Félicien Rops, l’homme et l’artiste/XIII

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XIII


Quand on a dépassé les dernières maisons de Dinant, un énorme bloc, bifurqué en une double aiguille, laisse passer la grand’route, comme par un porche aux hautes parois déchiquetées. C’est la Roche à Bayard, de laquelle sauta dans le fleuve l’illustre « rosse Bayard », ce coursier fabuleux des quatre fils Aymon, paladins valeureux et chevaucheurs de pays formidables dont un peu partout les grands rocs mosains gardent la trace, mesurée à la toise des antiques gigantomachies. On est ici, en effet, dans le cycle de l’épopée, bien qu’on n’ait plus sous les yeux que la simple ruralité d’une pointe de faubourg qui, par un pierré poudreux, se relie aux bourgades lointaines.

Anseremme ! On enfile une rue aux maisons hors d’équerre, festonnées de verdures et étoilées de lichens, et qui monte, longeant des fosses à purin d’où s’essore, au passage des piétons, la fuite apeurée de canards bedonnants et d’oies cacardantes. C’est ensuite le gros du village, boutiques et petites bordes, dans l’odeur des « caboulées » cuisant à la porte des logis sur des feux de bois. Un drelin bruit à la porte des boutiques, on tue un cochon chez le boucher et, sur les seuils, les petits enfants barbouillés mangent des quignons de pain beurrés de poiré. Une transparence d’air bleu, l’air wallon qui semble se brillanter de cristaux, rend tout frais, cordial, limpide et avenant. Quelques pas encore et au tournant de la route, un joyeux panonceau peinturluré, Au Repos des artistes, signale l’auberge où, malgré l’exiguïté des chambres, on trouvait le moyen de s’empiler à la douzaine et qui était le relais où, en petites bandes, des ateliers de Bruxelles on arrivait se mettre au vert.

Ce sont là des souvenirs déjà lointains ; mais en les consignant, je crois voir encore les barbes hirsutes et les joues boucanées qui, de dessous les parasols, se levaient par delà les clôtures à l’apparition d’un visage inconnu. Et je reconnais les silhouettes, je retrouve les gestes, je me plais à reconstituer la camaraderie enjouée autour de la grande table où, dans la chaleur du midi, à l’heure terrible des mouches, fumait la garbure de la mère Bousingault. Mais combien sont partis et ne sont plus que des ombres : Pantazis, Lambrichs, Heurteloup, Fontaine, Dandoy, Anneessens, Vander Hecht et Rops lui-même, le prodigieux vivant qui, à l’entendre évoquer les dieux et les âges, semblait lui-même un dieu païen, venu du fond des humanités.

Comme les mains que les chemineaux appliquent au mur et qui sont le signe maçonnique par lequel se commémore leur passage, eux aussi, presque tous, à ce rendez-vous de l’art, de la joie et de la jeunesse, laissèrent, sous la forme de gais et truculents caprices, raclures de palettes, truellages et pochades, gratins recuits aux fournaises de l’été, fonds de lie des grands crus vidés, l’empreinte de leurs mains de peintres sur le panneau des portes et l’échaudage des cloisons.

Rops, une après-midi, débarquait au village avec un appareil compliqué, comme un chef de tribu amenant ses tentes, ses trophées et ses armes. Il fallait atteler l’âne ou le roussin d’Ardenne pour le transport de ce matériel qui émerveillait les riverains. À voir les malles et les caisses de tous formats qui passaient, faisant fléchir les essieux, on savait tout de suite que c’était « môssieu Fely » qui s’en revenait au pays. Sitôt que la nouvelle s’était répandue, la colonie allait l’attendre aux limites du bourg et quand enfin il apparaissait, déjà guêtré de ses houseaux de campagnard, mais gardant encore l’allure d’un gentilhomme de la ville, c’étaient des hourrahs et des poignées de mains. Ces joyeuses entrées, comme un dimanche de Rameaux pour rire, ne déplaisaient pas à l’humeur un peu fanfaronne du Belge parisianisé ; à peine il avait parlé, l’écho autour de lui répétait le petit barytonnement de la gorge qui le spécialisait. Il ne descendait pas à l’auberge où il eût été trop à l’étroit avec ses nombreux bagages ; il préférait louer à l’hôtel Bricart une chambre qui lui donnait plus de champ. Une fois installé, on le revoyait dans un des costumes variés qui l’amusaient d’un air de déguisement et où il alternait la piaffe du citadin, la crânerie du sportman, la rondeur bon enfant du peintre de nature et la narquoiserie du campagnard.

