Eve Effingham/Chapitre 27

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Eve Effingham ou l’Amérique
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 16p. 360-374).


CHAPITRE XXVII.


Qu’est-il à Hécube, ou que lui est Hécube, pour qu’il la pleure ?
Shakespeare.



Le lendemain matin, Paul et Ève étaient seuls dans cette bibliothèque qui avait été longtemps la scène de tous les entretiens confidentiels de la famille Effingham. Ève avait pleuré, et les yeux de Paul laissaient même voir qu’il avait été agité par de vives émotions. Cependant le bonheur brillait sur la physionomie de chacun d’eux ; et les coups d’œil timides, mais affectueux, par lesquels notre héroïne répondait aux regards passionnés de son amant, n’annonçaient aucune méfiance de son bonheur futur. Sa main était dans celle de Paul, et il la portait souvent à ses lèvres pendant le cours de leur conversation.

— Cela est si merveilleux, s’écria Ève après un de ces intervalles de silence pendant lesquels l’un et l’autre se livraient à leurs réflexions, que je puis à peine croire que je suis éveillée. Que vous, Blunt, Powis, Assheton, vous vous trouviez enfin un Effingham !

— Et que moi, qui me suis si longtemps cru orphelin, j’aie retrouvé un père vivant, et un père comme M. John Effingham !

— J’ai souvent pensé qu’il y avait un poids au fond du cœur de mon cousin John. — Vous m’excuserez, Paul, mais il me faut du temps pour apprendre à lui donner un autre nom.

— Appelez-le toujours ainsi, ma chère Ève ; car je suis certain qu’il serait fâché de trouver en vous le moindre changement. Il est toujours votre cousin John.

— Il peut quelque jour devenir tout à coup mon père, comme il est devenu le vôtre, Powis, répliqua Ève jetant un regard malin sur les joues animées du jeune homme ; et alors « cousin John » pourrait être une expression trop familière, trop peu respectueuse.

— Vos droits sur lui sont tellement plus forts que les miens, que je crois que lorsque cet heureux jour arrivera, il sera transformé en mon cousin John, au lieu de devenir votre père. Mais quelque nom que vous lui donniez, pourquoi persistez-vous à me donner encore celui de Powis ?

— Ce nom me sera toujours précieux ; vous me privez de mes droits en me refusant un changement de nom. La moitié des jeunes personnes de ce pays se marient pour le plaisir d’être appelées mistress une telle au lieu de miss une telle, et vous me condamnez à rester toute ma vie Ève Effingham.

— Si vous avez des objections à faire contre ce nom, je puis continuer à m’appeler Powis ; j’ai porté ce nom si longtemps que j’y ai presque acquis un droit légal.

— Non en vérité ; — vous êtes un Effingham, et vous devez être connu pour un Effingham. Que mon sort est heureux ! je n’aurai pas même le chagrin de me séparer de mes anciens amis lors du plus grand événement de ma vie ; et mon domicile après mon mariage sera le même que celui de mon enfance.

— Je vous dois tout, ma chère Ève ; mon nom, mon bonheur, et même un domicile.

— Je n’en sais rien. À présent qu’on sait que vous êtes l’arrière-petit-fils d’Édouard Effingham, vous auriez autant de chances que moi pour être propriétaire du wigwam, si chacun de nous regardait d’un côté différent pour chercher le bonheur en mariage.

— Un arrangement de cette sorte ne serait pas difficile à faire ; car M. John Effingham pourrait aisément indemniser une fille de la perte de sa maison et de ses terres, au moyen de la somme considérable qu’il a placée dans les fonds publics.

— J’envisage cela sous un tout autre jour ; vous étiez l’héritière de M… de mon père, — comme ce nom de père sonne étrangement à mes oreilles ! — Vous étiez l’héritière que mon père avait choisie, et je vous devrai donc toute ma fortune, indépendamment de votre cœur et de votre foi, qui sont un trésor.

— En êtes-vous bien certain, ingrat ? M. John Effingham, — mon cousin John, — ne vous avait-il pas adopté pour son fils, même avant de connaître le lien naturel qui vous unit à lui ?

— Je ne puis le nier ; car je vois que vous êtes instruite de la plupart des choses qui se sont passées entre nous. Mais j’espère qu’en vous parlant des offres qu’il m’a faites, mon père n’a pas oublié de vous dire à quelles conditions je les avais acceptées.

— Il vous a rendu toute justice ; car il m’a informée que vous aviez stipulé qu’il ne changerait rien à son testament, et que l’héritière qu’il avait choisie continuerait à l’être, quoique indigne.

