Femmes slaves (RDDM)/Ursa et Stanko
Aux temps où le croissant régnait par-delà la Save, un couple très curieux vivait dans le village croate de Kroukovaz. C’était comme si l’on eût attelé à la même charrette un loup et une brebis, à en croire les gens quand ils vous parlaient de Stanko Barovitch et d’Ursa sa femme. Le loup était Stanko, et pourtant, jamais homme ne fut moins méchant, il était seulement très léger de caractère, et ce qu’il avait de plus léger, c’était encore sa conscience.
Heureusement le couple ne possédait pas d’enfans. Ursa était jolie, intelligente, active, mais à quoi cela servait-il ? Ce vaurien de Stanko laissait glisser le long de son gosier le gain de la semaine, et tout ce qui ne prenait point cette route, il le perdait, les cartes à la main ; enfin ce qu’il ne perdait pas au jeu s’envolait, Dieu sait par où.
Évidemment, il savait jouer de la guzla de telle façon que ses auditeurs épongeaient leurs yeux humides d’émotion, entonnaient un hymne de triomphe ou sentaient leurs jambes frétiller toutes seules, selon la mélodie qu’il tirait de l’instrument, que ce fût quelque vieille chanson héroïque, quelque cri de guerre contre les Turcs, ou qu’il laissât s’envoler dans les airs une chanson gaillarde ou le rythme entraînant du kolo, danse nationale des Serbes. Il savait aussi voler, et cela, vraiment, on ne le pouvait nier. Les Tsiganes avaient honte et se cachaient en le voyant passer, tant il était leur maître. Mais il ne volait que des chevaux, qu’il vendait de l’autre côté de la Save, et faisait la contrebande avec des marchandises, surtout avec ce beau tabac turc qui frise en boucles blondes. En dehors de ces occupations de flibuste, Stanko ne s’inquiétait que de se coucher en hiver sur le banc auprès du poêle ou dans quelque meule de foin par le beau temps d’été.
Sur l’autre rive de la Save, Stanko comptait un bon ami, le beg Asman Goycinovitch. Quoique de religion différente, bien que le beg fût un homme riche et que Stanko n’eût jamais un florin dans sa poche, ils étaient liés d’une étroite amitié. Depuis longtemps ils faisaient leur commerce, et ils le faisaient honnêtement ; et chaque fois qu’ils se rencontraient, ils se donnaient une bonne poignée de main et s’embrassaient, pour s’embrasser encore.
Ainsi le temps passait, les années se suivaient, mais à la fin cela finit par ne plus marcher du tout. L’hiver était venu amenant la neige ; on manquait de tout à la maison de Stanko, les impôts n’étaient pas payés, et il n’y avait pas dans les tiroirs un kreutzer, absolument rien.
— Stanko était assis près du poêle et réfléchissait.
— Va donc travailler, dit Ursa avec un soupir.
Stanko se leva et sortit. Quand il revint, il amenait un cheval qu’il attacha dans l’écurie. Puis, il se coucha de nouveau et se mit à rêver.
— Écoute, mon cher, dit Ursa, en s’asseyant près de lui et caressant doucement sa tête noire, cela ne saurait continuer ainsi.
— Tu as raison, répondit-il, je suis un misérable, je le sais, un vaurien, mais pourquoi Dieu, dans sa bonté, m’a-t-il créé ainsi et non autrement ?
— Prends donc ton courage à deux mains, va travailler.
— Je ne le puis pas, Ursa, ce n’est pas dans ma nature ; mais je comprends que tu mènes une méchante vie auprès de moi Change-la.
— Comment cela ?
— Comment ? Je trouverai bien un moyen pour nous venir en aide à tous deux.
— Quoi, alors ? Parle !
Elle lui appliqua un coup de poing dans les côtes.
— Si seulement tu voulais consentir à ce que je… que je… que je te vendisse comme esclave.
— Moi ! me vendre comme esclave ? Suis-je donc une bête ?
— L’homme est aussi une marchandise, répliqua-t-il, pourquoi en serait-il autrement de la femme, et surtout d’une belle femme comme toi ?
Ursa avait croisé les bras sur son sein et le regardait. Elle ne comprenait pas ; sur une pareille proposition, elle se méfiait d’elle-même, de Dieu. — Tu es un monstre, Stanko ! murmura-t-elle enfin.
