Feu Bressier/1

La bibliothèque libre.



FEU BRESSIER.

PREMIÈRE PARTIE.

I.

Un des premiers jours du mois de mai, vers trois heures de l’après-midi, une voiture allait quitter une grande route bordée de pommiers, pour s’arrêter devant une petite maison de campagne qui était à gauche de la route, quand les personnes qui étaient dans la voiture ordonnèrent au cocher d’arrêter. Un jeune homme s’approcha de la voiture et salua.

— Comment ! vous par ici, Seeburg ? s’écria un homme de quarante ans.

— Oui, monsieur Morsy, répondit le jeune homme ; je donne tous les deux jours une leçon à un quart de lieue d’ici. J’ai pris l’avance sur la voiture, et je l’attends au passage. J’ai voulu faire une partie de la route à pied ; le pays est charmant.

— Charmant, en effet, dit une grosse dame qui occupait le fond de la voiture avec son mari.

— Voyez donc quelle jolie chaumière, dit une belle jeune fille placée sur le devant ; comme ce toit de chaume est couvert d’iris en fleurs !

Le jeune homme salua pour permettre à la voiture de continuer sa route.

M. Morsy fit signe au cocher de marcher, et cria au jeune homme qui s’en allait et qui ne tarda pas à disparaître :

— Vous viendrez dîner demain, n’est-ce pas ?

La voiture se trouva bientôt devant la maison ; les trois personnes qui en descendirent trouvèrent à cette porte un homme qui y frappait à coups redoublés. Elles parurent juger que le bruit qu’il faisait était à la fois suffisant pour le faire entendre, et assez peu convenable, car elles se tinrent à deux pas derrière lui, prêtes à profiter du résultat probable qu’aurait ce bruit, de faire ouvrir la porte, tout en laissant voir à la personne qui viendrait l’ouvrir qu’elles n’en étaient ni les auteurs ni les complices.

Le cocher remonta sur son siége et regagna la route. Le jeune homme, qui s’était jusque-là servi de sa canne, commençait à la remplacer par une pierre ramassée sur le chemin, quand une seconde voiture, un cabriolet, vint déposer deux hommes devant la même porte. Au cabriolet succéda un cheval qui apportait un cavalier du côté opposé.

Le jeune homme qui frappait reconnut le cavalier et lui dit : — Ma foi, Marcel, à ton tour, puisque te voilà.

Il s’essuya le front avec son mouchoir, et salua les personnes qui étaient derrière lui. Le nouvel arrivé en fit autant, et répondit à son interlocuteur : — Est-ce qu’il y a long-temps que tu frappes, Arnold ?

— Mais il y a vingt minutes que j’ai cassé la sonnette.

— Est-ce qu’il n’y aurait personne ?

— C’est impossible, dit le propriétaire de la première voiture ; et, tirant une lettre de sa poche, il lut à haute voix : « Nous vous attendons à dîner vendredi trois. »

— Vendredi trois, c’est comme moi, dit un des hôtes du cabriolet en exhibant également son invitation.

— C’est bien aujourd’hui vendredi ?

— Oui, certainement.

— C’est le 3 mai ?

— C’est le 3 mai.

Alors, recommençant à frapper, le premier arrivé reprit la pierre, et, après avoir reproduit son roulement pendant quelques instans, il jeta ce caillou et dit : — On est au fond du jardin.

— Ou sorti, répéta Marcel.

— Je vous dis, monsieur, que c’est impossible ; M. et Mme Bressier ne seraient pas sortis un jour où ils ont invité à dîner une, deux, cinq, sept personnes. Ah ! bonjour, monsieur Cotel ; je ne vous reconnaissais pas.

— Mille complimens, monsieur Morsy. Je présente mes respects à ces dames. Avec cela qu’il fait une chaleur !

— Si vous frappiez encore, monsieur Arnold… Tiens, mais où est-il donc ?… où est donc M. Arnold ?

— Il essaie une folie, reprit le cavalier ; il prétend passer par-dessus le mur du jardin.

— Attendez, j’entends du bruit dans la maison.

— Oui vraiment, on vient.

— Je disais aussi, M. et Mme Bressier ne seraient pas sortis un jour…

On ouvrit la porte, et on vit paraître M. Arnold.

— Quoi ! c’est vous ? Et par où êtes-vous entré ? Est-ce qu’il n’y a personne ? M. et Mme Bressier y sont-ils ? Il n’est pas arrivé d’accident ?

Toutes ces questions se pressaient à la fois. Arnold répondit qu’il fallait d’abord qu’on entrât dans la maison, et qu’il répondrait ensuite à toutes les questions. On lui obéit. Quand on fut entré, il invita tout le monde à s’asseoir ; puis il annonça qu’il allait s’occuper d’ouvrir la grande porte pour qu’on pût remiser les voitures et mettre les chevaux à l’écurie ; en disant ces mots, il disparut, laissant ses compagnons se proposer sur leur situation des énigmes dont lui seul pouvait donner le mot.

Il ne tarda pas à rentrer : — Maintenant, dit-il, je vais répondre à toutes vos questions en peu de mots : il n’y a personne dans toute la maison ; je l’ai parcourue de la cave au grenier.

— Ah bien ! voilà qui est agréable, dit M. Morsy ; qu’allons-nous faire ?

— S’il y avait au moins un restaurateur près d’ici, ajouta M. Cotel ; mais on ferait deux lieues sans trouver une maison.

— Ma femme et ma fille sont fatiguées, et moi, je meurs de faim et de soif ; d’ailleurs, j’ai renvoyé ma voiture, elle ne reviendra qu’à neuf heures.

— Pour moi, je vais repartir ; j’espère, monsieur Arnold, que vous n’avez pas fait dételer mon cabriolet ?

— Au contraire, c’est que j’ai fait dételer votre cabriolet, et que votre cheval est avec celui de Marcel, à l’écurie, où ils tiennent conseil comme nous sans doute, car je n’ai pas trouvé une botte de foin.

— Il faut ratteler.

— Où irez-vous ?

— À la ville.

— Il faut trois heures de route.

— Avez-vous une meilleure idée ?

— Certainement, et la seule bonne, la seule raisonnable.

— Voyons-la.

— On nous a invités à dîner ici : eh bien ! nous dînerons ici ; nous n’aurons de moins que les maîtres de la maison, et comme nous sommes venus plutôt pour le dîner que…

— Allons donc ! parlez pour vous.

— Et comment dînerons-nous ici ?

— Je n’en sais rien, mais nous dînerons, tandis qu’en essayant de dîner ailleurs, nous ne dînerions pas du tout. Permettez-moi de subvenir de mon mieux à l’oubli des maîtres de la maison, et de les remplacer ; je suis sûr qu’ils en seront remplis de reconnaissance pour moi. D’abord, voulez-vous vous rafraîchir ?

— Ah çà, est-ce que tout de bon nous restons ici ?

— Certainement.

— Pour moi, dit Mme Morsy, je suis incapable de faire dix pas à pied.

— Et moi, dit M. Morsy, mes dents font feu quand elles se touchent.

Arnold. — Voyons, Marcel, aide-nous un peu ; je mets en réquisition les plus jeunes de la société, M. Cotel et son frère ; les dames mettront le couvert.

M. Morsy. — Comment ! il n’y a pas seulement un domestique ?

Arnold. — Il n’y a personne.

M. Cotel. — Mais c’est inoui !

Arnold. — Voyons, voyons, gardons pour le dessert le mal que nous avons tant envie de dire des maîtres de céans. Notre position est nettement dessinée, il faut dîner. M. Morsy, sa femme et sa fille n’ont pas de voiture, et, comme j’ai compté qu’ils me remmèneraient, je n’en ai pas non plus ; le cheval de M. Cotel est sur les dents.

M. Cotel. — Mon cher, mon cheval ferait vingt lieues sans être sur les dents.

Arnold. — Discussion également renvoyée au dessert. M. et Mme Bressier seront désolés de leur… comment dirai-je ?

M. Cotel. — Étourderie.

M. Morsy. — Impolitesse.

Arnold. — De leur oubli… Vous ne m’avez pas fourni de mot, Marcel.

Marcel. — J’adopte oubli.

Arnold. — M. et Mme Bressier seront désespérés de leur oubli ; comme amis de la maison, M. Marcel et moi…

Marcel. — Parlez pour vous, Arnold.

Arnold. — Est-ce que vous n’êtes pas ami de la maison ? Pardon, je l’avais supposé. Effaçons donc le nom de M. Marcel… Comme ami de la maison, je vous reçois à leur place ; si chacun veut y mettre un peu du sien, nous aurons à dîner, et nous aurons le dîner le plus gai du monde. Qui veut parcourir la maison avec moi pour nous mettre au fait des ressources que présente cette île déserte à sept Robinsons affamés ?

M. Morsy. — Ma foi, M. Arnold a raison, je vais avec lui à la maraude ; il faut que tout le monde se mette à l’ouvrage : vous aussi, mesdames. Monsieur Cotel, vous allez allumer le feu à la cuisine.

Arnold, qui avait disparu un instant, revient avec des toiles d’araignées dans les cheveux et trois bouteilles de vin dans les bras.

— L’île produit du vin, la cave est bien garnie, rafraîchissons-nous avant tout.

On trouve des verres à grand’peine, on boit, Marcel s’approche d’Arnold et lui dit tout bas :

— Au moins, Arnold, soyez modéré. Vous savez comment est M. Bressier.

Arnold, bas. — Tant pis pour lui ; je suis sûr qu’il l’a fait exprès.

Marcel. — Oh ! oh !

Arnold. — Je vous le prouverai au dessert.

On commence à rire de la situation, et chacun prend son parti.

Arnold apporte des tabliers de cuisine qu’il a trouvés dans une armoire, les hommes s’en affublent. Mme Morsy en essaie un, on s’écrie qu’elle est charmante ainsi, elle en fait mettre un à sa fille ; on fouille partout, les dames mettent le couvert.

M. Cotel aîné allume le feu, M. Cotel cadet furète la maison avec M. Morsy et Arnold ; Marcel, qui paraît contrarié, est cependant forcé par Mme et Mlle Morsy de rincer les verres, de ranger les chaises, d’aller chercher de l’eau, etc.

Deux des trois maraudeurs reviennent avec des œufs, rien que des œufs ; il n’y a absolument rien autre chose dans la maison, si ce n’est un pot de beurre et quelques pots de confiture ; Arnold a vu de loin une ferme et est allé chercher du renfort ; il revient, le fermier est malade, sa femme n’a pu lui donner que des œufs ; les deux femmes disent qu’elles dîneront très bien avec des œufs à la coque, M. Morsy se charge de faire une omelette.

— Marcel allez me chercher des oignons dans le jardin.

Mme Morsy. — Comment des oignons ?

Mlle Morsy. — Oh ! papa !

M. Morsy. — Certainement. On fera une autre omelette sans oignons pour les femmes et les hommes délicats. Nous pouvons varier les omelettes, puisque nous n’aurons que cela. Allez donc, Marcel ; apportez-moi des oignons, épluchez-les et hachez-les menu. Vous verrez comment je fais une omelette aux oignons.

— Et vous, Cotel, que savez-vous faire ?

M. Cotel. — Je ferais bien des œufs sur le plat.

M. Morsy. — Eh bien ! faites, et dépêchez-vous.

Cotel jeune arrive ; il a découvert un pigeonnier avec des pigeons, il en a saisi et étranglé quatre.

Les pigeons, d’abord accueillis avec acclamation, sont, après examen, déclarés vieux et durs.

Cotel jeune. — Plumerai-je, monsieur Morsy ?

M. Morsy. — Certainement ! je mangerais des clous. Plumez, plumez. — Des remerciemens sont votés à Cotel jeune.

Une agitation extrême règne dans la cuisine et dans la salle à manger ; on s’empresse, on se croise, on rit.

Arnold veut faire frire des poissons rouges qu’il a trouvés dans un bocal, tout le monde s’y oppose, il monte le meilleur vin de la cave.

M. Morsy. — Allons, Marcel, mes oignons ; vous allez me faire manquer le moment de les mettre, et ensuite mon omelette sera mangée avec indifférence. Donnez vite. Ce n’est pas mal haché. Encore un coup de feu, et mon omelette est prête.

M. Cotel aîné. — Messieurs, on est servi ; la main aux dames.

On passe dans la salle à manger après avoir ôté les tabliers de cuisine ; on prend place, on s’assied, on rit, on mange avec voracité les œufs à la coque, puis les pigeons.

M. Morsy. — Voilà bien les pigeons les plus coriaces ; je suis sûr que celui que je mange est celui que Noë envoya de l’arche à la découverte.

M. Cotel jeune. — Vous disiez tant que vous mangeriez des clous.

M. Morsy. — Je ne m’en dédis pas ; mais des clous seraient moins durs que vos pigeons.

Cotel jeune. — Nous allons voir votre omelette.

Morsy. — Oh ! mon omelette, je la soumets aux connaisseurs.

Mlle Morsy. — Votre omelette aux oignons ?

Morsy. — Comme vous dites, mademoiselle Morsy. — Tenez, Cotel, qu’en dites-vous ?

Cotel. — Je la trouve fade.

Morsy. — Je vous récuse. — Arnold, parlez.

Arnold. — Désolé de la trouver fade.

Morsy. — Ah ça ! voyons… en effet… l’oignon ne s’y fait pas sentir. — Marcel, donnez-moi le reste de vos oignons.

Mlle Morsy. — Crus ?

Morsy. — Crus, hachés menu. C’est d’un merveilleux effet dans l’omelette.

Marcel. — J’ai tout haché.

Morsy. — Allez en chercher d’autres, c’est votre département.
(Marcel sort.)

Arnold. — Eh bien ! êtes-vous fâchés d’avoir dîné ici ? Ce qu’il y a de plus gai et ce que je ne vous dis qu’à présent, parce qu’il n’est plus temps de reculer, c’est que M. Bressier n’est sorti que parce qu’il s’est parfaitement rappelé ses invitations.

Cotel aîné. — Vous croyez ?

Arnold. — J’en suis sûr ; les invitations sont de la main de Mme Bressier. Elle les aura faites sans le prévenir, et averti au dernier moment, saisi d’une recrudescence d’avarice, il l’aura emmenée de force à la ville.

Morsy. — Vous croyez qu’il serait capable…

Arnold. — Il est capable de tout dans ses accès de lésine. Je l’ai connu garçon ; aujourd’hui vous ne pouvez pas l’apprécier, parce que ma cousine lutte contre lui et le gêne ; mais, avant son mariage, il se livrait sans frein à la plus horrible avarice que j’aie vue. Il avait imaginé de déjeuner et de dîner dans un tiroir qu’il fermait au moindre coup de sonnette, pour n’être pas surpris mangeant et obligé d’offrir quelque chose à quelqu’un.

Morsy. — L’idée est ingénieuse, mais je ne puis croire qu’aujourd’hui… Ah ! voilà Marcel !

Marcel. — Morsy, voici vos oignons.

Morsy. — Eh ! mon Dieu ! quels oignons est-ce là ? Je crois bien que mon omelette est fade ; elle le serait à moins ! L’infâme Marcel, jaloux de ma gloire, nous a fait manger une omelette aux oignons de tulipes !

Arnold. — Pas possible !

Morsy. — Voyez vous-même.

Arnold. — C’est ma foi vrai !

Marcel. — Je n’ai jamais vu des tulipes qu’en fleurs.

Morsy. — C’est que celles-là sont défleuries. C’est un mets nouveau, mais très-mauvais ; je vais refaire une autre omelette.

Mme Morsy. — Non, on n’a plus faim.

Cotel. — On n’a plus faim ; passons au dessert.

Cotel jeune. — Dans les quatre-vingt-dix manières d’arranger les œufs, nous avons oublié les œufs à la neige.

Mlle Morsy. — Ah ! quel dommage !

Morsy. — Mais nous avons inventé une quatre-vingt-onzième manière : l’omelette aux oignons de tulipes.

Eugène. — Je bois à l’inventeur, à Marcel !

Marcel. — Ah ça ! Arnold, comment êtes-vous entré ici ?

Arnold, bas. — Hypocrite ! (Haut.) Par une brèche du mur, derrière la maison.

On cause, on rit, on boit, les hommes sont un peu gris. La voiture de M. Morsy arrive, ses domestiques attèlent le cabriolet de M. Cotel, Marcel bride lui-même son cheval ; Arnold propose que chacun mette sa carte sur un plat vide au milieu de la table, et il écrit sur la sienne :

« Mon cher Bressier,

« Vous aviez oublié un dîner que vous deviez donner aujourd’hui ; remerciez-moi, j’ai réparé de mon mieux votre défaut de mémoire ; la chère était médiocre, mais nous nous sommes rattrapés sur le vin.

« Votre affectionné cousin. »

Arnold reconduit tout le monde, ferme les portes, et sort par où il était entré ; puis il monte dans la voiture de M. Morsy et donne le signal du départ. Marcel salue et prend le devant avec son cheval. Bientôt on le perd de vue.

II.

Il est minuit et demi. Marcel, qui n’a pas été jusqu’à la ville et qui a laissé son cheval à une lieue de là dans une ferme, revient à pied et rôde autour de la maison de M. Bressier ; ses yeux cherchent en vain à une fenêtre le signal accoutumé.

Pendant ce temps, M. Bressier, qui n’est rentré qu’à onze heures et demie, exhale la mauvaise humeur que lui cause la violation de son domicile. Mme Bressier rit aux larmes de l’idée de son cousin, des cartes laissées, et du dîner qu’ils ont dû faire.

M. Bressier, qui a compté les bouteilles vides laissées exprès sur la table, est furieux de la gaieté de sa femme.

— Je ris, monsieur Bressier, dit-elle, parce que vous n’encourez qu’une juste punition. Quand je vous ai dit que j’avais invité quelques amis pour le jour de ma fête, vous m’avez parlé d’une invitation que vous aviez acceptée pour moi à la ville, chez votre cousine ; vous n’avez même pas voulu me laisser écrire à nos conviés pour m’excuser.

— Certainement, Éléonore, parce qu’en écrivant il aurait fallu indiquer un autre jour.

— Et, en n’écrivant pas, nous avons fâché nos plus anciens amis.

— Cela m’arrange parfaitement de les fâcher ; je tiens peu à des amis qui ne viennent me voir que pour faire des dîners et qui ont l’air de me considérer comme un honnête restaurateur chez qui on fait la partie d’aller manger des petits pois de primeur. Non, non, Éléonore, je ne veux pas dissiper ainsi mon bien ; on aime beaucoup les gens qui se ruinent, mais on ne les aime plus quand ils sont ruinés.

