Femmes slaves (RDDM)/L’Amazone de Prague

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Femmes slaves (RDDM)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 102 (p. 918-922).
VIII.
L'AMAZONE DE PRAGUE.

Après les jours funestes du mois de mars de l'année 1848, mon père avait quitté Lemberg, pour se rendre à Prague, où il devait jouir d'un congé d'un an. Nous le rejoignîmes bientôt, et nous installâmes avec lui dans une maison de la Krakauergasse.

La maison que nous habitions avait un très beau jardin ouvert à tous les locataires. Nous ne tardâmes pas à nous lier avec une famille tchèque dont le chef était, en même temps que peintre distingué, capitaine au corps national de la Sxornost (Concorde). Ce capitaine avait deux filles aussi spirituelles que jolies.

Un matin de mai, d'une fraîcheur délicieuse, en descendant les marches qui conduisaient de notre salle à manger dans le jardin, j'entendis la détonation d'un coup de pistolet. En avançant sous une allée ombreuse, je distinguai tout au fond du jardin, près du mur, de la fourrure vaporeuse et blanche comme de la neige, qui transparaissait à travers le feuillage vert. C'était Vityeska, la fille aînée du peintre. Je la trouvai, un pistolet à la main, en train de s'exercer à la cible.

Elle était ravissante dans sa bazabaïka polonaise, avec ses petites bottes hongroises si coquettes.

- Si vous croyez, me dit-elle, qu'il n'y a d'amazones que dans votre pays, vous vous trompez. Moi aussi, à l'occasion, je monterais sur les barricades, et aussi à cheval, tout comme les héroïnes de la Pologne.

En voyant cette jeune fille à la taille svelte, aux membres souples, on trouvait tout naturel que Vityeska jouât le premier rôle parmi nous, et devînt le centre de notre petite société bigarée.


Le congrès panslaviste avait amené à Prague des députés de toutes les tribus slaves. Plusieurs d'entre eux vinrent s'installer dans les appartemens encore inoccupés de notre maison. Parmi eux, il y avait quelques émigrés polonais, qui en divers occasions s’étaient déjà battus pour la liberté, entre autres un prêtre serbe, un jeune Bulgare, un avocat slovène, et des héros monténégrins dont quelques-uns avaient au moins six pieds de haut.

Mais le personnage principal, c’était Bakounine, le fugitif russe, le grand agitateur panslaviste. Grâce à lui, notre maison devint, pour ainsi dire, le quartier-général de la propagande slave. Au milieu de ces Slaves de race pure, les Tchèques ne faisaient pas très bonne figure.

Assurément, le jour où toutes les nationalités se réveillaient, elle avait bien aussi le droit de renaître à la vie, la nation qui avait soutenu la grande lutte des Hussites contre l’empereur et contre le pape, qui avait commencé la guerre de trente ans, qui avait produit des hommes tels que Huss, Hiéronyme, Ziska, George Podiébrad, des poètes comme Kolar et Celakowski, des savans tels que Comenius, Purkinje, Palacky ! Mais les jésuites avaient ruiné la nationalité slave en Bohême. Quand éclatèrent les révoltes de 1848, les Tchèques étaient à peu près germanisés. Ils retrouvèrent facilement leur langue, cette superbe langue d’où sont sortis le Jugement de Libussa, et les écrits des frères Moraves, où résonnaient les beaux vers de la Fille de la Gloire ; mais, en dehors de la littérature, tout ce qui constitue une nationalité avait disparu. De sorte que l’on se trouva fort embarrassé pour rétablir le costume national, après avoir banni l’habit allemand, ou plutôt français. Il fut trop évident que ce costume national n’existait plus. On tâcha d’y suppléer en empruntant les costumes des autres tribus de la grande famille slave, ou en se reportant aux modes historiques. De là cette sorte de Babel de costumes, qui donnait à Prague, en 1848, l’aspect d’un immense bal masqué.

Parmi les femmes, les unes portaient la kazabaïka polonaise, les autres le costume de la cour du temps de la reine Elischka de Bohême, avec la traîne, le petit sac suspendu à la ceinture, le bonnet et le voile.

