Fêtes et Points noirs - L’Exposition universelle et l’entrevue de Salzbourg

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Fêtes et Points noirs - L’Exposition universelle et l’entrevue de Salzbourg
Revue des Deux Mondes5e période, tome 21 (p. 802-835).
FÊTES ET POINTS NOIRS

L’EXPOSITION UNIVERSELLE
ET L’ENTREVUE DE SALZBOURG


I

A Paris, l’Exposition de 1867, ouverte officiellement le 1er avril, était dans toute sa splendeur en juin. Elle offrait un coup d’œil magnifique. Le charlatanisme des appâts sensuels, battant la caisse à l’entrée des exhibitions de l’Industrie, de la Science, de l’Art, pour y attirer les chalands, s’essayait alors à peine : l’ensemble restait d’une gravité élégante. On y retrouvait la méthode, l’ingéniosité d’esprit du commissaire général Le Play. Il avait adopté la disposition indiquée par le remarquable rapport du prince Napoléon sur l’Exposition universelle de 1855 : la division transversale par nation, et la division longitudinale par nature de produits. Cet arrangement heureux permettait de rapprocher, et de comparer facilement le degré d’avance des divers pays. Une des innovations était la création d’un groupe (Xe) pour les institutions destinées à améliorer les conditions physiques et morales du peuple.

Dans une galerie s’étalaient, comme une invitation à l’étude de notre artillerie, tous les modèles possibles de canons : canons lisses et canons rayés, canons se chargeant par la culasse, canons Krupp, canons français, canons en fonte, en acier fondu, en fer forgé, tout ce que l’esprit humain avait inventé jusque-là en fait d’engins de destruction. Dans la galerie des machines, se dressait le formidable canon d’Essen, destiné à l’armement d’une batterie de côtes, d’une longueur de cinq mètres, du prix de 543 750 francs, et dont chaque coup tiré coûterait 4 000 francs.

A côté de cette exhibition brutale du réel, brillait celle de l’idéalité, sous les diverses formes que lui donnent les arts plastiques. Dans l’exposition française, on retrouvait la liberté un peu anarchique qui avait succédé à la longue domination de Ingres. On l’avait réputé pendant des années le maître suprême, et quiconque n’admirait pas dévotement les formes sculpturales, le grand style de cet adorateur de l’antiquité et de Raphaël était taxé d’hérésie. Il fallait de la hardiesse pour dire tout bas que le portrait de Bertin, si merveilleux qu’il soit, n’efface ni l’Homme au gant, de Titien, ni les Syndics des Drapiers, de Rembrandt, et qu’il y a beaucoup de froid et de gris dans la magistrale ordonnance de l’Apothéose d’Homère. Des artistes remarquables avaient surgi à côté : le brillant Horace Vernet, l’habile Delaroche, le poétique Scheffer, le lumineux Decamps. Mais aucun de ces maîtres n’avait osé s’insurger contre la discipline du chef reconnu de l’École. Eugène Delacroix l’osa : attiré par les drames modernes plus que par les réminiscences antiques, il chercha l’effet par la force de l’imagination, le mouvement de la vie, le pathétique de l’expression, la splendeur et le charme de la couleur. Ingres l’avait excommunié. Introduit clandestinement dans la chapelle de Saint-Sulpice peinte par le révolutionnaire, il regarde en silence, puis, le teint enflammé, serrant avec force le bras de son introducteur : « Êtes-vous bien sûr, monsieur le curé, qu’il y a un enfer ? »

La suprématie impérieuse du grand maître était devenue à la longue pesante, même à ses admirateurs. Ce sentiment est exprimé par Hébert, dans de charmans Souvenirs[1] : « Son temps de direction expiré, Ingres partit. Nous le reconduisîmes jusqu’à Ponte Molle. Le grand homme pleurait en nous disant adieu : il jeta les yeux une dernière fois vers le Dôme de Saint-Pierre et monta dans son vetturino. Nous autres, nous reprîmes en silence le chemin de l’Académie. En rentrant, après une heure de marche, dans notre villa Médicis, admirable ce soir-là, un sentiment bizarre s’était emparé de nous ; nous respirions plus à l’aise, nous sentions un air de liberté flotter autour de nous ; il nous semblait qu’un fardeau invisible ne pesait plus sur nos pensées et nos actes ; nous pouvions nous jeter dans l’infini de l’avenir à la poursuite de mirages étincelans de fraîcheur et de beauté ! » Ce sentiment des jeunes pensionnaires fut celui de l’École française quand le sceptre dictatorial tomba des mains fatiguées de Ingres, avant même sa mort. Alors commencèrent à couler librement les sources retenues : Hébert, florentin par la composition et le dessin, sans maître pour la suavité du coloris, le vigoureux Bonnat, l’élégant Gérome, le resplendissant Henner, le fantastique Moreau, si moderne dans son archaïsme, et tant d’autres.

Les paysagistes s’étaient, eux aussi, révoltés contre des traditions non moins tyranniques ; ils s’étaient affranchis de la solennité des paysages historiques de Poussin et de Claude Lorrain. Opérant sur la toile une révolution semblable à celle de J. -J. Rousseau et de Chateaubriand dans les lettres, le solitaire de Barbizon, Théodore Rousseau, avait dépouillé la nature des arrangemens de convention, l’avait étudiée, aimée, et il rendait avec une égale puissance son implacable immobilité et ses frémissantes évolutions, ses familiarités et ses grandeurs, la mare claire de la forêt et l’amplitude des horizons lointains. L’Exposition consacrait sa victoire par la médaille d’honneur : l’Homère du monde rustique, Millet, était encore dans l’ombre, luttant contre la misère. Plus heureux, Jules Breton accroissait la renommée que lui avait value sa Bénédiction des Blés.

La sculpture n’avait pas eu d’émancipation à opérer : Guillaume, Perraud, Dubois, Carpeaux, continuaient, en la rajeunissant, la tradition glorieuse des David, des Pradier, des Rude. La série des bustes de Napoléon aux divers âges de sa vie, de Guillaume, obtenait un succès général.

Les étrangers aussi, Hockert, Bischoff, Rodakowicki, Matejko, etc., faisaient bonne figure. Les œuvres qui frappèrent le plus furent, en sculpture, le Napoléon mourant de Vêla, d’une poignante émotion ; en peinture, les tableaux récompensés du Belge Leys et le carton de la Réformation de l’Allemand Kaulbach ; les tableaux de Leys se distinguent par la solidité du modelé et un art consommé de distribuer les personnages. Le carton de Kaulbach représente une cathédrale gothique, sous les voûtes de laquelle se meuvent, autour d’un robuste Luther, groupés sans confusion, les précurseurs, les martyrs, les apôtres, les chefs théologiques et militaires, les humanistes, les orateurs, les écrivains de tous pays se rattachant à la Réforme ou ayant brillé dans son temps : Pétrarque, Machiavel, rapprochés de Reuchlin, Ulric de Hutten, Erasme ; Cervantes, de Shakspeare ; Calvin, de Dumoulin ; Michel-Ange. Léonard, Raphaël, autour d’Albert Durer ; Kepler, Copernic, Galilée fraternellement unis. Cette immense composition, par son ordonnance, son dessin, son invention, constitue une œuvre vraiment grandiose.

En dehors de l’Exposition, la foule accourait, aussi curieuse et empressée, dans un théâtre du boulevard où l’on jouait un opéra-bouffe, la Grande-Duchesse de Gérolstein. Ludovic Halévy et Meilhac, les spirituels auteurs de cette étourdissante drôlerie, avaient attendri parfois la force d’un comique irrésistible par une petite note discrète de sentiment. Le maestro Offenbach, artiste supérieur, puisqu’il a créé un genre dont il est resté le maître sans rival, avait mis, dans sa partition écrite selon les règles de l’art classique, à la fois le brio des fantaisies de l’imagination, le tapage de la joie, et les suavités mélodiques du cœur.

Des moralistes sévères ont trouvé ce succès mondial d’une bouffonnerie peu séante à la dignité de notre génie national. Il n’y avait pas là cependant de quoi nous diminuer. « Chacun des miracles de Çakya-Mouni, dit le Lalita-Vistara, se marquait par ceci : que tous les êtres vivant sur la terre éprouvaient le soulagement momentané de leurs maux. » Grâce au don divin de la gaîté, la France opère dans le monde ce miracle permanent. Depuis Rabelais, « par son art des peintures contrefaictes à plaisir pour exciter à rire, » depuis Voltaire, « qui lui apprit, comme dit Chateaubriand, à rire avec grâce, » elle n’a cessé d’apporter une immense consolation aux misérables humains en leur faisant oublier un moment « tout ce pour quoy tant ils veillent, courent, travaillent, naviguent et battaillent. » Par ce privilège, elle excelle au-dessus des autres nations, et l’Italie elle-même, cette inépuisable terre de tout art, n’a rivalisé avec elle qu’au moment d’Arioste et de Rossini. Cela aussi valait d’être exposé, et librettistes et maestro avaient bien mérité de nous en le faisant avec tant d’éclat.


II

L’Empereur avait invité tous les souverains. Victor-Emmanuel fit savoir qu’il resterait chez lui : il se dit malade, ce qui ne l’empêcha pas d’aller chasser dans la montagne. Gortchakof conseilla au Tsar d’accepter le premier. Alors, le roi de Prusse décida qu’il irait également, et aussitôt tous les autres souverains suivirent. Le roi des Belges commença le défilé (14 mai), puis vint le Tsar (1er juin), et le roi Guillaume (5 juin).

