L’Angleterre de 1740 ne possède que la mince ligne de côtes qui va de Frederic’s Town à la Floride ; cela équivaut à peu près à la vingtième partie de nos possessions canadiennes. Toutes les côtes de l’Hindoustan sont encore à nous ; à cette même époque, les rajahs sont nos vassaux, et l’Angleterre n’est maîtresse dans l’Inde que de deux comptoirs imperceptibles. Madagascar, Gorée, le Sénégal, les îles de France, de Bourbon, Sainte-Marie, Rodrigue nous appartiennent.

Telle est encore la puissance de la France sur le monde au milieu du XVIIIe siècle. Cent années s’écoulent, tout s’écroule ; nos institutions changent ; aux drames extraordinaires de la révolution succède le régime phénoménal de Napoléon. Jetez les yeux sur la carte du monde en 1830 ; toutes nos possessions ont disparu, l’Amérique du Nord depuis le pays des Esquimaux jusqu’à Terre-Neuve ; — l’Hindoustan, en exceptant quelques lieues carrées de territoire. Nous avons perdu en Europe la ligne de forteresses qui nous protégeaient au nord, et au sud Minorque, position importante ; nous n’avons gagné que deux villes, Mulhouse et Avignon, — et un coin de l’Afrique, l’Algérie. Toutes nos forces se sont repliées en nous-mêmes pour suffire aux gigantesques luttes de nos guerres intérieures, à nos combats de tribune, à nos changemens de ministères et à nos tentatives de régénération sociale.

Cependant l’Angleterre a maintenu la paix intérieure de son territoire avec un soin vigilant ; elle a jeté au loin les rayons actifs de son pouvoir, comme l’araignée jette et attache ses fils : elle a travaillé sans relâche à ce tissu colossal, à cet accroissement démesuré. C’est quelque chose de profondément douloureux pour un Français que l’examen parallèle de ces deux conduites, si fécondes en enseignemens redoutables : — ici la puissance souveraine de la loi et de la discipline ; — là les fautes innombrables auxquelles nous devons notre décadence, et dont la première est notre asservissement niais devant les rhéteurs, la seconde notre incapacité à subir la discipline qui fait les grands peuples, la dernière notre impuissance à aimer la loi, qui est le symbole actif de la justice, l’ordre divin dans les choses de ce monde. L’amour de la loi et de la tradition s’est conservé en Angleterre, et, grace à cet amour, la race anglo-saxonne a jeté ses colonies sur le globe. La ceinture que ces colonies tracent autour de notre planète commence à la presqu’île de Banks, passe par ; l’Australie, l’Hindoustan, le cap de Bonne-Espérance, Sainte-Hélène, Sierra-Leone, Gibraltar ; puis, traversant l’Atlantique, par la Trinité, la Jamaïque, les Bermudes, atteint l’Amérique du Nord et touche au pôle ; par l’île Melville : tel est le dernier résultat de cette paix intérieure et de ce travail gigantesque porté à l’extérieur par la race anglo-saxonne.

Les Normands d’Acadie, qui ne voyaient pas si loin et qui n’étaient pas de grands politiques, étaient de très bons Français, ce qui vaut encore mieux ; ils résistèrent vigoureusement. On ne put jamais les faire marcher avec les armées calvinistes ni les contraindre à se battre contre leurs frères, les Français du Canada : résistance sublime tout simplement ; notre histoire n’en parle pas. D’abord on fit venir un grand nombre de colons anglais, qui s’établirent en 1749 à Chibouctou, dont ils firent Halifax. Ensuite on attira par des primes et des concessions de terres tous les aventuriers que l’on put séduire, dans l’espoir d’étouffer ou d’amortir l’esprit de cette race opiniâtre. Les plus cruels ennemis des Acadiens étaient les puritains de Boston, et à leur tête le philanthrope Benjamin Franklin, qui écrivait à l’un de ses correspondans de Londres : Jamais nous ne prospérerons, si l’on ne nous débarrasse du voisinage des Français. Chatham, alors ministre, homme d’un génie ambitieux et violent, comprit qu’il serait populaire à Londres, s’il frappait des Français catholiques et cédait aux obsessions de Franklin. Il donna l’ordre le plus odieux peut-être dont l’histoire politique fasse mention.