— Et M. John…

— Le cousin John, dit Ève en riant ; car on rit aisément quand on est au comble du bonheur.

— Et notre cousin John y consentit.

— Cela est très-vrai. Il n’avait pas besoin de changer son testament, car il avait déjà pris soin de vos intérêts.

— Aux dépens des vôtres, ma chère Ève.

— S’il ne l’eût pas fait, cher Paul, c’eût été aux dépens de mes désirs. Au surplus cela ne peut faire à présent ni bien ni mal à aucun de nous.

— J’espère pourtant que le testament ne sera pas changé, afin d’avoir le plaisir de vous devoir davantage.

Ève jeta un regard de tendresse sur son amant ; son visage se couvrit d’une rougeur plus vive que celle que ses joues devaient au bonheur et à la santé, et sourit en femme qui était plus instruite qu’elle ne voulait le paraître.

— Quel secret est caché sous ce sourire expressif, chère Ève ?

— Il signifie, Paul, que j’ai commis une action qui est presque criminelle : — j’ai brûlé un testament.

— Quoi ! celui de mon père ?

— Précisément. Mais je l’ai fait en sa présence, et sinon de son consentement, du moins sans qu’il s’y opposât. Lorsque j’eus appris que vous aviez des droits supérieurs aux miens, j’insistai pour que le testament fût détruit sur-le-champ, afin que, s’il arrivait quelque accident, vous fussiez tout naturellement son unique héritier. Mon cousin John montra quelque répugnance ; mais je crois qu’après cet acte de justice il en aura dormi plus tranquillement.

— Je crains pourtant qu’il n’ait dormi que bien peu. Il était près d’une heure du matin quand je l’ai quitté par son ordre, et son esprit était encore dans une agitation inquiétante pour un fils.

— Et l’explication qu’il veut nous donner va renouveler tous ses chagrins. À quoi bon une explication ? Ne nous suffit-il pas de savoir que vous êtes son fils, et n’avons-nous pas sa déclaration solennelle ?

— Il ne doit rester aucun nuage sur la mémoire de ma mère. Des fautes ont été commises ; mais combien il serait pénible pour un fils d’avoir à mal penser de sa mère !

— Vous devez être sans crainte sur ce sujet. Ce que vous saviez déjà et la déclaration positive de M. John Effingham vous assurent que vous êtes fils d’une mère sans reproche.

— Sans contredit ; mais c’est un sacrifice qui doit être fait à la mémoire de ma mère. Il est neuf heures ; la cloche du déjeuner va sonner ; et ensuite nous devons entendre le récit de cette triste histoire. Priez le ciel avec moi, Ève, qu’elle ne soit pas de nature à blesser les oreilles d’un fils.

Ève prit la main de Paul dans la sienne et la baisa avec une sainte espérance, qui ne lui causa ni honte ni rougeur. Leurs jeunes cœurs étaient tellement unis ensemble, il avait régné une confiance si entière dans leurs aveux mutuels, et leur amour était si pur, qu’ils ne regardaient la manifestation de leurs sentiments que comme la reconnaissance de tout autre principe sacré. La cloche les appelant alors pour le déjeuner, Ève, cédant à la timidité de son sexe, pria Paul de la précéder de quelques instants, afin que le saint caractère de leur confiance ne fût pas profané par les yeux de ceux qui ne le connaissaient pas.

Le déjeuner se passa en silence. La découverte qui avait été faite le soir précédent était connue de toute la maison ; car le capitaine Ducie ayant fort innocemment appelé à son aide, tout le monde était accouru, et John Effingham, en revenant à lui, avait fait une sorte de reconnaissance publique de son fils. Cette déclaration, que nulle explication n’avait pu accompagner, faisait que chacun réfléchissait à part soi, et les deux amants étaient les seuls qui, étant mieux instruits, conservassent leur vivacité et leur gaieté ; mais le profond bonheur parle peu, et ils n’interrompirent pas le silence général. Quand le déjeuner fut terminé, tous les étrangers eurent la délicatesse de se retirer, et M. Effingham, sa fille et Paul, se rendirent dans le cabinet de toilette de M. John Effingham. Le premier entra d’abord seul dans la chambre à coucher de son cousin, avec qui il eut un entretien secret qui dura une demi~heure, après quoi Paul et Ève furent avertis d’aller les trouver.

