Félicien Rops, l’homme et l’artiste/IV

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IV


Le Crocodile trépassa sans bruit, mais avec l’Uylenspiegel, qui parut le 7 février 1856, la gaîté ressuscita : elle était un des aspects de l’esprit national. Quand, un quart de siècle plus tôt, Bruxelles avait fait ses barricades, on avait eu l’exemple d’une vaste kermesse civique. D’un entrain jovial et bourru, les petits métiers et tout ce qui avait un fusil partaient faire le coup de feu. La journée finie, après avoir tiré jusqu’au soir sur les Hollandais massés derrière les clôtures du Parc, on descendait en bande peler des œufs et lamper des demi-litres de faro dans les petits cabarets de la Grand’place. Cela s’appela les Quatre glorieuses : on eût pu tout aussi bien les appeler les Quatre joyeuses. Hommes, femmes, jeunes gens, enfants même allaient à la mort comme à une partie de plaisir. Derrière eux, les femmes rechargeaient les fusils.

Ce fut la gaîté des heures héroïques : on ne les recommence pas à chaque tournant de l’histoire. Bruxelles, qui avait été superbe de belle humeur tranche-montagne et de crânerie batailleuse, rependit le fusil et se mit au travail dans le pays devenu une des forges du continent. Cependant, tandis que la vieille ville s’écroulait dans une débâcle de moëllons et faisait place à la capitale actuelle, tirée au cordeau, passée à la ripe et rebâtie à neuf, la bonne humeur locale ne mourait non plus que le goût de la bombance et des beuveries. Mais, comme une frappe que démarque le billon rejeté à la fonte, on sentit bien tout de même que l’esprit nouveau était en train de démonétiser les mœurs du bon temps.

L’Uylenspiegel marque la fin d’une époque. Toute la grosse malice luronne qui avait fait le renom des « Joyeux », des « Cosaques, » des « Agatophèdes », plaisants cénacles du temps, n’était pas épuisée. Le bonhomme Madou peignait toujours ses petits sujets qui l’avaient rendu populaire : Victor Lefèvre, sous le nom de « Coco Lulu », rimait des chansons maroliennes ; le peuple et même la bourgeoisie parlaient un patois dit « vache espagnole », vraie galimafrée composée du résidu de toutes les langues imaginables. C’était la part de l’âme antérieure. Cependant Charles de Coster écrivait sa Légende d’Ulenspiegel ; Leys, d’une large sève populaire, renouvelait le romantisme démodé du tableau d’histoire ; tout un groupe, revenu aux qualités de la race, débutait dans une peinture qui sentait la nature et la vie.

La feuille était hebdomadaire, paraissait sur huit pages, avec deux lithographies et portait au sous-titre : « Journal des ébats artistiques et littéraires ». Madou avait dessiné la vignette de tête : on y voyait le héros légendaire, menton dans la main, complotant quelque farce copieuse près de l’enfant geignant dans sa chaise percée. L’anecdote était célèbre, mais sans rapport avec les visées du journal : le brave homme de peintre ne s’était pas mis en frais d’invention. Néanmoins il suffisait que le sacripant fût représenté, sa


Le dernier des romantiques.



plume de coq au chapeau et la trique au poing, pour dénoncer l’esprit qui, avec un pareil éponyme, allait signaler le périodique.

Ils étaient là, au surplus, jouant de l’escopette et brûlant leur poudre aux escarmouches de l’actualité, une guérilla de gens d’esprit. Un dessin figurant une carte de visite, les aligna, dans le numéro inaugural, en grosses têtes comme des poupées de carnaval, tous les douze, Rops compris. Le rire mène à tout ; il y en eut qui devinrent fonctionnaires, chefs de banque et même procureurs du roi. Un, simplement demeura homme d’esprit jusqu’au bout, le bon Halaux de la Chronique. Un autre devait être l’homme de génie de toute une race, ce Charles De Coster qui sut si bien ressusciter l’âme joyeuse et rude des ancêtres. « Sire, répondit Ulenspiegel au roi de Bohême, flamand je suis, du beau pays de Flandre, gai compagnon, coureur d’aventures, rimeur, peintre, sculpteur, manant et noble homme, le tout ensemble. Et par le monde ainsi je me promène, louant choses belles et bonnes et me gaussant de sottise à pleine gueule ». Ce fut la légende même qui, un peu plus tard, figura en manchette sous le titre.