Le 5 septembre 1755, le son de la cloche convoqua de très bonne heure tous les habitans de la commune dans l’église de Port-Royal, qui fut bientôt remplie d’hommes sans armes. Les femmes attendirent au dehors, dans le cimetière. Un régiment anglais, baïonnette au bout du fusil, précédé de ses tambours, entra dans le lieu saint. Après un roulement, le gouverneur Lawrence monta sur les marches de l’autel, tenant en main la commission royale contre-signée de Chatham « Vous êtes convoqués, dit-il en anglais aux colons acadiens, par l’ordre de sa majesté. Sa clémence envers vous a été grande. Vous savez comment vous y avez répondu. La tâche que je dois accomplir est pénible, elle répugne à mon caractère ; mais elle est inévitable, et je dois accomplir la volonté suprême de sa majesté. Tous vos biens, domaines, troupeaux, propriétés, pêcheries, pâturages, maisons, bestiaux, sont et demeurent confisqués au profit de la couronne. Vous êtes condamnés à la transportation dans d’autres provinces, selon le bon plaisir du monarque. Je vous déclare prisonniers. » Les Acadiens étaient venus sans défiance et non armés. S’ils avaient pu prévoir une résolution si barbare et si inouie, ils auraient appelé à leur aide huit tribus indigènes qui leur étaient dévouées, et qui les auraient aidés à se défendre les armes à la main ou à trouver asile dans les forêts séculaires. Cinq jours seulement leur furent accordés. Les soldats chargés de les garder incendièrent maisons, granges, église ; à peine laissa-t-on quelques vêtemens et quelques meubles à ce peuple agricole et pêcheur qui n’avait pas de numéraire. Comme on trouvait dans toutes les cabanes des signes d’idolâtrie, c’est-à-dire la croix du Sauveur et l’image de la sainte Vierge, le fanatisme anglican, animé par le voisinage des puritains de Pensylvanie, poussa la barbarie jusqu’à l’atrocité. On ne permit pas aux jeunes enfans de s’embarquer avec leurs mères, aux maris d’accompagner leurs femmes. Le désespoir des vieillards, la résistance des hommes, les cris et les larmes des femmes furent impuissans. « C’était, dit M. Halliburton, un spectacle plus horrible que celui du sac de Parga, un acte dont toute cette partie de l’Amérique a conservé le profond souvenir, et qui n’a pas peu contribué à exciter la haine républicaine contre les partisans de la royauté britannique. » — Cependant les moteurs de cette exécrable persécution étaient le patriote Franklin et le patriote Chatham ; les instrumens de cette vengeance contre des catholiques étaient des soldats presbytériens et anglicans. Le préjugé populaire ne raisonne jamais.

