Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Préface de l’auteur

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Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 64-102).


L’ESSENCE
DU CHRISTIANISME.

— LOUIS FEUERBACH (1842) —




PRÉFACE DE L'AUTEUR


Les jugements erronés et perfides qui ont tout d’abord été portés sur ce livre, ne m’ont nullement étonné : je n’en pouvais point espérer d’autres. C’est par ce livre que je me suis brouillé avec Dieu et le monde. En effet, j’ai eu l’insolence impie et inouïe de dire, dans la préface de la première édition, ce qui suit :

« Le christianisme, lui aussi a eu son époque classique, Or, comme rien ne mérite de servir d’objet à la pensée, sinon ce qui est classique, ce qui est vrai et grand, et que toute chose petite, fausse, mesquine, non classique enfin, tombe de droit dans le domaine de la satire, il en résulte que, pour pouvoir méditer sur le christianisme, il faut absolument oublier celui qui se prélasse aujourd’hui sous nos yeux d’une façon assez épicurienne, prenant de son mieux toutes ses aises, coquet, bel-esprit, mais sans caractère ; il faut se reporter à ce siècle où la grande fiancée du Christ, vierge chaste et immaculée. ne pensait pas encore a entrelacer dans la couronne d’épines de son époux céleste les roses et les myrtes de la Vénus païenne ; dans les temps éteignes où cette fiancée était pauvre de tout bien terrestre, mais riche, surabondamment riche des trésors mystiques de l’amour surnaturel. »

Oui, j’ai dit cela. J’ai tiré de la nuit du passé, pour le présenter à mes contemporains, le véritable christianisme antique, non pour l’imposer de nouveau au cœur et à l’esprit des hommes, comme un dernier mot, comme le nec plus ultra, mais avec l’intention vraiment folle et diabolique de le transformer en un principe supérieur et plus général. Alors, les théologiens m’ont donné leur malédiction.

En outre, j’ai blessé la philosophie spéculative à son endroit le plus sensible, car j’ai déchiré, sans pitié, le fameux traité d’alliance qui passait pour conclu entre elle et la religion ; j’ai prouvé que l’on ne pouvait faire cette prétendue conciliation qu’en ôtant à la religion précisément ce qui est la substance et l’essence même de cette religion. La philosophie dont je parle est la philosophie de la religion, telle qu’elle se trouve dans l’hégélianisme ancien, par exemple dans les écrits de MM. Gabier et Marheinecke.

De même j’ai joué un mauvais tour à cette philosophie positive dont on a tant parlé. J’ai démontré que l’idole de cette philosophie, telle qu’on la trouve chez MM. Fichte fils, Sengler, etc., n’est qu’une copie dont l’original est l’Homme ; on ne saurait concevoir la personnalité dépourvue de chair et d’os[1].

Voici ensuite les hommes d’état qui me détestent déjà presque autant que les philosophes et les théologiens, parce que j’ai donné de l’origine de la religion une explication on ne peut plus impolitique, mais fatalement amenée par les exigences de l’intelligence et de la morale. De ces hommes politiques, les uns ne voient dans la religion qu’un instrument politique pour soumettre et comprimer le peuple. Aux yeux des autres la religion est un hors-d’œuvre.

Tous les deux s’opposent à ce que la lumière et la liberté pénètrent jamais dans le domaine religieux.

Enfin, mon langage sans détour et précautions, où toute chose est appelée par son nom, m’a fait heurter de front, et sans espoir de pardon, l’étiquette moderne. Notre bonne société n’aime pas les émotions fortes ; elle se paie d’une monnaie conventionnelle d’illusions et de mensonges. Le faux-semblant est à l’ordre du jour le semblant de morale, le semblant de science, le semblant de religion. Malheur à quiconque oserait dire avec franchise : Ne nous dupons plus les uns les autres, cherchons et proclamons ce qui est bon, beau et vrai. On le traiterait de mal appris, d’homme inopportun, impertinent, immoral. Être vrai, de notre temps, c’est manquer de vertu. Ce qui est moral, vertueux, ce qu’on loue, ce qui mène à tout, c’est une façon hypocrite de nier, de renier le christianisme tout en faisant profession ostensible de lui. Ce qui est scandaleux, immoral, criminel, c’est de renier le christianisme sincèrement, honnêtement. Ce qui est immoral, c’est de se mettre à l’aise avec lui, de choisir parmi les dogmes, d’en supprimer capricieusement quelques-uns, et, par là, de ne plus laisser au reste qu’une ombre d’existence. Martin Luther dit « Qui rejette un dogme, les rejette tous ; croyez rondement, nettement, et ne marchandez pas… Tout ou rien !… L’Esprit-Saint est tout d’une pièce ; vous ne pouvez, vous ne devez le couper ; il ne peut avoir eu raison dans tel passage, et tort dans tel autre. Une grande et belle cloche, si vous l’endommagez dans un petit endroit seulement, ne vaut plus rien du tout (XXI, 443, édition complète de Leipzig). »