En camisole de rowing, bras nus et son canotier en travers de sa mèche, ou en sarrau bleu de contadin coiffé du tapabor, ou bien encore en culottes courtes de pedestrian sanglé dans son gennesey collant à la taille, il avait un aspect de beau gars qui faisait se retourner les femmes et dont on le soupçonnait de tirer quelque vanité. Fin, souple, les reins cadencés et l’œil appuyé, toute cette petite vanité de parade tombait le jour où le goût du travail le reprenait : « Mes jours de pluie quand je ne sors pas », disait-il. Enfermé dans sa petite chambre, il restait à dessiner et à graver, tripotant ses résines, essayant ses acides, faisant ses cuisines. Toute la pièce était encombrée d’outillages, avec une planche au mur sur laquelle s’alignait un harem de petites fioles. La table, poussée contre la fenêtre, s’éclairait au jour cru des vitres, sans transparent pour tamiser la lumière. Il se moquait des visières et des châssis ; il déclarait qu’on n’y voyait jamais assez clair pour graver, et l’œil nu, grattait ses cuivres dont le miroitement, à la longue tout de même, lui brûlait les yeux. Au travail, les biceps à nu sous le retroussis des manches et le tablier du pressier à la ceinture, dans le costume et l’attitude où, à l’époque de la rue de Grammont, devait le camper, sous la coulée claire d’un lanterneau, le peintre Mathey, il était bien alors, parmi ses tampons, ses encres, ses fioles et ses filtres, l’artiste tout entier pris par l’œuvre en train, les nerfs crispés, une flamme de vie noire sous la barre tendue des sourcils.

Les non initiés, entrés là par fraude ou par faveur, cherchaient dans les coins des cornues, des alambics, des allumelles, des réchauds, le soupçonnant adonné à des pratiques secrètes d’alchimiste. Comme il était friand de mauvaise réputation, il laissait entendre, aux femmes surtout, avec une vraie malice diabolique, qu’il commerçait parfois, le vendredi particulièrement, avec le diable. J’ai pour ma part recueilli d’une bonne dame bruxelloise un peu simple, attachée d’amitié à la famille du terrible railleur, l’aveu candide qu’elle avait sollicité de son directeur spirituel la faveur d’une entremise sacrée pour l’exorcisation du réprouvé. Cette excellente personne, d’ailleurs, n’avait jamais voulu pénétrer dans les réduits où, d’après elle, il vivait parmi des grimoires et des livres de Kabale, livré à des pratiques de magie.

Elle ne fut pas la seule à le suspecter de sorcellerie, surtout à l’époque de ses « Messes noires » : son diabolisme parut si nettement résulter de l’immensité de ce qu’un critique appela son cynisme qu’il passa véritablement


Petite sorcière.



pour un sorcier et que, même dans ses apparences extérieures, avec l’air de gouaille de son visage, sous la double corne de ses cheveux en brosse, on voulut voir la ressemblance satanique qu’on cherchait aussi chez Baudelaire. En causant, d’un petit rire auquel on se défendait de paraître trop crédule, on l’appelait Mephisto et pour les catholiques surtout il évoqua si bien le diable que lui-même dans sa Tentation et ailleurs avait mis en scène, que le nom finit par spécialiser le sombre caractère de son génie.

À Anseremme, toutefois dans la compagnie des peintres, ses amis, personne n’était plus simple ni meilleur enfant ; s’il se montrait hâbleur et craqueur, selon la coutume même du pays, c’était si naturellement qu’il avait tout le premier l’air de croire à ce qu’il disait. À l’auberge, il était le beau parleur infatigable qui, d’une enfilée et sans jamais tarir, entremêlait le grave et le badin, parlant de tout avec une abondance et une sûreté qui étaient le perpétuel étonnement de tous ceux qui ne le connaissaient pas encore.

On n’échappait pas à la séduction de sa verve, de son esprit, de son savoir sans façon, car cet homme qui se piquait de n’avoir le temps ni de dessiner, ni même de lire un livre, pris par la multiple aventure de la vie compliquée qu’il aimait laisser conjecturer, pouvait dérouler, en causant, les feuillets d’un véritable répertoire vivant. Peut-être au fond ne savait-il bien qu’un nombre de choses plus limité qu’il ne paraissait, mais avec sa malice d’esprit et son sens des ruses de la conversation, il donnait l’illusion d’une vaste perspective intellectuelle et d’un panorama d’idées. Ce qui est certain, c’est qu’il n’ignorait pas les lois générales du monde et qu’il connaissait la terre comme un voyageur qui a accompli des périples réitérés. Les fleurs, les plantes et jusqu’aux herbes et aux lichens surtout lui étaient familiers. Son père, le vieux fabricant d’indiennes, avait eu le goût vif des jardins, versé également aux secrets du monde végétal, et peut-être ce fut chez l’artiste l’origine de ses aptitudes et de sa meilleure science.