L’Empereur envoya à la rencontre du Tsar jusqu’à la frontière le général Lebœuf, qu’en souvenir de la cérémonie du couronnement à laquelle il avait assisté, le souverain russe avait demandé qu’on attachât à sa personne. Le général de Failly fut envoyé au-devant du roi de Prusse. L’Empereur vint lui-même recevoir ses hôtes à la gare. On évita de faire passer Alexandre II par le boulevard de Sébastopol. Je me trouvais dans la foule, à la Porte-Saint-Denis : les deux souverains étaient dans une voiture qui trottait fort, l’Empereur rayonnant, le Tsar grave. Dans le public, curiosité, froideur, presque personne ne se découvrant, un sourd murmure : « Les voici ! » quelques cris : « Vive la Pologne ! » d’autres plus nourris : « Vive l’Empereur ! » Les quartiers aristocratiques manifestèrent un peu plus de chaleur. Le roi de Prusse fut reçu partout avec réserve, mais très respectueusement. On a raconté qu’à la vue de Bismarck, reconnaissable à son costume de cuirassier, quelques sifflets se firent entendre. Bismarck aurait dit à l’amiral Jurien de la Gravière assis à ses côtés : « Nous autres hommes politiques, nous ne saurions plaire à tout le monde ; il faut en prendre notre parti. » Je ne suis pas sûr de l’authenticité de l’anecdote. Dans tous les cas, si certains spectateurs donnèrent cette preuve de mauvais goût, ils ne furent pas imités, et le public se montra partout, à l’égard du Prussien, curieux sans hostilité. Le Tsar, après avoir rendu ses hommages à l’Impératrice, descendit à l’Elysée. Quelques heures après, il s’en alla s’amuser à la Grande-Duchesse de Gérolstein. Le roi Guillaume s’établit au pavillon de Marsan.

De la frontière d’Erquelines à Paris, Gortchakof prit à part Lebœuf et lui expliqua longuement les bonnes dispositions de la Russie : « J’arrive avec une chancellerie pour faire des affaires, mais vous n’avez pas confiance en nous ; vous en êtes tous au mot de Napoléon Ier : Grattez un peu le Russe et vous trouvez le Scythe. » Il revint aussi sur la campagne polonaise : « Si l’Empereur ne s’était pas lancé dans cette affaire, notre alliance n’aurait pu être rompue, et vous auriez aujourd’hui la frontière du Rhin. » Il insinua que rien n’était définitivement perdu, et que les rapports amicaux pourraient être repris si on voulait faciliter la politique russe en Orient. Il le pria de lui ménager une conversation confidentielle avec l’Empereur. Le soir même, Lebœuf s’échappa et alla raconter ce qui lui avait été confié. L’entrevue eut lieu, mais elle ne fut pas confidentielle. Elle se passa comme celles de Biarritz avec Bismarck. Gortchakof débuta d’un ton solennel : « Ce voyage, Sire, sera un événement… » Il parla beaucoup ; l’Empereur écouta, et, ne donnant pas d’encouragement à des ouvertures précises, la conversation tourna court. Depuis le service que les Anglais lui avaient rendu, en couvrant d’une couleur honorable sa reculade dans l’affaire du Luxembourg, il était plus attentif que jamais à ne pas les froisser, et il savait qu’un rapprochement avec la Russie, au prix qu’elle y mettait, leur serait le plus sensible des froissemens : ce sentiment de fidélité envers l’allié de Crimée l’empêcha de provoquer les suggestions de Gortchakof et de sortir des généralités.

Déçu de ce côté, Gortchakof ne fut pas plus heureux auprès de Rouher. S’étant rendu dans son cabinet pour causer, il y trouva huit ou dix personnes : ce que Rouher expliqua par le désir naturel de ses collègues de voir de près un homme illustre, qui n’allait pas dans le monde et n’était d’aucune fête. Aussi Gortchakof emporta-t-il l’opinion que, si le ministre d’Etat était un économiste distingué, un brillant orateur, c’était un homme politique au-dessous de sa position.

Les Prussiens aux aguets suivaient pas à pas les moindres démarches russes. Personne, hélas ! ne songeait à tromper leur surveillance policière. Le Tsar n’eut pas plus que son ministre d’entretien approfondi. On l’accabla de prévenances, mais on évita toute conversation sérieuse. A son premier dîner aux Tuileries, il annonça qu’il arriverait de bonne heure parce qu’il voulait causer avec l’Empereur. A peine introduit dans le cabinet de Napoléon III, il vit entrer l’Impératrice, et la conversation s’éparpilla en banalités. Il renonça à de nouvelles tentatives. Cela commença à l’assombrir.

Un petit incident, qu’on a trop grossi, lors de sa visite au Palais de Justice, ne lui fut pas non plus agréable. Au sommet du grand escalier, au moment où il allait s’engager dans les vestibules, sortit d’un petit groupe de quatre ou cinq avocats, comme un murmure plutôt que comme un cri : « Vive la Pologne ! » Si le mot de Monsieur fut ajouté, il ne fut entendu ni par le Tsar, ni par ceux qui l’accompagnaient. Lebœuf s’avança vivement vers les avocats, qui, aussitôt, se dispersèrent et se perdirent dans la foule. Aucune autre manifestation ne troubla la visite ou ne se produisit à la sortie, et le Tsar s’en retourna paisiblement, sans paraître s’être aperçu de la protestation. Mais, le lendemain (6 juin), un événement beaucoup plus grave allait le troubler.

Il avait, avec le roi de Prusse, assisté à Longchamps à une magnifique revue de 60 000 hommes commandés par Canrobert, au milieu d’une immense multitude, enthousiaste et joyeuse, et il revenait avec l’Empereur et les deux Grands-Ducs dans une calèche. A la hauteur de la Cascade, Raimbeaux, l’écuyer de l’Empereur, aperçut un jeune homme, qui, d’un mouvement rapide, levait le bras et dirigeait un pistolet sur Alexandre II. Il poussa son cheval en avant, et le coup destiné au Tsar porta dans les naseaux de l’animal. L’Empereur entendit les deux détonations sans se rendre compte d’où elles provenaient. Ce ne fut qu’à une centaine de pas, que, dans la course rapide de la voiture, il aperçut des gouttes de sang sur un des Grands-Ducs, et vit quelques taches sur lui-même. D’où venait ce sang ? On comprit que c’était d’un cheval blessé, on pria Raimbeaux de changer sa monture. On arriva ainsi à fond de train aux Tuileries. Ce fut Piétri, le préfet de police, qui accourut alors expliquer ce qui s’était passé[2].

L’attentat avait été commis par un jeune Polonais de dix-huit ans, nommé Berezowski, qui s’était blessé lui-même et qu’on avait eu grand’peine à arracher à la fureur de la foule. « Nous avons vu le feu ensemble, Sire, dit l’Empereur, nous voilà frères d’armes. — Nos jours sont entre les mains de Dieu, » répondit froidement le Tsar. Le soir, il assista à un grand bal à l’ambassade de Russie ; les jours suivans, à d’autres bals, à l’Hôtel de Ville, aux Tuileries, et il y fut accablé d’ovations, d’hommages, de marques de sympathie, mais il resta sombre. D’ordinaire, ses manières cordiales et l’extraordinaire douceur de sa voix harmonieuse le rendaient irrésistible ; on ne le vit plus que réservé et hautain. A la fin de son séjour, lorsqu’il s’agit, selon l’usage, de l’échange des décorations, il dit : « Pour les militaires, oh ! tant que vous voudrez, car j’aime beaucoup l’armée française, et je serai bien aise de le lui témoigner, mais, pour les personnages civils, rien[3] ! » Et, malgré les instances de Lebœuf, il les refusa à tous les civils, sauf quelques rares exceptions. Gortchakof ne partit pas dans des dispositions meilleures. A défaut d’une entente, il eût voulu, du moins, une satisfaction publique de vanité laissant supposer à l’Europe qu’il venait de faire quelque chose d’important. Il désirait la plaque de grand-officier en diamans. On le savait, et on ne la lui donna pas.

La tournure que prit le procès Berezowski acheva de blesser non seulement le Tsar et son ministre, mais la Russie même. Berezowski avait un regard honnête et doux. Il fut imperturbable dans son fanatisme. — « Vous vous croyez donc en droit de tuer le Tsar ? — Oui, parce qu’il a tué mon pays, massacré les femmes et les enfans, envoyé la jeunesse polonaise en Sibérie, et d’un trait de plume condamné tout un peuple à l’exil, à la mort. — Mais ignorez-vous que nul n’a le droit d’attenter à la vie de son semblable ? — Ce n’est pas mon semblable. — C’est votre souverain. — Non, il n’a jamais été mon souverain, et je ne sache pas de nom qu’on puisse lui donner. — Mais Dieu défend de tuer. — D’abord je ne suis pas Dieu, puis Dieu se venge, puisqu’il nous envoie en enfer. En le tuant, je le délivrais de lui-même, et, en le plongeant dans l’éternité, il ne pouvait qu’être plus heureux que sur la terre, où il vit en proie aux remords. J’ai obéi à la voix intérieure de mon cœur. » La défense d’Emmanuel Arago consista à étaler les rigueurs de la répression russe. Le procureur général se défendit de les justifier et se borna à protester contre la théorie de l’assassinat politique. L’accusé obtint des circonstances atténuantes. Il ne fut condamné qu’aux travaux forcés à perpétuité (15 juillet).

Le Tsar vit dans cette indulgence une confirmation du cri de : Vive la Pologne ! Il se montra de plus en plus mécontent de son voyage. De ce moment fut arrêtée dans son esprit la résolution de laisser à la Prusse le champ libre contre la France. « Les Russes, écrit, quelque temps après, Bismarck à Heydt, son collègue aux Finances, tiendront l’Autriche en bride. »


III

Le roi Guillaume ne rechercha pas de conversations politiques ; il s’attacha au contraire à les écarter : il songea seulement à plaire, et il y réussit. Il n’était question que de sa bonne grâce et de ses séductions. Il paraissait émerveillé des beautés de la capitale et particulièrement intéressé par son système d’assainissement ; il visita avec Haussmann les travaux d’égouts et de canalisations. Cependant le Prussien reparut par échappées sous l’homme du monde aimable : il alla se promener, en souvenir de 1814, aux Buttes-Chaumont, et, dans une visite à la princesse Stéphanie, qui habitait aux Tuileries, il lui échappa de dire, sur un certain ton, en regardant le pavillon de l’Empereur : « C’est pourtant lui qui m’a empêché d’entrer à Vienne ! »