Ce qui est immoral, c’est de s’affranchir du christianisme par un effort sérieux de la méditation et en vertu d’une nécessité intérieure. Ce qui est moral, c’est d’être en contradiction ; ce qui est immoral, c’est d’être conséquent avec soi-même. Ce qui est moral, c’est la médiocrité, parce qu’elle est impuissante, et qu’elle ne va jamais au fait. Ce qui est immoral, c’est le génie, parce qu’il fait table rase, parce qu’il a toujours raison d’une idée et qu’il tient à la mener jusqu’au bout. Non seulement la morale actuelle ne veut pas de la vérité ; la science n’en veut pas davantage. La vérité est précisément la limite où s’arrête cette science. Ah ! la science allemande est libre jusqu'à la vérité, comme la navigation du Rhin allemand est libre jusqu’à la mer !… Quand la science est sur le point d’atteindre la vérité, de la toucher, de s’identifier avec elle, vite la haute-police intervient et se pose comme un mur de fer et de plomb entre la vérité et la science.

La vérité, c’est l’homme en personne et non-seulement la raison abstraite ; la vérité, c’est la vie, et non-seulement cette pensée abstraite à laquelle il suffit d être couchée sur le papier pour avoir accompli toute sa destinée. Aussi, des pensées qui du bout de la plume seraient directement injectées dans le sang, des idées qui deviendraient, pour ainsi dire, homme, cesseraient par là même d’être des vérités scientifiques. La distinction de la science, c’est de rester continuellement une innocente et inutile amusette de la raison abâtardie. Le caractère de la science honnête et modérée, c’est de ne s’occuper que de choses qui ne soient d’aucun véritable intérêt, ni pour l’homme ni pour la vie sociale. Si elle discute quelque question moins insignifiante, c’est avec tant de réserve, tant d’indifférence, que nul d’entre ceux qui sont vraiment hommes, n’est tenté d’y faire attention.

Mais qu’il se rencontre un savant d’un caractère courageux, chez lequel il n’y a point cette déplorable perversion du sens de la vérité, qui ose mettre à nu la racine du mal, qui ne se lasse point de provoquer une crise salutaire, de pousser vers un dénouement suprême : Oh ! alors ce n’est plus un homme, c’est un Erostrate, un sacrilège… qu’il aille à la potence ! mais non, ce ne serait pas là agir politiquement… nos lois, nos mœurs, soi-disant chrétiennes, ont horreur de la corde et puis, la corde c’est trop ouvertement la mort. Le carcan, au contraire, cet assassinat moral, cette mort civile par l’infamie, voilà une mort qui tue aussi, sans avoir l’air ; mort hypocrite, par conséquent très propre dans ce cas.

Sauver les apparences, je le répète, est aujourd’hui le dernier mot dans tous les cas difficiles.

On comprendra maintenant très bien quel scandale a dû produire mon livre sur l’essence, sur la vraie nature du christianisme. Aujourd’hui les représentants officiels les plus doctes du christianisme, les théologiens catholiques et non-catholiques, ne savent plus ce que c’est que le christianisme, ou font tout au moins semblant de l’ignorer. Qu’on lise un peu, pour s’en faire une faible idée, ce qu’ils ont écrit contre les définitions que j’ai données de la foi, du miracle, de la providence, du néant qui aurait précédé la création de l’univers, etc. Qu’on lise ensuite les témoignages historiques que j’ai cités en plus grand nombre encore dans cette édition nouvelle, et on verra que leur critique n’a prouvé qu’une chose leur ignorance aussi grande que scandaleuse.

Quoi d’étonnant, que dans un temps où l’on s’est efforce en Allemagne de réveiller l’ancienne querelle, si oiseuse aujourd’hui, entre le catholicisme et le protestantisme, et de rallumer artificiellement, sinon artificieusement,un faux-semblant de passion religieuse chez l’un et chez l’autre, probablement pour les désennuyer tous deux dans un temps où les mariages entre protestants et catholiques, les fameux mariages mixtes, sont redevenus une question quasi-sérieuse ; quoi d’étonnant, dis-je, qu’on ait vu un révoltant anachronisme dans cet ouvrage ? Mon livre explique par des documents historiques que non-seulement le mariage mixte (le mariage entre des fidèles et des infidèles), mais aussi le mariage lui-même, répugne au christianisme. Le vrai chrétien, le chrétien des anciens temps, n’a pensé qu’au ciel.