Le corps national de la Swornost portait les czimas (bottines lacées) hongroises, le pantalon français, la redingote polonaise à brandebourgs, le kalpak de Cosaques, en peau d’agneau grise, et il était armé de hallebardes.

La société des étudians, la Slavia, avait adopté la botte polonaise, le pantalon hongrois, la redingote et le bonnet carré polonais. Faster, le brasseur, en même temps tribun du peuple, se promenait avec un béret en velours et un manteau espagnol. La baronne de Neipperg portait la schouba (longue pelisse brodée d’or, et garnie de fourrure noire), comme une boyarine moscovite du temps d’Ivan le Terrible. Un soir, par un magnifique clair de lune, j’allai me promener au jardin. Bientôt j’aperçus Vityeska debout près du mur, sur un monticule d’où l’on dominait toute la rue. Elle était en conversation animée avec une personne arrêtée de l’autre côté du mur.

— Non ! disait la jeune amazone avec une énergie farouche, quoique légèrement railleuse, je vous connais maintenant ; vous vous êtes joué de moi ; je ne veux plus avoir aucun rapport avec vous !

— Je vous donne ma parole d’honneur, Vityeska, répondait la voix de la rue, une voix sonore et mâle, que je vous aime sincèrement, et que mon ambition est de vous mériter et de vous conquérir.

— Votre parole d’honneur ! s’écria l’amazone en éclatant de rire, est-ce que vous en avez de l’honneur ? Non, l’uniforme que vous portez, vous le déshonorez.

— Vityeska !

— Oui, monsieur le major, vous le déshonorez, ce costume, car vous m’avez menti lâchement, bassement, en me faisant croire que vous aspiriez à ma main. Mais vous êtes démasqué. Je sais qu’on vous appelle le « Don Juan de Prague, » et que, de tous côtés, s’élève contre vous un concert d’imprécations et de malédictions.

— On m’a calomnié, auprès de vous, Vityeska.

— Personne ne vous a calomnié. C’est moi-même qui ai découvert la vérité. Vous m’avez séduite et trompée. Je suis vaincue, mais prenez garde ; si jamais vous tombez entre mes mains, je serai pour vous sans pitié !

— Vityeska ! ma belle Vityeska !

— Taisez-vous, et allez-vous-en ! s’écria la belle offensée, en étendant le bras droit d’un geste impérieux. Allez ! et priez Dieu que nous ne nous rencontrions jamais sur un champ de bataille !

Vityeska redescendit rapidement dans le jardin. Pendant qu’elle s’éloignait, je courus jeter un coup d’œil dans la rue, et je reconnus, de loin, M. Von der Mühlen, major aux grenadiers, le grand favori des dames et du peuple de Prague.

Je rejoignis Vityeska tout près de la maison. Elle venait de prendre un papillon de nuit, qui avait été attiré par la lumière aux fenêtres de notre salle à manger. Elle était en train de lui arracher les ailes.

— Que faites-vous donc ? murmurai-je avec un mouvement involontaire d’effroi.

Elle me regarda. Une douleur secrète, une colère contenue, mêlées d’une joie perverse, erraient sur ses lèvres à moitié ouvertes. — Il ne faut jamais, dit-elle, se laisser aller à la pitié dans ce monde menteur et méchant.


Une série de fêtes brillantes, en l’honneur des membres du premier congrès slave, se termina par un bal magnifique dans la grande salle de l’île Sophie.

Depuis quelques jours, on parlait tout bas d’une conspiration militaire contre la liberté et la constitution. A tous les coins des rues, des affiches, placées par des mains mystérieuses, prévenaient le peuple que les garnisons de Lemberg et de Prague préparaient un coup d’état. L’excitation gagnait de proche en proche, et l’on finit par parler tout haut d’une lutte prochaine. Au moment de se rendre au bal, le capitaine de la Swornost dit à mon père : « Ce soir à la danse, demain au combat ! »

Le lendemain, une grande messe eut lieu en plein air, devant le monument de Wenzel. Aussitôt après, on entendit les premiers coups de fusil. Le peuple se rassembla. On se mit à construire en hâte des barricades. Le tambour d’alarme fit entendre ses roulemens d’appel par toutes les rues. La « semaine sanglante de Prague » commençait.