John Effingham était un homme fier, ayant l’esprit solide, et dont le principal défaut était une confiance excessive en lui-même, qui ne lui permettait pas de chercher les conseils et l’appui des autres, ce dont tout le monde a besoin. Il ne lui répugnait pourtant pas de s’humilier devant Dieu et depuis quelques années il le faisait fréquemment ; mais à l’égard de ses semblables il ne voulait pas même les admettre à un niveau d’égalité avec lui. Il sentait que ses idées étaient plus justes, plus sensées, et même plus consciencieuses que celles de la plupart des hommes ; il était bien rare qu’il daignât consulter quelqu’un sur ce qu’il devait penser, ou sur ce qu’il avait à faire. Il est à peine nécessaire d’ajouter qu’un tel homme avait de fortes passions qui souvent devenaient trop impérieuses pour que ses affections et même ses principes pussent résister à leur impulsion. Les aveux qu’il était obligé de faire en ce moment étaient donc pour lui une scène mortifiante et d’humiliation ; et cependant, sentant qu’il était juste et même nécessaire qu’il les fît, et ayant pris la résolution de s’acquitter de ce qui était devenu pour lui un devoir, la fierté de son caractère le porta à les faire avec courage et sans aucune réserve inutile. C’était pourtant une tâche pénible et humiliante, et il fallait tout son empire sur lui-même, tout son amour pour la justice, et toutes les suites que pouvait avoir son silence, et qui ne pouvaient manquer de se présenter à l’esprit d’un homme si judicieux, pour le mettre en état de la remplir avec clarté et fermeté.

John Effingham reçut Paul et Ève, assis sur un grand fauteuil ; car, quoiqu’on ne pût pas dire qu’il fût malade, il était évident que les événements qui étaient arrivés, et l’agitation qu’il avait éprouvée depuis la soirée précédente, lui avaient fait subir un choc violent. Il serra la main de Paul, prit ensuite celle d’Ève qu’il tira à lui, et imprima un baiser sur une joue brûlante que le tumulte des idées qui l’occupaient faisait pâlir et rougir tour à tour. Le regard qu’il jeta sur Paul était plein d’affection, quoique une tache pourpre au centre de chaque joue laissât voir que la présence de son fils était pour lui un sujet de peine et de plaisir en même temps.

— Il ne peut y avoir maintenant aucun doute que vous ne soyez mon fils, mon cher Paul, dit-il avec un sourire affectueux, mais mélancolique. Les lettres écrites par John Assheton à votre mère, après leur séparation, auraient suffi pour prouver ce point important, quand même les noms et les autres faits venus à notre connaissance ne m’auraient pas déjà convaincu de cette vérité précieuse ; car la connaissance que je suis le père d’un si digne fils doit m’être aussi précieuse qu’elle m’est chère. — Maintenant il faut vous préparer à écouter des choses qu’il ne sera pas agréable à un fils d’entendre.

— Non, cousin John ! — non, cher cousin John ! s’écria Ève en se jetant dans ses bras. Nous n’écouterons rien de semblable ; il nous suffit de savoir que vous êtes le père de Paul. Nous ne désirons, nous ne voulons rien entendre de plus.

— Vous parlez suivant votre cœur, Ève ; mais ce n’est pas là ce que je crois que mon devoir me prescrit. Nul soupçon ne doit peser sur la mère de Paul par égard pour la sensibilité de son père. Votre affection pour moi vous fait agir inconsidérément envers Paul.

— Je vous prie, mon cher Monsieur, de ne pas trop penser à moi ; consultez entièrement votre jugement, votre bon sens. — En un mot, mon père, songez à vous plutôt qu’à moi.

— Je vous remercie, mes enfants. Quel mot, Édouard ! quelle nouvelle sensation il éveille en moi ! — Je sens toute votre affection mais si vous voulez consulter la tranquillité de mon esprit, si vous désirez que je retrouve mon respect pour moi-même, vous me permettrez de décharger mon cœur d’un poids qui l’accable. C’est un langage bien fort ; mais quoique je n’aie à faire l’aveu ni de crimes commis de propos délibéré, ni de vices réels, il est à peine trop fort pour les faits que j’ai à vous rapporter. — Ici, John Effingham se tut comme pour recueillir ses idées, et quelques instants après il reprit la parole d’un ton si calme et si distinct que ceux qui l’écoutaient ne perdirent pas une syllabe de ce qu’il disait. — Votre père sait fort bien, Ève, quoique ce soit peut-être une chose nouvelle pour vous, que j’avais conçu pour votre sainte mère une passion telle que peu d’hommes en ont jamais éprouvé pour une femme. Votre père et moi nous recherchions ses bonnes grâces en même temps, quoique je puisse dire avec vérité, Édouard, qu’aucun de nous ne regarda jamais l’autre avec les yeux d’un rival.