Bismarck parut avant tout préoccupé de se justifier d’avoir été déloyal dans l’affaire du Luxembourg. Dès son premier pas sur notre territoire, c’est le sujet dont il entretint Failly, sachant bien que ses paroles seraient redites à l’Empereur. Il n’aurait pas mieux demandé que le Luxembourg nous fût acquis, mais il avait promis de ne pas empêcher, non de seconder. Il avait demandé qu’on le mît en présence d’un fait accompli, et on l’avait appelé à se prononcer sur un fait à accomplir ; alors les circonstances avaient été plus fortes que sa volonté. Avec quelques variantes de détail, chaque fois qu’il en eut l’occasion, il reprit le même thème. Comme autrefois, il se montra de bonne humeur, inépuisable en saillies. Parfois encore ses propos surprenaient. Il dit au général de Failly : « Le Roi est un excellent homme, mais il est très indécis. Lorsque les affaires deviennent difficiles, je fais en sorte qu’il pense à une nouvelle giberne ; cela l’occupe, et il me laisse faire. » Il se montrait fort galant. Dans un bal de la cour, la ravissante jeune femme qui conduisait le cotillon étant venue lui offrir un bouquet de roses, signe d’invitation à valser, il prit le bouquet, fit de bonne grâce son tour de valse devant les souverains étonnés, puis, ramenant sa danseuse, il lui dit : « J’ai beaucoup aimé la valse, celle-ci sera la dernière que je danserai. » Et, en souvenir, il lui offrit un bouton de rose qui ornait le revers de son habit. Il demanda au colonel Stoffel de le conduire à la Grande-Duchesse de Gérolstein, et il rit à gorge déployée de cette satire des petites cours allemandes, qu’il trouvait très ressemblante. Se retournant vers Moltke, assis au second rang parce qu’il était indisposé par l’eau de Paris, il lui disait ; « C’est tout à fait cela ! »

Moltke écoutait impassible. Du reste, il l’était toujours, saluant, observant sans dire un mot, ni témoigner aucune amabilité. Une fois seulement, dans une course en voiture à travers Paris, il dit au colonel Stoffel : « Je suis très content que le Roi ait vu toutes ces magnificences ; il s’occupe presque exclusivement de l’armée ; il a pu s’assurer aujourd’hui qu’un souverain, sans négliger l’armée (car la vôtre est excellente), peut s’intéresser à tout ce qui contribue à la grandeur d’un peuple. Il m’est permis plus qu’à tout autre de parler ainsi, car je n’ai pas à me plaindre de cette prédilection du Roi. »

Les souverains visitèrent le Petit Trianon et Versailles. L’Empereur les y conduisit lui-même. Lebœuf suivait, avec Bismarck et Moltke. Arrivé aux galeries du premier Empire, Napoléon III voulut passer outre ; le Tsar insista pour qu’il n’en fit rien. Moltke, figure de plomb, regardait d’un œil haineux ; Bismarck parlait beaucoup, d’un ton ironique. « Sire, dit le soir Lebœuf à l’Empereur, je viens de passer une journée terrible, avec deux hommes qui nous détestent furieusement ; je prie Votre Majesté de ne pas me la faire recommencer. — Vous avez tort, répondit l’Empereur, M. de Bismarck ne nous déteste pas, et M. de Moltke est un officier très distingué. » Très distingué, en effet, et très désireux de nous en convaincre, car, chaque matin, il allait étudier 9ur le terrain la meilleure manière d’attaquer Paris. Lebœuf n’avait pas le droit d’insister, mais il pria Failly de ne pas mettre son nom parmi ceux qui devaient être décorés par le roi de Prusse.

Bismarck, cependant, eût voulu causer avec quelqu’un. Il n’y réussit pas mieux que Gortchakof. Il vit à peine Moustier, s’entretint à peine avec l’Empereur, un peu plus avec Rouher, mais sans sortir des généralités. Ce ne fut qu’avec Persigny qu’il eut occasion de s’expliquer. Le rencontrant aux Tuileries, il lui demanda : « Ai-je bien suivi vos leçons ? » Deux jours après, il vint le voir. Il lui expliqua d’abord, comme il faisait avec tout le monde, son rôle dans l’affaire du Luxembourg : il avait été parfaitement sincère quand il exprimait à Benedetti le désir de favoriser les vues de l’Empereur ; il était trop heureux d’avoir cette occasion de calmer les susceptibilités de la France. Si l’opération avait échoué, c’était dû à Benedetti, « qui appartient à cette époque politique où l’on confond l’intrigue avec l’habileté et sacrifie tout à la vanité. » Il se lança ensuite dans une foule de détails exagérés ou inexacts, démentis par ses propres discours. Il se plaignit que l’Empereur, à Biarritz, eût éludé, non seulement une entente, mais une explication. Sur les événemens de 1866, il fut impitoyablement railleur, et cette fois sans altérer les faits : « J’avoue que je n’ai pas compris à quelle pensée vous avez obéi dans votre médiation. Je me mets à votre place et je me demande ce qu’il y avait à faire ? Assurément rien de ce que vous avez fait. D’abord, considérant l’agrandissement de la Prusse comme un échec pour la France, et n’osant pas ou ne pouvant lui rien prendre, j’aurais voulu au moins laisser des germes profonds de division entre les deux puissances allemandes. Mais vous avez fait tout le contraire. Le Roi voulait garder la Silésie autrichienne : c’eût été un sujet éternel de haine entre les deux couronnes ; vous vous y êtes opposés et, par conséquent, comme aucune cause de colère ne subsiste entre les deux puissances, à la première occasion elles peuvent s’unir comme par le passé. De même pour le reste de l’Allemagne. En premier lieu, et à votre place, je n’aurais pas sacrifié si aisément le Hanovre, la Hesse et la Saxe. Ensuite, j’aurais voulu établir également des causes permanentes de discorde entre la Prusse et les États subsistans, tandis qu’au contraire vous avez jeté dans nos bras les princes allemands. En vérité, je ne m’explique pas ce qui a pu dévoyer à ce point un gouvernement qui paraissait naguère si habile et si résolu. » Les politiques enclins aux imprévoyances de la générosité feront bien de méditer cette leçon de conduite.

« Je ne discuterai pas, répondit Persigny tout ému de douleur, sur des faits plus ou moins exacts, plus ou moins justement appréciés. Je rends hommage à l’énergie de votre caractère et à la supériorité de votre esprit ; le succès a couronné vos conceptions. Vous avez pris en Allemagne la place de M. de Cavour en Italie, et toute l’Europe vous proclame le plus grand ministre du temps présent. Mais que d’actions de grâces vous devez à la fortune ! Si elle vous eût été contraire à Sadowa, tout cet édifice si laborieusement construit croulait à la fois, et vous seriez resté enseveli, vous et votre réputation, sous ses ruines. Quelques hommes dans ce monde, et je suis de ce nombre, auraient compati à votre destinée et se seraient dit que tant de talent, tant d’énergie, tant d’audace méritaient mieux de cette divinité capricieuse, qui aime pourtant les audacieux. Mais l’univers vous eût condamné, et la Prusse eût maudit votre mémoire. Eh bien ! si vous devez beaucoup à la fortune, vous devez aussi beaucoup aux causes particulières, qui ont si malheureusement paralysé l’action de la France, et il eût été bien préférable, pour vous comme pour nous, qu’une entente eût présidé aux événemens de l’année dernière. En effet, au lieu de cette rivalité créée entre la Prusse et la France, au lieu de cet échec grave qui abaissait si profondément notre pays, et dont les conséquences peuvent, de proche en proche, amener un conflit violent entre nous, et remettre en question ce que Sadowa a décidé, ne valait-il pas mieux pour vous que vos triomphes fussent en même temps une victoire pour la France, et que, de chaque côté du Rhin, votre nom fût salué des mêmes acclamations ? Eh bien, cela était possible. J’en avais conçu la pensée. » Alors il raconta sa proposition au Conseil, quelque temps avant Sadowa, « de donner à la Prusse tout le nord de l’Allemagne, du Mein à la Baltique, à la condition d’indemniser sur la rive gauche du Rhin les princes dépossédés sur la rive droite. »

Bismarck éprouva quelque surprise de cette étrange proposition, et se contenta d’invoquer la répugnance des populations rhénanes à accepter des princes étrangers à la maison de Brandebourg. Persigny lui confia encore, sous le sceau du secret, une autre combinaison qu’il tenait en réserve pour le moment où la guerre serait près d’éclater, qui était de prendre les États du roi de Saxe en le transportant sur la rive gauche du Rhin. Il faut vraiment la puissance d’égotisme de l’ancien ministre pour avoir lu, dans le silence que garda Bismarck, la vision d’un ordre de choses propre à préserver la France et l’Allemagne d’une des plus terribles luttes de l’histoire.

Bismarck recueillit, partout où l’on consentit à causer avec lui, ce langage de mécontentement, et l’impression principale qu’il emporta de son séjour à Paris fut que les Français considéraient la victoire de Sadowa comme un échec personnel, qu’ils ne renonçaient pas à réparer. Il partit, de plus en plus convaincu de l’inévitable fatalité d’une guerre avec la France. Guillaume et Napoléon III ne s’en séparèrent pas moins dans des termes très affectueux.

L’apparition du terrible trio prussien au milieu des fêtes de l’Exposition me rappelle celle des trois masques dans le sublime finale de Don Juan. Tout chante, tout rit, tout danse, et cependant les douloureuses harmonies qui font pressentir la catastrophe assombrissent déjà les accords joyeux.

Le prince Napoléon s’était tenu en Italie pendant le séjour du Tsar et du roi Guillaume. Il revint après leur départ. Il trouva l’Empereur content, mais las, et charmé que ce fût fini : « C’est bien ennuyeux ! on ne sait que se dire, et toujours en uniforme et en fête à mon âge, quelle fatigue ! — N’ont-ils pas, demanda le Prince, parlé politique et traité d’affaires ? — Non, dit l’Empereur, pas une demi-heure. Gortchakof qui est un grand bavard m’a dit avec emphase : « Ce voyage sera un événement, » puis j’ai attendu et il ne m’a plus rien dit. Avec Bismarck nous avons également parlé fort peu ; le roi Guillaume s’est entretenu de tout, sauf de politique. Il a d’ailleurs plu, tandis que le Tsar a paru fort hautain. Ils sont venus simplement visiter Paris et s’amuser. » Voilà en quelques mots les résultats positifs de cette visite des souverains sur laquelle certains chroniqueurs d’antichambre ont écrit tant de fables, et certains faiseurs d’histoires diplomatiques tant de profonds commentaires.