Ils partirent donc. Leurs beaux vergers, leurs habitations françaises, leurs enclos parsemés de pommiers normands, leurs abondans pâturages, ces chaussées construites par eux pour défendre leurs champs contre les inondations, il fallut tout abandonner. Au moment même où les frégates qui emportaient ces quinze mille pauvres Français faisaient voile vers Frederic’s-Town, l’incendie de leurs fermes se projetait sur eux et rougissait les eaux de la mer. On mit le dernier sceau à cette barbarie en débarquant les exilés sur divers points de la plage, comme des animaux immondes que l’on voudrait égarer, le père loin du fils, la mère loin de l’enfant. Ils se réunirent et se retrouvèrent comme ils purent ; tout était assez bon pour des catholiques et des Français. Le charmant Franklin n’éleva pas la voix ; la philanthropie des quakers ne s’indigna pas ; M. de Voltaire ne s’en inquiéta guère ; les gentilshommes de Versailles avaient bien d’autres sujets d’occupation et d’intérêt. Les pauvres héros normands, protégés par leur courage rustique et leur industrie, formèrent çà et là de petits groupes qui prospérèrent, grace à Dieu ; l’énergie morale et la persévérance religieuse sont des ressorts si puissans ! On trouve encore les débris de la colonie acadienne à Saint-Domingue, dans la Guyane française et à la Louisiane ; leurs townships sont très florissantes dans ce dernier pays. À Port-Royal même, quelques obstinés sont revenus s’établir malgré les Anglais et reconquérir les métairies de leurs ancêtres. Une vingtaine s’embarquèrent pour la France et vinrent défricher ces bruyères grises et roses dont l’aspect sauvage cache un terrain fertile, à peu de distance de Chatellerault. En 1820, cinq chefs de ces familles normandes acadiennes réclamèrent et reçurent de la chambre des députés une faible pension que l’assemblée nationale leur avait octroyée, et qui ne leur était plus servie, tant nous sommes bons patriotes ! tant notre nationalité se montre reconnaissante envers les grandes actions, surtout depuis que les parleurs nous gouvernent, depuis que les philanthropes nous enrichissent, depuis que les avocats nous reconstituent tous les dix ans !

On s’étonne sans doute que le grand Chatham ait ordonné cette infamie et que le bonhomme Franklin l’ait approuvée. Il faut bien que les incrédules se rendent aux preuves de l’histoire, preuves irréfragables. À quoi servirait l’art d’écrire et de penser, si justice ne se faisait pas de temps à autre ? M. Macaulay prouvait récemment dans son Histoire d’Angleterre depuis l’avènement de Jacques Ier, ouvrage qui a fait sensation en Angleterre, que le philanthrope William Penn trempait dans les corruptions et les intrigues de la cour vénale de Charles II. Penn s’excusait sans doute par l’intention ; l’espèce humaine est ainsi faite. L’abbé Raynal, qui a montré William Penn comme un dieu vivant, aurait trouvé M. Macaulay bien hardi de déranger son admiration. Qu’importe ? l’abbé Raynal est peu de chose ; la vérité est sacrée.

Des événemens qui laissent dans la vie des peuples des traces si brûlantes se transforment toujours en traditions et en légendes. Les Acadiens en ont une fort touchante sur leur exil, probablement vraie au fond comme toutes les légendes ; c’est cette tradition que M. Longfellow a traitée avec talent, trop de talent peut-être, dans le sens artificiel du mot. Il a trop curieusement orné ce souvenir rustique et ingénu, et ce qui arriva naguère à Mme Cottin pourrait bien le menacer. On sait qu’elle avait chargé d’ornemens agréables et convenus une tradition russe fort intéressante. M. Xavier de Maistre détruisit ces ornemens, reprit le sujet en sous-oeuvre et raconta l’histoire toute nue des exilés de Sibérie ; il la raconta si bien et si simplement, que sa narration est un des chefs-d’œuvre de notre langue. Le livre de Mme Cottin n’existe plus.

Les Acadiens rapportent donc qu’une jeune fille de Port-Royal, fiancée la veille à son amoureux et embarquée par l’ordre tyrannique de Chatham à bord d’une autre frégate que sa famille et son fiancé, fut déposée loin de ses parens et de ses amis sur les côtes de Pensylvanie ; qu’un vieux prêtre catholique débarqué avec elle l’aida de ses conseils et de ses soins ; qu’ils traversèrent ensemble le Delaware, le Massachussets et le Maine à pied, dans l’espérance de retrouver le père ou le fiancé ; que de bonnes ames catholiques vinrent à leur secours, et qu’enfin ils rencontrèrent, vers l’embouchure du Wabash qui se jette dans le Mississipi, un fragment de leur colonie acadienne.