Rops, dès le premier moment, fut chez lui comme il l’avait été au Crocodile, comme il devait l’être partout ; il put, tant qu’il voulait, donner carrière à sa verve satirique ; il s’attesta du même coup un des maîtres de la lithographie et de la farce caricaturale. Celle-ci, sous son crayon à mesure assoupli, s’amplifia : des séries naquirent ; il s’habitua à tirer de ses sujets tout ce qu’ils comportaient. On admira que, dans cette production continue, il fût rarement inférieur à lui-même.

Sans doute il s’y attestait influencé par les grands artistes de France : la large manière d’un Daumier, ses constructions puissantes, sa couleur grasse et veloutée, aux noirs profonds, dégradés parmi les blancs réservés de la pierre, surtout particularisaient sa cuisine de peintre-dessinateur. Par ailleurs,


L’ENTRACTE DE MINERVE.



il n’était pas insensible aux élégances déliées d’un Gavarni, à l’arabesque de ses silhouettes au trait, à l’esprit nerveux et joli de sa composition. Rien, toutefois, ne sentait le décalque et la contrefaçon ; il n’y avait que des analogies dans les moyens d’expression et dans l’accent comique, comme par l’effet d’une cérébralité sensible et répercussive, sans subalternité. Il fut visible qu’il leur avait demandé simplement leurs secrets et qu’il y avait ajouté ceux qu’il ne devait qu’à son ingéniosité personnelle. Un génie de peintre flamand perce dans ses jeux d’ombres et de clairs, en rapport avec le sens coloriste de la race. Nulle part il n’est linéaire, découpé, fil à plomb ; son dessin est estompé, macéré et peint ; il voit et dessine en coloriste pour qui la couleur est une sensualité.

Le Bruxelles qu’il a sous les yeux surtout alimente sa veine, un Bruxelles bourgeois et provincial, aux travers et aux ridicules spécialisés par l’habitat, et qui n’en demeuraient pas moins nuancés de quelque chose de la caricature de Paris. Rien que nuancés, car on ne peut s’y tromper : dans ce panorama de la grimace humaine, les masques, hures, groins, mufles et trognes, sont bien à lui et gardent le stigmate local. Quant aux sujets, généralement ils visent des particularités ou des événements de l’époque : Costume de la magistrature proposé pour 1857 ; Envahissement de l’armée belge par la crinoline ; M. Borsari soupçonné de porter la crinoline ; La traite des blanches ; En Ardenne, la saison des travaux, etc. Cela se subdivise en séries qu’il poursuit ou qu’il abandonne à mesure : il y a les Crinolithographies ; les Études bruxelloises ; les Actualités ; les Bourgeois ; le Faubourg de Cologne ; les Faillites de Cupidon ; l’Age de fer ; le Château des fleurs ; les Menus propos ; les Framboisy ; les Choses constitutionnelles ; la Galerie d’Uylenspiegel. C’est, sous ce dernier titre, un défilé de portraits — charge des écrivains, des poètes, des peintres, des comédiens, des chanteuses, des princes et des princesses de l’actualité bruxelloise. Voici, parmi bien d’autres, très vivante sous la déformation du raccourci, la spirituelle ressemblance élégante, nerveuse et sentimentale de Ch. de Coster ; la tête artiste et blagueuse du chansonnier Bovie ; la belle graisse flamande du peintre Wappers ; le Gevaert lauré et porte-lyre, en figure de bas-relief ; le Fétis grimaçant comme un monstre japonais. Voici la muse illustre, Ristori, et voici les grandes voix du trio longtemps fameux, Wicart, Carman et Depoitiers. Voici encore Jean Rousseau, Léon Jouret, Nadar « aux comètes pareil », tenant dans ses mains des jambes en pattes de homard. Quelquefois, quand c’est un acteur, le masque incarne tout un rôle, comme l’Edouard et le Tautin, d’une vraie intensité comique. Une bonne dizaine, au surplus, parmi ces portraits, sont des morceaux accomplis. Le crayon y a massé, en déliés et en pleins, de la vie colorée et charnue avec l’accent gras de la peinture.