— Vous ne faites que me rendre justice, John ; car si l’affection de ma chère Ève pouvait m’occasionner quelque chagrin, c’était par celui qu’elle vous causait.

— J’eus en outre la mortification d’être obligé d’approuver le choix qu’elle fit ; car certainement, en ce qui concernait son propre bonheur, votre mère, Ève, agit plus sagement en en confiant le soin aux vertus douces, tranquilles et nobles de votre père, qu’elle ne l’aurait fait en plaçant toutes ses espérances sur un caractère aussi violent que le mien.

— C’est être injuste envers vous-même, John ; vous pouvez avoir été quelquefois opiniâtre et un peu sévère ; mais violent ! jamais, surtout envers une femme.

— Dites-en ce qu’il vous plaira ; je n’étais pas propre à rendre une femme qui joignait une douceur si angélique à une âme si élevée, aussi complètement heureuse qu’elle méritait de l’être, et que vous l’avez rendue tant qu’elle est restée sur la terre. J’eus le courage de ne pas m’éloigner après avoir appris que mon cousin avait la préférence, et par ménagement pour ma sensibilité, Édouard, vous fûtes assez bon pour différer de deux ans votre mariage. Alors, blessé dans mon orgueil, froissé dans mes affections, et plein d’un ressentiment dirigé contre moi plutôt que contre vos parents, Ève, je quittai ma famille avec la détermination désespérée de ne jamais la revoir. Ce n’est pas que je m’avouai cette résolution, mais elle était cachée au fond de mon cœur, qu’elle déchirait comme un cancer secret ; et quand je partis pour m’éloigner de la scène d’un bonheur dont j’avais été témoin forcé, ce fut ce qui me fit changer de nom, et prendre des arrangements absurdes et extravagants pour abandonner mon pays natal.

— Pauvre John ! s’écria involontairement son cousin ; si nous l’avions su, c’eût été un coup funeste porté à notre bonheur.

— J’en étais certain, Édouard, même quand je souffrais le plus du coup que vous m’aviez porté, vous, sans le vouloir ; mais les passions sont des tyrans qui ne raisonnent point. Je pris le nom de ma mère, je changeai de domestique, et j’évitai toutes les parties du pays où j’étais connu. À cette époque, je tremblais pour ma raison, et il me vint à l’idée que, par un mariage soudain, je pourrais extirper de mon cœur l’ancienne passion dont j’étais si près d’être victime, en y introduisant quelque partie de cette affection plus douce qui paraissait vous rendre si heureux, Édouard.

— En vérité, John, ce projet était une éclipse temporaire de votre raison.

— C’était tout simplement l’effet de passions sur lesquelles la raison n’avait jamais appris à exercer assez d’empire. Le hasard me fit connaître miss Warrender dans les États du midi, et elle paraissait, à ce que je m’imaginais, devoir réaliser tous mes projets étranges de bonheur et de ressentiment.

— De ressentiment, John !

— Je crois qu’il faut que je l’avoue, Édouard, dussé-je m’exposer au vôtre. — Je fis la connaissance de miss Warrender sous le nom de John Assheton, et il se passa quelques mois avant que je me déterminasse à mettre à exécution l’étrange projet que j’avais conçu. Elle était jeune, belle, bien née, vertueuse et aimable ; si elle avait un défaut, c’était une fierté causée par l’élévation de son âme, de son cœur et de son esprit.

— Dieu soit loué ! s’écria Paul, ne pouvant retenir cette exclamation.