Je ne me suis nullement laissé déconcerter par ce haro universel soulevé contre mon livre. Je me suis mis fort tranquillement à lui faire subir moi-même un examen des plus sévères au point de vue philosophique et historique. J’ai de mon mieux corrigé quelques fautes de forme, j’ai ajouté quelques éclaircissements, développements et documents, tous authentiques et irréfutables. Maintenant donc, qu’à chaque pas je m’arrête dans l’analyse pour citer les pièces a l’appui, j’espère que tous ceux qui ne sont pas frappés d’aveuglement volontaire, se convaincront par leurs propres yeux, et avoueront bon gré mai gré, que je n’ai fait que traduire le christianisme de la langue métaphysique et imaginative langue de l’Orient, en langue raisonnée et raisonnable, langue de l’Occident.

En effet, mon livre n’est autre chose qu’une version mot à mot, qu’une analyse, qu’une explication empirique, cela veut dire historique et philosophique. Les propositions générales dans l’introduction ne sont point des conceptions, des idées a priori, des produits de la spéculation pure ; elles sont, bien au contraire, nées de l’analyse de la religion, et ne contiennent, comme tout le livre, que les manifestations positives de l’être humain, en tant que religieux, traduites en idées, revêtues d’une expression générale pour être communiquées à l’intelligence. Les idées de mon livre ne sont que des conclusions, tirées de prémisses positives et vivantes, tirées de faits historiques. Ces faits sont trop volumineux pour être logés dans mon cerveau ; certes, je ne saurais, pour mon compte, souscrire à ce fameux mot de l’ancien sage : Omnia mea mecum porto.

Cette devise a pourtant été, jusqu’ici, celle de la philosophie spéculative. Je la condamne, cette spéculation absolue, qui veut dans son orgueil méditatif, se passer de la matière, se suffire à elle-même, se nourrir de sa propre substance. Il y a des penseurs, je ne le sais que trop, qui pour penser plus à leur aise et plus profondément, s’arrachent les yeux de la tête ; moi, pour penser, j’ai besoin de mes deux yeux. Ma pensée part des objets avec lesquels je ne puis me mettre en rapport, que par l’intermédiaire de mes sens. Ce n’est point de ma pensée que je fais naître l’objet, je fais naître ma pensée de l’objet et dans l’objet. J’appelle objet ce qui existe en dehors de mon cerveau. Chez moi, l’intelligence se résigne d’abord à l’état passif, réceptif, sensitif, avant d’agir comme intelligence et de s’assimiler l’objet suivant ses lois à elle.

Si j’ai foi dans le principe de ma philosophie, c’est parce qu’il a déjà été éprouvé, pratiquement expérimente, et dûment garanti. C’est parce qu’il est déjà accompli concrètement sous une forme spéciale, quoique d’une signification générale, dans la religion elle-même, qui en a été l’évolution primitive.

Vous êtes pourtant idéaliste, me dira-t-on. Oui, je le suis en tant que philosophe pratique ; je le suis en ce sens que la limite du présent et du passé n’est point, à mes yeux, la borne, la mesure de l’humanité. Je crois, au contraire, d’une foi inébranlable que l’humanité se développera dans un immense avenir. Ce que nos grands esprits mesquins, nos grands hommes à courte vue traitent aujourd’hui de chimère ou d’utopie, je crois qu’on le verra réalisé demain, c’est-à-dire peut-être d’ici à un siècle, car les siècles sont les journées du genre humain.

L’idée, pour moi, c’est la conviction inaltérable de l’avenir historique, du triomphe de la vérité et de la vertu ; c’est le pressentiment d’un état meilleur que le nôtre.

Je suis réaliste, matérialiste dans le domaine de la philosophie proprement dite. Ma philosophie n’identifie point les idées avec les choses ; ce serait réduire celles-là à n’exister que sur le papier. C’est au contraire pour aller droit aux objets, qu’elle les distingue avec soin des idées ; elle ne prend pas pour base l’intelligence impersonnelle, anonyme pour ainsi dire, mais tout simplement l’intelligence naturelle de l’homme. Ma philosophie parle, par conséquent, intelligiblement et dans le langage ordinaire des mortels. Ma philosophie est la négation de la philosophie ; elle n’a qu’un but : d’être humaine et naturelle.

En effet, vous ne rencontrerez dans ma philosophie ni la substance de Spinosa, ni le moi de Kant et de Fichte, ni l’identité de Schelling, ni l’esprit absolu de Hégel ; il n’y a en elle rien de ce qui procède uniquement de l’abstraction, de la métaphysique, de l’imagination. Son principe est un être réel, le plus réel de tous, l’être réel par excellence, en un mot l’homme. Mon livre, loin d’aller se ranger parmi les produits de la spéculation métaphysique, doit être considéré comme la fin, la conclusion, comme la solution de la spéculation et des énigmes spéculatives.