LE MIROIR DE LA COQUETTERIE



Dans cette contrée de bois et d’eaux où, chaque année, la petite bande arrivait se retremper au lait de la nature, on vivait d’une vie de travail à la fois et de flânes voluptueuses, de baignades à la rivière, de joyeux dîners et de farces copieuses dont les intrus, les gêneurs et les bourgeois circonvoisinant faisaient régulièrement les frais. Victor Fontaine, adroit peintre de notes grises, avec son nez futé, ses yeux frétillants et son air éveillé d’écureuil, était le rire et l’esprit des parties où il s’agissait de jouer un bon tour aux philistins. Tous d’ailleurs, Heurteloup au rire nerveux et sec, Pantazis barbu comme un brigand des Abruzzes, Lambrichs à qui ses côtelettes donnaient un air englishman, Hagemans qui alors débutait, étaient de joyeux drilles aimant les gogues et la facétie, narines moussantes et bon œil, bon estomac, bon jarret. Après les heures du jour à s’égailler vers les plateaux ou les fonds, chacun à son effet, on se retrouvait à la tablée des soirs, dans la bonne hôtellerie cordiale où ensuite, jusqu’au coucher, on fumait des pipes et on vidait de la bière blonde en devisant d’art ou contant des galéjades.

C’étaient là de bons moments dans la vie de Rops, des moments où il s’oubliait, où il oubliait les ennuis intimes, d’argent et de foyer, qui vers ce temps s’étaient jetés en travers de sa carrière et dont la source peut-être fut en lui-même, dans sa sauvagerie « d’étalon indiscipliné », comme il disait en se rappelant le steppe de ses ancêtres, dans son besoin d’une existence soustraite à toute contrainte. Son indépendance était native, vive, profonde, à un tel degré de force et d’instinct qu’elle parut toujours plus forte que sa volonté. À la mort de sa mère, une assez sérieuse fortune lui était échue, qu’il ne put garder et qui s’en alla à travers l’excessive dépense de vie et de tout qui fut chez lui comme un signe de sa destinée. Son patrimoine tôt mangé, il dut décider de se refaire par son travail une base de vie nouvelle. Ce fut la date de son établissement à Paris. Nulle mélancolie d’ailleurs ; pas plus alors que dans ses autres traverses, on ne lui vit de défaillance ; il portait fièrement sa vie et marchait droit devant lui, comme si une force le poussait. Rien qu’à le voir s’avancer par la rue, la tête en avant au bout de l’allongement du cou, d’une démarche appuyée, avec les aplombs d’un homme dont le pied touche terre fortement, il présentait l’image d’une énergie concentrée, tranquille et volontaire : il ne reprenait son ton léger de blague que si quelqu’un l’abordait.

Les amitiés de ses années d’Anseremme, Rops au surplus devait les garder jusqu’au bout. La sienne, une fois qu’elle s’était donnée, mûrissait pour la vie : elle était souriante, ouverte, toujours disposée à l’aide, au bon conseil, à l’action efficace. C’est qu’il était au fond et qu’il demeura toujours très bon pour ceux qu’il avait décidé de faire siens par l’affection. Il était bon par entraînement de nature et par impossibilité d’être autre chose. Il disait : « J’ai des dents terribles qui n’ont jamais mordu que moi-même. » Mais il y a un mot bien plus beau de quelqu’un qui vécut dans son intimité : « Je n’ai jamais pu aller jusqu’au bout de sa bonté. »

Il eut la bonté de sa large conscience tolérante, même pour ceux qui si souvent se montrèrent injustes à son égard ; il fut tolérant dans l’art, dans l’idée et dans la vie. Il disait des mauvais peintres : « Ce qu’il leur faut déjà de talent pour mal peindre ! » Il aimait surtout l’effort solitaire et silencieux des humbles qui tâchaient d’atteindre à la personnalité. Je ne lui connus jamais envers personne inimitié ni rancune. Il mérita ainsi de garder, parmi tant d’autres, l’amitié fidèle de ces compagnons de son âge d’homme qu’il était sûr de retrouver à l’amical rendez-vous annuel chez le « marchau », Léon Dommartin, Henri Liesse, Edmond Cartier, pour n’en citer que trois qui de si près furent mêlés à sa vie. Ah ! quels souvenirs ils écriraient, ceux-là, sur le maître et l’ami qui fut pour eux l’ami de toutes les heures !