Un même art de peintre s’observe dans les sujets d’un ordre différent. La Traite des blanches, signée R. et Draner, avec ses noirs moelleux, légers, profonds s’opposant aux blancs égratignés d’un étonnant châle des Indes, est fait comme un tableau, avec cette légende : « Pristi, Maria, quelle toilette sévère ! » — « Tiens, je suis baronne ! Connais-tu mes armoiries ? » — « Oui, comme les miennes, deux lions éreintés sur fond d’or ». Dans En Ardenne, saison des travaux, le blanc du parasol du peintre devant le blanc vierge de la toile au chevalet, plaque une large valeur unie sur un ton fort de paysage. C’est de la couleur encore, Juif et Chrétien, et de la couleur vivante, nerveuse, modulée, en ses jeux de pénombres filtrées. Et la belle main fraîche qu’il y a dans ce plein air, Le Poète guerrier, un tourlourou madrigalisant avec une gagui porteuse d’un poupon, tous les deux détachés en tons chauds sur le guillochis ramusculé d’un fond de parc ! Et toujours la note peinte, la coulée coloriste dans cette Sotte Marie Josèphe dont je vis un exemplaire détaché à la Bibliothèque royale de Bruxelles, avec, au bas, l’admirable petite estampe au vernis-mou, Dimanche.


Au beau guernadier.



Comme on en peut juger, l’inspiration est vagabonde : elle court la rue et les routes ; elle subit le caprice du moment : elle trahit un esprit mobile, fertile et flaireur. Personne ne compose mieux, ni n’équilibre plus adroitement sa mise en page ni ne campe d’un jet plus libre l’ordonnance des personnages. C’est de l’art poussé et qui semble improvisé : il n’est pas une planche qui ne soit venue à travers des recherches et des retouches, chiquet à chiquet, avec la poussée lente, sûre, difficile, continue de la notation définitive. Rops jamais ne sera un illustrateur spontané : il crayonne, il se démêle à travers des griffonnis ; il se dépouille à mesure, trouvant toujours qu’ « il y en a trop », et visant à la simplification : ce sera là une des vertus de son art. Quand enfin il tient sa silhouette, quand il est parvenu à fixer la belle ligne souple où s’enserre la palpitation d’une forme vivante, il se sent moins mécontent. Mais les belles dames qui, d’une si aimable étourderie, lui demandaient des figurines pour leur papier à lettres, ne se doutaient pas que ce petit dessin exigeait parfois de lui le travail de toute une journée.

Rops n’eût pas été de la souche d’Uylenspiegel si, comme lui, à sa manière il n’avait pris part à la mêlée sociale. Il n’a ni le gœdendag qui assomma les chevaliers du Lys, ni le gourdin du grand gueux ; il n’a que la pointe de son crayon, mais, celle-là, il s’entend à l’acérer en la passant sur la pierre lithographique, de façon à en faire une arme de fronde et de malice qui égratigne et blesse, si elle ne tue pas. Un beau jour sa comédie des mœurs tourne à la comédie politique ; il gouaille les gouvernants ; il daube sur le pouvoir. La politique est pour lui le spectacle d’un carnaval où pitres, histrions et masques sont aux prises. La foi, l’âme farouche des zélateurs lui fait défaut ; sa caricature est un tréteau et non un pilori ; il lui arrive de manier les verges dont on fesse et il ignore le fouet armé de clous qui laisse l’immortel stigmate. Il a surtout le rire. Exemple : un chasseur tire sur un phœnix tenant en sa serre une carte avec l’inscription : « Liberté de la Presse ». Ailleurs : « Rapporte !


L’ordre règne à Varsovie.



Rapporte ! » dit le Ministre. Le chasseur, un député de l’époque sans doute et par surcroît rapporteur sur les droits de la presse, réplique : « On me fait faire un métier de chien. » Quelquefois la farce est plus salée, comme en cette Réponse à une question de cabinet : Une voix de l’intérieur : « Il y a quelqu’un ». — M. H. Brouckere : « Peste ! » La scène se passe à la porte d’un lieu secret sur lequel se lit le numéro 100. Et cela continue : Un homme de marque, Réouverture de la Chambre, etc.

Ces farces l’amusent : en 1859, l’Office de publicité, à Bruxelles, publie douze de ses dessins sous ce titre : La politique pour rire. Il suffit pour que le genre soit créé : quand plus tard l’Uylenspiegel aura pris pour étiquette l’Espiègle. Eugène Verdyen à son tour, avec âpreté, fera de saisissants crayons. Guillaume, de son côté, dans le Grelot de Gaillard, fouaillera, d’une verve souvent heureuse, les rois et les curés.

Quelques pierres admirables dominent tout, la Peine de mort, l’Ordre règne à Varsovie, la grande Médaille de Sainte-Hélène, la Dernière incarnation de Vautrin. Celle-ci, à coup sûr, est l’un des chefs-d’œuvre de la caricature politique du siècle. Les jambes arquées, dans les bottes et la culotte de peau du Badingue, Proudhon, court, écaché et gras, d’étonnante vulgarité plébéienne, la main au revers de l’uniforme, avec le geste du grand Napoléon, double de son masque camus, poupin et blafard, chevauché de lourdes bésicles noires, le facies impérial que trahissent les moustaches effilées à la sous-off pointant de dessous la bouffissure glabre des joues et l’éventail de la barbiche.