IV

Les petits princes arrivèrent après les grands : le vice-roi d’Égypte, qui se montra gracieux, généreux, et qu’on jugea très intelligent ; les rois de Wurtemberg et de Bavière. L’Empereur raconta au conseil des ministres que ce dernier se serait écrié : « Je me repens d’avoir confié les affaires à Hohenlohe ; il est trop prussien. Je reprendrai Pfordten[4]. »

Un autre personnage, le prince Antoine de Hohenzollern, vint aussi, mais incognito. Des mésintelligences s’étaient produites entre Charles de Roumanie et Napoléon III, son protecteur. L’Empereur était mécontent des rigueurs exercées contre les Juifs ; de l’allure prussienne que son protégé donnait à son gouvernement ; de la nomination d’un officier prussien, comme organisateur de ses troupes, enfin de l’introduction, comme chef du ministère, de Bratiano, l’ami passionné de tous ses ennemis, connu pour ses idées avancées. Le prince Antoine, très fin, très avisé, avait cru d’abord que son fils n’avait pas à s’inquiéter de Napoléon III dont l’étoile semblait pâlissante. Mais, à la réflexion, il s’était convaincu que, « même après son échec de Mexico, Napoléon III dominait toujours l’Europe »[5], et que c’est à Paris qu’était encore le plus solide appui de son fils. Il voulait s’entretenir avec l’Empereur, ôter tout caractère agressif à l’union récente de sa fille Marie avec le comte de Flandre. Il fut reçu affectueusement, comme on reçoit l’ami dont on est sûr. L’Empereur ne se plaignit pas du mariage ; en renouvelant ses conseils au prince de Roumanie, il ne mit au bout aucune menace ; mais il ne cacha pas son désir de voir Bratiano quitter les affaires.

Après le Tsar et le roi de Prusse, ce fut le sultan Abdul-Azis qui excita le plus d’attention. Les Parisiens se réjouirent fort d’admirer, couvert de ses décorations et de ses dorures, le farouche maître et seigneur de tant de femmes. Il n’avait que trente-deux ans, et paraissait beaucoup plus âgé ; son invitation lui avait causé une joie d’enfant ; il ne se lassait pas d’admirer. Malgré son intention d’être aimable, son visage restait toujours sombre. Il ne disait pas un mot de français, mais il avait avec lui Fuad qui le savait à merveille. Il assista le 1er juillet, à la droite de Napoléon III, à la distribution des récompenses.

L’Empereur dit : « Félicitons-nous, messieurs, d’avoir reçu parmi nous la plupart des souverains et des princes de l’Europe et tant de visiteurs empressés. Soyons fiers aussi de leur avoir montré la France telle qu’elle est, grande, prospère et libre. Il faut être privé de toute foi patriotique pour douter de sa grandeur, fermer les yeux à l’évidence pour nier sa prospérité, méconnaître ses institutions, qui parfois tolèrent jusqu’à la licence, pour ne pas y voir la liberté. — Les étrangers ont pu apprécier cette France jadis si inquiète et rejetant ses inquiétudes au-delà de ses frontières, aujourd’hui laborieuse et calme, toujours féconde en idées généreuses, appropriant son génie aux merveilles les plus variées et ne se laissant jamais énerver par les jouissances matérielles. — Les esprits attentifs auront deviné sans peine que, malgré le développement de la richesse, malgré l’entraînement vers le bien-être, la fibre nationale y est toujours prête à vibrer dès qu’il s’agit d’honneur et de patrie ; mais cette noble susceptibilité ne saurait être un sujet de crainte pour le repos du monde. Que ceux qui ont vécu quelques instans parmi nous rapportent chez eux une juste opinion de notre pays ; qu’ils soient persuadés des sentimens d’estime et de sympathie que nous entretenons pour les nations étrangères, et de notre sincère désir de vivre en paix avec elles. »

En entrant dans le palais du Champ-de-Mars, l’Empereur avait reçu des mains du prince de Metternich la dépêche annonçant l’exécution de Maximilien, dont le bruit circulait dans Paris depuis la veille.


V

La peine de mort avait été prononcée contre Maximilien et ses généraux Miramon et Mejia, le 15 juin, à onze heures du soir. Le 16, à onze heures du matin, le colonel Palacio vint leur notifier la sentence en leur annonçant qu’elle serait exécutée le même jour à trois heures. L’Empereur écouta avec un calme sourire et dit à Bash, son médecin, en regardant sa montre : « Nous avons encore trois heures, c’est assez pour finir mes affaires. » À trois heures, les condamnés attendaient sur le seuil de leur cellule ; mais l’heure sonna, les minutes s’écoulèrent, et personne ne vint les chercher. À quatre heures, Palacio entre, un papier à la main. Est-ce la grâce ? Non, c’est un sursis. L’exécution était remise au 19, à sept heures du matin.

Informés par le télégraphe de la condamnation et de l’heure à laquelle elle devait être exécutée, les défenseurs de Maximilien s’étaient rendus auprès de Lerdo et de Juarez, implorant avec larmes la grâce. Magnus, le ministre de Prusse, qui s’était joint à eux, demandait, au moins, un sursis de quelques jours afin que Maximilien pût régler ses affaires. Juarez refusa la grâce et accorda le sursis.

Les condamnés passèrent leur dernier jour en effusions avec leurs familles ou leurs amis. Maximilien écrivit au Saint-Père, lui demandant pardon de la peine qu’il avait pu lui causer et protestant qu’il mourait dans le sein de l’Eglise catholique. Il recommanda à sa famille la veuve de Miramon ; il adressa des remerciemens à ses défenseurs, au capitaine Pierron, autrefois attaché à sa personne ; il envoya à Juarez une adjuration suprême : « Faites que mon sang soit le dernier versé, et consacrez cette persévérance que vous avez mise à défendre la cause qui vient de triompher, et que je me plaisais à reconnaître et à estimer au milieu de la prospérité, à la tâche plus noble de réconcilier les esprits et de fonder la paix dans ce pays infortuné. » Il fit demander à Escobedo par Magnus de choisir de bons tireurs et de leur recommander de ne pas le défigurer en tirant au visage et de bien le tuer du premier coup, car il considérait comme peu séant que la foule vît un Empereur se débattre sur le sol dans les convulsions de l’agonie. Il exprima le désir de recevoir la visite du général afin d’exprimer lui-même ce dernier vœu, et de prendre congé de lui. En l’attendant, il s’endormit. A onze heures, on le réveilla pour recevoir Escobedo. Celui-ci le quitta tout ému, emportant une photographie sous laquelle Maximilien avait écrit : Al general don Mariano Escobedo, Maximiliano.

Maximilien s’était rendormi. Il se réveilla à trois heures et demie du matin, fit une toilette très soignée, mit un pardessus foncé, un gilet et un pantalon noir et un chapeau de feutre. A cinq heures, le Père Soria, qui lui avait déjà donné les sacremens, vint célébrer la messe dans la cellule, puis Maximilien déjeuna d’un peu de poulet, de vin et de café. Il donna encore quelques commissions au docteur Bash, lui recommanda de remettre à sa mère un scapulaire qu’il portait dans la poche de son gilet.

L’exécution avait été d’abord fixée à sept heures. Escobedo l’avança afin d’éviter les manifestations populaires. Au coup de six heures, un officier se présenta. Maximilien sortit de sa chambre. Avec cette intrépidité tranquille et cette grandeur simple qu’il garda jusqu’à la fin, il dit : « Je suis prêt. » Ses serviteurs pleuraient et baisaient ses mains. « Soyez calmes, dit-il, vous voyez que je le suis. C’est la volonté de Dieu que je meure. » Il alla vers les cellules de ses compagnons : « Etes-vous prêts, messieurs ? je le suis. » Puis il les embrassa. Le bon Mejia était affaissé. Maximilien monta le premier dans un fiacre entouré d’une escorte d’infanterie et de cavalerie. Son domestique hongrois et le Père Soria s’assirent à ses côtés. Mejia et Miramon suivaient avec leurs confesseurs dans deux autres voitures. Il fallut arracher de force la femme de Mejia à son mari ; elle suivit sa voiture avec son petit enfant dans ses bras en poussant des cris déchirans.

Toutes les troupes de la garnison formaient la haie et contenaient une immense population silencieuse. Un soleil étincelant illuminait les rues et invitait à la vie, tandis que les cloches de toutes les églises jetaient dans l’air le glas de l’agonie. Au passage, beaucoup saluaient respectueusement ; les femmes pleuraient, surtout à la vue de la malheureuse femme de Mejia. Quand le cortège fut arrivé à l’entrée du carré de 4 000 hommes qui entourait le lieu de l’exécution, l’Empereur ouvrit la portière et sauta à terre. Le Père Soria défaillait ; Maximilien prit son flacon de sels pour le ranimer. Il regarda la foule et demanda s’il n’y avait là nul de ses amis. On lui dit que Magnus était présent, mais qu’il ne pouvait le voir. Sa place était fixée au centre avec Miramon à sa droite et Mejia à sa gauche ; il se retourna vers Miramon et lui dit : « Un brave, même au moment de la mort, doit être distingué par son souverain. Permettez-moi de vous donner la place d’honneur. » Et, mettant Miramon au milieu, il se plaça à sa droite.

Trois pelotons d’exécution, composés chacun de sept hommes et un officier, se rangèrent à un mètre des condamnés. L’officier chargé de commander le feu s’avança vers l’Empereur en le priant de lui pardonner. « Jeune homme, dit Maximilien, merci de votre compassion, mais vous êtes un soldat, obéissez. » Il s’avança vers les hommes du peloton, donna à chacun une once d’or (80 francs) et leur dit : « Enfans ! visez bien ! visez là. » Et il leur montra son cœur. Puis il retourna à sa place, et d’une voix claire et ferme : « Je vais mourir pour une cause juste, la cause de la liberté et de l’indépendance du Mexique. Puisse mon sang mettre un terme aux malheurs de ma nouvelle patrie. Vive le Mexique ! »

Il retira son chapeau, le remit à son serviteur pour qu’il le portât à sa mère et s’essuya le front avec un mouchoir. Apercevant à quelques pas un groupe d’hommes et de femmes qui sanglotaient tout haut, il leur sourit, rejeta sa barbe en arrière et regarda devant lui. Miramon lut un discours qu’il termina par le cri de : « Vive le Mexique ! » Mejia laissa tomber sur sa poitrine le crucifix qu’il tenait à la main ; les officiers levèrent leur épée, le fou de peloton éclata. Maximilien tomba sur son côté droit en murmurant le mot : Hombre ! (homme !) Chacune des balles avait transpercé, chacune était mortelle, mais comme il semblait que l’Empereur remuait encore, un officier tourna le cadavre sur le dos et montra avec la pointe de son épée le cœur. Un soldat s’avança, envoya une dernière balle. Le glas des cloches continuait à résonner.