— J’ai bien vu que votre prétendue invitation chez votre cousine n’existait que dans votre imagination, et que nous n’étions nullement attendus.

— C’est qu’elle avait oublié.

— Au moins était-elle chez elle. N’essayez pas de me tromper davantage ; seulement, comme je ne veux pas être complice de vos mauvais procédés, je vais dès demain écrire la vérité à nos amis.

— Vous ne ferez pas cela, Éléonore !

— Je le ferai. Mais je suis fatiguée, j’ai sommeil ; il est bien temps que vous entriez dans votre appartement.

M. Bressier se retira. Éléonore écouta s’éloigner le bruit de ses pas ; quand elle le pensa chez lui, elle ouvrit une fenêtre, sur laquelle elle plaça sa veilleuse ; puis elle fit une toilette de nuit pleine de coquetterie.

M. Bressier appelait Éléonore sa femme, parce qu’il était son mari ; mais il ressemblait, sous ce rapport, à certains marquis ruinés qui portent le nom d’une terre dont un autre mange les revenus, ou à certains évêques qui ne pourraient manquer d’être empalés s’ils se présentaient dans leurs évêchés, comme Maroc et Tunis, évêchés in partibus infidelium, au pouvoir des infidèles.

Un quart d’heure après l’apparition du signal, Marcel passait par la brèche découverte par Arnold, mais faite depuis long-temps par ledit Marcel, et en quelques instans il était auprès d’Éléonore, d’Éléonore plus heureuse qu’elle ne l’avait jamais été, car chaque nouveau tort, chaque ridicule plus odieux de son mari lui permettait de voir sa faute à elle avec moins de rigueur et de se donner des excuses.

III.

Or, quand Arnold, après avoir congédié ses conviés, avait à son tour passé, pour sortir, par la brèche qui lui avait donné entrée, il fut aperçu par trois vauriens qui avaient subitement interrompu leur promenade, et, après quelques mots échangés à voix basse, étaient retournés à un cabaret assez éloigné, où ils avaient passé une partie de la journée. Vers deux heures de la nuit, ils revinrent, et, après avoir rôdé autour de la maison, deux d’entre eux montèrent par la brèche et sautèrent dans le jardin, tandis que le troisième restait à faire le guet en dehors.

Éléonore, qui ne dormait pas, entendit quelque bruit dans la maison, et dit à Marcel :

— Dormez-vous, Marcel ?

— Non.

— Entendez-vous ce bruit ?

— Oui ; il y a déjà quelque temps.

— Grand Dieu ! est-ce que mon mari…

— Non, non ; n’ayez pas peur.

Et Marcel lui-même pouvait à peine parler, tant son cœur battait violemment dans sa poitrine. Il faut le dire ici, c’est, à ce que m’ont dit les adeptes, un des inconvéniens de l’adultère. C’est qu’un homme que vous tueriez d’un coup de poing partout ailleurs, vous inspire toutes les angoisses de la terreur, en se mouchant ou en se retournant dans son lit, si vous êtes auprès de sa femme.

— Mais, Marcel, ce n’est pas mon mari ; j’entends qu’on parle.

— Peut-être est-ce lui qui demande quelque chose à la servante.

— Il ne parlerait pas à voix basse.

— Pour ne pas vous éveiller.

— Il n’est pas si soigneux.

— Peut-être aime-t-il la servante et s’occupe-t-il de le lui dire.

— Plut à Dieu que ce fût cela !

Elle se leva subitement, et, nu-pieds, alla coller son oreille contre la porte de sa chambre.

Quelques instans après, elle revint les yeux hagards, et, secouant le bras de Marcel, lui dit :

— Non, ce sont des voix d’hommes, et ils sont plusieurs !

Cinq ou six romans simultanés de huit volumes chacun se passèrent en une minute, avec tous leurs développemens, dans la tête de Marcel. Il y a des momens où l’imagination tourne le feuillet avec une incroyable rapidité. Je n’oublierai jamais que, me noyant un jour, je revis, en deux minutes et demie que dura la crise, ma vie tout entière, avec ses moindres circonstances, toutes les personnes que j’avais connues avec leur histoire tout entière, que sais-je encore ? En un mot, le lendemain, comme je voulus me rendre compte de mes sensations, je fus arrêté par cette considération qu’il n’y aurait peut-être pas assez de papier au monde pour écrire ce que j’avais pensé pendant deux minutes et demie.

Entre les suppositions que fit Marcel, la plus raisonnable fut que M. Bressier arrivait avec un maire et deux témoins pour faire constater judiciairement la conversation criminelle dont il était le complice.

Mais un son métallique se fit entendre, comme d’un couvert d’argent qu’on laisse tomber, et Marcel pensa et Éléonore dit : Ce sont des voleurs !

En effet, on entendait ouvrir et fermer des armoires et des tiroirs avec une précaution inouie.

— Que faire ? mon Dieu ! disait Éléonore en se tordant les mains.

Marcel ne disait rien ; mais les deux amans voyaient clairement ce qu’il y avait d’affreux dans leur situation.

En effet, que faire ? Appeler ?… qui ? Son mari ? — Et Marcel qui était là !

— Marcel, dit-elle, sauvez-vous, et, quand vous serez parti, je crierai.

— Par où ? S’ils me voient, ils fuieront ou ils se mettront en défense. Dans l’un et l’autre cas, votre mari sera réveillé par le bruit, et il me verra. Et d’ailleurs, quand je pourrais me sauver sans les rencontrer, je ne vous laisserai pas seule dans un tel danger, n’ayant de protection que celle de votre mari, homme faible et peu énergique.

— Qu’ils me tuent, mais qu’on ne vous trouve pas ici ! Oh ! mon Dieu ! mais mon mari ? J’y pense : s’il se réveille, ils vont l’assassiner !

— Je descendrais.

— Malheureux ! Et ensuite comment expliquer votre présence ?

— Je trouverai bien un moyen.

— Écoutez-moi, Marcel : si les jours de mon mari sont menacés, vous descendrez le secourir ; mais en même temps je me jetterai par la fenêtre sur le pavé.

— Calmez-vous, Éléonore !

— Écoutez, peut-être vont-ils s’en aller. Si je pouvais les aider à faire leurs paquets !

À ce moment, on entendit des cris étouffés : Au voleur ! au voleur ! puis des pas précipités, et comme le bruit d’un corps qui tombe sur le parquet.

Je n’essaierai pas de décrire à quelles tortures étaient livrés Marcel et Éléonore.

Marcel regarda à travers les rideaux par une fenêtre qui donnait sur le jardin, et dit :

— Ils sont partis ; ils franchissent le mur.

On entendit encore la voix qui criait : Au voleur ! au voleur !

— Ah ! dit Éléonore. Mon Dieu ! je vous remercie, ils ne l’ont pas tué !… Maintenant, Marcel, fuyez.

— Mais par où ?… Ah ! par cette fenêtre.

Et Marcel sauta par la fenêtre qui donnait sur le chemin sans en mesurer la hauteur. Éléonore se pencha dehors, le vit tomber, se relever et courir. Elle referma la fenêtre. Au même instant, son mari et sa servante frappaient violemment à la porte de sa chambre. Elle ouvrit, et tomba sans connaissance sous les émotions qu’elle avait ressenties.

M. Bressier n’était pas blessé ; il avait été seulement renversé d’un coup de poing par un des voleurs qu’il avait saisi par ses vêtemens. La servante s’était soigneusement enfermée dans sa chambre. Du reste, le vol était considérable ; toute l’argenterie était emportée, les voleurs avaient forcé un secrétaire et y avaient pris une somme importante en or que M. Bressier amassait depuis long-temps. Sa frayeur et son désespoir furent si grands, qu’il se mit au lit avec une grande fièvre qui ne le quitta plus.

Une nuit, M. Bressier eut le délire, et, confondant tous les chagrins qui avaient marqué la funeste journée du 3 mai, il cria au voleur ! parla de son argent, des convives invités par sa femme qui emportaient l’argenterie : — On frappe, disait-il ; dites que je n’y suis pas ! Madame n’y est pas non plus ; il n’y a personne ! On ne sait pas quand on reviendra ; on ne reviendra peut-être pas ! J’aurais mieux fait de ne pas revenir, les voleurs ne m’auraient pas tué ! — Puis il demandait à boire, et refusait le vase qu’on lui apportait en criant : — On veut m’empoisonner !

La difficulté de respirer, qui avait toujours été en augmentant, était venue à un degré effrayant ; bientôt il cessa de parler, et, par ses gestes, semblait se débattre et repousser quelqu’un. Puis tout à coup la voix parut lui revenir ; il cria avec force : Au voleur ! au voleur ! fit un bond dans son lit, se raidit, poussa un grand soupir. Son ame, depuis quelque temps, errait sur ses lèvres comme la flamme d’une bougie qui darde au ciel. Le vent veut la déchaîner ; elle ne tient plus à la cire que par ses pieds bleus ; encore un souffle, et elle la quitte, monte et disparaît.

C’est ainsi que l’ame du moribond s’échappa de son corps, et que, jetant sur lui un regard de dédain pareil à celui que laisse tomber sur ses vieilles guenilles un homme long-temps pauvre auquel on apporte de somptueux vêtemens, elle s’enfuit par la cheminée avec la fumée d’un reste de tisane qui bouillait devant le feu.

IV.

Me voici parvenu à un point de mon récit qui me met dans une singulière perplexité. C’est en effet une situation bien difficile que celle d’un pauvre romancier. Sous bien des rapports, il ressemble à un voyageur. S’il raconte des choses ordinaires et communes, on ne le lit pas ; si ses récits sont un peu étranges et inusités, on ne le croit pas. Les gens qui ont la vue la plus courte sont ceux qui nient avec le plus d’obstination l’existence des objets qu’ils ne voient pas. Je ne m’aviserai pas de jurer par telle ou telle chose que ce que je vous dis est vrai ; vous n’êtes pas sans avoir remarqué que le serment est une invention ingénieuse qui n’a pour but que de donner de la vraisemblance au mensonge.

Peut-être quelques lecteurs me chicaneront-ils sur le rôle que je fais jouer à l’ame.

Hélas ! les savans ont fait sur ce sujet bien pis que moi, et ce n’est pas pour rien que Cicéron disait : « Il n’y a pas d’opinion si ridicule qu’il ne se soit trouvé un philosophe pour la soutenir. »

Les savans sont des hommes qui, dans leurs plus grands succès, n’arrivent qu’à s’embourber un peu plus loin que les autres.

Les sciences, dit Montaigne, finissent toujours en éblouissemens. Les yeux de l’esprit, en effet, se fatiguent comme ceux du corps, quand ils veulent voir au-delà d’une certaine portée. Il danse devant les yeux du corps une multitude de petites paillettes d’argent ; il sautille devant les yeux de l’esprit des myriades de saugrenuités.

Qu’est-ce que les sages, les philosophes et les savans ont dit sur l’ame ? Buffon prétend qu’elle est un amas de molécules organiques vivantes, Épicure la compose d’atômes indivisibles, Platon de monades, Aristote prétend que c’est une enteléchie, Descartes des esprits animaux, Borelli des esprits sulfureux, Magow des esprits nitreux, Villis des esprits de la nature de la lumière, etc., sans compter ceux qui disent que nous n’en avons pas.

Ils ne sont pas plus d’accord sur sa demeure et sur ses habitudes. Aristote la met dans le cœur, Platon dans le diaphragme, Hippocrate dans le cerveau, Descartes dans une glande, Van Helmont dans l’orifice supérieur de l’estomac, d’autres ailleurs.

Quelques philosophes anciens la composent de trois facultés. Descartes veut qu’elle soit formée de six passions. Il est possible que je me trompe à mon tour comme tous ces honnêtes savans et philosophes, mais je dirai, comme ils ont dit en leur temps, que ceux qui ne pensent pas comme moi ont tort, que ceux qui ont une opinion contraire à la mienne sont dans une erreur grossière.

Tout le monde sait aujourd’hui que notre ame est une molécule du grand foyer de chaleur, de vie et d’intelligence que les hommes appellent soleil. Tout le monde sait qu’à la mort de l’homme son ame devient ce que devient la flamme de la bougie qui s’éteint ; elle remonte au soleil, où elle se confond et se perd plus complètement qu’une goutte de pluie dans la mer. Marc-Aurèle avait pressenti cela quand il disait : « Notre ame est un dieu exilé ; » et Platon s’en doutait un peu lorsqu’il prétendait que les ailes de l’ame se développent par la mort.

Il meurt et il naît sur la surface de la terre un homme par seconde ; le soleil est à une telle distance de nous que les ames ne peuvent descendre du soleil à nous directement pour animer de nouveaux êtres en temps utile, comme disent les avoués. Un philosophe astronome dit qu’il y a des étoiles si éloignées que la lumière qu’elles exhalent, et qui fait, comme toute lumière le doit, quatre millions de lieues par minute, n’a pas eu, depuis la création du monde, le temps de venir jusqu’à nous, et que c’est pour cela qu’on en découvre de temps en temps de nouvelles. Il y en a donc une grande quantité qui restent dans notre atmosphère, qui se jouent dans la lumière et se baignent dans le parfum des fleurs, prêtes à se placer sur les lèvres d’une belle au moment où elles sont pressées par celles d’un amant ou d’un époux ; alors, absorbées dans un soupir voluptueux, elles vont animer dans son sein un globule de matière inerte qui, dans un temps fixé, doit naître homme. Les jumeaux n’ont pour origine que l’empressement jaloux ou taquin de deux ames avides de naître à la vie humaine, qui se coudoient au moment opportun sur les roses d’une belle bouche.

Tout le monde sait encore que, lorsqu’une ame se trouve subitement libre par suite de la mort violente ou seulement prématurée du corps auquel elle était enchaînée, elle a le droit d’animer un autre corps ; mais il faut qu’elle se soit décidée à entreprendre ce nouveau labeur ou à aller se confondre dans l’océan de vie et de lumière dans l’espace d’une année, à partir du jour de sa délivrance de la chaîne de chair qui vient d’être brisée. Si, au dernier jour de l’année, elle n’a pas pris de nouveaux fers, elle doit remonter au soleil.

Certes, on comprendrait difficilement le caprice qui porte un grand nombre d’ames à recommencer les quelque quatre-vingts ans de travaux forcés qu’on appelle la vie, si l’on ne voyait chaque jour l’homme préférer les plus grands maux et les plus implacables ennuis à la mort, qui n’est que la perte de la sensation du moi et de l’individualité ; une ame, par le même sentiment, répugne souvent à s’aller perdre dans le soleil, comme une goutte d’eau dans la mer.

Du reste, pendant cette année, elles sont soumises aux conditions des ames neuves, et elles ne sont pas précisément oisives. Après plusieurs siècles, on a inventé des instrumens qui montrent des centaines de monstres marins dans une goutte d’eau. Certes, celui qui se fût avisé de dire leur forme, leurs guerres, leurs amours, avant l’invention du microscope puissant qui permet à tout le monde de les distinguer aujourd’hui, se fût vu traiter de fou ou tout au moins du rêveur. Qui sait si un jour un instrument plus parfait ne découvrira pas ce qui se passe dans l’air, comme on voit maintenant ce qui se passe dans l’eau ?

V.

L’ame de feu Bressier, fatiguée de la lutte qu’elle venait de subir pour se débarrasser du corps qui se cramponnait à elle, alla s’abattre sur le toit de chaume de la ferme où la veille Arnold était allé chercher des œufs.

C’était une de ces belles matinées du mois de mai, une de ces fêtes splendides que la terre donne à l’homme, son hôte ingrat.

Le toit de la chaumière était presque entièrement revêtu d’une mousse fine et soyeuse comme le plus fin velours vert. Sur la crête, entre les feuilles aiguës et les larges fleurs violettes des iris, s’élevait doucement de l’âtre une légère fumée bleuâtre, qu’un rayon oblique du soleil qui se levait à l’horizon rendait rose à une certaine hauteur.

Partout aux environs, tout fleurissait ; les fraisiers au pied de la haie d’épine blanche ; les papillons aussi semblaient fleurir dans l’air et choisir, fleurs vivantes, une tige vacante parmi toutes les fleurs qu’ils visitaient en voltigeant. Les insectes cherchaient chacun, sur cette table opulente et toujours mise que la terre offre à toutes les créatures, la plante qui lui est destinée.

L’air, silencieux pendant l’hiver, se remplissait de chants d’oiseaux et de bourdonnemens d’abeilles. Partout, sur l’herbe, dans les arbres, dans l’eau, sous la mousse, dans la corolle éclatante des fleurs, tout est plein de nouvelles amours, tout aime comme tout fleurit.

C’est alors qu’on pouvait voir quelles étaient les occupations des ames qui attendaient l’occasion de naître.

L’une ouvre les bourgeons où sont enfermées toutes plissées les feuilles des arbres tardifs.

Une autre, cachée dans un prunellier en fleurs, arrache aux moutons qui passent trop près du buisson un peu de laine, que ne tardent pas à venir chercher les oiseaux qui pensent à faire leur nid.

Celle-ci s’amuse la nuit, quand on ne dort pas et qu’on attend avec impatience que l’heure sonne à l’église voisine pour savoir si le jour va bientôt paraître, celle-ci s’amuse à ne faire sonner que des demi-heures, qui ne vous apprennent rien.

Celle-là, quand un enfant étourdi laisse tomber sa tartine, prend un soin malicieux de la faire toujours tomber du côté des confitures.

Cette autre ouvre le matin la corolle des fleurs et la referme le soir.

Quelques-unes s’occupent à composer les parfums qu’elles mettent au sein des fleurs, petits encensoirs envoyant toujours de suaves odeurs au ciel.

Quelques autres, enfermées dans le bouton qui va éclore, s’amusent à peindre les pétales des couleurs éclatantes qui leur sont destinées.

Celle-là peint de diverses nuances de rose les glayeuls, les églantines, les pêchers.

Celle-ci colore de blanc le muguet, les pâquerettes, l’anémone des bois.

Une autre donne les nuances du saphir et de l’améthyste au bluet des champs, aux iris, aux violettes, aux wergiss mein nicht.

Une autre est chargée de jaune et donne leurs couleurs aux giroflées des murailles, aux boutons d’or et aux bassinets des prairies.

En voici qui, le soir, doivent allumer les vers luisans, fleurs de feu qui vivent sous l’herbe, et les lampodes qui font brasiller la mer.

Elles se baignent dans la rosée qui brille au calice des fleurs de tous les feux du diamant.

