Exégèse des Lieux Communs/148

La bibliothèque libre.
Mercure de France (p. 246-248).

CXLVIII

Je veux dormir tranquille.


Tel fut le dernier mot de la propriétaire. Le temps des combats était passé pour elle. À son âge, elle avait besoin de dormir tranquille. Il lui fallait des locataires sûrs, de bonnes garanties.

— Vous avez bien raison, madame, répondit le visiteur qui avait eu le temps d’examiner les êtres, si ça ne tient qu’à moi, vous dormirez. Et il s’en alla.

Mme Mouton était une horrible vieille qui se chauffait à son argent, quand il faisait froid. On la disait fort riche et son avarice était un prodige, même dans cette atroce banlieue de petits bourgeois.

Feu Mouton avait gagné ce qu’il avait voulu dans l’exploitation du lait fécondé dont il était l’inventeur et qui était un produit sans rival pour la destruction des petits enfants. Ravi de bonne heure à la tendresse de son épouse, il était allé l’attendre dans un mausolée d’une hideur extraordinaire. C’est là que j’ai lu, non sans effroi, au-dessus d’une entrée bizarre, ces mots incroyablement tirés de l’Évangile : Frappez et l’on vous ouvrira

Cette inscription n’eût pas été à sa place à la porte de la maison de la veuve. Quand on avait carillonné plusieurs fois, on voyait lentement s’ouvrir un guichet étroit et, dans ce cadre, apparaissait une chose fantastique. Le visage affreux de la vieille à côté de la gueule féroce d’un énorme chien danois appuyé des deux pattes sur les épaules de sa maîtresse. Elle parlait alors au survenant d’une voix de gendarme où il y avait autant de haine que de peur. Si on était un pauvre, le guichet se refermait violemment avec un blasphème. On ne parvenait à franchir le seuil qu’à titre de locataire futur et muni de certaines références. Dans ce cas, on traversait une cour et un morceau de jardin pour arriver à un pavillon sinistre en compagnie de Mme Mouton et de son molosse.

Ce pavillon rongeait la propriétaire. Elle ne pouvait, en aucune façon, l’utiliser et cette non-valeur la désespérait. D’un autre côté, elle ne pouvait pas davantage se résoudre à prendre un locataire, quelles que fussent les garanties. C’était pour elle aussi grave que le choix d’un amant pour une femme honnête. Jamais elle n’avait pu se décider.

Le vrai, c’est qu’elle avait horriblement peur d’installer si près d’elle un étranger. Elle était l’avare classique, la vraie, celle qui adore le métal, qui le baise avec transport, qui souffre de ne pouvoir le manger comme un chrétien mange son Dieu dans le sacrement de l’Eucharistie. Le soir, on l’entendait verrouiller et cadenasser toutes ses portes, pendant un quart d’heure, et elle ne se couchait, disait-on, qu’après avoir fouillé partout avec son chien.

Ces précautions invoquent tellement les catastrophes que personne ne fut étonné d’apprendre que Mme Mouton avait été trouvée chez elle poignardée et presque décapitée. Ayant habitué son voisinage aux plus étranges lubies et aucun être humain n’étant autorisé à mettre le pied chez elle, on ne s’avisa d’un crime que fort tard et lorsque l’odeur de charogne se faisait déjà sentir. On la découvrit dans une chambre noire, étendue par terre auprès du molosse, l’un et l’autre aux trois quarts pourris.

L’argent avait été intégralement déménagé, et l’assassin, qui était, à coup sûr, un artiste, avait laissé sur la table une belle feuille de papier ministre où se lisaient, écrits d’une main très ferme, ces mots d’un refrain célèbre :

Dormez, dormez, ma belle,
Dormez, dormez toujours.