L’écrivain, en un de ces coups de boutoir auxquels se plaisait son humeur frondeuse, avait écrit, dans un journal bruxellois, un article où, s’adressant à l’empereur, il disait : « Osez, Sire, et le Rhin, le Luxembourg, la Belgique, toute cette France teutonique, ancien patrimoine de Charlemagne,


La dernière incarnation de Vautrin .



est à vous. » On menaça de chambarder la petite maison où l’exil lui avait fait chercher un abri : il fallut mobiliser la garde civique ; dans le soir du faubourg, le tambour battit des rappels saccadés. Et Rops y était allé de sa caricature, bafouant les deux larrons, les accouplant dans sa conjecture d’un complot clandestin, donnant corps ainsi à la légende du pamphlétaire acheté par l’Empire. C’était mal connaître l’irréductible conscience du philosophe, probe jusqu’à la besace. Peut-être, comme tant d’autres en Belgique, Rops crut à sa duplicité ; peut-être aussi ne vit-il là qu’une amusante parodie. Elle lui fut moins reprochée que la Médaille de Waterloo, cette bouffonnerie macabre, pullulante de spectres et de larves, et qui piqua si avant aux moelles le vieux parti cocardier que son auteur dut aller sur le pré : il s’y comporta bravement.

La farce et la satire, cette fois, marchèrent de compagnie et on le vit recommencer, par un autre bout, dans cet extraordinaire morceau de maîtrise, Chez les Trappistes. On sait le sujet : des moines copieux et rebindains sont en train d’initier un jeune frère convers, niais et cocquebin, les cheveux plats, sa soutane ramassée dans les mains comme une robe. L’un d’eux, vu de dos, le cou ourlé de plis gras et les lombes saillants, tient ouvert avec la main un vaste in-folio titré : Démolition de Sodome, et dont les feuillets, d’un blanc frais de plumail, semblent déployer le vol de l’Esprit Saint parmi la noirceur des chapelles maudites.

Le plat, pulpeux, essentiel, lié comme un coulis, est d’un maître-queux au courant de toutes les recettes : on ne peut imaginer une plus grasse et ragoûtante venaison. Les noirs de fond sont moelleux et légers, en demi-teintes décantées ; la vêture du gros tonsuré, évidée et guillochée au grattoir, a la splendeur des orfrois de chasuble ; les tons crémeux du vélin, poudrés d’un frottis d’ombre, émerveillent. Aucun des prédécesseurs n’a fait plus coloré, ni Nanteuil à la main de velours, ni Mouilleron ni Deveria, ni même


SEULE.



Daumier dans ses manœuvres larges et nerveuses, comme fondues en des huiles.

Il faut aussi rattacher à cette période truculente et nourrie la bonne vieille coiffée du barada et marmonnant ses paternostres En attendant la confession. Sourdines d’ombre en pleine pâte, valeurs liées et pleines chromatisant le jeu des demi-tons, ricochets sur la dalle de palets de soleil entrés par quelque verrière, c’est du plus riche coloris.

Même accent plus chatoyé encore, en cette litho étoffée et faite de peau de péché, la Vieille Garde, du satin, de la moire, de la braise, un noir de catafalque par-dessus de la chair grasse d’onguents, et mieux encore, le chaudron vivant de tous les péchés capitaux. Le Rops tragique de tout à l’heure, avec son fumet vicieux et chaud, est en germe dans l’idole faisandée aux nus charbonneux, au rire à coups de dents fendant un masque pochonné d’ombre, aux matités molles du sein hors du corset, outres auxquelles s’abreuvèrent les générations. Ailleurs, encré par le bon lithographe habituel, Ph. Ham, Un monsieur et une dame conversant, forment un tableau plein, nourri, symphonisé, à base de tons moelleux et fonciers, que n’égala nul Courbet et qui est, quoique simple litho, du plus grand art de toutes les époques. Rops est bien là le roi soudain du crayon ; son dessin brusque, à reliefs et à cassures, avec des plans d’ombre et de lumière, des accents modelés sur le muscle, les os et l’action de la vie, sait, d’une touche d’estompe ou d’un tranchant de burin, caler un type, concréter un caractère, mettre au point des morceaux de synthèse humaine. C’est bien là le dessin des grands coloristes de la race et on peut dire que c’est aussi de la peinture, de la vraie, au crayon.


Mon bourgmestre.