— Vous n’avez rien de désagréable à apprendre sur le caractère de votre mère, mon fils ; si elle n’était point parfaite, il ne lui manquait aucune des vertus d’une femme, et elle aurait pu, elle aurait dû rendre heureux tout homme raisonnable. Son cœur était libre, et elle accepta mes offres de mariage. Miss Warrender n’était pas riche, et indépendamment des autres motifs qui influaient sur ma conduite, et que rien ne saurait justifier, je pensai que je trouverais de la satisfaction à être accepté pour moi-même, et non pour ma fortune. Dans le fait, je devins méfiant et dissimulé, car je ne me souciais pas d’avouer la faiblesse qui m’avait porté à changer de nom. Les lois simples de ce pays sur le mariage ne nécessitaient aucune explication, car nous n’avions besoin ni de publications de bans, ni de dispense, et le nom de baptême est le seul qu’on prononce dans la cérémonie. Nous fûmes donc mariés ; mais je n’oubliai pas assez mes devoirs et la justice pour négliger de me procurer un certificat de mariage en mon nom véritable, sous promesse du secret. Si vous alliez à l’endroit où la cérémonie fut célébrée, vous trouveriez le mariage de John Effingham et de Mildred Warrender dûment mentionné sur les registres de la paroisse à laquelle appartenait le ministre qui le prononça. Je fis donc à cet égard ce que la justice exigeait ; mais, par suite d’une infatuation sans motif, — que je pourrais à peine expliquer aujourd’hui, — et qui ne peut s’expliquer qu’en l’attribuant à l’inconséquence produite par mon ancienne et cruelle passion, je cachai mon véritable nom à celle pour qui je n’aurais dû avoir aucun secret. Je me persuadai, — je cherchai à me persuader, — que je n’étais pas un imposteur, puisque, du côté de ma mère, je descendais de la famille dont j’avais pris le nom, et je m’efforçai de croire que ma paix serait facile à faire quand j’avouerais à ma femme qui j’étais véritablement. Lorsque j’avais connu miss Warrender, elle demeurait avec une tante bien intentionnée, mais d’un caractère faible, et elle n’avait avec elle aucun parent pour prendre ces informations auxquelles ne manquent jamais de songer les personnes qui ont quelque expérience du monde. Il est vrai que j’avais fait leur connaissance dans des circonstances favorables, et elles avaient tout lieu de me croire réellement un Assheton, quelques pièces que j’avais avec moi par hasard prouvant évidemment ma parenté avec cette famille, sans faire connaître le nom de la mienne. Mais on connaît si peu la méfiance dans ce pays, qu’en restant éloigné des endroits où j’étais personnellement connu, j’aurais pu passer toute ma vie sans que personne découvrît la vérité.

— Tout cela était fort mal, mon cher cousin John, dit Ève en lui prenant la main avec affection, tandis que son visage était animé par le sentiment intime des droits appartenant à son sexe ; et je ne serais pas femme si je parlais autrement. Vous aviez signé le plus solennel des contrats humains, et c’est un mauvais présage quand un tel engagement est voilé par un mensonge. Mais pourtant vous pouviez être heureux avec une femme vertueuse et affectionnée.

— Hélas ! c’est une malheureuse ressource que d’épouser une femme pour bannir la passion dont on a encore le cœur rempli pour une autre. La confiance vint trop tard. Découvrant bientôt que j’étais malheureux, Mildred tira de moi l’aveu tardif des motifs qui m’avaient porté à l’épouser mais je continuai à lui cacher mon véritable nom. Sa fierté s’offensa de ce qu’elle appela une duplicité ; elle me reprocha de l’avoir trompée, et cédant à l’impulsion d’une âme élevée, elle me déclara qu’elle ne pouvait plus vivre avec un homme qui en avait agi si cruellement à son égard. Nous nous séparâmes donc, et je partis sur-le-champ pour les États du sud-ouest, où je passai l’année suivante à voyager, allant de place en place, dans le vain espoir de recouvrer ma tranquillité. Je m’enfonçai dans les prairies, et je passai la plus grande partie du temps loin du monde entier, dans la compagnie de chasseurs et de trappeurs.

— Cela m’apprend, dit M. Effingham, comment il se fait que vous connaissiez si bien ce pays, fait que je n’avais jamais pu m’expliquer. Nous pensions que vous aviez passé tout ce temps parmi vos anciens amis de la Caroline.

— Personne ne savait où je m’étais caché, car j’avais pris un autre nom supposé, et je n’avais même pas de domestique. J’avais pourtant envoyé à Mildred une adresse à laquelle elle pût m’écrire ; car je commençais à éprouver pour elle une véritable affection, quoique ce ne fût pas de la passion, et je comptais me réunir à elle quand la blessure que sa fierté avait reçue aurait eu le temps de se cicatriser. Les obligations qu’impose le mariage sont d’une nature trop sérieuse pour qu’on puisse légèrement se dispenser de les remplir, et j’étais convaincu que ni elle ni moi nous ne pouvions être contents de nous-mêmes sans nous acquitter des devoirs de l’état dans lequel nous étions entrés.

— Et pourquoi ne vous êtes-vous pas hâté d’aller retrouver votre femme, cousin John, quand vous avez quitté les États du sud-ouest ?

— Hélas ! ma chère Ève ! une lettre que je trouvai à Saint-Louis m’annonça qu’elle était morte. On ne m’y disait pas qu’elle eût donné le jour à un enfant, et je n’avais pas la moindre idée que je dusse devenir père. Mildred une fois morte, je crus que tous les liens, toutes les obligations, toutes les traces de ce mariage mal avisé avaient disparu, et les procédés de ses parents, dont il ne restait alors qu’un très-petit nombre dans ce pays, ne me donnèrent aucune envie de le reconnaître publiquement. En gardant le silence, je continuai donc à passer pour garçon ; mais s’il avait existé quelque raison plausible pour avouer tout ce qui était arrivé, je crois qu’aucun de ceux qui me connaissent ne soupçonnera que j’eusse hésité à le faire.