Elles comptent et ajustent les pétales des pâquerettes qui doivent servir d’oracles aux jeunes filles. Celle-ci, douce et bienveillante, a soin que ces petits rayons d’argent, qui entourent le disque d’or de la marguerite, atteignent et ne dépassent pas le nombre de quatorze, de dix-neuf, de vingt-quatre ou de vingt-neuf, afin que la pythonisse des prairies, à la question « m’aime-t-il ? » réponde toujours « passionnément. »

Une autre, taquine ou morose, s’occupe de l’arrangement des pâquerettes qui ont quinze, vingt, trente pétales, et qui doivent répondre « pas du tout. »

Les plus folles disposent les barbes du gramen qui monte dans les manches, ou scellent au calice des scorsonères et des pissenlits les petites graines ailées sur lesquelles on souffle pour savoir si un projet réussira.

Il y en a qui quittent les champs et n’ont d’autre souci que de mettre dans une bibliothèque le passage dont on a besoin et que l’on cherche, au dernier des volumes que l’on feuillette, à la dernière des pages qu’on retourne.

Mais, dans ces belles journées du printemps, ce n’est pas seulement sur les haies et dans les prés que s’ouvrent les fleurs. Comment dire tout ce qu’il fleurit de riantes pensées dans le cerveau, tout ce qu’il s’épanouit de douces sensations dans le cœur ?

L’ame de feu Bressier se tourna du côté où elle avait laissé le corps, sa prison, et elle dit : « Adieu donc, guenille de chair que j’ai trop long-temps portée ; adieu, haillon vivant dont je rougissais. Délivrée, je déploie mes ailes et je remonte au soleil me confondre et m’anéantir dans la vie universelle. Quel esclavage digne d’une ame divine que celui qu’il faut subir dans le corps humain de la part du cœur, du foie, de la rate, du gésier et de tous les viscères et les intestins qui, au bout du compte, sont toujours les maîtres et dirigent ses actions et sa vie !

« Mais n’y a-t-il donc rien de plus dans cette vie d’où je sors ? Ce beau printemps, ces fleurs, ces parfums, cet air tiède, tout cela n’est-il donc pas une promesse divine d’un bonheur inconnu ? Quand j’habitais cette sordide prison qu’on appelait Bressier, j’ai entendu parler de l’amour, mais ce drôle ne me l’a point fait connaître ; il a acheté une femme que des parens bêtement avares lui ont donnée en mariage, parce qu’il était riche. Avant d’acheter celle-là et après l’avoir achetée, il en a loué quelques-unes ; jamais on ne l’a aimé, jamais il n’a aimé. J’aurais bien voulu connaître l’amour pendant que j’étais dans l’existence. J’ai envie de naître encore une fois ; mais si je redevenais quelque Bressier !… J’ai cependant envie de renaître. Le père de Bressier ne valait pas mieux que lui. Un autre père aurait eu un autre fils. J’étais née au hasard ; si je recommençais, je choisirais des parens. »

L’ame y pensa long-temps.

VI.

Puisqu’il vient d’être question de l’amour, je vais vous dire ici ce que c’est réellement que l’amour.

L’ame, je vous l’ai dit, n’est qu’un grain d’une sorte d’imperceptible poussière du feu de la vie et de l’intelligence universelle dont le soleil est le foyer. Ces parcelles, envoyées sur la terre, ont comme un souvenir vague et triste de cette sorte d’exil. Cette sensation inexprimable a des crises, des momens dans lesquels elle est plus sensible que dans d’autres.

Il n’est personne qui, aux premiers jours du printemps, n’éprouve une sorte de tristesse voluptueuse, de désir sans but, d’inquiétude sans sujet, d’envie de pleurer sans chagrin, d’aspiration à quelque chose d’inconnu ; ce désir, cette tristesse, ne s’appliquent à rien de ce qu’on connaît.

C’est tout simplement un élan de l’ame pour se mêler à la vie universelle, au feu créateur qui, à cette époque, est plus ardent que de coutume ; c’est alors que les parcelles de ce feu qui le rencontrent s’attirent par une sympathie mystérieuse et se voudraient mêler et confondre ensemble.

S’il arrive surtout que deux ames, que deux grains de cette impalpable poussière de feu qui dans l’océan de feu et de vie se trouvaient voisines avant d’être divisées et envoyées ici-bas, si deux étincelles viennent à se rencontrer, c’est alors un ravissement qu’il est impossible de peindre, des sensations pour lesquelles il n’y a ni phrases ni mots. Ces deux moitiés veulent se joindre, se réunir, se confondre, devenir une.

Si un lecteur trouve ceci extravagant, je le prie de m’exprimer mieux ou autrement ce sentiment de sympathie subite qui fait qu’à l’aspect d’une femme qu’on rencontre pour la première fois, on entend une voix intérieure nous dire : Je suis à elle, elle est à moi ; pourquoi il semble qu’on la reconnaît et on a envie de lui dire : Ah ! c’est toi, te voilà donc ! et toi, me reconnais-tu aussi ? Si ledit lecteur ne réussit pas, je le prie de retirer son expression peu convenable pour mon explication.

VII.

Sur cent hommes qui marchent dans la rue, vous pouvez gager hardiment que quatre-vingt-dix cherchent de l’argent et que quatre-vingts n’en trouveront pas.

Ce n’était cependant pas la situation d’un jeune homme qui tournait depuis quelques instans autour de la chaumière sur le toit de laquelle l’ame de feu Bressier était mollement couchée dans une fleur d’iris, petit lit de velours et de satin violet. Ce n’était autre que ce M. Seeburg qui s’était trouvé par hasard sur le chemin de Mlle Morsy. Après une assez longue hésitation, il frappa à la porte, mais si doucement qu’on ne l’entendit probablement pas. Il laissa passer quelques instans, puis recommença à frapper plus fort. Une voix qui partait de l’intérieur, répondit en demandant brusquement :

— Qui va là ?

— Je voudrais parler au maître de la maison.

Alors un grand garçon sortit et dit :

— Le maître de la maison est malade. Qu’est-ce que vous lui voulez ?

— Monsieur, répondit Seeburg…

— Je ne suis pas un monsieur, je m’appelle Pierre.

— Eh bien ! Pierre, voilà ce que je veux, ce que je voudrais demander à votre maître et ce que je puis tout aussi bien vous demander à vous. Il y a sur le toit de votre maison des iris en fleurs, et j’en voudrais quelques-uns.

— Tiens ! et pourquoi faire ?

Seeburg rougit de colère, mais il se rappela qu’il avait intérêt à ne pas se fâcher avec le manant. Il répondit doucement :

— J’en ai besoin, je vous récompenserai.

À ce moment, une voix du dedans appela Pierre.

— Tenez, dit Pierre, c’est notre maître ; je vais lui demander s’il veut bien que je vous donne des iris.

Il fut quelques instans sans revenir. Pendant ce temps, Seeburg regardait la place où il avait rencontré Mlle Morsy. Le valet de la ferme revint et dit :

— Monsieur, je suis bien fâché, mais notre maître ne veut pas qu’on monte sur son toit.

— Mais lui avez-vous dit que je paierais ?

— Il dit qu’il n’a pas besoin de votre argent et qu’il ne veut pas.

— Mais vous, est-ce que vous ne pourriez pas ?

— Il n’y a pas moyen : il couche sous le toit, et, comme il ne dort pas, il entend le moindre mouvement.

— Je vous donnerai dix francs.

— Ça ne se peut pas.

— Je vous en donnerai vingt.

— Vous m’en donneriez cent, ça serait tout de même ; ça ne se peut pas, il me chasserait.

Seeburg resta accablé, il cherchait dans son esprit une meilleure raison à donner à maître Pierre, il n’en trouvait pas.

— Monsieur, dit Pierre, je n’ai pas le temps de m’amuser plus long-temps. — Il rentra et ferma la porte.

Seeburg s’en alla tristement ; mais le soir, vers neuf heures, comme il faisait sombre, le maître de Pierre qui se retournait sans cesse dans son lit sans pouvoir dormir, s’écria :

— Pierre ! il y a quelqu’un sur le toit.

— Allons donc ! maître Renaud, vous n’y pensez pas.

— Je te dis qu’il y a quelqu’un sur la maison.

— Et moi, je vous dis que vous rêvez.

— Je ne rêve pas, et, si tu n’y vas pas voir, je vais me lever et y aller.

— Allons, Pierre, vas-y, dit la femme du malade.

— J’y vais, maître Renaud. — Et il se leva.

— Pierre, dit maître Renaud, je veux que tu prennes ton fusil.

— Mais puisqu’il n’y a rien.

— Prends-le tout de même.

Pierre sortit avec son fusil, qu’il décrocha du dessus de la cheminée. Il regarda machinalement et seulement pour complaire à son maître, et allait rentrer, lorsqu’il aperçut une forme humaine qui gravissait le toit avec peine.

— Ohé, l’ami, cria-t-il, que faites-vous là-haut, s’il vous plaît ?

On ne répondit rien.

— L’ami, vous jouez un mauvais jeu. Je vous jure par la mort-dieu que, si vous ne descendez, ou ne répondez au plus vite, je vous campe un coup de fusil.

Même silence.

— Ne prenez pas cela pour une menace, il est chargé, et de bonnes chevrotines encore.

Seeburg ne répondit pas, et atteignit alors la crête du toit.

— Une fois, deux fois, faites-y bien attention. Une fois ; à la fin c’est trop se moquer du monde ; une fois, deux fois, trois fois, descendez-vous ?… Non, eh bien ! tant pis pour vous.

Il ajusta et lâcha le coup de fusil ; Seeburg, en voyant son mouvement, se coucha à plat-ventre sur le côté du toit opposé à Pierre ; le coup porta partie dans le chaume, partie au-dessus du toit ; quelques chevrotines atteignirent les iris, et en coupèrent un sur sa tige. Seeburg le ramassa, en cueillit trois ou quatre autres, et se laissa glisser jusqu’à terre, où il arriva un peu meurtri ; puis, tandis que Pierre faisait le tour de la maison pour le rejoindre, il avait sauté par-dessus une haie, et s’était perdu dans la nuit.

— Il faut que ce garçon-là soit bien amoureux de la femme à laquelle il porte ces fleurs, se dit l’ame de feu Bressier, qui était restée dans l’iris coupé par la chevrotine ; s’il est aimé comme il aime, je naîtrai d’elle et de lui ; le gaillard n’est pas timide et ne me fera pas attendre bien long-temps le moment opportun.

VIII.

À peu près une dizaine d’années avant l’époque où se passent les scènes que nous venons de raconter, il se fit une rencontre qui devait avoir une certaine influence sur la destinée de nos héros.

M. et Mme Morsy habitaient l’été une petite propriété située à une dizaine de lieues de la ville, au milieu des bois. Un jour que leurs deux enfans, Ernest et Cornélie, étaient allés se promener avec une servante, ils revinrent en sautant de joie et tenant chacun un petit oiseau.

— Ah ! maman, disait la petite Cornélie, qui avait alors sept ans, regarde donc ma jolie fauvette ; donne-moi du coton, que je lui fasse un petit nid bien chaud.

— Maman, criait Ernest, donne-moi du fil, que j’attache le mien à mon petit chariot.

— Et où avez-vous trouvé ces pauvres bêtes ? demanda la mère.

— Maman, c’est un petit garçon habillé de noir qui les a dénichées ; il y en avait quatre, il nous en a donné une à chacun.

— Quel est ce petit garçon ? demanda Mme Morsy à la servante.

— Je n’en sais rien, madame ; il était avec une dame habillée en noir comme lui. Je crois bien qu’ils sont en deuil.

Le lendemain, il y eut une discussion entre le frère et la sœur : Cornélie pleurait parce que son frère voulait la forcer de jouer au cheval, et de mettre une corde entre ses dents pour faire les rênes.

— Pourquoi donc pleure Cornélie ?

— Maman, c’est Lilie qui ne veut jamais jouer avec moi.

— Maman, c’est qu’il veut me mettre des cordes dans la bouche, et me donner des coups de fouet quand je ne cours pas assez vite.

— Mais, maman, c’est toujours comme cela qu’on fait.

— Allons, Ernest, c’est vous qui avez tort. Ce sont là des jeux de garçon auxquels vous ne pouvez pas jouer avec votre sœur.

— Je ne peux pas pourtant jouer avec sa poupée.

— Ni elle avec vos fouets.

— C’est ennuyeux alors ; à quoi est-ce que je m’amuserai ? j’aimerais mieux être à la pension ; je n’ai pas un camarade ici.

— C’est vrai, mon pauvre enfant ; si tu rencontres encore le petit garçon qui t’a donné un oiseau, demande-lui où il demeure, et prie sa maman de le laisser venir jouer avec toi.

Quelques jours après, en revenant de la promenade, Ernest dit à sa mère :

— Maman, j’ai retrouvé le petit aux fauvettes, il m’a donné des cerises ; je lui ai dit de venir en manger de plus grosses dans notre jardin ; il m’a dit que sa maman ne voudrait pas. Il a l’air d’en avoir très peur.

— « Eh bien ! demande-lui, ai-je dit.

— « Oh ! elle ne voudra pas.

— « Si je lui demandais…

— « Dame ! essaie. »

— Je me suis approché de la dame, mais elle a l’air si sévère, que je n’ai pas osé ; j’ai dit à Lilie d’y aller, mais elle n’a pas voulu, elle m’a dit que j’étais le plus grand. Enfin j’ai dit : Madame, voulez-vous permettre à votre petit de venir jouer avec nous à la maison ?

— « Et qui êtes-vous, mon petit ami ? où demeurez-vous ? »

— Je ne sais pas pourquoi, maman, mais cette dame me disait : mon petit ami, et j’avais envie de pleurer comme si elle m’avait grondé. Alors ma bonne lui a parlé, lui a appris ton nom, et elle a dit que son petit viendrait demain pour jouer après déjeuner.

Le lendemain, en effet, le petit Seeburg fut amené par sa mère jusqu’à la porte de M. Morsy. C’était un enfant d’une extrême timidité. Lorsqu’arriva l’heure à laquelle sa mère lui avait ordonné de rentrer, il dit à Mme Morsy en rougissant beaucoup : — Madame, voulez-vous me faire reconduire chez nous ?

— Mais, dit Ernest, attends que la partie soit finie.

— Oh ! non, il est l’heure.

— Ça n’est pas pour cinq minutes…

— Si… Maman me gronderait.

— Elle est donc bien méchante, ta maman ?

— Ernest ! dit Mme Morsy, taisez-vous ; vous êtes un gâté ; vous devriez faire comme ce petit garçon, qui est très sage et très obéissant. Adieu, mon petit ami, lui dit-elle. Venez jouer avec Ernest quand vous voudrez.

À quelques jours de là, Ernest tomba, en jouant, dans une pièce d’eau. Paul Seeburg, qui était un peu plus grand que lui, s’y jeta après et le remit sur ses pieds. Tous deux en avaient à peu près jusqu’au col. Pendant ce temps, la petite Cornélie criait comme un paon. On vint à leur secours, et on retira les deux enfans. On coucha Ernest, qui tremblait de peur et de froid : Paul se prit à pleurer.

— Qu’as-tu, petit Paul ?

— C’est que maman va me gronder.

— Pourquoi cela ?

— Parce que je vais rentrer tout mouillé.

— On va te changer avec des habits d’Ernest.

— Les miens n’en seront pas moins mouillés. Mon Dieu ! comme maman va me gronder !

— Pauvre enfant ! elle devrait t’embrasser au contraire, car tu as été brave et généreux.

— Mais, mes habits.

— Eh bien ! dit M. Morsy, je vais te reconduire ; je lui dirai ce qui est arrivé, et elle ne te grondera pas.

De ce jour, la connaissance fut faite entre Mme Seeburg et la famille Morsy.

Mais le lendemain, Ernest eut la fièvre et resta au lit. Paul vint le voir et fit tout ce qu’il put pour l’amuser. L’enfant fut malade pendant quelques jours. Quand il fut convalescent, on le portait au jardin, où il restait assis ; Paul et Lilie étaient à ses côtés ; Paul était ingénieux pour trouver des amusemens tranquilles ; il faisait des bulles de savon avec un chalumeau de paille ; il usait des noyaux sur des grès et les perçait pour en faire des sifflets.

— Est-ce vrai, Paul, demanda Cornélie, que si on plantait des noyaux en terre, il viendrait des arbres ?

— On me l’a dit, répondit Paul, mais je n’ai jamais essayé.

— J’aimerais bien faire venir des arbres, dit Cornélie.

— Veux-tu que nous en plantions un ?

— Oui, je veux bien.

— Il sera à nous deux.

— Et quand il sera grand, nous partagerons les fruits. Mais où le planter ?

— Ah ! voilà. Vous n’avez donc pas de jardin, vous deux ?

— Non.

— Ah ! moi, quand nous demeurions à la ville, papa avait un grand jardin, et j’en avais un petit dedans que je cultivais moi-même.

— Et cela t’amusait-il bien ?

— Joliment, va ; j’avais de belles fleurs, et des fraises, et de tout.

— Je vais demander à maman qu’elle me donne un jardin.

— Et à moi aussi, dit Ernest.

Mme Morsy assigna un jardin à Ernest et un à Cornélie, et elle voulut que Paul eût aussi le sien.

Au bout de quelques jours, Ernest n’en voulut plus, parce qu’il ne le soignait pas, qu’il était plein d’orties, et qu’on lui faisait des reproches.

Cornélie et Paul restèrent fidèles à leurs jardins ; ils étaient séparés seulement par une ligne tracée sur le terrain. Sur cette ligne, les deux enfans plantèrent un noyau de pêche. Leur joie fut plus grande que je ne le saurais dire, quand ils virent le germe sortir de terre.

Mais bientôt finit la belle saison. M. Morsy avec sa famille reprit le chemin de la ville. En quittant la campagne, il fit une visite à Mme Seeburg, qui annonça qu’elle ne retournerait pas à la ville jusqu’à la fin de son deuil. M. Morsy la pria de ne pas se gêner pour se promener dans son jardin, dont il lui laissa la clé.

— Paul, cria Cornélie en passant sa petite tête par la portière de la voiture qui les emmenait, aie bien soin de notre pêcher.

Pendant l’hiver, la campagne de M. Morsy n’était gardée que par un vieux jardinier. Deux ou trois fois, pendant la mauvaise saison, il allait à la ville, soit pour porter des légumes, soit pour prendre les ordres de ses maîtres.

Un jour qu’il revenait, il dit à Paul : Paul, Mlle Lilie a demandé comment allait son pêcher, et si tu en avais bien soin.

— Et qu’est-ce que vous avez répondu, Jérôme ?

— J’ai dit que pour le pêcher, je ne savais pas s’il y avait un pêcher, mais que tu soignais tous les jours les deux jardins.