Mon père m’envoya à la place Wenzel, avec un collégien de mes amis, pour savoir exactement ce qui se passait. Au coin de la rue, nous rencontrâmes les premiers blessés. Le poste de la place Wenzel, qui servait de quartier-général, était cerné par une foule d’étudians et de prolétaires armés. Le général Rainer, s’étant avancé pour parler au peuple, tomba frappé d’une balle. Alors, les soldats firent feu à leur tour. C’est là que j’entendis siffler les balles pour la première fois.

Pendant que mon camarade se sauvait, j’avançais jusqu’au plus fort du combat. Malgré ma jeunesse, les coups de fusil et les roulemens du tambour me grisaient comme un vieux cheval de cosaque. Je pénétrai dans la vaste Graben-strasse, défendue par une ligne de barricades. Au sommet, j’aperçus Vityeska dans sa toilette de bal de la veille, le drapeau tricolore à la main, le poignard et les pistolets à la ceinture. Son costume, composé d’une robe de satin blanc, d’un corsage de velours bleu garni de fourrure blanche et d’un bonnet rouge polonais, représentait exactement les couleurs de la révolution panslaviste.

Dans une des rues aboutissant aux barricades s’avançait lentement un bataillon de grenadiers, l’arme au bras.

Le major von der Mühlen marchait en tête. Il avait reçu l’ordre de prendre les barricades à tout prix et de rétablir la liberté des communications entre le ministère de la guerre et la garnison, par le Pont-de-Chaînes et le passage de la Kleinseite. Il voulait tâcher d’atteindre son but sans effusion de sang, car il savait qu’il était également adoré du peuple et de ses soldats. Laissant son bataillon en arrière, il s’avança seul, courageusement, vers les insurgés et se mit à les haranguer. Les prolétaires se laissèrent facilement persuader, et la barricade fut enlevée. Le bataillon put continuer d’avancer sans faire usage de ses armes. La garde nationale allemande et un régiment polonais le suivaient.

Déjà la cause des insurgés paraissait perdue. Von der Mühlen approchait de la grande barricade, qui commandait toutes les autres. Là aussi les hommes du peuple voulaient se rendre et commençaient à démolir la barricade, lorsque soudain l’amazone tira un pistolet de sa ceinture et fit feu sur l’officier, qui chancela et tomba mort de son cheval.

Vityeska poussa un cri de triomphe farouche, retentissant. Un hurlement d’indignation, de fureur, lui répondit. Une décharge générale déchira l’air, et les soldats se précipitèrent sur la barricade à travers la fumée, comme une avalanche, pour venger la mort de leur commandant. Tout ce qui ne put pas fuir fut impitoyablement massacré.

Après avoir vu le major tomber et les grenadiers faire feu, je me réfugiai dans l’entrée d’une maison jusqu’à ce que le bruit des coups de fusil se fût éloigné. Lorsque je me hasardai de nouveau dans la rue, un bataillon polonais achevait de passer.

— Es-tu aussi un révolutionnaire ? me crièrent quelques soldats.

— Non, leur répondis-je en polonais, je suis de la Galicie, et mon père est fonctionnaire impérial.

Alors un caporal me caressa amicalement la joue et me fit cadeau d’un bonnet polonais. C’était la confédéralka.

Je voulus voir ensuite de près la grande barricade que la troupe avait prise d’assaut et détruite. Là gisait Vityeska, le dos appuyé à un tas de pavés, sa belle tête inclinée sur l’épaule gauche. La main droite serrait encore convulsivement le pistolet qui avait tué Vonder Mühlen. De sa poitrine, le sang avait coulé abondamment, d’abord sur la fourrure et le satin blanc, ensuite sur les pavés qu’il avait inondés.

La mort ne l’avait point défigurée. Les yeux et la bouche, entr’ouverts, semblaient sourire ; mais la lèvre était plissée par une expression de défi. C’était bien le sourire féroce d’une amazone bohème.


SACHER-MASOCH.