— Puis-je vous demander, mon cher Monsieur, demanda Paul avec un air de timidité qui prouvait combien il jugeait nécessaire de ne parler qu’avec circonspection d’un sujet si délicat, puis-je vous demander quelle fut la marche que suivirent les parents de ma mère ?

— Je n’ai jamais connu M. Warrender, le frère de ma femme mais il avait la réputation d’être un homme hautain et exigeant. Le style de ses lettres n’avait rien d’amical, à peine étaient-elles supportables. Il affecta de croire que j’avais donné une fausse adresse dans l’Ouest, tandis que je demeurais dans les États de l’intérieur, et ces lettres contenaient des insinuations qui étaient alors incompréhensibles pour moi, mais que les lettres que Paul m’a laissées m’ont suffisamment expliquées. Je le regardais alors comme cruel et insensible ; mais sa conduite n’était pas sans excuse.

— Quelles étaient-elles, Monsieur ? demanda Paul avec vivacité.

— J’ai vu dans les lettres que vous m’avez laissées, mon fils que la famille de votre mère s’était figuré que j’étais John Assheton de Lancaster, homme d’une humeur bizarre, qui avait fait un malheureux mariage en Espagne, et dont la femme, je crois, vit encore à Paris, quoiqu’elle soit perdue pour elle-même et pour ses parents. Son mari vivait dans la retraite, et jamais il ne se remit de ce coup. Son nom portant à croire que c’était lui qui savait épousé votre mère, la famille de celle-ci semble avoir cru qu’il avait été coupable de bigamie, et que par conséquent la naissance de Paul était illégitime. M. Warrender paraît même, d’après ses lettres, avoir eu une entrevue avec lui, et la première mention qu’il fit de sa femme, il fut chassé grossièrement de la maison. L’orgueil était général dans la famille Warrender, et pour couvrir la tache imaginaire faite à son honneur, elle prit le parti de cacher la naissance de l’enfant. Quant à moi, je prends à témoin l’œil de Dieu qui voit tout, que l’idée que je fusse père ne s’est jamais présentée à mon esprit avant que j’eusse appris qu’un John Assheton était le père de Paul, et que le portrait en miniature de Mildred, qu’elle m’avait donné à l’époque de notre mariage, était la ressemblance parfaite de la mère de notre jeune ami. La déclaration du capitaine Ducie que sa mère, avant son mariage, se nommait Warrender, ne me laissa aucun doute sur le fait de ma paternité.

— Mais, cousin John, les noms des parents maternels de Paul, du capitaine Ducie, de lady Dunluce, n’excitèrent-ils pas votre curiosité ?

— Relativement à quoi, ma chère ? Je ne pouvais avoir de curiosité à l’égard d’un enfant dont je ne soupçonnais pas l’existence. Je savais que les Warrender avaient des prétentions au rang et à la fortune en Angleterre ; mais je n’avais jamais entendu le nom de leur titre, et je m’inquiétais fort peu d’une fortune que Mildred ne pouvait plus partager. Jamais je n’avais entendu parler du général Ducie, qui n’avait épousé Mabel Warrender qu’après ma séparation d’avec ma femme, et après les lettres que je reçus de mon beau-frère. Je désirais oublier l’existence de cette famille ; je passai en Europe, j’y restai sept ans, et comme le continent était alors fermé aux Anglais, il n’était pas probable que j’y entendisse parler de ce sujet. À mon retour en Amérique, la tante de ma femme n’existait plus ; le dernier de ses frères était mort ; mistress Ducie était depuis longtemps en Angleterre avec son mari. Personne ne songeait plus aux Warrender ; on avait presque oublié leur nom, et c’était un sujet trop pénible pour moi pour que j’aimasse à y penser ou à m’en entretenir. Un fait assez curieux, c’est que, pendant notre dernier voyage en Europe, je remontai le Nil en 1829, ayant le général Ducie pour compagnon de voyage. Nous nous rencontrâmes à Alexandrie ; nous allâmes ensemble jusqu’aux cataractes, et nous en revînmes de même. Il me connaissait comme John Effingham, voyageur américain ayant de la fortune, sinon un mérite particulier, et je le connaissais comme un officier-général anglais d’un commerce agréable. Il avait toute la réserve d’un Anglais d’un rang distingué, et il parlait rarement de sa famille ; et ce ne fut qu’à notre retour que j’appris qu’il avait reçu des nouvelles de sa femme, lady Dunluce. Mais j’étais bien loin de penser que lady Dunluce fût Mabel Warrender. Combien il arrive souvent que nous sommes sur le point d’obtenir des informations importantes, et que nous continuons pourtant à rester dans l’ignorance et dans les ténèbres ! Mais, d’après les renseignements pris par la famille Ducie sur le John Assheton dont je viens de vous parler, il paraît qu’elle est arrivée enfin à reconnaître que le mariage était légal, et la naissance de Paul légitime.