Lorsque vint le printemps, Jérôme alla encore à la ville et dit à Paul : — Paul, je vais voir Mlle Lilie. Que faut-il dire pour le pêcher ?

— Il faut dire qu’il va très bien. Savez-vous quand ils viendront ?

— Mais, à la fin de mai.

— Si tard !

Cette année se passa comme la précédente. C’était au tour de la famille Morsy d’être en deuil. Ils avaient perdu un vieil oncle qui demeurait avec eux depuis long-temps. Mme Seeburg parla, en causant avec Mme Morsy, de son embarras pour trouver un logement à la ville ; elle ne voulait pas rentrer dans la maison où était mort son mari.

— Mais, dit Mme Morsy, si vous preniez dans notre maison le logement de notre oncle ?

— Comment est-il ?

— Un peu petit, mais convenable pour vous avec votre Paul et une servante.

— Il n’y a pas de jardin ?

— Heu ! heu ! nous en avons bien un, mais je ne sais si M. Morsy voudrait le diviser. Nous lui en parlerons.

On eut beaucoup de peine à obtenir de M. Morsy qu’il partageât son jardin. Cependant Mme Morsy fit valoir l’avantage de sous-louer à une personne sûre et tranquille un logement qu’ils avaient loué par un long bail avec le leur, et qui leur devenait inutile depuis la mort de l’oncle ; enfin, on finit par s’arranger, et les deux familles s’installèrent au mois de novembre dans la même maison, à la grande joie des enfans.

Ernest et Paul furent mis dans la même pension. Paul avait alors onze ans, il était l’aîné des trois enfans. Presque tous les dimanches il passait la journée chez M. Morsy. L’été arriva, M. Morsy dit à Mme Seeburg : Il faudra que vous nous donniez Paul pour une partie de la belle saison. Mme Seeburg promit un mois. Paul n’osa pas demander davantage, tant il redoutait sa mère. Cet été-là, Ernest fut emmené par une de ses parentes qui ne devait le garder que quelques jours et qui le retint si long-temps, que, lorsque Paul arriva à la campagne, Ernest n’était pas encore revenu. Il passa son mois avec Cornélie, tous deux s’occupant de leurs jardins, faisant deux lieues dans les bois pour aller chercher un pied de muguet et l’y planter. Paul donnait à Cornélie ses plus belles fraises et ses plus belles fleurs, et éloignait d’elle les abeilles, dont elle avait grand’peur.

Au retour, un grand chagrin attendait les enfans ; Mme Seeburg, veuve et peu fortunée, avait obtenu pour Paul une bourse dans un collége situé dans une ville éloignée ; il y fut envoyé à la fin des vacances. Paul, Ernest et Cornélie s’embrassèrent en pleurant ; ils se promirent de s’écrire, et le pauvre Paul monta en voiture, consolé seulement par l’espoir de venir chaque année aux vacances, et d’en passer une partie chez M. Morsy.

Voici une lettre que Paul reçut au bout de quelques mois de séjour :

ERNEST À PAUL.
Mon cher Paul,

« Nous sommes à la campagne depuis quinze jours. Pourquoi n’étais-tu pas avec moi hier ? j’ai fait une superbe excursion. Tu sais, ce vieux voisin si avare, dont on voyait les cerisiers par-dessus le mur, et sur le toit duquel tu as volé des iris pour le jardin de Lilie ? eh bien ! j’ai fait une descente chez lui, et j’ai rapporté plein ma casquette de cerises grosses comme des prunes. — J’ai été le quatrième à la dernière composition, et j’aurais peut-être bien eu un accessit à la distribution des prix si nous étions restés à la ville. — Lilie a laissé tomber dans le bassin sa grande poupée, qui s’est noyée comme j’ai manqué de le faire dans le temps. À propos de Lilie, elle me charge de te dire que votre pêcher est plus grand qu’elle, et qu’il a eu quatre fleurs cette année, à ce que nous a dit Jérôme, car nous sommes arrivés trop tard pour les voir.

« Adieu, ton ami,
Ernest.

« Quand commencent les vacances chez vous ? Viens-tu cette année comme nous l’espérons ? »


PAUL SEEBURG À ERNEST MORSY.

« Ça n’est pas si amusant ici que la pension ; il faut que je pioche dur. Maman dit qu’elle n’a pas de fortune à me laisser, et qu’il faut que je me fasse un état ; cependant j’espère te voir aux vacances, c’est-à-dire dans trois mois. J’ai fait une épitaphe en latin pour la poupée de Lilie. Tu trouveras dans cette lettre des graines que tu lui donneras ; ce sont des reines-marguerites panachées magnifiques. Dis-lui d’en semer dans son jardin et dans le mien. J’espère que tu ne marcheras pas dessus, comme tu fais toujours.

« Adieu. Je t’embrasse ainsi que Lilie ; ton ami,
« Paul. »

Les vacances arrivèrent, et Paul Seeburg se mit en route pour la ville. Comme la route lui semblait longue ! Il avait appris au collége une foule de jeux innocens ; il savait faire des bagues de crin et des canards en papier qui marchaient. À peine fut-il arrivé, à peine eut-il embrassé sa mère, qu’il demanda quand il partirait pour la campagne de M. Morsy.

— Tu en es tout revenu, répondit Mme Seeburg ; je ne veux plus que tu les voies.

— Pourquoi donc ça, maman ? vous étiez si amis !

— Nous n’avons jamais été amis. C’étaient des connaissances que je cultivais moins pour moi que pour le plaisir que tu trouvais avec leurs enfans ; mais M. Morsy est un homme grossier, il s’est fort mal conduit envers moi. Je quitterai la maison dans six mois.

— Je vais bien m’amuser pendant les vacances, alors ! moi qui étais si content de revenir.

— Tu feras comme tu faisais avant de les connaître.

Paul écrivit à Ernest pour lui faire part de son chagrin. Ernest lui répondit que M. Morsy avait pensé que, malgré sa brouille avec Mme Seeburg, Paul viendrait de même passer un mois à la campagne. Il déplorait d’autant plus cet incident, qu’il avait institué une balançoire aux deux grands frênes du fond du jardin, et que Lilie avait une petite chèvre apprivoisée qui était tout ce qu’il y avait de plus joli ; il conseillait à Paul de s’efforcer d’obtenir de sa mère la permission de venir ; son père, M. Morsy, le recevrait comme autrefois, etc.

Paul montra la lettre à Mme Seeburg, Mme Seeburg refusa net. Dans la discussion qu’elle avait eue avec M. Morsy, celui-ci lui avait dit : Cela passera, madame, cela passera.

— Non, monsieur, avait-elle dit, cela ne passera pas ; vos procédés sont odieux, et je ne vous les pardonnerai pas.

— Je sais bien que ce sera un peu plus long parce que vous avez tort ; mais c’est égal, cela passera.

— Non, monsieur, avait répliqué Mme Seeburg, plus irritée encore de voir qu’on ne voulait pas prendre sa colère au sérieux ; non, monsieur, cela ne passera pas, et je quitterai votre maison à la fin de la saison.

— Vous ne la quitterez pas, ma chère madame Seeburg, et j’en suis tellement sûr, que je ne chercherai pas le moins du monde à louer votre logement ; cela se passera.

Ainsi, l’assurance bienveillante d’une bonne réception pour Paul ne faisait pas aux oreilles de Mme Seeburg sonner autre chose que l’ironique cela se passera de M. Morsy.

Paul pria, supplia, pleura ; ce fut en vain.

Voici, du reste, ce qui avait brouillé les deux familles : M. Morsy, comme on l’a vu, ne s’était décidé que péniblement à céder à Mme Seeburg la moitié de son jardin. Les deux jardins étaient séparés également par une large allée. Au bout de quelques mois, Mme Seeburg trouva que cette allée était trop large, que c’était une perte de terrain déplorable, et elle en fit labourer la moitié, qu’elle joignit à son jardin en forme d’alluvion ou de relai.

M. Morsy en fut contrarié : il avait l’habitude de se promener dans cette allée avec deux de ses amis qui venaient le voir assez fréquemment. Dans la nouvelle situation de l’allée, il était impossible, en se promenant à trois, de ne pas se choquer les coudes de temps en temps. Cependant Mme Morsy obtint de lui qu’il ne dirait rien à Mme Seeburg, et qu’il ferait semblant de ne pas s’en être aperçu.

Mais que devint M. Morsy, lorsqu’un matin il vit le jardinier de Mme Seeburg occupé à bêcher, dans son jardin, une partie tirée au cordeau !

Mme Seeburg trouvait maintenant l’allée trop étroite, parce qu’on avait marché sur sa bordure, et elle reprenait, sur la part de jardin de M. Morsy, de quoi lui rendre sa largeur primitive. M. Morsy exaspéré ordonna au jardinier de suspendre son travail jusqu’à ce qu’il eût vu sa maîtresse. Le jardinier fut impoli, M. Morsy le prit par les épaules et le mit dehors.

Par suite, une explication avait eu lieu entre Mme Seeburg et M. Morsy, et avait amené la brouille dont le pauvre Paul était la victime.

Les vacances de Paul se passèrent tristement. Quelques jours avant son départ pour le collége, la famille Morsy revint de la campagne. Paul embrassa avec effusion les deux enfans qu’il trouva dans le jardin ; ils lui racontèrent leurs plaisirs ; il leur raconta ses ennuis. Paul et Ernest se promirent de s’écrire quand ils seraient de retour au collége. Cornélie, qui avait presque onze ans, annonçait déjà une grande beauté. Comme les trois enfans causaient ensemble, ils s’étaient assis sous une tonnelle de vigne-vierge dans le jardin de Mme Seeburg. Celle-ci survint et renvoya les petits Morsy, en renouvelant à Paul la défense de leur parler à l’avenir. Les enfans rentrèrent chez eux aussi tristes que Paul. Cornélie pleurait ; M. Morsy demanda et apprit la cause de leur chagrin, et, tout-à-fait fâché que la mauvaise humeur de Mme Seeburg allait jusqu’à lui donner des façons offensantes à l’égard de ses enfans, il leur défendit à son tour de parler à Paul.

Paul partit et rentra au collége en proie à une tristesse amère.

En général, les gens plus âgés n’ont aucune pitié des larmes de l’enfance ; la cause qui les fait couler n’a plus d’intérêt pour eux, et ils la trouvent futile. Cependant l’enfant auquel on casse un polichinelle est aussi malheureux que le ministre auquel on ôte sa place ; les places, les honneurs, les croix, ne sont autre chose que les polichinelles de l’âge mûr. L’année d’ensuite, Paul passa les vacances au collége. Pendant l’année, il avait envoyé plusieurs fois à Cornélie des graines du jardin qu’il avait fait au collége ; Cornélie lui avait envoyé à son tour des graines de leur jardin, de sorte qu’ils cultivaient, admiraient, respiraient les mêmes fleurs.

Paul était d’un naturel timide, comme tous les gens fiers ; il frayait peu avec ses camarades, il lisait beaucoup, son imagination s’exaltait par la solitude et la lecture.

Bientôt il n’eut plus aucune nouvelle des compagnons de son enfance. Ernest alla passer six mois près d’un parent qui demeurait en province ; la correspondance fut interrompue et ne recommença pas ; d’ailleurs, ils commençaient à prendre d’autres intérêts dans la vie ; Paul était pour Ernest un excellent compagnon pour les jeux de l’enfance, qu’il méprisait souverainement maintenant qu’il aspirait à être un jeune homme ; ce n’est que vingt ans plus tard qu’on aime à parler des parties de balle et de toupie. Quand Paul sortit du collége, Mme Seeburg quitta la ville et alla se confiner dans une campagne avec une de ses amies, après avoir placé son fils chez un banquier.

Paul, au bout de quelques mois, se fâcha avec le banquier, et le quitta sans en prévenir sa mère. Il chercha long-temps une autre place, mais, d’hésitations en déceptions, il finit par entrer contre-basse dans un théâtre de la ville, où l’on jouait l’opéra et le ballet.

Or, la place de Paul à l’orchestre était, comme il arrive souvent aux contre-basses, tout près de la rampe qui était fort élevée, de sorte qu’il lui était absolument impossible de rien voir de ce qui se passait sur le théâtre. Il y avait deux ans qu’il y allait tous les soirs, et la seule chose qu’il eût jamais vue était les deux pieds de devant d’un cheval gris qui, dans Fernand Cortez, avait eu peur, et, s’élançant sur l’orchestre, avait brisé trois ou quatre quinquets avant qu’on pût le retenir.

Il vivait ainsi seul, calme, mélancolique, se réfugiant dans les rêves qu’on fait à vingt ans, amoureux fou, d’un amour auquel il ne manquait plus qu’un objet ou un prétexte.

Un jour, à la sortie du théâtre, il rencontra un grand jeune homme portant des lunettes et de gros favoris, qui lui dit : — Eh ! bonjour, Paul ; comment vas-tu ?

— Bien ; et toi ? répondit machinalement Seeburg.

Il ne reconnaissait nullement son interlocuteur, mais Paul aurait été si embarrassé et si malheureux que quelqu’un, auquel il aurait parlé en le tutoyant, ne sût pas son nom, qu’il n’osa causer ce chagrin au jeune homme qui l’abordait, certain d’ailleurs qu’il allait le reconnaître dans une seconde ou deux.

— Comme il y a long-temps que nous nous sommes vus !

— Oui, bien long-temps, répondit Paul, qui continuait à ne pas se rappeler.

— Et que fais-tu ?

— Je suis musicien à l’orchestre du théâtre.

— Ah ! coquin, tu dois t’en donner avec les actrices.

— Je t’assure que non, dit Paul, qui n’osa pas affirmer qu’en fait d’acteurs et d’actrices il n’avait jamais vu que les deux pieds du cheval gris dont nous avons parlé plus haut.

— Allons donc ! allons donc ! tu es un fameux hypocrite. Où demeures-tu ?

— Au coin de la place du marché ; et toi ?

Paul ici était triomphant ; il n’était plus temps de demander le nom d’un homme qu’il tutoyait depuis un quart d’heure, mais l’adresse allait sans doute l’éclairer.

— Toujours au même endroit, répondit l’inconnu. Il faut que tu viennes me voir, nous causerons ; mais tu ne feras plus l’hypocrite. Tu dois joliment t’amuser. Adieu, à bientôt.

— À bientôt.

Et l’inconnu disparut.

Paul y pensa quelques jours, sans pouvoir deviner qui pouvait être son ami. Il le rencontra depuis trois ou quatre fois, mais il était avec d’autres jeunes gens, et continuait à tutoyer Seeburg, qui le tutoyait de son côté.

Un soir qu’on ne jouait pas à l’Opéra, il alla passer la soirée dans une maison où on dansait. Il reconnut son ami inconnu au milieu d’une contredanse. Il tâcha de le rejoindre, mais il partit ou se perdit dans la foule ; il lui fut impossible de le retrouver. Il s’adressa à la maîtresse de la maison et lui dit :

— Quel est le nom de ce jeune homme qui dansait tout à l’heure avec mademoiselle votre fille ?

— Je ne le connais pas ; c’est un de ses amis qui me l’a amené, et je n’ai pas fait attention au nom qu’il a dit en me le présentant.

Enfin il prit son parti, et, la première fois qu’il le rencontra, c’était dans la rue, il l’aborda et lui dit : Monsieur, vous allez me trouver bien extravagant, mais il faut que je vous dise la vérité. Voilà bientôt trois mois que nous nous rencontrons de temps en temps, que nous nous tutoyons de toute notre force, et je vous jure sur l’honneur que je ne vous connais pas le moins du monde, que je ne vous ai jamais vu, et que je ne sais absolument pas qui vous êtes.

— Ah çà ! tu plaisantes, Paul ?

— Nullement.

— Ce serait drôle, si c’était moi qui me trompais. N’êtes-vous pas Paul Seeburg ?

— Oui, monsieur.

— Comment ! tu es Paul Seeburg, et tu ne te rappelles plus Ernest, Ernest Morsy ?

— Quoi ! Ernest ? Eh ! mon Dieu ! c’est que tu es si grandi, si changé ?

— C’est sans doute ma barbe qui me change.

— C’est possible. Mais comment, c’est toi ! Comment vont ton père et ta mère ?

— Très bien. J’étais étonné de ta froideur ; tu ne me demandais des nouvelles de personne, et tu ne me parles pas de ma sœur Lilie. Elle parlait de toi encore hier. J’avais raconté que je t’avais rencontré, et elle disait : Pourquoi ne vient-il donc pas nous voir ? — Je ne sais, ai-je dit, mais je l’ai trouvé froid et peu amical. — Cela s’explique à présent. Quand viens-tu dîner à la maison ?

— Demain, si tu veux.

— Nous t’attendrons demain. Ah çà ! pense que Lilie est à présent une grande demoiselle, et ne dis rien devant elle… tu sais.

— Mais non, je ne sais pas.

— Ta, ta, ta ! un gaillard qui passe toutes ses soirées au théâtre. Les actrices… les danseuses… on sait ce que c’est.

— Mais je t’assure, Ernest…

— Allons donc !… Ne manque pas demain, à six heures.

— Sois tranquille ; à demain.

— À demain.

Comme Cornélie est belle, et surtout de quelle chaste et pure beauté ! Jamais Paul n’avait ressenti une pareille impression. Comme il aurait voulu pouvoir la regarder sans être obligé de parler ! car, entre toutes les pensées qui s’agitaient pêle-mêle dans sa tête, comme des abeilles dans une ruche fermée, la moins extraordinaire l’eût fait passer pour fou à lier, s’il l’eût exprimée tout haut.

Elle parle ! Quelle voix mélodieuse et vibrante ! Quel malheur qu’il faille lui répondre ! elle parlerait encore. Quelle douce et enivrante musique que cette voix !

Les femmes ne croient pas à l’amour quand on le sent réellement ; ceux-là seulement leur paraissent amoureux qui leur récitent correctement l’amour qu’ils ont ressenti pour une autre.

Cornélie, qui voit Paul Seeburg embarrassé et timide, veut le mettre à son aise, et parle théâtre pour amener un sujet qui doit lui être familier, car Ernest a dit à elle et à ses parens : J’ai retrouvé Paul Seeburg ; il est contrebasse à l’Opéra.

Les parens avaient froncé le sourcil.

Cornélie donc parla des opéras nouveaux. Mlle … est bien maigre, dit-elle.

— Mais non, dit Ernest.

Cornélie. — Je m’en rapporte à M. Seeburg.

Seeburg. — Je ne l’ai jamais vue.

Cornélie. — Quelle lâcheté ! Vous n’osez vous prononcer contre mon frère !

Ernest. — Quelle bassesse ! C’est pour ne pas contredire Lilie.