III

Napoléon III fut profondément affligé. L’Impératrice fut irritée autant que consternée, car elle n’aurait pas voulu qu’on abandonnât le malheureux Maximilien.

L’empereur François-Joseph avait accepté comme tous les souverains l’invitation de Napoléon III. La mort de Maximilien ne lui permit pas de se rendre à Paris. Il marqua même, sur ce premier moment, une assez vive irritation de ce qu’après avoir tant pressé son frère d’accepter la couronne, on l’eût délaissé dans le péril. Beust eut le courage de lui dire : « Et le Hanovre ? C’est Votre Majesté qui a invité le roi George à prendre l’attitude qui lui a coûté son royaume : et cependant il vous a été impossible après Sadowa de venir à son secours. Il n’était pas davantage possible à Napoléon III de se jeter dans une guerre contre les Etats-Unis pour sauver votre frère. » Des lettres très affectueuses des Tuileries, exprimant un profond chagrin, achevèrent de calmer François-Joseph, et il consentit de tout cœur à recevoir à Vienne les condoléances que l’Empereur et l’Impératrice demandaient à lui apporter. Le lieu de la rencontre fut fixé à Salzbourg.

Napoléon III, désireux de ne pas réveiller les susceptibilités à peine calmées de l’Allemagne, chargea Göltz de porter au roi de Prusse, à Ems, et transmit, par notre ambassade à Berlin, les explications les plus rassurantes sur le caractère de son voyage : c’était une pure visite de condoléances, bien naturelle après le malheur qui venait de frapper la famille impériale d’Autriche. Il laissait même entendre qu’à son retour, il se proposait de rendre au roi de Prusse sa visite à Coblentz.

Il ne donna aucun caractère officiel à son voyage. Quoiqu’il gardât l’incognito, il trouva cependant à la gare d’Ulm (17 août), le roi de Wurtemberg, et à celle d’Augsbourg (18 août), le roi de Bavière, qui l’accompagna jusqu’à la frontière de ses États. Les populations autant que les souverains accouraient sur ses pas, empressées, sympathiques, et c’est au milieu d’un immense concours qu’il visita à Augsbourg la maison qu’avait occupée sa mère, et le Lycée où il avait commencé ses humanités.

A Salzbourg la réception fut grandiose ; il n’y manqua, pour être tout à fait féerique, que l’accompagnement d’une de ces divines mélodies écloses dans la ville dont le nom est inséparable de celui de Mozart. La charmante cité était éclairée par un soleil radieux et fut en fête pendant les cinq jours que dura la rencontre impériale. Napoléon III n’avait amené aucun ministre : n’était-il pas, d’ailleurs, lui-même son véritable ministre des Affaires étrangères ? Son ambassadeur Gramont l’assistait seul. Au contraire, Beust, Andrassy et tout le ministère autrichien avaient accompagné François-Joseph et, tandis que les deux impératrices rivalisaient de beauté, des entretiens nombreux avaient lieu entre les deux empereurs et entre Napoléon III, Beust et Gramont.

Le concours des populations et des rois, la durée de l’entrevue et ce qu’on racontait de son caractère intime ravivaient l’inquiétude allemande, et inspiraient aux uns de l’espoir, aux autres de l’appréhension. On en vint à ne plus douter que ce ne fût le point de départ d’une alliance offensive et défensive de la France et de l’Autriche contre la Prusse, et surtout une machination pour assurer aux États du Sud une existence indépendante du Nord en constituant une confédération entre eux. Le roi Guillaume, d’abord nullement inquiet, avait même envoyé un télégramme de félicitations à François-Joseph en y ajoutant : « Rappelle-moi aux Majestés françaises. » Mais il avait été gagné à son tour par l’émotion générale, et son lecteur Schneider, lui ayant demandé s’il irait à l’inauguration du château de Hohenzollern, il lui répondit : « Qui sait si elle aura lieu ? Il faut attendre ce qu’on est en train de brasser à Salzbourg. »

On n’y brassait rien de sérieux. François-Joseph n’était pas plus belliqueux que Napoléon III, et Beust n’aimait que le bruit des dépêches, et non celui du canon. Dans leurs conversations ils étaient comme deux écuyers redoutant l’un et l’autre qu’on leur propose de sauter un fossé profond. « Ma politique, disait Napoléon III, est d’avoir le moins d’ennemis possible. » Il était surtout préoccupé de ne pas froisser la Russie, espérant ainsi la séparer de la Prusse, et ce fut avec une visible répugnance qu’il donna son assentiment à ce qu’au cas où la Russie passerait la frontière de la Moldavie, ce qu’on redoutait alors, l’Autriche passât la frontière de la Valachie. On ne signa rien. À la dernière conférence, Gramont présenta un mémoire très étendu, et Beust une note. « J’aime mieux, dit Napoléon III, ce qu’a écrit M. de Beust. — Il faudrait du moins conserver mon manuscrit. — Non, il faudra le brûler. » Cette note, gardée à titre de mémorandum, disait :

« Il importe que les stipulations du traité de Prague ne soient pas transgressées. Cependant il faut non seulement éviter ce qui pourrait être interprété et exploité par la Prusse comme une menace ou une provocation ; mais il faut encore s’abstenir de toute intervention qui serait de nature à éveiller les susceptibilités de l’esprit allemand. Pour arriver au but ci-dessus indiqué, il faut employer d’autres moyens. Il faut agir moralement sur les États du Midi afin qu’ils s’en tiennent au statu quo et n’en sortent pas. Le système que le gouvernement autrichien pratique aujourd’hui à l’intérieur servira de plus en plus à réchauffer les anciennes sympathies des populations. Une politique ouvertement pacifique du gouvernement français enlèvera tout prétexte à de nouveaux engage mens qui seraient proposés et acceptés dans la prévision d’une guerre et dans un intérêt de sécurité. En même temps, l’entente et l’union de la France et de l’Autriche devront se manifester de manière à fane réfléchir les gouvernemens du Midi de l’Allemagne, et à leur faire sentir la nécessité d’une attitude à la fois indépendante et réservée. Ce dernier résultat sera halé si les symptômes de cet accord ne tardent pas à se montrer dans les affaires de l’Orient. Là aussi il s’agit de maintenir le statu quo, et d’arrêter le mouvement qui le menace, par une action diplomatique commune et persévérante, sans que l’on prenne une attitude hostile à la Russie. » Puis suivait une série de phrases vagues sans portée, se réduisant à dire : On agira suivant les circonstances.

Ainsi on n’avait rien trouvé de mieux que de confirmer la déplorable politique de se cramponner au traité de Prague, sans en assurer le maintien par d’autres moyens que l’action morale. C’était là, croyait-on, la politique pacifique. Beust, qui était Allemand, aurait dû détromper Napoléon III et lui dire : « Tant que vous considérerez le maintien de la ligne du Mein comme un intérêt de la grandeur française, l’Allemagne ne croira pas à vos protestations pacifiques. » Dès qu’on ne voulait pas opposer au flot montant de l’Unité une digue de fer et de feu, il fallait ne plus le gêner par des lamentations ou des feuilles de papier, mais le laisser passer. A tout instant, en écrivant cette histoire, je suis tenté de m’écrier : Taisez-vous donc ou agissez !

Donc, si l’entrevue de Salzbourg n’avait pas cimenté une alliance offensive et défensive contre la Prusse, elle n’avait pas fermé le casus belli ouvert entre elle et nous par son ambition et par notre protestation hargneuse.


VII

Au retour, en passant à Munich, l’Empereur, bien qu’il eût repris l’incognito, s’entretint à la gare avec le prince de Hohenlohe, président du Conseil bavarois. Il aurait dit, au récit du prince : « Je suis fâché que la Confédération Sud-allemande ne se soit pas formée. » Il semblait considérer la chose comme n’étant plus possible. Le prince fit observer que la communauté des intérêts matériels opposait un obstacle insurmontable à la formation d’une Confédération du Sud indépendante. L’Empereur répliqua : « Vous avez déjà le Zollverein. » A quoi Hohenlohe répondit : « Le Zollverein lui-même ne pourrait pas subsister à côté d’une Confédération du Sud. »

L’Empereur aurait dissipé les appréhensions causées par ce voyage s’il avait poussé jusqu’à Coblentz ou au moins jusqu’à Bade pour y voir le roi de Prusse. Göltz l’avait fait espérer, et on fut très déçu que cette visite n’eût pas répondu au témoignage de bonne amitié donné par celle du Roi à Paris. L’Empereur crut qu’il dissiperait mieux les soupçons par des déclarations publiques que par des politesses privées. Il traversa, avec l’Impératrice, la France de Strasbourg à Dunkerque, et partout il rencontra un accueil chaleureux ou sympathique.