— Elle s’imagina longtemps, comme M. Warrender, dit Paul, que ce John Assheton, dont il vient d’être fait mention, était mon père ; mais quelques informations dues au hasard, qu’elle obtint il n’y a pas très-longtemps, la convainquirent qu’elle était dans l’erreur, et alors elle supposa assez naturellement que j’étais fils d’un autre John Assheton, qui passe, probablement avec raison, pour être encore garçon. J’avais toujours été porté à croire moi-même qu’il était mon père, quoiqu’il ait répondu à deux ou trois lettres que je lui ai écrites avec l’indifférence qu’on opposerait aux prétentions d’un imposteur. Ma fierté, depuis ce temps, ne m’a pas permis d’essayer de renouveler ma correspondance avec lui.

— C’est John Assheton de Nescopeck, fils du frère de ma mère, célibataire aussi déterminé qu’on en puisse trouver dans toute l’Union, dit John Effingham, ne pouvant s’empêcher de sourire en dépit de la gravité du sujet et de la vive émotion dont il avait été agité si peu de temps auparavant. — Il faut qu’il ait supposé que vos lettres étaient une mystification de quelqu’un de ses joyeux compagnons ; et toute ma surprise, c’est qu’il ait jugé nécessaire d’y répondre.

— Il n’a répondu qu’à une seule, Monsieur, et cette réponse semblait certainement d’accord avec le caractère que vous paraissez lui attribuer. Maintenant que je sais la vérité, je lui pardonne de tout mon cœur, quoique son ton de mépris ait été pour moi dans le temps un coup difficile à supporter. Je l’ai vu une fois en public, je l’ai examiné avec attention, et quelque étrange que cela puisse paraître, on a trouvé que je lui ressemblais.

— Pourquoi cela serait-il étrange ? John Assheton de Nescopeck et moi nous avions l’un et l’autre une forte ressemblance de famille. Et quoique j’y pense pour la première fois, je puis remarquer moi-même cette ressemblance entre vous et lui. Vous avez les traits d’un Assheton plutôt que d’un Effingham, quoiqu’on ne puisse méconnaître en vous le sang des derniers.

— Ces explications sont claires et satisfaisantes, dit M. Effingham, et elles ne laissent aucun doute que Paul ne soit le fils de John Effingham et de Mildred Warrender ; mais il n’y aurait plus la moindre chicane à faire, si la manière dont s’est passée l’enfance de ce jeune homme pouvait être aussi bien éclaircie, et si l’on pouvait savoir pourquoi les Warrender le confièrent aux soins des gens qui l’abandonnèrent à M. Powis.

— Je ne vois dans tout cela que fort peu d’obscurité, répliqua John Effingham ; Paul est incontestablement l’enfant dont il est parlé dans les papiers laissés par le pauvre Lundi, aux soins de la mère duquel il fut confié jusqu’au moment où elle le céda à M. Powis, à la fin de sa quatrième année, pour éviter l’embarras et la dépense qu’il lui occasionnait, et profiter de la pension que lui payait lady Dunluce. Les noms sont mentionnés dans les dernières lettres, et si nous avions lu toutes les pièces sur-le-champ, nous serions arrivés plus tôt à la même conclusion. Si nous pouvions trouver le nommé Dowce, qui paraît avoir été l’instigateur de la fraude, et qui épousa mistress Lundi, tout se trouverait expliqué.

— Je le sens parfaitement, dit Paul, — car il avait lu à John Effingham le reste des pièces laissées par Lundi, aussitôt qu’il avait repris quelques forces après son évanouissement. — Le capitaine Truck est en ce moment à la recherche d’un homme qui a été autrefois son passager, et qui, je crois, pourrait nous fournir le fil de cette affaire. Si nous avions cette preuve, elle mettrait à l’écart toutes questions légales.