Seeburg prit alors le parti d’avouer que, depuis qu’il était à l’Opéra, il n’avait jamais vu qu’une chose, et encore par accident, à savoir les deux pieds du cheval gris qui avait cassé les quinquets.

Les parens respirèrent plus à l’aise en voyant que Seeburg n’était pas un habitué de coulisses.

Ernest trouva son ami moins heureux qu’il ne l’avait supposé.

Pour Cornélie, elle rit de si bon cœur, que des larmes brillaient dans ses yeux.

Paul se mit également à rire, et se trouva plus à son aise.

Cornélie. — Eh bien ! tant mieux ! Je croyais que vous étiez devenu un autre homme, et que nous avions à faire connaissance sur nouveaux frais. Je vois avec plaisir que vous n’êtes pas changé, et que vous êtes toujours le sauvage compagnon de notre enfance. Tant mieux ; je puis vous parler plus simplement, et surtout vous parler d’autrefois. Notre pêcher est magnifique.

Seeburg. — J’y ai pensé bien souvent, à notre pêcher. Je me rappelle encore le jour où nous avons planté le noyau. Comme il a plu ce soir-là, et comme nous avons été mouillés !

Cornélie. — Il a eu plus de cinquante pêches l’année dernière.

Ernest. — Tu viendras en manger cette année.

À ces paroles, qui le refaisaient de la famille, Seeburg eut envie de s’enfuir pour aller rêver à son aise dans un endroit où il ne fallût pas parler, pour aller se livrer à la joie délicieuse qui s’épanouissait dans son ame. Il avait envie de pleurer. Retourner à cette campagne, au sein de cette belle et riche nature, sous les rayons de ce beau soleil qui ne lui avait jamais paru ailleurs ni si chaud ni si pénétrant !

Mon Dieu ! quelle belle et ravissante chose que la jeunesse ! Quelle ruine horrible et à laquelle on ne pense pas, que la perte de ces belles années ! Mon Dieu ! qui donnera aujourd’hui à l’ananas que je mange dans la porcelaine du Japon la saveur des âpres prunelles que je mangeais, il y a quinze ans, à même les haies ! Ô riche jeunesse ! qui donne tant de saveur aux fruits des haies et à l’amour de la première venue ! Ô heureuse jeunesse ! le plus charmant dîner que j’aie fait de ma vie se composait de navets crus dérobés dans les champs !

À quelque temps de là, Paul entendit que la famille Morsy allait dîner à la campagne chez M. Bressier. Ernest annonça que cette maison lui était odieuse, et que d’ailleurs il avait une invitation. Paul ne connaissait pas les Bressier ; mais ce qui le chagrinait le plus, c’était de voir inviter un M. Arnold Redort, jeune homme qu’il avait trouvé installé dans la maison Morsy lorsqu’il avait renouvelé connaissance avec Ernest, et qui paraissait s’occuper beaucoup de Cornélie.

Arnold Redort était un garçon plus qu’à son aise, qui avait pris dans le monde le rôle de bouffon. Quelque esprit, du plus commun il est vrai, donnait parfois à ses charges un peu de nouveau et d’imprévu dont on se laissait amuser volontiers, à l’exception de Paul, qui aurait mieux aimé être scié entre deux planches que de laisser échapper le moindre sourire aux lazzis de son rival.

Seeburg, qui avait pris depuis quelque temps l’habitude de voir Cornélie tous les jours, ne savait comment passer cette journée. Aussi alla-t-il se poster dans les environs de la maison Bressier, d’où il espérait la voir un moment sans être lui-même aperçu ; mais il crut que Mme Morsy avait fixé les yeux de son côté et l’avait vu. Alors il s’était avancé, et, sentant le besoin d’expliquer le hasard qui l’amenait si à propos, il avait prétexté une leçon de musique qu’il donnait une fois par semaine dans une maison de campagne voisine.

C’est à ce moment que nous l’avons vu pour la première fois.

Le soir, il mit soigneusement dans l’eau les branches d’iris qu’il avait conquises. Le lendemain, il alla chez M. Morsy. Au moment d’entrer, il mit dans son chapeau les fleurs qu’il tenait à la main ; il ne voulut pas les donner en entrant, parce que M. Redort était là ; il attendait son départ. Quand il fut parti, il lui sembla qu’il aurait été plus naturel de les donner tout de suite, et que les parens pourraient s’étonner. M. Morsy sortit ; Mme Morsy alla porter quelques ordres dans l’antichambre. Paul voulut partir et donner ses fleurs à Cornélie ; mais il était si ému, si troublé de se voir seul avec Cornélie, qu’il fut presque heureux de voir rentrer la mère. Enfin, il s’en alla ce soir en remportant ses fleurs, qu’il déchira et jeta quand il fut dehors, en pleurant de rage de sa lâcheté.

— Diable ! se dit l’ame de feu Bressier, je n’avais pas prévu que ce garçon, si hardi contre le fusil de Pierre, le serait si peu contre les yeux doux et baissés d’une jeune fille !

IX.

Les réflexions de Seeburg n’étaient pas des plus gaies. Si, par momens, il pensait qu’il était aimé de Cornélie, il savait une chose d’une manière certaine, c’est que M. Morsy ne la lui donnerait pas, du moins dans la situation précaire à laquelle le sort l’avait condamné. D’autres fois, quand le bon accueil de M. Morsy lui laissait concevoir de ce côté un moment d’espérance, il considérait la possession de Cornélie comme un bonheur si grand, qu’il n’y croyait pas plus qu’à la lampe merveilleuse d’Aladin.

Cornélie, de son côté, pensait beaucoup à Paul. Elle avait passé plusieurs années en pension avec d’autres filles, et elle avait beaucoup causé d’amour et d’amant. D’autre part, elle lisait en cachette des romans que lui prêtait à la campagne une pauvre vieille femme à laquelle elle donnait quelques secours.

Ces romans étaient assez niais et assez ridicules ; mais qui voudrait lire des romans, si on n’entendait, en les lisant, que ce qu’ils disent ? Ils ne sont bons qu’à toucher dans le cœur certaines cordes, qui, une fois ébranlées, résonnent délicieusement.

Voici, du reste, quelques-uns des titres de ces romans. Ne pensez pas que je les invente ; ils sont encore sur les catalogues de bien des cabinets de lecture : Giannina et Ludomir ; — L’Espagnol, ou la Tombe et le Poignard ; — Mélina de Breslange, ou les Souterrains du château d’Arfeld ; — Odalie, ou le Vœu criminel ; — Pawliska, ou la Perversité ; — Albano, ou les Horreurs de l’abîme ; — L’Urne dans la vallée solitaire ; — Le Monastère de Sainte-Colombe, ou le Chevalier aux Armes rouges ; — Mareska et Oscar ; — Ladouski et Floriska ; — Lomelli, le hardi Brigand, ou la Caverne de la Vengeance ; — La Main mystérieuse, ou les Horreurs souterraines.

Cornélie savait bien qu’elle était belle et qu’elle avait dans la vie droit à un roman ; elle y était parfaitement préparée. Elle aimait Seeburg ; leurs deux ames s’étaient épanouies ensemble comme deux fleurs sur la même tige. Mais Paul ne ressemblait à aucun des amoureux qu’elle eût jamais vus. Ce n’était pas Ludomir, c’était encore moins Albano. L’amoureux des romans est un gaillard audacieux dont les filles ne sauraient trop se défier. La stratégie qu’avait apprise Cornélie était donc toute défensive. Elle avait en magasin des myriades de refus pour toutes les circonstances : c’était une marchandise assez embarrassante vis-à-vis d’un homme qui ne demandait jamais rien.

Certes, Cornélie ne pouvait douter un moment que Paul ne fût amoureux d’elle ; elle avait surpris cent fois ses yeux attachés sur elle ; elle l’avait senti trembler en lui pressant la main pour passer un ruisseau ; elle avait vu ses complaisances inouies pour toute la maison. Lui qui ne riait guère d’habitude riait aux éclats des plaisanteries de M. Morsy ; il compatissait aux chagrins un peu vulgaires de Mme Morsy. Il déplorait la perte d’un poulet volé par un chat, ou la désobéissance d’un domestique, ou une tache de bougie sur un meuble.

Elle savait bien, par ce qu’elle connaissait de ses occupations, qu’il n’allait jamais autre part que chez eux. Elle s’était aperçue que ses courses, de quelque côté qu’il eût affaire, le faisaient toujours passer par la rue qu’ils habitaient. Elle le voyait changer de couleur si un homme lui parlait un peu bas. Elle avait remarqué qu’il était silencieux et embarrassé lorsqu’il se trouvait seul avec elle ; sa présence, quand elle était avec d’autres personnes, lui donnait plus de vivacité et d’esprit. Elle avait un peu essayé de mettre son ame dans le ciel et dans l’enfer successivement, dans l’espace d’une minute, par un mot bienveillant ou un air dédaigneux ; en un mot, elle savait qu’il l’aimait de toutes les forces de son ame. Mais il n’en est pas moins vrai qu’il ne faisait pas de déclaration ; que, dans tout ce qu’elle avait lu sur l’amour, il y avait une infinité de choses, et des plus charmantes, qui ne venaient chacune en son rang qu’après la déclaration. La déclaration d’amour est comme la déclaration de guerre ; elle doit précéder les premières attaques et les premières hostilités.

Un jour, à la campagne, Seeburg perdit un portefeuille, et Cornélie le trouva. Je ne vous dirai pas combien de fois et de combien de manières elle se dit à elle-même qu’elle n’avait pas le droit de violer le secret d’autrui. J’arriverai tout de suite au résultat de toutes ces excellentes pensées, de toutes ces phrases sévères ; c’est qu’elle ouvrit le portefeuille. Elle y trouva des vers.

On dit que les vers font le plus grand plaisir aux femmes ; je n’ai de ma vie osé en donner quatre à aucune. Cependant un de mes amis me disait dernièrement, en parlant de l’infidélité d’une maîtresse qui le désole : Elle a de l’esprit, eh bien ! l’homme qui me l’enlève l’a séduite avec des vers de seize pieds !

Les vers de Seeburg avaient ceci de supérieur à tous les vers connus, qu’ils parlaient de Cornélie, de ses charmes, et de l’amour de Paul. Comme tous les vers de ce genre, les uns étaient adressés aux échos, quelques-uns à la lune, d’autres aux étoiles, ceux-là à une fleur, ceux-ci à une ceinture.

À UNE VIOLETTE.

Ô toi qui vas mourir au sein de Cornélie.
...............

À LA LUNE.

Belle lampe d’argent, dans l’éther suspendue,
Ô lune pâle, j’ose à cette heure attendue,
Dire tout bas le nom…

AUX ÉCHOS.

Vous qui sonniez hier des fanfares bruyantes,
Qui répétiez les cris des chiens et des chasseurs ;
Échos, ne mêlez pas à ces grandes clameurs
Le nom, le nom chéri…

AUX ÉTOILES.

Non, non, plus de ces fleurs qu’on donne aux autres femmes.
.................
Étoiles, fleurs de feu sur le ciel noir semées,
Belles étoiles, je voudrais
Vous cueillir, vous mêler aux tresses parfumées
De ses tresses de jais.

À UN RUBAN.

................

À UN GANT.

................


— Hélas ! se dit Cornélie, il déclare son amour à mon gant, aux fleurs, aux arbres, à la lune, aux étoiles ; il n’y a donc qu’à moi qu’il n’en veut absolument pas parler.

Paul, du reste, menait une vie singulière : les jours d’Opéra, il rentrait chez lui se coucher pendant quatre heures, puis il se mettait en route pour la campagne de M. Morsy, à pied, car ses finances ne lui permettaient guère l’usage des voitures ; il repartait après le déjeuner, s’il y avait opéra le soir ; dans le cas contraire, il partageait la chambre d’Ernest, et ne repartait que le lendemain.

Un jour qu’il n’y avait pas de spectacle, il arriva pendant qu’on était à table ; il se promena dans le jardin, plus heureux peut-être d’y attendre Cornélie, qu’il ne l’avait été la veille de s’y promener avec elle. Près d’elle, en effet, il éprouvait dans son cœur une lutte incessante ; il voulait parler, et ne l’osait pas. Il ressemblait au coupable qui voudrait arrêter la voix du juge qui va lire sa sentence. Le jour s’éteignait, il entra dans un salon qui donnait sur le jardin, et s’y assit dans un fauteuil ; comme il se livrait délicieusement à ses rêveries, Cornélie entra. — Il y a du monde à dîner, lui dit-elle, ce sont des hommes, mon père et Ernest prennent le café avec eux ; moi, je me suis échappée, je vous avais vu entrer, et j’ai laissé M. Redort au milieu d’une histoire qu’il avait annoncé devoir être extrêmement divertissante.

Il se fait quelquefois de singulières opérations dans l’esprit des amoureux. On sait l’histoire d’un soldat qui, au moment où les trompettes donnaient le signal du combat, retourna à sa tente, en disant : Tiens ! j’ai oublié ma montre ! C’est à peu près ce que fit Seeburg : il était seul avec Cornélie, presque dans l’obscurité ; l’obscurité augmente l’audace des amans de tout le courage qu’elle ôte aux autres hommes. Il fallait enfin lui parler de son amour ; ne pas lui déclarer qu’il l’aimait dans une occasion aussi rare, aussi favorable, qu’il appelait depuis long-temps de tous ses vœux, c’était à peu près lui déclarer qu’il ne l’aimait pas. Cornélie, de son côté, espérait entendre enfin ces paroles tant attendues ; cependant, lorsqu’elle croyait que Paul allait les prononcer, elle avait peur, et elle disait quelque chose au hasard pour retarder un moment qu’elle désirait de toute son ame quand il semblait éloigné, qu’elle redoutait horriblement quand elle le voyait s’approcher.

Paul, en l’entendant parler de M. Redort, s’avisa de lui faire une querelle.

Seeburg. — Vous sembliez cependant, l’autre soir, prendre plaisir à l’entendre.

Cornélie. — Quel autre soir ?

Seeburg. — Avant-hier. Après cela, c’est un jeune homme très gai, très spirituel.

Cornélie. — Je gage que vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites.

Seeburg. — Pardonnez-moi, je vous ai vue l’écouter avec attention.

Cornélie. — Je ne vous parle pas de cela, je vous parle de son esprit et de l’éloge que vous m’en faites.

Ils furent quelque temps sans parler. Cornélie lui vit remuer les lèvres, elle sentit son cœur défaillir, et se hâta de dire :

— Il a fait bien chaud aujourd’hui.

Paul ne répondit pas. Il y eut encore un moment de silence, puis ils échangèrent quelques paroles insignifiantes. Paul pensa : — Il faut que je parle ou que je ne revienne jamais ici. — Il avait les yeux fixés sur la porte du salon qui avait un vitrage en verres de couleur. Les couleurs disparaissaient les unes après les autres, à mesure que la nuit arrivait. Le bleu était éteint, le rouge s’obscurcissait ; Paul se dit : — Après tout, je vais parler ; si elle repousse l’aveu de mon amour, tout sera fini, je parlerai quand on ne verra plus du tout le rouge du vitrail. — Le rouge s’éteignit à son tour. Paul sentit mille millions d’épingles dans sa gorge.

Cornélie raconta que son rosier mousseux blanc était en fleurs.

— Allons, dit Paul, quand le jaune disparaîtra.

Le jaune disparut. Paul toussa…

Un domestique apporta deux bougies, toute l’audace de Paul s’évanouit comme un fantôme à la lueur du premier jour. Cornélie se leva pour cacher sa rougeur ; car, depuis qu’ils causaient ensemble et pendant que Paul lui disait tant de choses niaises et inutiles, elle entendait dans son cœur : Cornélie, je vous aime.

— J’ai bien fait de ne pas parler, se dit Seeburg absolument comme si cela avait été un effet de sa volonté, il vaut mieux écrire ; quelqu’un ou elle-même aurait pu m’interrompre dès les premiers mots. Une fois qu’elle aura ma lettre, elle la lira tout entière ; elle saura alors tout ce qui se passe dans mon cœur, elle saura combien elle est adorée. J’écrirai.

Il écrivit, mais il n’eut pas occasion de donner sa lettre. Quelques jours après, il se trouva seul avec Cornélie, il chercha son épître ; mais il songea que ce papier, plié dans sa poche depuis trois ou quatre jours, devait être sale aux endroits des plis : il faudra le recopier, il recopia. Mais quand il voyait Cornélie, ou elle n’était pas seule, ou elle avait un air plus sérieux que de coutume, ou bien encore l’impression qu’il recevait de sa présence n’était pas celle qui avait dicté la lettre. La lettre était ou trop froide ou trop véhémente, ou bien encore Cornélie avait une certaine robe bleue montante qui lui donnait un air de pureté angélique, de sérénité sévère, et il refaisait une autre lettre.

X.

Pendant ce temps, l’ame de feu Bressier, qui, au commencement, trompée par l’idée qu’elle avait conçue de l’audace de Paul d’après la scène qui s’était passée sur le toit de chaume, avait cru ne pas devoir le quitter un instant dans la crainte de ne pas saisir le moment opportun pour rentrer dans la vie, l’ame de feu Bressier commençait à se permettre quelques distractions et à se livrer aux occupations des ames en disponibilité, occupations à quelques-unes desquelles j’ai consacré un chapitre au commencement de ce récit. Un jour qu’elle récoltait les graines dans les gousses des giroflées jaunes d’un jardin et qu’elle allait en semer quelques-unes dans les fentes du clocher d’une vieille église, elle vit l’église ornée comme pour une grande fête, des carrosses encombraient les rues voisines, les cochers avaient d’énormes bouquets ; toute une verminière de mendians de profession assiégeaient les portes et étalaient leurs plaies comme d’autres marchands étalent leurs marchandises ; l’orgue remplissait la nef d’une musique céleste : c’était une noce. L’ame de feu Bressier vit passer la mariée, qui était encore plus jolie que Cornélie ; elle se posa dans les fleurs d’oranger de sa coiffure. — Ma foi, pensait l’ame, je ne dois rien à Paul Seeburg pour que je lui sacrifie une si bonne occasion.

Mais, mon Dieu ! quel est le vieux singe qui se met à genoux auprès d’elle ? ce pourrait être son père. Elle ne l’aime pas, c’est impossible.

La malheureuse se vend pour ce luxe qui l’entoure, pour ces riches dentelles, pour ce carrosse qui l’attend à la porte.

Oh ! horrible prostitution, et la plus horrible de toutes ! On ose parler avec mépris d’une pauvre fille qui se vend pour avoir du pain ; et celle-là, parce qu’elle se vend plus cher, parce qu’elle n’y est pas contrainte par la nécessité, on la recevra dans le monde, on l’honorera, elle n’excitera que l’envie !