Ils montèrent sur la barque qui portait ces débris de leur nation et descendirent ensemble le grand fleuve. C’était le mois de mai. Le bateau conduit par les rameurs acadiens suivit le courant d’or aux flots larges et rapides, emportant sa troupe d’exilés, pauvres naufragés qui avaient perdu leur patrie, leurs frères, leurs soeurs, leurs belles prairies d’Opelousas et leurs toits bien-aimés. Ils cherchaient à retrouver leurs familles dispersées, et depuis bien des jours, entraînés par les eaux redoutables du fleuve, ils traversaient les forêts profondes de ces solitudes. La nuit, ils allumaient des feux et campaient sur la rive. Tantôt ils rencontraient un rapide, et leur barque était lancée comme une flèche ; tantôt ils glissaient sur la lagune, au milieu d’îles vertes semées de cotonniers au panache aérien, et les pélicans blancs marchaient gravement auprès d’eux. Bientôt un vaste horizon se découvrit à leurs regards ; le paysage s’aplanit ; voici les maisons blanches des planteurs, les cabines des noirs et les petites tourelles des pigeons domestiques. La courbe majestueuse du fleuve s’arrondit vers l’orient ; le bateau des exilés entre dans le bayou[3] de Plaquemine. Ici tout change d’aspect ; les eaux errantes se répandent sur le sol argileux comme un vaste tissu aux mailles d’acier. Les cyprès du rivage tombent et s’inclinent en arches lugubres sur la tête des voyageurs ; leurs ogives ténébreuses sont chargées de mousses éternelles, bannières et draperies noires de ces cathédrales naturelles. Aucun bruit. De temps en temps, le héron, qui va regagner son nid sous les cèdres, fait entendre son pas mesuré ; on entend l’éclat de rire du chat-huant qui crie à la lune. Les colonnades de cèdres et de cyprès blanchissent sous le rayon nocturne qui glisse au loin sur les eaux et brille par intervalles irréguliers. Tout est vague et indécis, étrange et doux, merveilleux comme un rêve. « Évangeline est triste, dit le poète. Un pressentiment lugubre naît dans son cœur. Quand le pas lointain des chevaux bat le gazon des prairies, bien long-temps avant qu’ils arrivent, la sensitive replie et ferme ses feuilles agitées ; ainsi notre cœur s’épouvante et se replie sur lui-même long-temps avant que le coup du destin nous ait frappés[4]. »

Toute la navigation de la jeune fille jusqu’à la Louisiane est décrite avec une vérité et un sentiment de la nature vraiment admirables. Néanmoins je me suis bien gardé de traduire ce morceau, gâté par de nombreuses affectations et par ces teintes de mélancolie affadie que nous avons déjà signalées. Un artiste plus consommé eût évité les grands mots, les touches de mélancolie triviale, les épines de l’existence et le désert de la vie, surtout les rêveries au clair de lune ; mais le sentiment, l’invention, le mouvement, sont vrais, puissans et neufs. C’est un délicieux tableau que celui de la jeune fille endormie, la tête sur les genoux du vieux prêtre, pendant que les rameurs chantent une vieille chanson française et frappent en cadence les flots du Mississipi. « Le retrouverai-je, lui demande-t-elle, mon fiancé ? Mon père, mon amour est perdu. — Aucun amour n’est perdu, lui répond-il. Si le cœur aimé n’en profite pas, l’amour soutient le cœur qui aime. Cette eau vivifiante remonte à sa source et lui rend la force et la vie. » — Cela est bien raffiné sans doute pour un vieux prêtre normand ; mais la pensée est belle et l’expression est juste.

La pauvre enfant, escortée de son guide, cherche partout des traces de la famille et du fiancé. Elle visite les bayous fertiles de la Nouvelle-Orléans, les prairies verdoyantes de la Delaware, les plaines stériles et pierreuses qui s’étendent au pied des monts Ozarks. De temps à autre, quelques lueurs d’espoir lui apparaissent ; elle apprend que Benoît (Benedict, comme l’appelle M. Longfellow) est devenu trappeur ou coureur des bois. Elle sait même que, porté sur sa barque, il a passé à peu de distance d’elle un certain soir d’automne ; mais les jours, les mois, les années s’écoulent. Dans cette recherche inutile, la jeunesse a fui, l’âge mûr d’Évangeline incline vers la vieillesse ; devenue sœur de charité, elle consacre sa vie à soigner les malades. Un jour enfin elle reconnaît sur un lit d’hôpital le vieux Benoît frappé de la peste et qui va rendre le dernier soupir ; il rouvre les yeux, la voit, meurt consolé, et elle le suit de près dans le tombeau.

