Fables de La Fontaine (éd. Barbin)/2/Le Lièvre et la Tortue

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X.

Le Lievre & la Tortuë.



Rien ne ſert de courir ; il faut partir à point.
Le Lievre & la Tortuë en ſont un témoignage.
Gageons, dit celle-cy, que vous n’atteindrez point

Si-toſt que moy ce but. Si-toſt ? Eſtes-vous ſage ?
Repartit l’animal leger.
Ma commere il vous faut purger
Avec quatre grains d’ellebore.
Sage ou non, je parie encore.
Ainſi fut fait : & de tous deux
On mit prés du but les enjeux :
Sçavoir quoy, ce n’eſt pas l’affaire,
Ni de quel juge l’on convint.
Notre Lievre n’avoit que quatre pas à faire ;
J’entends de ceux qu’il fait lorſque preſt d’eſtre atteint,
Il ſ’éloigne des chiens, les renvoye aux Calendes,
Et leur fait arpenter les Landes.
Ayant, dis-je, du temps de reſte pour brouter,

Pour dormir, & pour écouter
D’où vient le vent ; il laiſſe la Tortuë
Aller ſon train de Senateur.
Elle part, elle s’évertuë ;
Elle ſe haſte avec lenteur.
Luy cependant mépriſe une telle victoire,
Tient la gageure à peu de gloire ;
Croit qu’il y va de ſon honneur
De partir tard. Il broute, il ſe repoſe,
Il s’amuſe à toute autre choſe
Qu’à la gageure. A la fin quand il vid
Que l’autre touchoit preſque au bout de la carriere ;
Il partit comme un trait ; mais les élans qu’il fit
Furent vains ; la Tortuë arriva la premiere.
Hé bien, luy cria-t-elle, avois-je pas raiſon ?

Dequoy vous ſert votre vîteſſe ?
Moy l’emporter ! & que ſeroit-ce
Si vous portiez une maiſon ?