L’ame de feu Bressier s’échappa portée par la fumée des encensoirs. Cependant elle était fort impatientée des lenteurs de Paul Seeburg, elle ne voyait aucune raison pour que cela finît jamais. Aussi, voyant au haut d’une maison une fenêtre tapissée de capucines en fleurs qu’arrosait une petite couturière à la mine éveillée, elle se rappela sans doute quelques chansons que fredonnait défunt Bressier, et elle se dit : — Ah ! c’est dans les mansardes, c’est au sein de la pauvreté qu’existe le véritable amour. — Elle entra dans la mansarde et assista à la toilette de la jolie fille qui attendait son amant pour aller passer à la campagne le reste de la journée. Elle mettait une robe rose avec une ceinture bleue, elle s’enlaidissait de tout ce qu’elle possédait de rubans, de tulle, de bijoux faux, ainsi que ne manquent jamais de le faire toutes ces pauvres filles quand elles veulent se faire belles le dimanche ; elle tourmentait péniblement, en tirebouchons de mauvaise grace, des cheveux bruns si beaux toute la semaine quand elle les lissait en bandeau sur son front.

L’amant ne tarda pas d’arriver : c’était un honnête ouvrier, brave et beau garçon les jours de travail, fort, alerte, aisé dans ses mouvemens avec sa veste de velours bleu et sa casquette ; mais le dimanche c’était une autre affaire, il avait une longue redingote bleue qui lui tombait jusqu’aux talons, un pantalon de nankin, des gants verts, un chapeau placé sur le côté qu’il ne quittait jamais, les cheveux tournés en accroche-cœur sur les tempes, un cachet de montre en cornaline sur le ventre. Dans la semaine, avec ses habits de travail, il était gai et sans façon, disant ce qu’il pensait avec les premiers mots qui lui venaient ; mais le dimanche, il parlait lentement et faisait entre les mots d’inimaginables liaisons invariablement en s, j’ai z’été, j’ai zarrivé, tandis que les jours de travail, ou il n’en faisait pas, ou il les faisait simplement en t, et disait tout bonnement j’ai t’été, j’ai t’arrivé.

Il embrassa Rosalie, mais l’ame de feu Bressier, qui attendait dans un imperceptible duvet aux coins de la bouche de la jolie fille, fut presque asphyxiée par une odeur combinée d’ail, de mauvais tabac et d’eau-de-vie ; elle s’échappa tandis que la pauvre Rosalie recevait tranquillement cette caresse sans s’inquiéter le moins du monde d’une odeur qu’elle croyait appartenir à l’homme en général.

L’ame de Bressier retourna voir un peu ce que faisait ou plutôt ce que ne faisait pas Paul Seeburg. Il recopiait pour la huitième fois sa lettre à Cornélie. Cette fois il n’y avait pas moyen de faire autrement ; depuis plusieurs jours, il la gardait dans sa poche sans oser la donner, et elle était usée et coupée sur tous les plis.

L’ame comprit qu’elle pouvait encore s’absenter, sauf à revenir si elle ne trouvait pas mieux.

XI.

Dans l’appartement de Marcel se trouvaient trois ou quatre de ses amis, et l’on causait de choses diverses. Marcel faisait profession de Lovelace : c’était, du reste, un homme d’une élégance parfaite ; plein d’assurance et de témérité, il disait que, quoi qu’il eût pu faire, il s’était plus d’une fois repenti de n’avoir pas été assez hardi avec une femme, mais jamais encore de l’avoir été trop.

Alors chacun se mit à raconter quelque anecdote dont le narrateur était le héros, se rengorgeant de telle façon qu’il était facile de voir que leurs bonnes fortunes ne leur avaient, en aucun moment, donné un plaisir égal à celui qu’ils ressentaient en les racontant.

On vint à parler d’une femme qui avait alors dans le monde une grande réputation de beauté : — Pour celle-là, elle est sage, dit un des interlocuteurs. J’en mettrais ma main au feu.

— La tienne, je ne dis pas, s’écria Marcel ; j’en mettrais volontiers ta main au feu, mais, pour la mienne, j’y regarderais à deux fois.

— Tu es une mauvaise langue.

— Moi ! nullement ; je tiens à mes mains, et voilà tout.

— Je vous dis qu’elle est sage et qu’il n’y a rien à faire par là.

— Qu’avez-vous donc à sourire, Marcel ?

— Je ne souris pas.

— Vous avez souri quand Arnold a dit qu’il n’y avait rien à faire par là.

— C’est vrai, mais c’est que c’est ainsi que se fondent les grandes réputations de vertu. Si la vanité des femmes les perd quelquefois, celle des hommes les sauve tout aussi souvent. Il ne s’agit pour une femme que de rebuter un ou deux hommes qui ne lui plaisent pas, pour que ceux-ci considèrent à jamais comme inexpugnable la femme qui a résisté à leur mérite, et se mettent à la proclamer impossible. Mon cher Arnold, tu es très laid, tu as fait la cour à Mme d’Erghem, tu n’as pas réussi, et tu crois qu’on ne peut pas réussir.

On rit quelques instans de cette sortie contre le malheureux Arnold.

Arnold. — On dirait vraiment que Marcel n’a jamais été repoussé.

Marcel. — Je l’aurais été comme un autre, si je n’avais la prudence de ne jamais m’avancer qu’à coup sûr.

Arnold. — Tu ne nieras pas cependant que tu t’es occupé de Mme d’Erghem tout l’hiver dernier ?

Marcel. — Et pourquoi est-ce que je ne le nierais pas ?

Arnold. — Parce que je le sais d’une manière certaine, parce que je savais par la bouquetière que tu lui envoyais des bouquets tous les jours. Voilà donc une fois où tu ne t’es pas avancé à coup sûr.

Marcel. — Et qui te dit cela ?

Arnold. — Toujours la bouquetière, mon pauvre Marcel. Il faut que tu paies par un peu d’humiliation ton impertinence de tout à l’heure. Tes bouquets étaient parfaitement refusés.

Marcel. — On reconnaît bien des gens accoutumés à séduire des grisettes et qui n’ont jamais vu repousser l’offre, quelque brutale qu’elle fût, d’une commode et de six chaises en noyer.

Eugène. — J’ai chaud à la main d’Arnold.

Arnold. — Quelle main ?

Eugène. — À la main que tu voulais mettre au feu tout à l’heure.

Arnold. — Ne te presse pas tant. Enfin, Marcel, explique-toi ; tu nous as dit tout à l’heure que tu ne t’étais jamais avancé qu’à coup sûr. Je te prouve que tu t’es fort avancé auprès de Mme d’Erghem : avoues-tu que c’est une exception à ta règle de conduite, ou prétends-tu avoir réussi ?

Marcel. — Tu m’ennuies, Arnold.

Arnold. — Et toi, tu m’amuses ; tu voudrais bien nous laisser croire à un triomphe, sans nous le dire tout-à-fait. Ton tu m’ennuies est un odieux mensonge, si tu n’as pas réussi ; car, pour moi, cette phrase équivaut au récit le plus détaillé de la victoire la plus complète.

Marcel. — Je ne te répondrai plus. Parlons d’autre chose.

Arnold. — Pas encore. Il me faut un oui ou un non.

Marcel. — Eh bien ! oui ; et n’en parlons plus.

Arnold. — Je parie mon cheval bai, dont tu as tant d’envie, contre la bride du tien, que tu ne m’en donnes pas une preuve.

Marcel. — Quelle preuve ?

Arnold. — Une bien simple.

Marcel. — Je t’avertis d’avance que je ne ferai rien qui puisse la chagriner ni la compromettre.

Arnold. — Cette délicatesse sied à ravir à un gaillard qui vient de nous dire ce que nous savons ; mais sois tranquille, cette preuve, tu ne la donneras qu’à moi seul.

Le soir, Arnold vint trouver Marcel et lui dit : — Sais-tu que M. d’Erghem est parti ?

Marcel. — Oui.

Arnold. — Et tu vas en profiter ?

Marcel. — Non.

Arnold. — Alors je te réclamerai demain devant nos amis la bride de ton cheval.

Marcel. — Tu es un entêté ; eh bien ! reste avec moi jusqu’à une heure du matin, et tu verras.

Arnold. — Volontiers ; fais faire du punch et donne-moi une pipe.

Vers une heure un quart, les deux amis s’approchèrent de la maison de Mme d’Erghem. Arnold se chargea de faire le guet, et Marcel, à la grande stupéfaction de son ami, en s’aidant d’un arbre placé près du mur du jardin, monta sur la crête et sauta dans le jardin. Arnold eut la défiance et la patience de rester près du mur pendant une demi-heure ; puis, se frottant les mains, il disparut.

L’ame de feu Bressier avait entendu dire, quand elle était dans le monde, que les enfans de l’amour étaient toujours plus beaux, plus spirituels, plus hardis et plus heureux que les autres ; il lui prit comme un caprice de naître de cette façon : elle suivit Marcel.

Quand Marcel fut dans le jardin, il s’alla cacher dans un buisson fort touffu où il resta pendant un quart d’heure, après quoi il revint près du mur et allait repasser du jardin dans la rue, quand il aperçut Arnold en faction au pied du mur.

La vérité est que Marcel avait fait la cour à Mme d’Erghem, mais sans succès ; il s’était, sans le vouloir, laissé pousser par Arnold jusque dans une position embarrassante ; les phrases ambiguës que lui avait fait faire une sotte vanité l’avaient amené à quelque chose qui, même à ses yeux, ne pouvait passer pour une plaisanterie et avait quelque chose d’odieux. Il aurait volontiers donné la bride et le cheval avec, pour n’avoir pas accepté la gageure, et pour avoir avoué tout simplement que Mme d’Erghem était une exception à la règle de conduite qu’il s’était tracée.

Quelques gouttes tombèrent des nuages, puis bientôt les nuages se déchirèrent et laissèrent échapper des torrens de pluie. Marcel voulut franchir le mur, mais il passait une patrouille ; il n’était pas moins mouillé que s’il fût tombé dans une rivière. Ce n’est que le matin, aux premières lueurs du jour, après avoir subi le froid qui précède l’aurore, même dans les plus chauds jours, qu’il put s’échapper et rentrer chez lui exténué, mouillé, transi, enrhumé.

Il se coucha ; mais il était à peine huit heures qu’Arnold arriva avec deux de leurs amis qui, la veille, avaient été témoins du pari.

— Bonjour, Marcel. Encore couché ? Je le crois bien. Du reste, tu n’as pas beaucoup dormi, heureux coquin !

Marcel. — Commencez par vous en aller tous, et laissez-moi dormir.

Arnold. — Le cheval est dans ta cour.

Marcel. — Quel cheval ?

Arnold. — Le cheval que j’ai perdu, mon cheval bai.

Marcel. — Allons donc ! garde ton cheval et laisse-moi dormir.

Arnold. — Comment ! tu ne l’as donc pas gagné ? Alors tu avoues que tu mentais quand tu nous disais que tes soins auprès de Mme d’Erghem n’avaient pas été infructueux ? Sais-tu que ce serait là une action bien plus laide que mon visage ?

Marcel. — Allons donc, Arnold, tu fais là des phrases pour le plaisir de pérorer : tu sais mieux que personne à quoi t’en tenir sur notre pari ; mais ce n’était pas un pari sérieux, et tu peux remmener ton cheval.

Arnold. — Je sais à quoi m’en tenir… c’est selon.

Marcel. — Je m’en rapporte à Charles et à Théodore : tu ne m’as pas quitté hier de la soirée, tu m’as vu franchir la muraille et sauter dans le jardin ; mais tu m’ennuies fort avec tes gageures : j’ai fait hier une indiscrétion dont je me repens, et je m’impose la punition de ne pas accepter ton cheval.

Arnold. — Que tu as si bien gagné.

Marcel. — Certes.

Arnold. — Encore un mot, et ce sera tout : à quelle heure es-tu sorti ?

Marcel. — Au point du jour.

Arnold. — Vrai ! eh bien ! alors, tu as dû être joliment trempé.

Marcel. — Non, la pluie a tombé vers deux heures.

Arnold. — C’est égal, tu as dû être bien mouillé ; j’ai bien ri tout le temps de l’averse.

Marcel. — Je ne vois pas ce qu’il y avait là de si comique.

Arnold. — Ah ! si fait, bien ; je pensais aux heures délicieuses que tu passais.

Marcel. — Eh bien ?

Arnold. — Eh bien ! il y a, malheureux, que tu as passé ta nuit à la belle étoile, si tant est qu’on en pût voir par le temps qu’il faisait ; il y a que la maison était entièrement inhabitée, que Mme  d’Erghem est partie avec son mari ; que, pour nous faire croire à ta calomnie, tu t’es promené dans le jardin toute la nuit, que tu as reçu une horrible averse, et que tu n’oserais nous montrer l’habit bleu à boutons guillochés que tu avais hier.

Marcel. — Pourquoi ?

Arnold. — Parce que, si on tordait ce malheureux habit, on en ferait sortir un orage. Donne-moi ta bride, pauvre Lovelace.

Marcel. — Crois-tu donc que je ne savais pas l’absence de Mme d’Erghem ? j’ai voulu me moquer de toi.

Arnold. — Oui vraiment ! c’est égal, donne-moi ta bride.

L’ame de défunt Bressier retourna encore auprès de Paul Seeburg.

XII.

Le matin, en allant à la messe, Cornélie s’aperçut qu’elle n’avait pas de bouquet, et elle envoya Seeburg lui en chercher un au jardin. Paul mit son épître dans le bouquet ; mais, au moment de rentrer dans la maison, il pensa que, si le papier n’était pas assez caché, d’autres personnes pourraient le voir ; que, s’il était trop caché, Cornélie elle-même ne le verrait peut-être pas ; et si, en voyant la lettre, elle disait tout haut : Monsieur Paul, qu’est-ce donc que ce papier qui est dans mon bouquet ? il n’aurait qu’à ouvrir une fenêtre et se jeter sur le pavé de la cour. Il remit le billet dans sa poche.

Vers le milieu du jour, la servante dit : Ah ! mon Dieu ! je n’ai pas pensé à cueillir les fraises.

— Ne te tourmente pas, ma bonne, dit Cornélie, je vais les cueillir. Monsieur Paul, voulez-vous m’aider ?

Elle mit sur sa tête un chapeau de paille et alla au jardin en mettant ses gants. Paul la regardait marcher, chacun de ses mouvemens le ravissait. Arrivés auprès d’une planche de fraises, tous deux se mirent à genoux et commencèrent à cueillir les fruits rouges cachés sous les feuilles. Cornélie ne tarda pas à ôter ses gants : je suis trop maladroite comme cela, dit-elle, et mes mains redeviendront blanches cet hiver. La main de Paul, presque malgré lui, se rapprochait de celle de Cornélie ; il cueillait la fraise qui était la plus proche de celle que cueillait Mlle Morsy. Une fois leurs deux épidermes se touchèrent. Paul sentit comme un coup électrique le frapper au cœur ; il retira brusquement sa main et cueillit quelques fruits dans une autre partie de la plate-bande. Mais il n’y avait qu’un seul petit panier que Cornélie avait apporté, et, quand Paul avait cueilli cinq ou six fraises, il fallait qu’il les donnât à Mlle Morsy, qui les mettait dans le panier. Paul tremblait qu’à chaque instant elle ne s’avisât de placer le panier entre eux deux, car chaque fois qu’il lui donnait les fraises cueillies, sa main touchait la main chérie de Mlle Morsy ; chaque fois il mettait un peu plus de temps à donner les fraises, et il prolongeait ainsi le contact des deux mains. Une fois il laissa sa main si long-temps dans celle de Mlle Morsy, qu’elle la retira un peu vite. Alors Paul n’osa plus toucher cette main ; il lui sembla que Cornélie était justement irritée contre lui. Il prit le panier et le mit entre eux deux.

Mais bientôt leurs mains se rencontrèrent cueillant la même fraise ; chacun retira la sienne. Ils levèrent les yeux, et leurs regards se rencontrèrent brillans et humides. La main de Cornélie était restée comme frappée de torpeur sur les feuilles des fraisiers ; leurs yeux restaient fixés les uns sur les autres par cette pointe acérée du regard qui pénètre et pique le cœur presque douloureusement. Paul rapprocha sa main de celle de Cornélie. Cornélie tremblait ; elle retira un peu sa main, celle de Paul s’avança davantage, les deux mains se touchaient aussi peu qu’il est possible. Je ne sais si Paul eût jamais osé saisir la main de Cornélie, mais quelqu’un entra au jardin. Cela lui donna du courage, car il ne redoutait au monde que Cornélie ; il s’empara de la main de Cornélie, la serra dans la sienne, où était passée son ame tout entière. Cornélie répondit par une légère pression.

Et tous deux rentrèrent à la maison porter à la cuisine les fraises qu’ils avaient cueillies.

— Il n’y en a guère, dit la servante ; je dirai au jardinier d’arroser les fraisiers ; il fait si chaud, la terre est desséchée.

Paul avait le cœur rempli d’une joie ineffable ; il lui semblait que le monde entier lui appartenait. À dîner, il était bon comme tous les gens heureux dans le cœur ; il avait avec les convives une affabilité tout-à-fait royale. Son amour avoué et partagé l’élevait si haut, qu’aucune blessure ne pouvait aller jusqu’à lui. Il y a toujours dans la haine un peu de crainte ; celui qui ne craint personne ne hait personne. Paul, de son ciel, n’avait pour les autres hommes que des sentimens affectueux mêlés d’un peu de commisération pour ces pauvres diables condamnés à s’occuper des choses de la terre, quand lui jouissait de la gloire et du bonheur des anges ! Pour la première fois il rit des plaisanteries d’Arnold Redort qui racontait la mystification de Marcel à propos de Mme d’Erghem.

XIII.

Le premier pas fait en amena un second ; Paul écrivit et donna sa lettre. Cornélie ne répondit qu’à la troisième. Ils échangèrent le serment de vivre l’un pour l’autre. Cornélie assura son amant qu’elle saurait résister à toutes les obsessions de sa famille, qu’elle ne serait jamais qu’à lui, qu’elle se garderait pour lui !

Ce fut tout ; on en resta là. Paul trouvait moyen de toucher une fois de temps à autre le bout des doigts de Cornélie, de lui glisser une lettre et de recevoir sa réponse. Il passait une partie de la nuit et toute la journée du lendemain à relire cent fois cette lettre, à rechercher dans son cœur le son de la voix de Mlle Morsy pour relire à lui-même avec cette voix les mots qu’elle avait tracés.