Dommartin qu’on appelait Dom et qui s’était appelé lui-même Jean d’Ardenne, le Jean d’Ardenne des articles d’art, des récits joyeux, des fantaisies étincelantes, globe-trotter enragé qui peut-être ne se posa un peu longuement à son pupitre que pour écrire ses Notes d’un Vagabond et son Ardenne, livre filial où, avec simplicité et ferveur, en écrivain soucieux de la description juste, comme les peintres, ses amis du temps de l’école d’Anseremme, l’étaient des valeurs de tons exactes dans leurs paysages, il nous fit découvrir une contrée que nous croyions connaître et que nous ne connaissions pas, que lui seul peut-être connut, en rouleur de pays, en artiste aux yeux clairs et en paysan qu’il était à la fois… Liesse, ce petit page des commencements de leur intimité, à Rops et à lui, et qui fut le secrétaire de l’Art libre et qui avait l’air aussi d’un petit abbé galant, sachant fleurir d’un bouquet à Chloris, rimé en manière de sonnet, l’échancrure de gorge des modèles qu’ils appréciaient ensemble ; Liesse qui ne fit, je crois, qu’un livre, mais qui le fit bien, d’une jolie tête annelée en ce temps, avec des yeux frais de jouvenceau et un sourire mouillé d’où les vers ne cessaient pas de tomber… Et puis le bon Carlier dans sa beauté rude et cordiale d’homme des grandes races, type superbe de vigueur, d’endurance et de jovialité, un Wallon comme Rops, mais un Wallon de Mons, celui-là, et que je revis un jour au pays de Chooz, sur la rive de la vieille Meuse, récoltant son raisin de pays et devenu vigneron comme dix ans après devait l’être Rops à son tour… Vieux souvenirs, mais clairs visages toujours vivants, Dieu merci, et dont l’image se noue en guirlande autour du grand visage disparu.

C’était encore le temps où de Paris, à chaque moût de l’automne revenu, l’ami Fely, avec cette rondeur qui mettait les cadets de plain pied, envoyait à Théo (Théodore Hannon) des messages impératifs, poétiques et gouailleurs.

« Voici venir les jolis soleils d’automne ; les feuilles des peupliers vont ressembler à des écus neufs et les forêts rougissent comme mes petites cousines. Ne venez-vous pas au pays de Meuse ? La grande consoude (symphitum officinale !!) fleurit encore çà et là sur les berges et l’eupatoire pourpre nous réserve encore quelques fleurs derrière les haies de troènes.

« L’on sent dans le ciel qui moutonne l’austère enivrement des choses de l’automne ! Nous ferons des sonnets qui retarderont le départ des hirondelles. C’est le mois où d’habitude parturie ma Muse. Elle porte dix mois comme le rhinocéros. (Le Rhino, c’est moi, puisque le Rhino c’est Rops !) Ceci peut vous donner une idée du gâtisme où vous plonge la solitude trop prolongée. Prenez votre boîte à couleurs, naturellement : ces dorures doivent être faites !

« Je ne pars qu’au printemps pour la Sicile. C’est mon éditeur qui l’a dit. Je pousserai jusqu’à Tunis ; il parait que c’est très beau et que l’on s’y empale encore tous les dimanches. Je n’ai jamais vu empaler que des grenouilles. Cela ne suffit plus à mes férocités d’âge viril. De plus il paraît que les dames s’y tatouent le nombril d’arabesques intéressantes qui attirent l’attention du curieux et de l’archéologue. Il ne faut pas laisser échapper les occasions de s’instruire et chaque peuple a ses usages !! Ρανθαξις ανερ Αθεναἴος est toujours avec moi, et il peint les œuvres de Dieu en pleine pâte ; c’est un grand et bon garçon qui a l’air d’être descendu des bas-reliefs du Parthénon pour faire enrager Slingeneyer. »

Et Théo, rimeur et poète, à cette fanfare burlesque et païenne qui, à sa manière, annonçait la rôde des nymphes sous les saules, ficelait son parasol par-dessus sa boîte et partait, d’une gaieté gamine et spirituelle, l’air un peu carabin, avec quelque chose, derrière le pince-nez, de la gouaille sarcastique des méphistophélisants. Il était déjà le sonneur des Vingt-quatre coups de sonnet en attendant l’heure prochaine où il allait devenir l’exquis, précieux, japonisant et très original poète des Rimes de joie.


Frontispice pour « les Notes d’un vagabond ».