— Jamais il ne s’en élèvera, dit John Effingham. Vous avez trouvé dans les pièces de M. Lundi le certificat de mariage de votre mère, et j’ai écrit au bas la déclaration que je suis celui qui y est dénommé John Assheton. Et, si ce n’est pas assez, en voici un autre qui m’a été donné sous mon nom véritable par le ministre qui nous a mariés, suivi de sa déclaration que j’avais pris le nom de John Assheton à la cérémonie.

— Un tel homme, cousin John, était indigne de l’habit qu’il portait.

— Je pense tout différemment, ma chère Ève. Ce ministre, lors de la célébration du mariage, ignorait que j’eusse pris un faux nom ; ce ne fut que quelque temps après qu’il me donna ce certificat et qu’il mentionna mon véritable nom en marge de l’acte porté sur les registres de son église. Cette mesure pouvait devenir utile, sans pouvoir jamais nuire à personne. Ce ministre vit encore, il est maintenant évêque, et il pourrait, s’il en était besoin, rendre témoignage de la validité de mon mariage.

— Et le ministre qui m’a baptisé vit encore, s’écria Paul ; il ne m’a jamais perdu de vue. Il était en partie dans la confidence de la famille de ma mère, et même après que M. Powis m’eut adopté, il eut toujours l’œil sur moi, attendu, disait-il, que j’étais un de ses petits chrétiens. Ce n’est rien moins que le docteur ***. Cela seul suffirait pour prouver l’identité, sans l’aide des témoins de M. Lundi, dit M. Effingham. Toute l’obscurité est venue du changement de nom de John et de l’ignorance où il était que sa femme eût eu un fils. La famille Ducie paraît aussi avoir eu des raisons plausibles pour douter de la légalité du mariage ; mais à présent tout est clair ; et comme il s’agit d’une grande fortune, nous aurons soin qu’aucun reste d’obscurité ne couvre cette affaire.

— Quant à la fortune, elle est en toute sûreté, dit John Effingham regardant Ève en souriant. Un Américain peut toujours faire un testament, et un testament qui ne contient qu’un seul legs est bientôt écrit. Le mien est déjà fait, et Paul Effingham, fils unique issu de mon mariage avec Mildred Warrender, et connu précédemment dans la marine des États-Unis sous le nom de Paul Powis, y est déclaré mon seul héritier. La loi ne peut trouver à y mordre ; mais nous aurons beaucoup de commérages à essuyer.

— Cousin John !

— Ma fille Ève !

— Qui en a été cause ?

— Celui qui a commencé un des devoirs les plus sacrés de sa carrière terrestre en trompant un de ses semblables d’une manière inexcusable. La meilleure manière d’y remédier sera de donner la plus grande publicité possible aux événements qui m’ont fait retrouver mon fils.

— Je ne vois aucune nécessité d’entrer dans de bien grands détails, John, dit M. Effingham. Vous vous êtes marié jeune, vous avez perdu votre femme au bout d’un an de mariage ; c’était une miss Warrender, sœur de lady Dunluce ; par conséquent, Paul et Ducie sont cousins-germains, et le premier, dont vous ignoriez l’existence, est votre fils ; voilà tout ce que nous avons besoin de dire. Personne n’aura la présomption de douter de ce que nous affirmerons, et il me semble que toute personne raisonnable doit se contenter de ce simple exposé de l’affaire.

— Quoi ? mon père ! s’écria Ève joignant ses jolies petites mains dans l’attitude de la surprise ; dans quelle capitale, dans quelle partie du monde, une explication si simple pourrait-elle satisfaire la curiosité ? Elle la satisfera bien moins encore ici, où tout être riche ou pauvre, instruit ou ignorant, poli ou grossier, s’imagine que la constitution le rend juge de tout ce que font ses semblables.

— Nous avons du moins la consolation de savoir que rien de ce que nous pourrons dire ne rendra l’affaire pire ou meilleure, dit Paul ; car, dans tous les cas, chaque commère aura son histoire à raconter, quand même la fausseté en serait aussi évidente que la lumière du soleil en plein midi. Le commérage vit essentiellement de mensonges, et la vérité est la dernière chose à laquelle il pense. Un fait authentique et bien prouvé est même pour lui le coup de la mort. J’espère donc, mon cher Monsieur, que vous vous bornerez à dire que je suis votre fils légitime ; fait trop précieux pour moi, pour que je puisse désirer qu’il reste secret.

John Effingham jeta un regard d’affection sur le noble jeune homme qu’il aimait et qu’il estimait depuis si longtemps, et ses yeux se mouillèrent de larmes en goûtant ce bonheur suprême qui ne peut être senti que par le cœur d’un père.