A Arras, à Lille, à Amiens, il prononça (26-29 août) trois discours. A Arras il dit : « Vous avez raison d’avoir confiance dans l’avenir ; il n’y a que les gouvernemens faibles qui cherchent dans les complications extérieures une diversion aux embarras de l’intérieur. Mais quand on puise sa force dans la masse de la nation, on n’a qu’à faire son devoir, à satisfaire aux intérêts permanens du pays, et, tout en maintenant haut le drapeau national, on ne se laisse pas aller à des entraînemens intempestifs, quelque patriotiques qu’ils soient. »

À Lille, il dit : « Depuis quatorze ans, beaucoup de mes espérances se sont réalisées, de grands progrès se sont accomplis. Cependant, des points noirs sont venus assombrir notre horizon. De même que la bonne fortune ne m’a pas ébloui, de même des revers passagers ne me décourageront pas. Et comment me découragerais-je, lorsque je vois, d’un bout de la France à l’autre, le peuple saluer l’Impératrice et moi de ses acclamations en y associant sans cesse le nom de mon fils ? »

À Amiens, il dit : « L’insuccès de notre politique au-delà de l’Océan n’a pas diminué le prestige de nos armées, car partout le courage de nos soldats a vaincu toute résistance. Les événemens qui se sont accomplis en Allemagne n’ont pas fait sortir notre pays d’une attitude digne et calme, et il compte avec raison sur le maintien de la paix. Les excitations d’un petit nombre n’ont pas fait perdre l’espoir de voir des institutions plus libérales s’introduire paisiblement dans les mœurs publiques ; enfin la stagnation momentanée des transactions commerciales n’a pas empêché les classes industrielles de me témoigner leurs sympathies et de compter sur les efforts du gouvernement pour donner aux affaires une nouvelle impulsion. Ces sentimens de confiance et de dévouement, je les retrouve avec plaisir à Amiens, dans ce département de la Somme qui m’a toujours montré un sincère attachement, et où un séjour de six ans (à Ham) m’a prouvé que le malheur est une bonne école pour apprendre à supporter le fardeau de la puissance et à éviter les écueils de la fortune. »

La diplomatie, de son côté, s’efforça de rassurer les cabinets. Moustier protesta des intentions pacifiques de son gouvernement ; Beust fit dire et répéter à Berlin qu’il n’avait été question entre Leurs Majestés ni des États du Sud, ni d’une Confédération de ces États, sous la protection de l’Autriche. Bismarck, instruit par ses agens, se déclara, dans la Correspondance provinciale, convaincu « que la visite faite par les souverains français a été uniquement suggérée par le désir de donner une marque de sympathique intérêt à la maison impériale d’Autriche, si cruellement frappée par le triste sort de l’empereur Maximilien, et qu’aucun projet politique, qui serait de nature à provoquer de l’inquiétude, n’a pris place dans l’entrevue. » (4 septembre.) Néanmoins, malgré cet optimisme diplomatique, les esprits demeurèrent anxieux. De toutes ces manifestations, un seul mot surnagea : les points noirs. Regardons donc de près ces points noirs.


VIII

Bismarck s’était montré, dans la Gazette provinciale, satisfait des commentaires rassurans qu’il avait reçus de Vienne et de Paris sur l’entrevue de Salzbourg. Cependant il lança dans ses journaux une courte circulaire à ses agens, qui, sans appuyer, en disait long et qui, sous la satisfaction, contenait des épigrammes et des avertissemens : « Il était facile de prévoir la grande difficulté qu’on aurait à convaincre l’opinion publique qu’un fait comme la rencontre de deux puissans monarques dans la situation actuelle de la politique européenne ne dût pas avoir de signification plus profonde et de suite plus étendue : nous éprouvons encore une plus grande satisfaction à trouver dans les déclarations françaises et autrichiennes l’assurance que la visite de l’empereur Napoléon n’avait pour but qu’un sentiment que nous honorons et que nous partageons, et que les affaires intérieures de l’Allemagne n’ont pas été dans le sens que les premières nouvelles laissaient supposer. Ce fait est d’autant plus satisfaisant que la manière dont l’Allemagne a accueilli ces nouvelles et ces suppositions montre combien peu le sentiment national allemand supporte la pensée de voir la solution des affaires de la nation placée sous la tutelle d’une immixtion étrangère ou guidée par d’autres considérations que celles suggérées par les intérêts nationaux. C’est donc avec une vive satisfaction que nous saluons dans l’intérêt de notre tranquille développement la dénégation formelle de tout projet d’immixtion dans les affaires intérieures de l’Allemagne. Les gouvernemens allemands du Sud pourront attester eux-mêmes que nous nous sommes abstenus de toute pression morale sur leur délibération… La Confédération du Nord ira encore volontiers à l’avenir au-devant de tous les besoins que pourraient avoir les gouvernemens allemands du Sud en ce qui concernerait l’extension et la consolidation des relations nationales entre les deux parties du pays ; mais nous laisserons toujours le soin de fixer les bornes dans lesquelles le rapprochement réciproque devra se maintenir à la libre détermination de nos alliés du midi de l’Allemagne. Nous croyons devoir nous en tenir d’autant plus tranquillement à cette situation que nous trouvons dans les relations réglées qui existent actuellement entre le Nord et le Sud, telles qu’elles résultent des alliances conclues et de la reconstitution du Zollverein, une base légale appuyée sur des faits pour le développement indépendant des intérêts nationaux du peuple allemand. » (7 septembre 1867.)

C’était la notification que la « neutralité attentive » de Thiers, de Rouher et de la Chambre ne suffisait pas à l’Allemagne et qu’elle exigeait la stricte neutralité, c’est-à-dire la liberté de faire à son gré, quand il lui conviendrait, malgré le traité de Prague, l’union de l’Allemagne du Nord et de celle du Sud comme l’Italie l’avait faite malgré le traité de Villafranca.

Cette dépêche raviva en Allemagne la popularité de Bismarck, tant soit peu entamée par l’abandon de la forteresse de Luxembourg ; elle inquiéta à peine les États du Sud ; et elle excita en France une protestation à peu près unanime. Duvernois dans le journal l’Époque, soldé par l’Empereur, opposant au système de Bismarck celui dont Thiers s’était fait naguère à la tribune le théoricien applaudi, déclarait que « la France n’entendait pas faire violence aux populations du Rhin par une annexion brutale ; qu’il ne lui convient en aucune façon de s’attacher au pied une Vénétie ou une Pologne ; qu’elle ne veut, sous aucun prétexte, imiter les violences de la Prusse, mais déclarer en même temps qu’elle s’opposera, même par les armes, à l’absorption directe ou indirecte des États du Sud par la Prusse. Voici la politique que nous conseillons à la France ; elle se résume en peu de mots : ni agrandissement territorial, ni amoindrissement. »

Emile de Girardin seul, reprenant les objections que j’avais opposées à Thiers, combattait cette politique qui, sous son faux air de désintéressement, nous avait conduits jusque-là, au Luxembourg et dans le Sleswig, de reculade en reculade, aux amertumes de l’impuissance. « Si la France est assez forte pour dire à la Prusse : Vous ne franchirez pas la ligne gauche du Mein ! alors qu’elle lui dise plutôt : La rive gauche du Mein m’est aussi indifférente qu’étrangère, mais, usant de ce droit de conquête que vous venez de ressusciter, je vous demande la rive gauche du Rhin qui m’a appartenu et à laquelle je n’ai plus aucune raison de renoncer. » Cependant il ne conseille pas à la France cette revendication, la seule soutenable. « Quant à contester aux Allemands le droit d’être maîtres chez eux et de se gouverner à leur gré, sous prétexte que telle forme de gouvernement peut les rendre plus forts que telle autre, c’est forfaire à l’équité. N’y a-t-il donc qu’une seule manière pour un peuple de croître en force et en grandeur ? À ce titre, il faudrait que la France déclarât la guerre à l’Allemagne, parce qu’en Allemagne, la population croît et se multiplie, tandis qu’en France elle est stationnaire. »


IX

Du côté de la Suisse se montrait un second point noir. Un professeur de philosophie, démissionnaire en 1852, établi à Genève, Barni, obtint de l’Institut genevois de prendre sous son patronage un congrès de la paix et de la liberté. On en attribua à Garibaldi la présidence d’honneur ; on arrêta les questions à examiner, et enfin on lança de toutes parts des convocations.

Des refus retentissans répondirent ; le plus violent fut celui du député démocrate prussien, Schultze-Delitsch, l’initiateur des banques de crédit populaire : « Un point sur lequel personne, chez nous, ne se fait illusion, c’est que nous serons, dans un temps prochain, exposés aux attaques de la France. Cette crainte est entretenue chez nous par les armemens de la France, ses demandes de compensation, ajournées seulement à des circonstances plus favorables, et par l’attitude d’une partie de la presse parisienne. Le sentiment national a pris chez nous une telle force que nous ne souffrirons à aucun prix l’ingérence de l’étranger dans nos affaires. Quelque entrave que la guerre ait apportée à notre progrès intérieur, quelque échec qui en résulte pour le parti démocratique, en présence des tentatives que fait l’étranger pour s’ingérer frivolement dans nos affaires, nous nous levons tous comme un seul homme, prêts à repousser de telles prétentions. Peignez-vous, maintenant, la situation de ces hommes politiques d’Allemagne qui, s’associant à vous dans ces congrès et ligues, lesquels ont, en France, leur origine et leur siège, inviteraient publiquement tous les gouvernemens en général, et les nôtres en particulier, à cesser d’armer, voire à désarmer. Au moment où l’on se prépare en France à nous attaquer, le verdict général ne serait-il pas, à notre égard, que, d’accord avec nos ennemis, nous avons tenté de mettre le pays hors d’état de se défendre ? Tout au moins paraîtrions-nous grossièrement dupés par l’étranger ; nous ne nous relèverions jamais de ce discrédit. » (12 juillet 1867.) Mazzini refusa de même : « Le but, c’est le rétablissement de la Pologne, l’achèvement de l’unité allemande, de l’unité italienne, de l’unité hellénique, la confédération danubienne substituée à l’empire autrichien, une Suisse orientale à la place de l’empire turc en Europe, l’union Scandinave, l’union ibérique, la liberté pour la France ; en un mot, les États-Unis républicains d’Europe, un Congrès international permanent au-dessus de tous les pouvoirs. Le but, pourquoi le cacher ? C’est une dernière, grande et sainte croisade, une bataille de Marathon au profit de l’Europe, pour le triomphe du principe du progrès sur le principe d’inertie. » (6 septembre 1867.) Les révolutionnaires polonais déclinèrent également l’invitation : « L’heure d’un Congrès de la paix est loin d’avoir sonné pour nous. Proposer la paix en présence de deux empires babyloniens qui, du Rhin à l’Océan Pacifique, écrasent vingt nations, c’est accepter notre destinée et nous résigner à la servitude universelle. » Le total des adhérens atteignit cependant 10 000, parmi lesquels dominaient les Suisses (2 713) et les Allemands (1 669). Les Français étaient au nombre de 1006, les Italiens de 442, les Anglais de 149.