— Au contraire, chère amie, je veux ton bien, répondit-il avec un sourire engageant ; dans un harem, tu mènerais au moins une vie digne de toi. Cette maison est-elle donc l’habitation qui te convient ? N’as-tu pas le droit de porter d’autres vêtemens que ces loques rapiécées qui ne font que te défigurer ? Ailleurs, on baignerait ton corps blanc dans de l’eau parfumée, on envelopperait d’hermine tes membres sveltes ; on étendrait des tapis sous tes pieds. Et des esclaves des deux sexes te serviraient, tu pourrais à ta fantaisie les battre tant qu’il te ferait plaisir. Ne te sens-tu pas le cœur tout réjoui, en y pensant, ô mon trésor ?
— Fou que tu es !
— Tu pourrais devenir sultane ! une femme comme toi ! Et pourquoi pas ?
— Voilà qui me plairait peut-être, dit Ursa.
— Eh bien ! prends une décision, s’écria Stanko de plus en plus pressant.
— Tu ne m’aimes donc guère ? demanda tout à coup Ursa, tandis que ses yeux bleus s’attachaient sur lui, fixes et tenaces, comme pour aspirer tout le sang de ses veines.
— Si, si, je t’aime, Ursa, mais mon amour ne saurait te servir de monnaie. Le juif te donnerait-il seulement un pot de rouge en échange de mon amour ?
— Eh bien, soit ! dit-elle.
— Alors, tu consens.
Elle fit de la tête un signe affirmatif. Puis elle se leva, et n’ayant pas de glace, elle s’approcha du seau d’eau. Elle étudia attentivement sa figure dans l’eau pure, et ce qu’elle vit l’encouragea dans sa résolution.
Soit, elle deviendrait sultane.
— Pour que je sois sûr de te vendre, il faut te faire bien belle, lui dit Stanko le soir. Est-ce que le vieil Abram ne bat pas avec soin ses fourrures pour en chasser les teignes avant de les apporter au marché ?
Les jours suivans il se promena partout, confiant à chacun le même conte, à savoir qu’un pacha était tombé amoureux d’Ursa, sa femme. Aussi allait-il la vendre à ce pacha moyennant mille ducats. Grâce à cet habile racontar et aux mille commentaires dont il l’accompagnait, Stanko emprunta ici une paire de bottes neuves, là un foulard, à un troisième des fils de corail, à un quatrième une paire de boucles d’oreilles, et il sut même tromper le rusé juif Abram, qui lui fournit une nouvelle pelisse de peau de mouton. Cependant, Ursa se mit à laver sa chemise des dimanches et à la broder sur la poitrine et sur les manches avec de la laine rouge. Puis, dans le plus grand mystère, elle porta quelques kilogrammes de pommes de terre chez Pinzach Grunstein, l’épicier, et reçut en échange du fard rouge et blanc. Quand tout fut prêt, ils résolurent de se mettre en route.
— Ne perdons pas de temps, dit Stanko, qui était de très belle humeur.
Ursa s’habilla, tranquillement, sans joie ni tristesse, ou plutôt elle laissa Stanko lui mettre ses bottines, puis la pelisse, lui attacher ses boucles d’oreilles et les rangs de corail qui s’étageaient en collier, lui nouer le foulard autour de la tête et glisser une bague à son doigt, le tout avec une absolue indifférence : on eût dit une poupée à laquelle on mettrait un costume. Ceci fait, elle se farda devant le tonneau d’eau, tandis que Stanko s’apprêtait et sortait le cheval de l’écurie.
— Diable ! que tu es belle ! s’écria Stanko en la voyant sortir dans la cour inondée de l’éblouissante clarté de l’hiver.
C’était presque à regret qu’il prononçait ces mots. Elle sourit avec fierté et ses deux seins, endormis dans la fourrure noire comme deux pelotes de neige, se soulevèrent avec orgueil.
— Laisse-moi, dit-elle, tu enlèverais de mes joues le fard si cher et je n’en ai pas d’autre.
Stanko la regarda encore une fois, poussa un gros soupir et monta à cheval, tandis qu’elle lui tenait l’étrier. Ainsi, ils quittèrent la maison et le village. Il laissait le cheval aller au pas et elle traversait la route boueuse à ses côtés. La future sultane trouva ce début tout à fait comme il faut.
Du reste, la journée était belle. Les arbres découpaient dans le ciel leurs branches dénudées, mais en revanche on avait partout des clairières et du soleil, et tout semblait joyeux et gai. Le dégel avait balayé la neige et le vent séché la grand’route. Le feuillage sec bruissait sous les pas légers d’Ursa.
Le soleil s’inclinait à l’horizon. Les arbres sur les prés esquissaient des ombres grandes, mais faibles, ombres qui ressemblaient à d’énormes balais.