Le reste des choses de la vie avait perdu tout intérêt à ses yeux. Un soir, au théâtre, il passa trois mesures malgré les signes menaçans du chef d’orchestre. Dans l’entr’acte, celui-ci lui fit d’amers reproches :

— Monsieur Seeburg, vous avez passé quatre mesures.

— Qu’est-ce que cela fait ? répondit froidement Seeburg.

Le chef d’orchestre crut qu’il devenait fou.

Un soir qu’il n’y avait pas d’étrangers, comme, après dîner, on parlait de choses et d’autres, Mme Morsy dit :

— Il est arrivé un grand malheur à ces pauvres Cotel.

— Qu’est-ce ? demanda M. Morsy.

Mme Morsy. — Tu sais, leur sœur, celle qu’on appelle Agathe ?

M. Morsy. — Celle qui n’est pas mariée ?

Mme Morsy. — Et qui probablement ne le sera jamais.

M. Morsy. — Pourquoi ?

Mme Morsy. — À cause du malheur dont je te parle.

M. Morsy. — Quel malheur ?

Mme Morsy. — Cornélie, va donc me chercher mon dé d’or dans ma boîte à ouvrage.

Cornélie sortit.

Mme Morsy. — Eh bien ! un jeune homme a été surpris par le père Cotel, sortant la nuit de la chambre d’Agathe.

M. Morsy. — Diable !

Mme Morsy. — Quel malheur ! Une fille assez jolie, avec de la fortune. C’est une existence perdue.

M. Morsy. — Mais pourquoi ne lui fait-on pas épouser le jeune homme ?

Mme Morsy. — C’est un pauvre diable qui n’a rien, pas même une position, pas même un état.

M. Morsy. — N’importe ! Est-ce un honnête homme ?

Mme Morsy. — On ne dit rien contre lui sous ce rapport.

M. Morsy. — Certes, je ne donnerais pas volontairement ma fille à un homme qui n’aurait pas une fortune au moins égale à la sienne : Cornélie a été élevée dans l’abondance, et a d’ailleurs un goût naturel pour le luxe ; mais, s’il nous arrivait un pareil malheur, le jeune homme l’épouserait.

Mme Morsy. — Mais… mon ami…

M. Morsy. — Et s’il refusait, j’enverrais mon fils se battre avec lui, et, si mon fils était tué, je me battrais à mon tour. Quand je devrais ne jamais revoir ni mon gendre ni ma fille, je préférerais ce chagrin au désespoir que me donnerait le déshonneur de Cornélie. Je ne comprends pas les Cotel ; il n’y a pas, selon moi, à hésiter.

Mme Morsy. — Les Cotel sont nobles et s’appellent Cotel de Germency ; le jeune homme est fils d’un paysan.

M. Morsy. — N’importe ! D’abord un homme sage qui a des filles ne doit pas recevoir chez lui d’homme tout-à-fait impossible.

Mme Morsy. — Tout cela est bien facile à dire. Toi, par exemple, n’as-tu pas admis ici, comme s’il était de la famille, ce petit Paul Seeburg ?

M. Morsy. — C’est bien différent.

Mme Morsy. — Cela me paraît, au contraire, être tout-à-fait la même chose.

M. Morsy. — Ah bien ! celui-là, il n’y a pas de danger qu’il se laisse aller à des audaces dangereuses ; je n’ai jamais vu de fille aussi timide. Je ne l’ai jamais vu parler à une femme, à toi-même, sans que ses oreilles devinssent rouges comme l’écarlate.

Mme Morsy. — D’autre part, il faut dire que Cornélie est, sous le rapport de l’amour, aussi niaise et aussi sotte qu’une enfant de trois ans.

Cornélie, qui avait parfaitement compris pourquoi sa mère avait aussi subitement besoin d’un dé dont elle ne se servait jamais, avait eu soin de rester derrière la porte à écouter ce qu’on tenait tant à lui cacher. Elle rentra alors et dit qu’elle n’avait pas trouvé le dé.

Ce qu’elle avait entendu occupait singulièrement son imagination. Il était évident que son père et sa mère étaient d’accord sur ce point, qu’ils ne la donneraient pas à Paul, que cependant il n’était pas impossible qu’ils fussent unis ; mais elle n’osait pas penser au seul moyen qui faisait que cette union n’était pas impossible. Elle n’était pas non plus très contente que sa mère eût dit qu’elle était niaise et sotte comme une enfant de trois ans. Le lendemain, elle reçut une lettre de Paul. Il lui disait « qu’il s’occupait de leur avenir ; qu’il allait bientôt apprendre la composition, parce qu’ensuite il ferait un opéra ; si l’opéra était joué, et si il réussissait, cela lui donnerait tout d’un coup une position et de l’argent, et il n’aurait plus alors qu’à se laisser aller au courant. Du reste, il jurait à Cornélie une fidélité inaltérable, et il lui rappelait les sermens qu’elle lui avait faits elle-même de l’attendre… toujours, s’il le fallait. »

Cet avenir dont parlait Paul avait le défaut d’être un peu lointain, et hérissé de beaucoup trop de si. D’ailleurs, elle ne savait pas si M. et Mme Morsy n’auraient plus rien à objecter lorsque M. Paul Seeburg aurait fait un opéra, si il était joué, et si il réussissait. Elle croyait même savoir que cela les toucherait médiocrement.

Il y avait une pensée qui suivait de près ces idées décourageantes, c’était le cas où son père forcerait Seeburg à l’épouser. Il y avait cependant dans cette pensée quelque chose qui l’effrayait assez ; mais Cornélie, comme tous ceux qui ont fait leur éducation avec les romans, avait plus de beaux sentimens dans la tête que dans le cœur. D’ailleurs, elle pensait que l’époux lui pardonnerait la faiblesse qu’elle aurait eue pour l’amant ; et encore que risquait-on avec Paul ? Ne pouvait-elle, tout en restant innocente, se compromettre assez pour rendre son mariage indispensable aux yeux de son père ? n’était-ce pas, d’ailleurs, le seul moyen d’être la femme de Paul ?

Elle lui écrivit :

« Rentrez cette nuit par la petite porte du jardin qui sera ouverte ; vous m’y trouverez, j’ai à vous parler. »

Paul relut cent fois ces deux lignes. Quand il ne les lisait pas, il touchait le papier plié dans sa poche, pour s’assurer que c’était bien vrai, que la lettre était là, cette lettre qui lui promettait un rendez-vous ! avec elle ! la nuit ! dans ce jardin !

Le soir, il quitta de bonne heure la famille Morsy, pour aller plus tôt attendre le moment de revenir ; il alla se cacher dans un taillis sur lequel donnait la petite porte indiquée ; mais, quand il vit s’éteindre une à une toutes les lumières qui brillaient à travers les vitres de la maison, quand le calme profond dans lequel cette maison parut s’endormir, lui montra qu’il était temps, son cœur commença à battre avec violence ; des frissons fréquens lui passèrent sur le corps ; il eût voulu, pour tout au monde, retarder d’une heure, d’une minute, le moment d’entrer dans le jardin. Arrivé à la petite porte, il s’arrêta un instant pour respirer, puis il frappa un coup à la porte pour avertir Cornélie qu’il était là ; mais il entendait son cœur battre avec tant de bruit, qu’il n’était pas sûr d’avoir frappé. Cependant il poussa la porte qui s’ouvrit comme d’elle-même ; il la referma, et fit quelques pas dans le jardin. Cornélie n’y était pas encore : d’abord il en fut bien aise, cela lui donnait le temps de calmer la violence de ses émotions ; mais, au bout d’une minute, il en fut désespéré, et le même homme qui, il n’y a qu’un instant, aurait presque consenti à ne pas voir Cornélie qui l’attendait, quand il n’y avait pour cela qu’à pousser une porte ouverte, maintenant qu’il pensait qu’elle ne pouvait pas venir, était résolu à s’introduire dans la maison par une fenêtre, et à aller chercher celle qu’il aimait. Comme nous l’avons déjà pu remarquer, il n’avait peur au monde que de Cornélie.

Bientôt une forme blanche se dessina à travers le feuillage ; l’ame de feu Bressier avait singulièrement compté sur cette nuit-là, toute la journée avait été orageuse ; les feuilles et les fleurs, fatiguées par la chaleur, se relevaient sous les fraîches haleines de la nuit. L’ame de feu Bressier secouait les branches fleuries des acacias pour en faire tomber les parfums.

Cornélie et Paul Seeburg s’assirent sur un banc. Paul avait osé prendre la main de Mlle Morsy, et la tenait dans la sienne. Ils ne parlaient pas ; c’était cette fois Cornélie qui avait un peu peur de Paul. Qu’auraient-ils dit ? Paul était tout occupé de désirs et d’espérances, que pour rien au monde il n’eût osé exprimer. Cornélie était en proie à une terreur mystérieuse dont elle ignorait elle-même la cause ; il lui aurait été impossible de dire ce qu’elle redoutait. Cependant Paul finit par rompre le silence. Il parla de l’avenir, du temps où elle serait à lui ; il jura d’avoir du courage et de la mériter. Cornélie répondit à ce serment par un serment de constance éternelle. Mais il y avait dans la nuit, dans la lumière de la lune qui se dégageait de temps en temps des nuages, dans le feuillage noir, dans les parfums des fleurs et des arbres, dans ce silence profond, dans l’air qu’ils respiraient, tant d’amour et tant de volupté, que les deux amans, tout en parlant de l’avenir, s’abandonnaient à chaque instant davantage au présent : la tête de Cornélie tomba sur la poitrine de Paul, Paul entoura d’un de ses bras le corps de sa charmante maîtresse, leurs mains se pressaient étroitement. Cornélie sentait dans ses cheveux l’haleine brûlante de Paul.

— Paul, lui dit-elle, comment se fait-il que j’aie peur auprès de vous ?

Paul, qui à ce moment avait posé ses lèvres sur les cheveux de Mlle Morsy, releva vivement la tête. Elle ajouta : — Mais vous serez, vous êtes mon mari ; le ciel a entendu nos promesses et nos sermens, nous sommes mariés ; n’est-ce pas que je ne fais pas mal d’être ici avec vous ? n’est-ce pas que mon mari me pardonne ?

Alors elle releva sa tête charmante pour attendre la réponse de Paul. Paul sentit sur son visage l’haleine de Cornélie, ses lèvres s’approchèrent de la bouche de cette fille adorée.

L’ame de feu Bressier voltigeait entre ces deux bouches amoureuses.

Paul se leva brusquement, et, d’une voix pleine d’enthousiasme, dit : — Cornélie, ne crains rien de Paul Seeburg ; je n’abuserai pas de ta noble confiance et de ta charmante candeur. Cornélie, tu peux confier ton honneur au mien ; ton amant te gardera pure à ton époux.

Ceci ne manque pas de grandeur et de noblesse, mais il y avait au fond encore plus d’embarras de la part de Seeburg. Les femmes ne savent pas toute la timidité des hommes, et je parle des plus audacieux ; on sait que Paul n’était pas de ceux-là.

L’ame de feu Bressier fut indignée et le trouva sot.

Cornélie fut étonnée, et comprit alors que la terreur qu’elle avait ressentie, et dont elle se trouvait délivrée, n’était pas sans un mélange de plaisir.

En faisant venir Paul au jardin, Cornélie avait un plan, mais un plan à peine aperçu : il fallait qu’un accident, une surprise, mît M. Morsy entre la crainte du déshonneur de sa fille et la nécessité de la donner à Paul Seeburg ; elle avait exécuté immédiatement la première partie du plan, celle qui n’amenait que le plaisir de voir Paul, de passer seule avec lui quelques heures de nuit dans le jardin. La seconde partie ne se présentait à l’imagination qu’escortée de craintes, de colère, de reproches, de honte : c’était celle qui consistait à se laisser, ou plutôt à se faire surprendre ; elle n’osait aborder cette seconde partie, et, malgré son intention d’être surprise, elle pensa qu’il valait mieux que ce fût un autre jour, ou plutôt elle ne pensa plus qu’au bonheur d’être avec son amant, de parler du passé et de l’avenir, de lui avouer tous les regrets, tous les désirs qu’elle lui avait cachés avec tant de soin depuis qu’elle l’aimait ; de lui raconter tout ce qu’elle avait pensé, et sous leur pêcher, et auprès du bassin, et sous la tonnelle de chèvre-feuille. Elle ne pensait pas à rien désirer de plus, et surtout à rien préparer ; aussi fut-elle saisie d’effroi quand elle entendit marcher dans le jardin.

— Oh ! mon Dieu ! on vient ! Paul, sauvez-vous.

Paul pressa sur ses lèvres la main de Cornélie, et se précipita vers la petite porte, mais il y trouva un homme qui la gardait ; Paul n’hésita pas, se jeta sur l’inconnu, le renversa, et s’échappa par-dessus son corps.

C’était le jardinier, qui s’écria : Quoi ! c’est vous ?

Pour Cornélie, demi-morte de frayeur, elle avait regagné sa chambre, et s’était mise au lit précipitamment ; mais, si sa mère était venue placer la main sur le cœur de la pauvre fille, elle aurait tout compris à ses battemens violens et irréguliers.

Peu à peu elle se calma. Elle avait entendu le jardinier ; il avait reconnu Paul Seeburg, dans deux heures son père saurait tout ; c’était le but qu’elle avait voulu atteindre, et beaucoup plus tôt qu’elle ne l’avait espéré, et cependant elle avait peur à un degré qui lui faisait par momens regretter son imprudence. Elle se répétait les paroles de son père à propos d’une circonstance semblable, et elle s’exhortait elle-même au courage en se faisant voir en perspective le mariage et le bonheur. Malgré tout cela, elle n’osa pas descendre déjeuner, et fit dire qu’elle était malade. Sa mère vint près d’elle et la trouva endormie, car elle avait fini par céder à la fatigue et aux émotions de cette nuit sans sommeil.

Pour M. Morsy, il était extrêmement agité. Le jardinier lui avait rapporté qu’ayant, vers deux heures et demie, entendu parler dans le jardin, il s’était levé, en avait fait le tour, et, trouvant ouverte la petite porte du bois, n’avait pas hésité à penser que les gens qui s’étaient introduits dans le jardin comptaient s’en aller par le même chemin ; qu’au lieu de les poursuivre inutilement dans le jardin, où la nuit leur aurait permis de l’éviter, il s’était tranquillement posté à la porte ; que là en effet il n’avait pas tardé à voir arriver un des maraudeurs, mais que celui-ci s’était jeté brusquement sur lui, l’avait renversé et s’était enfui.

— Du reste, monsieur, ajouta-t-il, au premier moment, j’ai cru le reconnaître ; puis, en y pensant, j’ai vu que c’était impossible.

— Et qui as-tu cru reconnaître ? demanda M. Morsy.

— Non, c’est impossible, c’est trop bête.

— C’est égal, dis-le.

— Je n’oserai même pas vous le dire, tant cela n’a pas le sens commun.

— C’est possible, mais je veux le savoir.

— Eh bien ! monsieur, figurez-vous que dans l’homme qui m’a ainsi bousculé il m’a semblé voir… Mais non, c’est impossible ; il n’y a pas moyen que ce soit lui.

— Jean, tu m’impatientes.

— Mais, monsieur, vous allez dire vous-même que j’aurais mieux fait de me taire, quand je vous aurai dit que celui que j’ai cru reconnaître… c’est M. Paul Seeburg.

— En effet, cela n’est pas possible.

— C’est ce que je disais à monsieur. Pour l’autre…

— Quel autre ?

— Celui qui causait avec celui-là.

— Eh bien ?

— Eh bien ! je ne l’ai trouvé nulle part ; il faut croire qu’il aura passé par-dessus le mur.

— Que penses-tu que ces maraudeurs venaient faire ?

— Oh ! voler les cerises et les groseilles ; ce n’est pas la première fois que cela arrive.

— En a-t-on pris ?

— Non.

— C’est bien ; ne parle de cela à personne, Mme Morsy aurait peur ; contente-toi de veiller cette nuit.

— Et Mlle Cornélie, c’est elle qui aurait peur ! Je prendrai mon fusil.

— Mais je te défends d’y mettre du plomb.

— Pourquoi ?

— Qu’il te suffise de savoir que je te le défends. Le vol de quelques cerises ne mérite pas la mort. S’il arrivait un accident, je dirais aux juges que je t’avais défendu de charger ton fusil, et l’affaire serait mauvaise pour toi. Va à ton ouvrage.

Le récit du jardinier laissa M. Morsy pensif et inquiet ; il craignait plus pour sa fille que pour ses groseilles. D’ailleurs, plusieurs circonstances, en le rassurant sur les fruits, augmentaient son inquiétude sur l’autre point. On ne remarquait aucun désordre aux arbres. La personne qui s’était échappée causait avec une autre, cette personne ressemblait à Paul Seeburg. À ce moment, mille petits incidens qu’il n’avait pas remarqués, ou qu’il avait jugés sans importance, lui revinrent à la mémoire, et lui firent penser qu’il n’était pas tout-à-fait impossible que les jeunes gens s’entendissent. Il faudrait que ce petit Paul fût bien sournois !

M. Morsy avait une affaire qui l’appelait à la ville ; d’ailleurs, il n’était pas fâché de sortir de sa maison pour mettre de l’ordre dans ses idées. S’il se trompait, si l’on n’en voulait qu’à ses cerises, il ne voulait pas laisser soupçonner à sa fille ce qu’il avait cru possible un moment, et il ne se sentait pas assez maître de lui pour garder un visage impassible et être avec elle comme de coutume. Il ne voulait non plus parler de rien à sa femme, qui, dans sa colère, aurait procédé par questions directes et par violence.

Quand il fut parti, Cornélie se trouva mieux et se leva. Elle ne tarda pas à rencontrer Jean au jardin. Jean examinait ses cerises et ses groseilles, et disait : C’est étonnant !

— Et qu’y a-t-il d’étonnant, maître Jean ?

— Oh ! rien du tout, mademoiselle ; c’est que je me parlais à moi-même.

— Mais vous vous disiez à vous-même : C’est étonnant ! Qu’est-ce que vous trouviez étonnant ?

De question en question, elle fit tout raconter à Jean, malgré la défense de M. Morsy, et il ajouta : Il a beau dire, je mettrai un petit peu de plomb dans mon fusil.

— Ne vous en avisez pas, Jean, au nom du ciel ! s’écria-t-elle.

— Mademoiselle, des maraudeurs, des voleurs, ne valent pas la pitié que vous et monsieur vous avez pour eux.

— Mais si ce n’étaient pas des voleurs ?

— Et que voulez-vous que ce soit alors, mademoiselle ?