« Telle est l’histoire qu’on répète auprès de la forêt primitive, non loin de l’Atlantique aux flots lugubres, qui murmurent toujours. Ceux qui la redisent sont les enfans des exilés, les hommes qui sont revenus mourir sur le sol de leurs pères. Le rouet tourne encore dans la cabane, le grand bonnet normand flotte encore agité par les vents de la côte. Quand vient le soir, le meilleur raconteur dit cette histoire aux femmes pendant qu’elles filent, et la voix douloureuse de l’océan répond par sa plainte qui ne finit pas à ce triste récit des iniquités humaines et de l’affection d’une femme. »

On voit qu’il y a dans ce poème un mélange singulier du factice et du naturel, — deux élémens en contraste, le réel et le convenu, — l’un qui émeut le cœur par la vérité, — l’autre qui blesse l’esprit par l’affectation. Toute la portion vraiment américaine mérite des éloges. On est porté sur les grandes eaux du Meschacebé, et le chant de l’oiseau moqueur frappe l’oreille. Ce monde nouveau et grandiose n’est pas seulement décrit et analysé par le poète ; il le reproduit et surtout il en communique au lecteur le génie particulier, la sève vivante, l’émotion intime. C’est le champ de maïs aux grains dorés et écarlates, qui font rougir les jeunes filles pendant la moisson ; car chaque grain couleur de pourpre annonce un amoureux qui va paraître. Ce sont les vêpres de la mission, chantées au milieu des prairies ; le crucifix est attaché aux branches d’un vieux chêne, seul habitant de la solitude ; toutes les têtes sont découvertes ; le Christ les regarde d’un œil de divine pitié pendant que le chant des vêpres se mêle au frissonnement léger des rameaux dans l’air et que la vigne retombe en grappes sur le front du Sauveur crucifié. C’est le campement des chasseurs dans les mêmes prairies, au sein des océans de verdure et des baies profondes de végétation qui, mêlées de roses sauvages et d’d’amorphes pourprés, flottent comme des vagues dans l’ombre et dans la lumière. On y voit se précipiter par bandes les buffles, les loups et les daims sauvages, et des armées entières de chevaux qui n’ont pas de maîtres. Çà et là, près des rivières, sous des bouquets d’yeuses, la fumée qui s’élève annonce le camp des maraudeurs, qui teignent de sang les solitudes de Dieu ; sur leurs têtes, s’élevant et redescendant par cercles rapides, le vautour plane et attend sa proie. C’est la vie du fermier acadien, roi comme le bon Évandre ; quand revient le crépuscule, finissant la période du labeur et de la souffrance, ramenant l’étoile au ciel et les bestiaux à l’étable, — on voit les taureaux et les brebis, narines ouvertes pour savourer la fraîcheur du soir, le cou appuyé sur la crinière du voisin, s’avancer à pas majestueux ; le chien les suit, patient, plein d’importance, marchant de droite et de gauche, dans l’orgueil de son instinct, superbe et fier de régenter tout ce monde, heureux de le protéger la nuit quand les loups hurlent et quand les brebis tremblent. Enfin la lune se lève, les vastes charrettes arrivent les dernières, revenant des marécages et chargées du foin qui verse une odeur enivrante. Les chevaux, dont la rosée humecte la crinière, hennissent dans leur joie, et font tressaillir sur leurs robustes épaules les harnais splendides et les belles franges rouges qui sont leur orgueil. On trait les vaches patientes, dont le lait tombe avec bruit et en cadence dans les grands vases de cuivre. Les rires des garçons dans la ferme et les chants des jeunes filles se joignent aux longs mugissemens des taureaux ; puis le silence renaît. On entend le bruit criard des barreaux qui se ferment, et tout se tait, tout repose.