Le président du Congrès, Garibaldi, l’ouvrit sur la place publique par un cri de guerre. Arrivé le 8 septembre, il dit du haut de son balcon à la foule : « Je salue les citoyens de cette cité de Genève qui ont porté les premiers coups à la Rome papale. Le moment est venu de compléter l’œuvre de vos pères. Il y a dans la mission des Italiens, qui ont si longtemps gardé le monstre, une partie expiatoire. Notre devoir est de l’abattre, nous l’abattrons. Votre concours sera peut-être nécessaire ; j’y compte. » On fut un peu décontenancé par cette apostrophe. Il reprit : « Trouvez-vous que j’aie dit une impertinence ? — Non, non, non. — Alors, je vais vous dire quelque chose qui vous semblera plaisant : je vous recommande la concorde ! » On ne se moque pas plus cavalièrement de ses adorateurs.

Le lendemain, Garibaldi vint prendre sa présidence au milieu d’acclamations délirantes. Un Suisse fort sensé, devinant ce qui allait se passer, le docteur Schmidlin, prit la parole, il voulait bien s’associer à l’œuvre entreprise, mais par des moyens pacifiques et légaux : « Si je veux bien vivre avec mes voisins, je ne me mêle pas de leurs affaires ; ce n’est donc pas à nous de juger les institutions des autres nations ; les peuples, du reste, ont le gouvernement qu’ils méritent. La démocratie n’est pas plus la paix que l’Empire n’est la guerre ; la vanité et les préjugés des peuples causent autant de guerres que l’ambition des souverains, et l’opinion publique en est souvent aussi responsable que l’ambition des gouvernemens. »

Les démagogues de tous les pays, et surtout les Français, n’étaient pas venus là pour entendre ces paroles sensées. Ils rugirent ; un tumulte formidable ne fut calmé que par le grand pacifique Garibaldi. Il débita force déclamations et donna pour conclure les propositions suivantes : « Toutes les nations sont sœurs ; la guerre entre elles est impossible ; toutes leurs querelles seront jugées par un congrès, les membres du congrès élus par les sociétés démocratiques des peuples ; chaque peuple n’aura qu’une voix au Congrès, quel que soit le nombre de ses membres ; la papauté, comme la plus nuisible des sectes, est déclarée déchue ; la religion de Dieu est adoptée par le Congrès ; chacun de ses membres s’oblige à la propager ; j’entends par la religion de Dieu la religion de la vérité et de la raison ; remplacer le sacerdoce des révélations et de l’ignorance par le sacerdoce de la science et de l’intelligence ; la démocratie seule peut détruire le fléau de la guerre. » Puis un post-scriptum plus important que la lettre : « L’esclave seul a le droit de faire la guerre au tyran ; c’est le seul cas dans lequel la guerre est permise. » Les applaudissemens couvrirent ces paroles. Mais dans le public genevois elles produisirent un violent mouvement de protestation. Les athées ne voulaient d’aucune religion ; les catholiques et les protestans repoussaient celle de Garibaldi.

Le jour suivant, ce fut le tour de Quinet : anathème furibond contre le Deux-Décembre. Mêmes acclamations, moins unanimes pourtant, et, au dehors, protestation plus intense encore ; les Suisses avaient peur pour leur indépendance. Un membre du Conseil général de Genève, Carteret, dit : « Je suis heureux et fier que les vieilles libertés suisses permettent à tant d’orateurs de se livrer à des excentricités que les étrangers peuvent trouver amusantes, mais qui n’ont pas pour les Suisses la même saveur. » Et il proposa de se borner à discuter la dernière partie du programme sur la constitution d’une commission permanente. On s’y opposa, et la discussion continua par un discours furibond de Bakounine contre la Russie. Le héros pacifique sentit que cela tournait mal ; dès le matin de la troisième séance, il décampa, sans prendre congé, par le Simplon.


X

Le révélateur de la nouvelle religion évanoui, il se produisit un fait dont l’importance fut considérable sur nos affaires intérieures. En même temps que le congrès de la paix à Genève, s’était réuni à Lausanne un congrès de travailleurs, celui de l’Internationale. Un certain nombre d’ouvriers intelligens, honnêtes, courageux, Tolain, Limousin, Fribourg, s’étaient affiliés à Londres, en 1864, à une association « ayant pour objet de procurer un point central de communication, et de coopération entre les ouvriers des différens pays, aspirant au même but : le concours mutuel et le complet affranchissement de la classe ouvrière. » Un comité central siégeant à Londres devait relier tous les comités nationaux. Celui de Paris s’établit rue des Gravilliers.

Ce comité était composé d’ouvriers républicains proudhoniens et, par conséquent, ennemis du jacobinisme ardent ou modéré qui formait le fond des idées de l’opposition bourgeoise des avocats et des journalistes. Influencés certainement par mon exemple, ils voulurent appliquer au profit du socialisme la méthode que j’employais à la revendication de la liberté. Ils ne donnèrent à leur association aucun caractère de haine contre l’Empire ; ils se plaçaient en dehors des partis, se bornant à réclamer l’émancipation sociale comme je réclamais l’émancipation politique. Leur but n’était pas d’essayer de s’emparer de force de l’État et d’en faire l’instrument de leurs idées à l’aide d’une série de mesures obligatoires, mais de s’en affranchir et de ne demander à personne qu’à eux-mêmes la sauvegarde de leurs intérêts. Ils respectaient la famille, maintenaient aux parens le droit d’élever leurs enfans sans aucune immixtion de l’État, refusaient d’accorder à la religion un caractère social, mais la considéraient comme une manifestation respectable de la conscience tant qu’elle reste chose intérieure, individuelle, intime. Ils se séparaient du collectivisme despotique des Allemands. C’était vraiment une louable tentative, qui honore grandement ceux qui eurent la force d’esprit de la concevoir et le courage de l’entreprendre. Mais l’organisation libérale pacifique du prolétariat déplaisait à la fois à la secte révolutionnaire de Blanqui et aux partis d’opposition systématique républicains. Ils essayèrent de détourner l’Internationale de son programme et de la rallier au leur. Blanqui, accompagné de quelques jeunes gens, depuis horriblement célèbres et du nom desquels je ne veux pas souiller cette page, qu’on appelait étudians parce qu’ils n’étudiaient rien, se rendit à Genève au premier Congrès de la nouvelle association, le 24 septembre 1866. Ce Congrès les éconduisit et ne voulut pas même glisser dans la politique par un vœu en faveur de la Pologne.

Alors s’ouvrit contre ces braves gens une campagne de dénigrement furieux, de haine et de calomnie, semblable à celle qui se poursuivait contre moi. Ils y résistèrent moins. Terrorisés, sentant le vide se faire autour d’eux, les mains des camarades s’écarter de leurs mains, les affiliations s’arrêter, ils capitulèrent. Ils persistèrent dans leur opposition au collectivisme allemand, mais renoncèrent à l’abstention révolutionnaire et votèrent que l’émancipation sociale du travailleur est inséparable de son émancipation politique.

Ils acceptèrent l’invitation du Congrès de la paix de se joindre à lui et d’adhérer à l’entreprise bourgeoise du renversement de l’Empire, à la condition que les bourgeois républicains, de leur côté, travailleraient à l’émancipation de la classe ouvrière. Ils envoyèrent des délégués à Genève pour stipuler ce pacte : « C’est promis, répondit Chaudey, au nom du Congrès bourgeois. Si les travailleurs aident les républicains à reconquérir la liberté, les républicains aideront les travailleurs à reconquérir le capital. » Le pacte fut conclu sur ce double cri de guerre.

Plus les esprits s’échauffaient dans l’enceinte du Congrès, plus ils s’animaient en sens contraire dans les rues et les cercles de Genève. L’assemblée turbulente y devenait odieuse. On affichait sur les murs des placards contre le langage antichrétien tenu par Garibaldi ; les pasteurs et les prêtres l’attaquaient dans la chaire ; des bandes de protestation s’organisaient dans les paroisses ; six cents habitans de toutes les classes votaient (11 septembre) une résolution enjoignant aux adhérens genevois de s’opposer énergiquement à toute résolution dangereuse pour la sécurité et compromettante pour la neutralité de la Suisse (12 septembre).

En suite de quoi, Fazy proposa de ne délibérer que sur un article inoffensif du programme. Les révolutionnaires protestent, les journalistes français vocifèrent. Fazy s’avance à leurs cris : « Vous avez compromis la liberté chez vous ; ne la compromettez pas chez nous. » La foule du dehors envahit la salle. A grand’peine, au milieu de la confusion, on décide qu’il sera du devoir de chaque membre de la ligue de travailler à former et éclairer l’opinion publique sur la véritable nature du gouvernement exécuteur de la volonté générale, et sur les moyens d’éteindre l’ignorance et les préjugés qui entretiennent les diverses causes de guerre, de préparer par ses efforts la substitution du régime des milices nationales à celui des armées permanentes, afin que le bien-être individuel et général vienne consolider la liberté politique des citoyens. L’organisation d’un comité central permanent était confiée aux soins du comité directeur.

Ainsi finit ce Congrès incohérent où l’Internationale perdit son originalité et devint une fraction redoutable de la ligue révolutionnaire contre l’Empire.


XI

Les agitations extérieures se répercutaient en France même, non en mouvemens tumultueux, car la paix publique n’était troublée nulle part, mais en un malaise d’autant plus pénible qu’il était indéfinissable. Les millions s’entassaient inactifs dans les caisses de la Banque de France et un milliard se mettait en grève. Les affaires se ralentissaient, la sécurité en l’avenir qui, après 1852, leur avait donné une si vive impulsion, s’affaiblissait. On se demandait pour la première fois si cet établissement, qui avait paru si solide, n’était pas à la veille de s’écrouler à son tour ; les prophéties de malheur n’étaient plus accueillies avec incrédulité. À ces causes générales de trouble s’en joignaient d’autres purement accidentelles : la stagnation, suite inévitable d’un remuement extraordinaire comme celui de l’Exposition universelle, le choléra, la cherté du blé.