— C’est vrai, Jean. Et vous n’avez pas reconnu l’homme qui vous a échappé ?

— Non, mademoiselle.

— Ah !

— Quand je dis non, c’est-à-dire j’avais cru reconnaître ; mais c’était trop bête, je ne voulais pas le dire à monsieur ; il m’a forcé de lui dire qui, et, quand je lui ai dit, il a pensé comme moi que cela n’avait pas de sens.

— Et qui aviez-vous cru reconnaître, Jean ?

— Je vous dis, mademoiselle, que je n’ai reconnu personne ; il m’avait semblé trouver au voleur une ressemblance avec M. Paul Seeburg. Ne lui dites pas, au moins, il se moquerait de moi.

— Et vous l’avez dit à mon père ?

— Il l’a voulu absolument.

M. Morsy rentra pour l’heure du dîner ; le résultat de ses réflexions fut que le jardinier ne s’était pas trompé, que le maraudeur était Paul. Du reste, il avait décidé de voir les jeunes gens ensemble et de les observer. À l’air soucieux qu’il gardait malgré lui, Cornélie soupçonna les pensées qui l’agitaient. À chaque instant, elle frissonnait de peur d’une question ; elle était, du reste, résolue à tout avouer.

XIV.

Une fois hors du jardin, Paul courut quelque temps, puis il s’arrêta devant un taillis. En un instant, il pensa qu’il avait été reconnu, que Cornélie était perdue, déshonorée, qu’il fallait la sauver. Un moyen se présenta à son imagination ; il le saisit sans perdre de temps à l’examiner. Un cheval était attaché à un piquet, selon l’usage des campagnes, où, dans les temps chauds, on fait passer aux bestiaux la nuit dehors. Il le détacha, monta dessus, cueillit une forte branche de coudrier, et le fit partir au galop vers la ville. La branche de coudrier communiquait à l’animal une partie de l’ardeur et de l’empressement du cavalier ; d’ailleurs, il avait retrouvé de la vigueur dans les pâturages.

Arrivé à la porte de la ville, Paul descendit, tourna la tête du cheval du côté opposé, lui donna un coup de baguette en disant : J’espère qu’il va retourner chez lui. Le cheval s’en alla en effet au petit trot, en suivant le chemin qui devait le conduire où Paul l’avait pris. Pour Seeburg, il ne s’amusa pas à le regarder. Il s’avança rapidement dans la ville, et, voyant une fenêtre encore éclairée, il prit un caillou et le jeta dans une vitre qu’il brisa en éclats.

On cria de la chambre : Eh bien ! qu’est-ce que c’est que cela ?

Une seconde pierre, qui cassa une seconde vitre, fut la seule réponse.

— Attendez, je vais descendre avec une trique.

— Descendez, répondit Seeburg.

— Ça ne sera pas long, répondit la voix.

Mais à ce moment un homme de la police passait par cette rue ; il mit la main sur le collet de Paul, et, quand l’habitant de la chambre attaquée descendit avec un formidable gourdin, il trouva son agresseur en conversation avec l’agent de la force publique.

— Qu’est-ce que vous faites là ? disait l’agent.

— Comme vous voyez, je casse des vitres.

— Ah ! ah ! Et pourquoi cassez-vous des vitres ?

— Menez-moi chez le commissaire.

— Plus vite que vous ne le pensez, mon gentilhomme.

— Mais, disait l’homme au bâton, c’est que je ne le connais pas ; c’est que je ne l’ai jamais vu. J’étais là à travailler quand la pierre est arrivée. Je ne lui ai jamais rien fait, à cet homme, et j’en suis pour quarante sous de carreaux.

— Je vous donnerai cinq francs.

— Alors, monsieur l’agent, laissez-le aller…

— Je ne sais si je dois.

— Vous ne le devez pas, agent, s’écria Seeburg ; vous devez me conduire chez le commissaire le plus voisin, et sans tarder.

— Mais si monsieur consent…

— À condition qu’il me donnera les cinq francs qu’il m’a offerts.

— Si vous me laissez aller, je vous dénoncerai. Vous, je vous donnerai vos cinq francs si vous venez chez le commissaire faire votre plainte. Pour vous, monsieur l’agent, voici pour vous décider.

— Comment ! un coup de poing ! c’est trop fort ; il passera la nuit en prison. Allons chez le commissaire.

L’Homme au bâton. — J’y vais aussi ; mais je vais mettre ma redingote.

Seeburg. — Du tout, vous êtes très bien comme cela. Vous aurez dix francs, mais il faut venir tout de suite.

L’Agent. — Allons, en route. Nous allons voir si cela vous plaira toujours d’aller chez le commissaire.

L’agent reprit Seeburg au collet ; mais Seeburg marchait tellement vite, qu’il l’entraînait. On arriva bientôt chez le commissaire, qui se leva de fort mauvaise humeur.

Le Commissaire. — Qu’est-ce, Raymond ?

L’Agent. — C’est un homme que j’ai trouvé cassant des vitres à coups de pierre, et qui m’a donné un coup de poing.

L’Homme au bâton. — Mes vitres, mes propres vitres ; mais il a promis de me donner dix francs : je demande qu’on le laisse aller.

Le Commissaire. — Raymond, vous auriez dû le mener provisoirement à la prison, et ne pas me réveiller pour cela.

L’Agent. — Il a voulu venir ici ; il veut qu’on dresse un procès verbal.

Le Commissaire. — Allons, mon ami, indemnisez comme vous l’avez promis l’homme dont vous avez brisé les vitres ; donnez quelque chose à l’agent ; promettez-moi de vous conduire mieux, je vous laisserai aller.

Seeburg. — Je vous promets de casser le reste de ses vitres et de donner vingt coups de poing à Raymond : voilà tout ce que je vous promets.

Le Commissaire. — Ah ! ah ! Eh bien ! un bon averti en vaut deux ; je consens à payer les vitres que vous casserez cette nuit. Raymond, dénoncez-moi votre procès-verbal.

Raymond. — Monsieur le commissaire, je n’ai rien de plus à dire que ce que je vous ai dit.

Le Commissaire, écrivant. — Et vous, l’ami.

L’Homme au Bâton. — Moi de même, monsieur le commissaire.

Le Commissaire, écrivant. — Antérieurement, vous n’avez jamais eu de différend ni de discussion avec cet homme ?

L’Homme au bâton. — Je ne l’ai jamais vu de ma vie.

Le Commissaire, écrivant. — Vous ne l’avez pas provoqué de votre fenêtre ?

L’Homme au bâton. — La fenêtre était fermée ; je travaillais dans le fond de la chambre, quand une pierre a brisé un carreau et est venue tomber presque sur moi.

Le Commissaire. — C’est bien. (Lisant.) Le samedi 22 juin 18.., ont comparu devant nous, commissaire de police du quartier de …, le sieur Raymond, agent de la force publique, et le sieur … Comment vous nommez-vous ?

L’Homme au bâton. — Wolgan.

Le Commissaire. — Et le sieur Wolgan, qui nous ont attesté que le sieur … Vous vous appelez ?…

Seeburg. — Paul Seeburg.

Le Commissaire. — Que le sieur Paul Seeburg avait vers … Quelle heure était-il, Raymond ?

Raymond. — Pas bien loin de trois heures.

Paul Seeburg. — Il n’était que deux heures et demie.

Raymond. — Trois heures moins un quart.

Seeburg. — Deux heures et demie ; je ne signerai pas le procès-verbal si on y insère des circonstances fausses.

Le Commissaire. — Êtes-vous bien sûr de l’heure, Raymond ?

Raymond. — Il est possible que ma montre avance un peu.

Seeburg. — Votre montre ! elle avance horriblement.

Raymond. — Cela m’étonne ; je l’ai remise ce matin à l’Hôtel-de-Ville.

Seeburg. — Vous l’avez remise, donc elle n’allait pas bien, donc c’est une patraque. Écrivez, monsieur le commissaire, que la montre de monsieur est une patraque ; c’est un fait acquis au procès ; sinon, je refuse positivement de signer.

Le Commissaire. — Après tout, Raymond, si vous n’êtes pas bien sûr de l’heure…

Raymond. — Je ne peux pas dire que j’en sois tout-à-fait sûr, mais cependant…

Le Commissaire. — Et vous, Wolgan.

Wolgan. — Pour moi, je ne sais pas.

Seeburg. — Et moi, je sais qu’il était deux heures et demie.

Le Commissaire. — Du reste, c’est une circonstance peu importante, et qui ne vous empêchera pas de passer la nuit en prison. Mettons deux heures et demie… Que ledit Seeburg avait, vers deux heures et demie…

Raymond. — Il me semble bien, cependant, qu’il était plus près de trois heures que de deux heures et demie.

Le Commissaire. — C’est égal… Vers deux heures et demie brisé avec des pierres deux carreaux de vitre de la chambre occupée par ledit sieur Wolgan. Le susnommé Seeburg, dûment appréhendé au corps par ledit Raymond, lui aurait donné un coup de poing ; nonobstant quoi, amené devant nous, accompagné du sieur Wolgan, il n’a nié aucun des faits de la plainte. En foi de quoi nous l’avons envoyé en prison pour qu’il ait à se faire réclamer par quelque personne établie et connue. De quoi tout avons dressé procès-verbal, qu’ont signé le prisonnier ainsi que l’agent de la force publique, Raymond, et le sieur Wolgan, plaignant. Voulez-vous signer, Seeburg ?

Seeburg. — Bien volontiers. Puis-je avoir une copie du procès-verbal ?

Le Commissaire. — Vous la recevrez avant midi. Conduisez-le à la prison. Voici le jour ; ce n’est pas la peine de me recoucher.

Seeburg. — Monsieur le commissaire, je suis vraiment chagrin de vous avoir dérangé.

Un peu après le dîner, ce même jour, M. Morsy avait changé d’idées ; il dit à sa femme : — Aglaé, je pense que monsieur Seeburg viendra dans l’après-dîner comme de coutume. Je voudrais causer avec lui ; ne pourrais-tu faire une visite et emmener Cornélie ?

Mme Morsy. — Quels secrets si terribles as-tu donc avec Paul ? et qu’est-il arrivé pour qu’en parlant de lui tu dises monsieur Seeburg ?

M. Morsy. — Oh ! mon Dieu ! rien ; c’est pour une affaire… une chose qui a rapport à la musique.

Mme Morsy. — Je ne savais pas que la musique eût des mystères dont il ne fût pas séant de parler devant des femmes.

M. Morsy. — J’ai à parler de musique, il est vrai, mais aussi de quelques autres choses qui intéressent ce jeune homme.

Mme Morsy. — Écoute, Morsy, tu me caches quelque chose ; depuis ce matin, tu es dans une agitation étrange !

M. Morsy. — Tu trouves ?

Mme Morsy. — J’en suis sûre.

M. Morsy. — Eh bien ! tu as raison, j’ai bien du chagrin ! Tu me parlais l’autre jour des Cotel ?

Mme Morsy. — Oui ; eh bien ?

M. Morsy. — Eh bien ! il faut garder pour nous la pitié qu’ils nous inspiraient.

Mme Morsy. — Comment ! que veux-tu dire ? mais parle donc !

M. Morsy. — Cette nuit, le jardinier a entendu causer dans le jardin ; il s’est posté à la petite porte du bois, et là il a été renversé par un homme qui fuyait ; il a reconnu Paul Seeburg.

Mme Morsy. — Après ?

M. Morsy. — Après, il n’a pas trouvé la personne avec laquelle il causait.

Mme Morsy. — Et tu penses ?

M. Morsy. — Je pense que Paul causait avec Cornélie.

Mme Morsy. — Et que veux-tu faire ?

M. Morsy. — Je voulais d’abord parler à Cornélie.

Mme Morsy. — Laisse-moi plutôt lui parler.

M. Morsy. — Ne t’en avise pas ! ce serait, si je ne me trompe, éveiller dans sa tête de dangereuses idées. Je parlerai à Seeburg, il y a moins de risque à se tromper, quoique je croie être sûr ; si par un hasard inoui je me trompais, il croirait que je l’accuse d’avoir cherché à s’approcher de Cornélie, il ne saurait pas que nous avons accusé notre fille de complicité avec lui.

Mme Morsy. — Mais enfin, que vas-tu lui dire ?

M. Morsy. — Laisse-moi faire, je saurai bien la vérité.

Mme Morsy. — Vous autres hommes, vous ne valez rien pour cela ; je suis sûre que tu gâteras tout dès le début. Voyons, que vas-tu lui dire ?

M. Morsy. — Je lui dirai sévèrement : Monsieur, asseyez-vous et parlez-moi franchement.

Mme Morsy. — Pourquoi prendras-tu un air sévère ? et pourquoi l’appelleras-tu monsieur ?

M. Morsy. — Pour frapper et étonner son esprit, pour voir si cet air qui, s’il est coupable, comme j’en suis sûr, lui apprendra que je sais tout, lui donnera de la confusion ; pour surprendre ses impressions.

Mme Morsy. — Eh bien ! moi, je pense qu’au contraire ce sera l’avertir de se tenir sur ses gardes et de surveiller ses paroles. Tu ne sauras rien.

M. Morsy. — Rapporte-t’en à moi.

Mme Morsy. — Pas le moins du monde. Si c’est lui, que comptes-tu faire ?

M. Morsy. — Paul n’est pas d’une plus mauvaise famille que nous…

Mme Morsy. — Tu lui donnerais Cornélie !

M. Morsy. — Dame ! s’il l’a prise, il faut bien la lui donner.

Mme Morsy. — Peut-être n’y a-t-il là qu’un enfantillage.

M. Morsy. — Je ne m’y fie pas ; Paul fait le timide, mais je l’ai vu dans cinq ou six occasions très hardi et très entreprenant.

Mme Morsy. — Avec des femmes ?

M. Morsy. — Non, mais c’est égal.

Mme Morsy. — Ce n’est pas égal du tout. Mais tu ne penses pas sérieusement à donner Cornélie à ce garçon, quand nous l’avons presque promise à Arnold, un parti si riche, un ancien ami ?

M. Morsy. — Ce n’est pas une raison parce que Arnold est notre ami pour que je le trompe indignement.

Mme Morsy. — Mais…

À ce moment, un domestique entra et apporta une lettre : — Monsieur, on attend la réponse.

M. Morsy. — Dites que je vais y aller ; que le messager aille m’annoncer. — Voici bien une autre affaire !

Mme Morsy. — Quoi encore ?

M. Morsy. — C’est une lettre de lui.

Mme Morsy. — Que dit-elle ?

M. Morsy. — Écoute :

Mon respectable ami,

« J’ai le plus grand besoin de vous. Hier j’ai dîné avec d’anciens amis ; ils ont trouvé joli et spirituel de griser un pauvre buveur d’eau que je suis, comme vous le savez ; puis ils m’ont laissé aller. De ce moment je ne sais plus ce que j’ai fait. Je ne me rappelle rien depuis les haricots verts. Toujours est-il que je me réveille en prison, et qu’on me remet un procès-verbal qui constate que, vers deux heures du matin, je me livrais à de singulières extravagances.

« On m’annonce que je resterai en prison jusqu’à ce qu’une personne connue consente à me réclamer. J’ai cru devoir m’adresser à vous, qui êtes le plus spirituel et conséquemment le plus indulgent de mes amis.

« Paul Seeburg. »

Post-scriptum. — Voici le procès-verbal :

« Le samedi 22 juin…

Mme Morsy. — C’était hier !

M. Morsy, lisant. — « Ont comparu devant nous, commissaire de police du quartier de …, le sieur Raymond, agent de la force publique, et le sieur Wolgan, qui nous ont attesté que le sieur Paul Seeburg avait, vers deux heures et demie du matin, brisé avec des pierres deux carreaux de vitre de la chambre occupée par ledit sieur Wolgan. Le susnommé Seeburg, dûment appréhendé au corps par ledit sieur Raymond, lui aurait donné un coup de poing. Nonobstant quoi, amené devant nous, il n’a nié aucun des faits de la plainte. En foi de quoi, etc., etc. »

Mme Morsy. — Deux heures et demie ! À quelle heure Jean a-t-il vu son homme ?

M. Morsy. — Je vais l’appeler, (Il sonne. — Un domestique entre.) Appelez Jean.

Mme Morsy. — Ce n’était pas lui.

M. Morsy. — Il est impossible que ce soit lui.

Mme Morsy. — Cela m’ôte un terrible poids de dessus le cœur.

Jean. — Monsieur me fait demander ?

M. Morsy. — Oui… À quelle heure as-tu fait ta rencontre cette nuit ?

Jean. — Je croyais que monsieur ne voulait pas en parler à madame.

M. Morsy. — J’ai changé d’avis.

Jean. — Il pouvait être de deux à trois heures, comme je l’ai dit à monsieur.

M. Morsy. — Es-tu sûr ?

Jean. — Oui… Je ne dormais pas bien, et je venais d’entendre sonner deux heures, quand je me suis levé, croyant entendre parler au jardin.

M. Morsy. — Et tu as cru reconnaître M. Seeburg ?

Jean. — J’ai bien cru reconnaître M. Paul, c’est vrai.

M. Morsy. — Eh bien ! Jean, tu t’es trompé. Ce pauvre Paul, entraîné et trompé par des amis, précisément à deux heures et demie, cette nuit, s’est laissé enivrer et a commis une folie qui l’a fait arrêter. Voici le procès-verbal du commissaire de police, et je vais aller le réclamer. Tu conçois qu’il ne pouvait à la même heure de deux heures et demie donner en même temps un coup de poing à toi ici et un autre coup de poing à un agent de police à une lieue et demie d’ici. Fais mettre un cheval au cabriolet, tu viendras avec moi.

Comme ils étaient en route, ils passèrent sur la lisière du pré, où ils virent couché par terre et dans l’herbe le cheval dont Paul s’était servi.

— Voilà un cheval qui ne fait pas bien, dit Jean ; voilà quinze jours qu’il est au vert sans travailler, et il est là couché comme un cheval éreinté.

XV.

Le lendemain, Paul, délivré, glissa à Cornélie une lettre écrite dans la prison, dans laquelle lettre il lui racontait ce qu’il avait fait pour la sauver. Je ne sais si dans l’esprit de Cornélie il ne se mêla pas un peu de dépit à l’admiration que lui causa la conduite de Paul Seeburg.

Toujours est-il que l’ame de feu Bressier se trouva complètement découragée, qu’elle vit que cet amoureux n’était pas assez pressé pour elle, et qu’elle quitta Cornélie et Paul Seeburg pour chercher définitivement fortune ailleurs.

Peut-être la reverrons-nous.


Alphonse Karr.
(La seconde partie au prochain no .)