Comme idylle américaine, le poème de M. Longfellow est admirable. Ce qui manque surtout à son œuvre, c’est la passion. La peinture de l’amour des fiancés, la naissance et le progrès de cette affection mutuelle ne sont point indiqués. Il semble que toute l’ardeur d’inspiration dont l’écrivain dispose ne puisse s’épancher que sur le pays même, et n’ait d’élan sincère que vers cette nature sublime et vierge qui l’environne.

On peut reconnaître chez le poète anglo-américain deux retours assez étranges : l’un, religieux, vers les croyances catholiques, vers une compréhension plus vaste et plus libérale des idées chrétiennes ; l’autre, tout littéraire, vers les formes rhythmiques du teutonisme scandinave. Le vers employé par M. Longfellow n’est pas anglais ; il se compose de deux portions de vers réunies, à l’instar de quelques vers allemands modernes, en une seule ligne de treize, quatorze et quinze pieds, sans rime, mêlée d’allitérations nombreuses et irrégulières qui se déroulent avec une lenteur solennelle et triste.

Le premier effet produit par cette mélopée bizarre sur les oreilles habituées au rhythme ïambique anglais, fort rapide en général, est étrange et même désagréable ; on s’y accoutume cependant. L’écho de la même consonne au milieu et au commencement des mots, forme étrangère aux habitudes poétiques du Midi, bien qu’on en trouve des exemples dans les vieux poètes latins et grecs, n’avait pas été essayée par les poètes anglais modernes. Il fallait un grand art pour faire accepter à des oreilles délicates cette rime intérieure par les consonnes, que le ridicule Guillaume Cretin voulut naturaliser chez nous et qui, par parenthèse, nous venait d’Allemagne et des meistersœnger du XVe siècle : fait curieux qui ne se trouve consigné dans aucune histoire littéraire. M. Longfellow sait très bien l’islandais et le danois ; il a fait un assez long séjour dans la péninsule scandinave, et il a usé habilement de ce rhythme difficile à mettre en œuvre, qui a conservé une influence populaire dans les régions de l’extrême Nord. Le poète danois contemporain OEhlenschlœger a écrit en vers allitérés un chant[5] de son beau poème sur les dieux du Nord ; il nous suffira de citer quatre de ces vers allitérés :

Tilgiv tvungne
Trael af Elskov !
At han dig atter
Astsael findet… etc.

C’est exactement le procédé de M. Longfellow :

Fuller of fragrance, than they
And as heavy with shadows and night-dews,
Hung the heart of the maiden.
The calm and magical moonlight
Seemed to inundate her soul…

Cet effort de la poésie anglaise vers la source primitive des cavernes scandinaves est un fait trop curieux pour être passé sous silence.

Ainsi, pendant que l’Europe se débrouille comme elle peut, les nations jeunes et moins troublées font de nouvelles tentatives dans le monde des arts et de la poésie. Il y a loin d’Évangeline à un chef-d’œuvre ; mais les beautés que renferme ce poème ont le don de vie et d’avenir. On y trouve les élémens qui empêchent les sociétés et les littératures de mourir, — la notion la plus nette du juste et de la moralité, — l’amour le plus ardent et le plus réfléchi du pays natal.


PHILARETE CHASLES.

  1. 1 vol. in-18, à Boston.
  2. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 avril 1845.
  3. Étendue d’eaux courantes et peu profondes répandues sur un grand espace ; ce mot est spécial à la Louisiane.
  4. As at the tramp of a horse’s hoof on the turf of the prairies
    Far in advance are closed the leaves of the shrinking mimosa ;
    So, at the hoof-beats of fate, with sad forebodings of evil
    Shrinks and closes the heart, ere the stroke of doom has attained it.

    Le rhythme de ces vers, rhythme qui n’est pas anglais, exige un repos à la césure :

    Far in advance are closed the leaves
    Of the shrinking mimosa.

  5. Le chant XI.