En même temps que les intérêts souffraient, les esprits étaient agités par la violence de la lutte religieuse. Aux ardeurs des catholiques en faveur du Pape, les libres penseurs répondaient par une souscription pour l’érection d’une statue à Voltaire, organisaient deux ligues : l’une de l’enseignement contre les écoles catholiques ; l’autre des Solidaires, pour provoquer les enterremens civils. Les philosophes rationalistes opposaient à la morale religieuse la morale indépendante en dehors et au-dessus de toute religion. Le matérialisme, qui a toujours été une des aberrations de l’esprit humain, se réveillait sous des formes arrogantes. La Faculté de Paris recevait la thèse d’un docteur dans laquelle se trouvait cette maxime : « Qui vient encore nous parler de liberté ? Comme la pierre qui tombe obéit à la pesanteur, l’homme obéit à des lois qui lui sont propres ; la responsabilité est identique pour tous, c’est-à-dire, nulle. » Les évêques signalaient le péril social, dénonçaient l’athéisme grandissant, Mgr Dupanloup avec fougue, Mgr Darboy avec élévation, et le tumulte des passions intellectuelles ou religieuses s’élevait au-dessus de la plainte des intérêts et du cliquetis de la mêlée politique.

Dans aucun document l’histoire ne trouvera une peinture plus fidèle et en même temps moins suspecte du désarroi de ce temps que dans un rapport du préfet de police Piétri, document précieux à un autre titre parce qu’il prouve que, sous l’Empire, il y avait des fonctionnaires osant dire la vérité et un souverain sachant l’écouter :

« Depuis quelque temps, la tâche quotidienne qu’impose la préparation de ce rapport est des plus pénibles. A quelques sources que l’on s’adresse, quel que soit le correspondant que l’on consulte, quelques renseignemens que l’on recueille, la situation actuelle apparaît toujours comme peu satisfaisante ; de quelque côté que l’on regarde, on se heurte à des inquiétudes sincères ou à des défiances qu’inspirent des hostilités ardentes. On est ainsi condamné à présenter à l’Empereur des appréciations qui peuvent sembler pessimistes ; elles ne font cependant que reproduire les impressions reçues ; elles les atténuent plutôt qu’elles ne les exagèrent, mais le sentiment du devoir et un religieux dévouement aux institutions impériales ne permettent pas de les dissimuler, si amère que soit l’obligation d’en être l’écho fidèle. La portion agissante de la société, celle qui s’occupe le plus de politique, qui aime les discussions, critique les gouvernemens, accentue plus que jamais son opposition radicale et systématique. Elle seconde activement les hommes de parti, elle se complaît dans les attaques de la presse, elle va répétant que l’Empire est atteint dans son prestige extérieur, dans la prospérité matérielle du pays qu’il avait ramenée, dans les garanties mêmes qu’il donnait à l’ordre social et aux intérêts conservateurs. Et pourtant les masses ne sont pas gagnées par cette défiance et celle désaffection. Elles restent attachées à l’Empereur et à sa dynastie ; elles aiment sa personne ; elles comptent toujours, sur sa sagesse ; mais ne faut-il pas craindre que, mobiles et impressionnables, elles ne risquent, dans un moment donné, de suivre l’entraînement des classes dirigeantes, et de leur prêter, pour une œuvre révolutionnaire, le concours qu’elles ne paraissent nullement disposées à lui donner aujourd’hui ? Ces populations qui constituent le nombre et la force ne se demandent-elles pas, elles-mêmes, quelle est la volonté de l’Empereur ? quelle est son action ? quel est le but poursuivi par son gouvernement ? Est-ce la guerre avec les entraînemens du patriotisme, avec les chances heureuses que promettrait l’héroïsme de nos soldats ? Est-ce la paix avec sa sécurité, la réduction des dépenses militaires, celle des contingens annuels et l’abandon d’un projet de réorganisation de l’armée resté peu populaire ? Est-ce une nouvelle évolution libérale telle que l’annonçait la lettre du 19 janvier ? Est-ce, au contraire, une plus grande force rendue, dans l’intérêt du pays, à l’action gouvernementale ? Voilà les questions que l’on se pose partout avec anxiété. Le choix à faire est grave et difficile ; tout le monde sent aussi que, dans l’état d’incertitude et d’engourdissement où se trouve le pays, une affirmation nette et résolue de la politique et de l’action impériales s’impose avec une urgence chaque jour plus grande à la prévoyance et à la sagesse du gouvernement. Plus qu’aucun autre pays, la France, où se conservent tant de germes révolutionnaires, a besoin d’être gouvernée et conduite. À cette condition seulement les masses reprendront dans l’avenir leur confiance tout entière. » (30 septembre 1867.)


XII

Piétri avait dit juste lorsqu’il attribuait tout le malaise de l’opinion à la question qu’on se posait en Europe et en France : « L’Empereur a-t-il encore une volonté et quelle est-elle ? » Il eût suffi de la parole ferme d’un homme d’Etat ayant la résolution dans le caractère et la netteté dans l’esprit pour dissiper tous les points noirs visibles à l’horizon. Malheureusement l’Empereur n’était plus cet homme depuis que la maladie l’avait terrassé ; le Vice-empereur le fut encore moins. Nous possédons les rapports confidentiels qu’il adressait à son maître à l’époque même du cri d’alarme poussé par le préfet de police : ils le définissent aussi bien que le rapport de Piétri définissait l’opinion publique. Le Vice-empereur, lui aussi, dégage d’un regard pénétrant la difficulté intérieure et la difficulté extérieure. A l’extérieur, il ne s’arrête pas même à la solution que j’appellerais de l’imbécillité, si elle n’avait été soutenue par des esprits nullement imbéciles, celle de s’opposer même par la guerre au passage du Mein, sans arrière-volonté de conquête sur le Rhin ; il n’en dit que ce mot décisif : « Toute déclaration de ce genre conduirait à une guerre précipitée. » Il ne s’arrête qu’aux deux solutions sérieuses : ou laisser à la Prusse le champ libre en Allemagne, sauf à se payer de ses propres mains, avec ou sans son consentement sur le Rhin, ou accepter de bonne grâce sans pensée de dédommagemens une extension qu’on déclarerait nullement inquiétante pour notre sécurité. Il indique le fort et le faible des deux partis : « le premier peut conduire à la guerre et à une guerre terrible ; le second serait une véritable provocation à l’unité, un démenti aux idées échangées à Salzbourg ; il produirait dans l’armée un détestable effet et autoriserait cette perfide, cruelle et incessante attaque dont les journaux opposans sont remplis : la France est descendue au troisième rang. »

Chaque parti avait en effet ses inconvéniens. Il restait à choisir celui qui en avait le moins. Là le courage d’esprit manque à Rouher. Il conseille de louvoyer, de fortifier le courage des États du Sud, de préparer nos alliances et de prendre ultérieurement conseil de la situation générale de l’Europe, soit pour consolider la paix, soit pour engager un duel redoutable avec la Prusse, soit pour prendre, résolument autour de nous les compensations nécessaires. A l’intérieur, l’option était également entre deux partis tranchés. La majorité des amis de l’Empire, effrayés des licences de la presse, sollicitaient l’Empereur de renoncer à des réformes auxquelles manquait encore la consécration définitive et de dissoudre immédiatement le Corps législatif ; le peuple réélirait les mêmes députés, et condamnerait les innovations dangereuses. D’autres conseillaient de persister dans la nouvelle voie et de concéder aux libéraux en bons égards ce qu’on accordait en extension à la liberté. Cette fois, Rouher paraît se résoudre à l’énergie : « Autant il serait difficile de ne pas louvoyer actuellement dans les affaires extérieures, autant il serait nécessaire d’avoir devant le suffrage universel une allure déterminée. Il faudrait lui dire carrément : le journalisme et les passions ennemies tournent violemment toute liberté nouvelle contre la stabilité des institutions ; le pays est loyalement consulté sur la convenance de l’ajournement des réformes proposées le 19 janvier. Il faudrait carrément demander au pays sa décision et du même coup reprendre les armes disciplinaires conférées à l’administration par le décret de 1852. »

Le système valait ce qu’il valait, mais son succès dépendait d’une exécution rapide. Là encore le courage d’esprit manque à Routier : « Une dissolution immédiate a d’incontestables avantages, mais elle est trop utilitaire, un peu équivoque, subreptice et peureuse ; elle viole toutes les bonnes conditions du gouvernement représentatif. » — Fort bien : il ne restait donc plus qu’à renoncer à la dissolution et à laisser la Chambre arriver au terme légal de son mandat, d’autant plus que les élections prématurées sont un des traits caractéristiques de ce régime parlementaire dont on avait horreur. Mais cela était encore un parti trop décidé. Le louvoyeur reprend le dessus : on dissoudra avant l’expiration des pouvoirs de la Chambre, mais pas immédiatement ; seulement en mai prochain. Les élections « se présenteront avec de sérieuses chances de succès, quoique avec certaines difficultés et certains périls de plus. Leur succès plus chèrement acheté donnera au gouvernement une force incontestée[6]. » Singulière sagesse que celle qui consiste à opérer difficilement ce qu’on aurait pu faire facilement !

En somme, les conseils donnés à l’intérieur aboutissaient à la même conclusion que ceux de l’extérieur : attendre. Attendre n’est pas une preuve d’irrésolution quand on attend comme Bismarck pour mieux préparer le succès d’une action à laquelle on est décidé. Attendre est au contraire un signe de faiblesse quand on attend pour savoir à quoi on se décidera. Cette conduite correspondait si bien aux dispositions fatiguées et indécises de l’Empereur qu’il l’adopta. On continua à l’intérieur comme à l’extérieur à louvoyer entre le oui et le non. Où cela pouvait-il conduire en présence du ministre prussien qui poussait toujours en avant, même lorsqu’il paraissait immobile, et d’une opposition française vigoureuse, dont la haine s’accroissait de la facilité accordée de la satisfaire ? Fatalement les points noirs devaient devenir d’épais nuages et envahir tout l’horizon.


EMILE OLLIVIER.

  1. La Villa Médicis en 1840, souvenirs d’un pensionnaire.
  2. Récit de l’empereur Napoléon III au prince Napoléon.
  3. Récit du maréchal Lebœuf.
  4. Carnet du maréchal Vaillant du 21 juillet 1867.
  5. Mémoires du prince Charles de Roumanie, 30 juin 1867.
  6. Lettres de Rouher à l’Empereur, 19 et 27 septembre 1867.