Enfermée dans la pelisse de peau de mouton, la belle Ursa songeait aux esclaves qu’elle allait bientôt avoir à ses pieds, et qu’elle pourrait battre, et elle se prit à rire.
Tout était clair. Au loin, une vapeur diaphane estompait les contours du paysage, et le ciel d’un bleu pâle se moirait de quelques taches blanches. Devant eux, se dressait un village illuminé par le soleil. La fumée montait droit dans l’air. Des pigeons allaient et venaient à travers l’espace. La terre s’étendait, arbres, champs, prés, le tout dénudé, sans aucun ornement. Des corneilles passaient en troupes. De temps à autre, une brise légère et fraîche se levait, agitait les feuilles mortes, qui pendaient encore des branches chauves, et secouait les chardons aux bords de la route comme autant de grelots. Devant le village, sur le préau, quelques oies paissaient paisiblement. Dans un champ noir, on apercevait une charrette chargée de fumier et attelée de deux bœufs dont les cornes rappelaient la lyre d’Apollon.
Un silence profond régnait sur toute cette nature morte, et seul le croassement des corneilles interrompait parfois cette paix.
Arrivé au cabaret, Stanko fit halte pour boire. Il but copieusement, en homme qui fournit au sultan une belle marchandise, une belle chair de femme, et la lui livre pour cent ducats. Il tendit le verre à Ursa, mais elle ne fit qu’y tremper ses lèvres.
Et la halte se reproduisit à chaque cabaret, et il y en avait beaucoup sur la route, jusqu’à ce qu’ils vissent étinceler au loin le ruban argenté de la Save. Chaque fois, Stanko avait plus de difficulté à remonter en selle, chaque fois, il vacillait davantage, chaque fois, il lui fallait plus de temps pour se remettre en marche avec l’aide de sa femme.
Enfin, au dernier village, ses jambes refusèrent de le porter plus longtemps. Il s’assit appuyé contre le mur et s’assoupit, tandis qu’Ursa debout au dehors promenait ses regards sur les bords opposés du fleuve.
Au-dessus de la porte de l’estaminet, un grand buisson sec était suspendu. Le vent le balançait lentement comme un pendu à la potence.
Voilà Stanko comme ce buisson, pensa Ursa, et pire encore. Le buisson, lui, n’est pas une brute, tandis que Stanko ! Ah ! l’ignoble individu ! et elle cracha avec dédain.
Tout à coup, une idée folle lui passa par la tête ; oh ! elle était si drôle, cette idée, qu’elle la chatouillait, la forçait à rire quand même.
Pourquoi lui me vendrait-il, pensa-t-elle, et pourquoi moi ne le vendrai-je pas, lui ? J’en serais débarrassée.
Elle courut bien vite à l’enclos, où elle avait aperçu deux cordes, et en regardant autour d’elle si quelqu’un la voyait, elle s’en empara, les enlaça autour de sa taille et agrafa sa pelisse par-dessus. Puis elle entra dans le cabaret et tapa sur l’épaule de Stanko.
— En avant, mon ami, s’écria-t-elle, il se fait nuit. Stanko écarquilla les yeux.
— On y va, on y va.
Il se leva, alla à tâtons tout le long de la table, et se planta au milieu de la chambre, les jambes largement écartées, tandis qu’il balançait la partie supérieure de son corps, pareil à un juif en prière. Ursa le conduisit dehors, le hissa sur son cheval avec le secours de la femme du cabaretier et ils partirent.
Au milieu d’un petit bois, Stanko arrêta son cheval, descendit, tomba par terre, se releva et enlaçant de son bras le cou du cheval.
— Ça ne va pas… je n’y vois plus… la tête me tourne, bégaya-t-il, laisse-moi me reposer.
— Il se fait nuit, Stanko.
— Nuit ! L’heure de dormir, dormons alors !
Il tâcha d’atteindre l’arbre le plus proche, mais tout en vacillant. Ursa l’empoigna tout à coup par la nuque, et d’un coup de genou sur les reins, le jeta par terre. Puis, lui courbant les bras derrière le dos et détachant les cordes, elle attacha les mains de l’ivrogne par derrière.
Jusqu’alors, Stanko n’avait pas soufflé mot, mais lorsqu’elle se leva d’un bond et qu’elle le dressa sur ses genoux, il la regarda les yeux hagards et bégaya : « Que veut… dire… cela ? »
Elle ne lui répondit pas, mais noua la seconde corde autour de sa taille et la serra.
