Extase - As you like it - André Chénier...
Un ciel d’or et de miel, un ciel ambroisien !
Calme du soir ! L’azur jaunit entre les arbres…
A peine au bord du fleuve aboie un vague chien ;
Le parc heureux endort ses bassins et ses marbres.
A peine aboie un chien perdu… Calme du soir !
Dans mon âme la joie et le silence règnent.
Les cimes, sur l’azur se profilant en noir,
Dans quelle paix limpide et sublime elles baignent !
Les taillis bourdonnans ont cessé leur rumeur.
Une branche arrondie, au ciel, fait comme une arche,
Comme un arc de triomphe au lent soleil qui meurt ;
Un suprême rayon s’éteint de marche en marche.
O vertige ! Ce soir tout est plus grand, plus beau :
Tout paraît se passer dans une autre existence…
Des bruits lointains, glissant plus sonores sur l’eau,
Semblent des souvenirs nimbés par la distance.
… O lumière d’un crépuscule élyséen !
Sous une vigne où luit un reflet de rosée,
Tranquille, un blanc fronton évêque un temple ancien :
La vie au fond du temps recule éternisée…
Un soir d’or et de miel, un soir ambroisien !
The forest of Arden…
« Comme il vous plaira… » — Certe, il nous plaît, ton beau songe,
Ton songe d’un matin de printemps dans les bois,
Brouillard d’argent bercé d’invisibles hautbois,
Mais où soudain un trait du réel vibre et plonge !
0 danses, chansons, jeux, baisers, déguisemens,
Rires, pleurs, mots profonds et paroles légères,
Idylle que couronne au milieu des fougères
La ronde entre-croisée et tendre des amans !
Ah ! loin des cours, loin de la haine et de l’envie,
Arcadie ingénue et romanesque Eden,
Paradis retrouvé dans la forêt d’Arden,
Beau rêve étrange, doux et vain — comme la vie !
0 Shakspeare, dans l’ombre où palpite le sort,
Tes spectres, tes clameurs de démens, tes chocs d’armes
M’émeuvent d’une horreur sacrée, et j’ai des larmes
Quand Fortinbras salue en silence Hamlet mort…
Mais le jeune Orlando, la fière Rosalinde,
Pierre-de-Touche, Audrey roucoulante d’amour,
Mais Jacques le Mélancolique à l’âpre humour
Qui donnerait pour une fleur tout l’or de l’Inde,
Ces héros de ton fol et féerique opéra,
Comme on les sent du vin de la Renaissance ivres !
Comme tu ris en eux, Shakspeare, et te délivres,
Rabelais sensitif, Montaigne hors des livres !
— Et pour le sens, d’ailleurs, c’est comme il vous plaira !
André, vous êtes né sur les genoux des Muses !
Là-bas, parmi les fleurs, sous l’azur byzantin,
De vieux Faunes ont dû vous trouver, un matin,
Petit Grec souriant à leurs faces camuses !
Mais lorsqu’aux bois d’Aunay tintans de cornemuses,
Vous allez voir danser les pâtres sur le thym,
Parfois, en méditant quelque vers incertain,
Vous soupirez : « O cher et dur labeur, qui m’uses ! »
Ah ! profitez des jours, des heures, des instans !
Travaillez sans repos ! vous n’aurez pas le temps,
Hélas ! d’être épuisé par l’effort du génie !
Et retrouvez en vous l’âme de vos aïeux
Pour croire, un jour prochain, frère d’Iphigénie,
Que celui qui meurt jeune est aimé par les Dieux !
Toi, du fond de mon sort calme et simple, je t’aime
Pour ta folle âme inguérissable de bohème,
O précoce Rimbaud, Musset des vagabonds,
Flâneur des ports, marcheur des quais, rêveur des ponts,
Pâle dormeur sur les bancs froids des tristes gares,
Hôte des cabarets aux subites bagarres,
Badaud nocturne ami du cocher maraudeur ;
Et puis soudain rouleur des océans, rôdeur
Des vastes flots dont l’acre embrun te fit revivre,
Passager invisible à bord du Bateau Ivre,
Menant ton songe halluciné sous tous les cieux,
Si plein de voix que tu restais silencieux !
Ah ! tu l’as bien senti, nostalgique malade !
Le poète, d’instinct, est l’éternel nomade,
L’homme que sans répit tourmente le besoin
D’épuiser l’infini des frissons, d’aller loin,
Plus loin toujours, changeant d’âme comme de place,
Pour rafraîchir à l’inconnu sa fièvre lasse,
Et pour chercher ailleurs, ailleurs encor, là-bas,
Si par hasard tout le bonheur n’y serait pas !
L’horloge d’un village avec un bruit liquide
Sonne onze heures dans l’air sensitif de la nuit,
Timidement, avec un faible et frôle bruit
Que jusqu’à moi le vent printanier porte et guide.
Ce n’est pas le son dur, précis, impérieux
Que martèlent souvent les horloges des villes,
Et qui, tombant de haut sur nos foules fébriles,
Hâte encore pour nous l’effort laborieux.
C’est un bruit qu’un écho nonchalant accompagne,
Un murmure argentin à peine cadencé,
Où l’on dirait que le silence condensé
S’égoutte à petits coups sur la tendre campagne.
Ah ! tu ne presses point, toi, mon labeur ardu,
Vieille horloge des bois, des jardins et des plaines,
Toi qui sembles frémir à de vagues haleines,
Comme un cristal frôlé par quelque vol perdu !