— Que me veux-tu donc ? demanda Stanko.
— Ce que je veux ? répliqua-t-elle. Te traiter comme une bête, car tu es une bête.
Du coup, Stanko fut dégrisé. Il se leva, se mit à jurer et à lancer des coups de pied vers Ursa.
— Qu’as-tu donc, femme endiablée ? s’écria-t-il, pourquoi m’as-tu lié ?
Ursa, tenant fermement dans son poing crispé le bout de la corde dont elle avait enlacé le corps de Stanko, leva le grand fouet, et montant rapidement à cheval, elle attacha le nœud à la selle.
— En avant ! ordonna-t-elle tranquillement.
— Non, je ne m’en vais pas, je ne bougerai pas d’ici ! s’écria Stanko. Mais elle poussa le cheval et brandit le grand fouet au-dessus du dos de Stanko, si terriblement, que celui-ci se mit en route.
— Que veux-tu donc faire ? demanda-t-il.
— Je vais te vendre comme esclave, lui répondit-elle.
— Comment ? toi, chrétienne, tu oserais commettre un pareil péché ?
— L’homme est une marchandise comme une autre, répliqua-t-elle, tu l’as dit toi-même, et l’homme vaut autant que la femme.
— Pitié ! Ursa, je me corrigerai, je t’obéirai désormais, je te servirai.
Elle éclata de rire.
— Pour toi, le fouet ! dit-elle, je suis trop bonne, je ne te traiterais pas selon tes mérites. Il te faut un maître qui te mette vigoureusement le pied sur la nuque. Va, la vie d’esclave semble faite pour toi ; tu expieras tous tes péchés et tu gagneras le paradis. Peu à manger, peu à boire, soufflets, coups de pied, bastonnade. Oh ! c’est bien là ce qu’il te faut !
— Oh ! animal que je suis, gémissait Stanko, idiot,.. boire jusqu’à en perdre la tête !
Arrivés au bord de la Save, près de la croix de bois, Asman les attendait déjà avec ses gens dans un bateau.
D’abord, il fut un peu étonné de voir Ursa à cheval et Stanko les mains liées, puis il se mit à sourire dans sa belle barbe noire, et trouva cette farce impayable. Sa dignité orientale lui défendait toute gaîté, sans quoi il fût parti d’un grand éclat de rire.
Ursa entama les négociations avec lui.
— Comment, tu vas m’acheter ? moi, toi, mon ami ? s’écria Stanko.
— Pourquoi pas ? dit Asman toujours souriant, j’achète tout, les affaires sont les affaires.
— Canaille ! cria Stanko furieux.
C’en était fait. Asman topa dans la main d’Ursa, l’affaire était terminée. Il lui compta dans son tablier le bel argent reluisant, et elle noua tranquillement les pièces dans son mouchoir bleu en serrant le nœud de ses belles dents blanches et fortes.
— Ah ! ah ! je suis une canaille ? demanda alors Asman à Stanko, frémissant et pâle, qui baissait les yeux ; et avant que le malheureux eût pu répondre, il lui détacha un soufflet, et le saisissant par les cheveux, il le jeta par terre, lui donnant des coups de pied comme à un chien qui ne veut pas se laisser traîner.
— Pitié ! pitié ! assez ! s’écria Stanko. Je me rends, je suis ton esclave, je veux te servir. Et lorsque le Turc le lâcha, il se traîna à genoux jusqu’à lui et pressa ses lèvres sur la pantoufle rouge de son tyran.
A un signe d’Asman, ses gens saisirent Stanko, le jetèrent dans le bateau comme une marchandise quelconque et quittèrent la rive.
Ursa, les poings appuyés sur ses hanches opulentes, les suivit du regard, puis elle tourna la bride de son cheval et revint lentement par le même chemin par où elle était venue.
Tandis qu’Asman se dirigeait vers la rive turque, les gens dans le bateau entendirent le rire d’Ursa, un rire si haut, si cordial, si gai, qu’on eût dit celui d’un enfant qui voit Polichinelle pour la première fois.
Stanko poussa un gémissement douloureux.
— Ah ! brute que je suis, disait-il en geignant, boire jusqu’à en perdre conscience, liberté, femme et tout !
— Tais-toi, lui cria Asman, en lui donnant un coup de pied.
Stanko se tut, mais de l’autre côté, là où se trouvaient les grands
SACHER-MASOCH gardes autrichiens, on entendait sonner le rire d’Ursa, un beau rire haut, argentin, heureux !
- ↑ Voyez la Revue du 15 décembre 1890.