Tu sais le beau secret des choses naturelles,
Que souvent l’homme oublie en la grande cité ;
Tu sais qu’elles ont foi dans leur sort accepté,
Que l’heure même est bonne et travaille pour elles ;
Tu sais que si la rose éclôt, si le blé croît,
C’est au gré d’une sage et féconde paresse,
Que chaque œuvre se fait à point, que rien ne presse,
Que l’homme a plus de temps ici-bas qu’il ne croit…
Ah ! viens rapprendre encore, avec tes notes lentes,
Au poète brûlé des fièvres de l’esprit,
Qu’il lui faut accorder toujours ce qu’il écrit
Au grand rythme natal des plaines et des plantes !
Comme le soir était morne dans la forêt,
Devant cette clairière au silence tragique !
Parmi le jour baissant, sous le ciel léthargique,
On aurait dit soudain que le monde mourait…
Oh ! ces pins noirs qu’à peine un souffle triste évente
Et fait gémir avec ce bruit intermittent !…
En nous tombait, comme un caillou dans un étang,
Un lourd chagrin qui devenait de l’épouvante.
Il nous semblait qu’au ciel à jamais ténébreux
Nous ne verrions plus l’aube où l’horizon rougeoie,
Que c’en était fini pour nous de toute joie,
Que nous ne pourrions plus, jamais plus être heureux…
Et c’était, dans nos cœurs sans désir, sans envie,
Comme si nous eussions senti lugubrement,
Plus obscur et plus froid de moment en moment,
Descendre avec le soir le néant de la vie.
C’est la fin !… Tu fis bien de mourir, Spartacus !
Rome atroce l’emporte, et nous fuyons vaincus,
Sentant déjà le vent de son fouet sur nos têtes,
Et nous voici chassés, traqués, comme des bêtes,
Et blottis, au hasard d’un sentier indistinct,
Dans le cratère en fleurs de ce volcan éteint.
Éteint… Des paysans assis près d’une source
Nous l’ont du moins crié, tout à l’heure, à la course.
— Là-bas, les légions gravissent le volcan !…
Pour qui vivra demain, c’est la croix, le carcan,
Ou la meule à tourner dans le sombre ergastule.
Adieu !…
— Mais çà et là, sous mes pieds, le sol brûle,
Frères, et l’on dirait même qu’il a frémi !…
— Le volcan semble éteint, mais il n’est qu’endormi !
Un filet de fumée âcre sort du cratère,
Voyez ! Et quand on met l’oreille contre terre,
On entend à travers le gazon, par momens,
De sourds fracas suivis de vastes grondemens,
Un long bruit de tonnerre épars qui roule et rôde,
Comme si, du profond de la ténèbre chaude,
Furieux, les captifs d’un cachot souterrain
Secouaient des colliers et des chaînes d’airain !
Oui, frères, sous le flot refermé de sa lave,
Le grand rebelle a dû redevenir esclave,
Et même, entre les fleurs dont le vent l’encombra, Sommeille…
— Mais un jour il se réveillera !
Animula vagula blandula,
Hospes comesque corporis…
Il avait regardé le soir sur la Villa
Descendre et lentement recouvrir les terrasses ;
Puis il avait signé des traités et des grâces ;
Et maintenant, malade et vieux, il restait là…
Dehors, l’ombre effaçait les beaux marbres antiques ;
Nul bruit n’arrivait plus au palais, que parfois
Les cris lointains des sentinelles dans les bois,
Ou le pas des veilleurs dans les cryptoportiques.
Tout l’horizon immense et calme sommeillait :
La paix romaine ainsi reposait sur le monde…
— Mais lui, l’Empereur, seul parmi la nuit profonde,
En songeant à la mort proche, balbutiait :
« Petite âme si vague et si frôle et si tendre,
Quand tu ne pourras plus te livrer à tes jeux,
Quand tu devras quitter sous un souffle orageux
Ton hôte et compagnon, mon corps, réduit en cendre ;
Si vraiment, par l’effet de quelque étrange loi,
Ma pauvre âme, au-delà du tombeau tu persistes,
Que deviendras-tu donc en t’échappant de moi,
Dis, que sentiras-tu, quel pâle et morne effroi ?
Où t’envoleras-tu, dans quelles ombres tristes ?… »
Magnitudinem silvarum…
Commentaires.
D’ici jusqu’aux lointains des plaines, la forêt,
Circulaire, onduleuse, innombrable, apparaît,
Avec les tons changeans des essences, par zones,
Les clairs bouleaux, les houx obscurs, les trembles jaunes,
Les pins glauques où luit comme un reflet d’acier ;
Les vastes grès, jadis moraines de glacier,
Qui, de loin, sur les flancs ravagés des collines,
Imitent le chaos d’une ville en ruines ;
Là-bas, dans l’entre-deux des coteaux, par endroits,
Les routes qu’on devine aux longs bruits des charrois ;
Et toujours, vaporeux, profonds, légers, sublimes,
Les bleus moutonnemens échelonnés des cimes.
C’étaient à l’infini ces mêmes horizons,
Cet océan mystérieux de frondaisons
Sur quoi de toutes parts la vue erre perdue,
La même végétale et déserte étendue
Aux chemins dessinés à peine, où, seul, parfois,
Dans le pli d’un vallon, un village de bois
Élevait au ciel gris quelques minces fumées,
Lorsque hâtif, menant ses petites armées,
Talonnant de ses brodequins son cheval blanc,
Le casque lisse au front, le glaive court au flanc,
Aristocrate maigre et glabre, déjà chauve,
Que Rome avait vu fuir surpris de mainte alcôve,
Au visage nerveux, tendu, presque cruel
De viveur à la fois et d’intellectuel,
Courbé sous son destin qui voûtait ses épaules,
Jules César entra dans la Forêt des Gaules.