Quand cette ancienne spéculation fait parler la religion, elle lui prête des idées spéculatives, beaucoup mieux formulées, il est vrai, que d’elle-même la religion ne l’eût pu faire. Moi, au contraire, je laisse la religion s’expliquer et se prononcer son aise.

Je me borne à recueillir, copier ses paroles, je lui sers d’interprète, jamais de souffleur. Mon but unique est de faire disparaître les voiles, de découvrir, non, d’imaginer ou d’inventer. Ma seule tâche est d’y voir clair. Du reste, ce n’est pas moi, c’est la religion qui ne cesse de déifier l’homme, en disant « Dieu c’est l’homme, l’homme c’est Dieu. » Ce n’est pas moi, c’est la religion qui ne discontinue point de nier, de renier Dieu, s’il n’est qu’un être imaginaire, s’il n’est pas à la fois Dieu et homme ; c’est par elle que Dieu a été fait homme, et c’est seulement le dieu semblable à l’homme, un dieu qui sent, veut, réfléchit comme l’homme, qu’elle adore et qu’elle honore.

L’affreux crime de lèse-religion ou lèse-majesté divine, commis par moi, est donc l’indiscrétion que j’ai eue de révéler les secrets du christianisme, tels que je les ai dérobés à la théologie et malgré toutes les impostures théologiques.

À ceux qui disent que mon livre est irréligieux, négatif, destructif, athée, je réponds que son prétendu athéisme est précisément le secret, le mystère intérieur pour ainsi dire, de la religion. Elle ne croit essentiellement, consciencieusement qu’à la vérité, qu’à la divinité de la nature humaine, qu’à la divinité de l’humanité (Voyez L’Essence de la Foi chrétienne selon Martin Luther')

À ceux qui crieront que mes arguments logiques, mes développements historiques sont faux, je répondrai qu’ils feront sans doute bien de les réfuter : — mais, de grâce, que ce ne soit pas avec des injures, avec des perfidies, avec des jérémiades, ou avec des déclamations à la façon théologique, enfin avec des pauvretés quelconques, mais avec des raisons, et surtout des raisons que mon livre n’ait pas déjà détruites à coups de psychologie et de logique.

Je distingue deux éléments dans la religion : celui qui est humain et celui qui ne l’est pas. De là, deux parties bien différentes dans mon livre : la première, affirmative ; la seconde, négative ; toutefois, elles arrivent à la même conclusion par deux voies différentes. La première est l’analyse faite de la substance religieuse elle-même, l’analyse de tout ce qu’il y a de vrai en fait de religion ; l’autre partie du livre est l’analyse des contradictions religieuses, l’analyse de tout ce qu’il y a de faux dans la religion. la première partie n’est qu’une explication, la seconde est polémique d’un bout à l’autre ; aussi la phrase, qui se ressent toujours de l’objet qu’elle traite, est pacifique dans la première partie, animée, belliqueuse dans la seconde.

Dans la première je développe cette thèse : « Que le vrai sens de la théologie est l’anthropologie » ; cela veut dire, qu’il y a identité entre les attributs de la nature divine et ceux de la nature humaine, et, par conséquent, entre la personne divine et la personne humaine, entre le sujet divin et le sujet humain. En effet, d’après l’analytique d’Aristote, ou même l’introduction de Porphyre, toutes les fois que les attributs ne sont point des qualités, des propriétés fortuites, des accidents indifférents du sujet, mais qu’ils expriment bien au contraire la nature intérieure et réelle de leur sujet, il n’y a plus de différence entre l’attribut et le sujet, et tout ce qui est dit de l’un, est nécessairement dit en même temps aussi de l’autre ; en un mot, il y a entre l’un et l’autre identité complète. J’en ai fait l’application à la religion.

Dans la seconde partie, je démontre que toute différence établie entre les attributs religieux, théologiques et les attributs anthropologiques, aboutit évidemment à un non-sens et se réduit à zéro. Ainsi, dans la première partie du livre je prouve que, pour la religion, le Fils de Dieu est réellement un fils engendré, qu’il est Fils de Dieu dans le même sens comme on dit qu’un homme quelconque est le fils de son père, et je reconnais que la vérité de la religion consiste précisément à avoir présenté et affirmé comme divine, une relation simplement humaine. Dans la seconde partie, au contraire, je prouve que la théologie n’entend point le mot dans le sens naturel et humain, mais dans un tout autre sens, aussi contraire à la raison qu’à la nature, dans un sens aussi impossible qu’inconcevable. La première partie démontre donc directement que la théologie est l’anthropologie ; la seconde le fait indirectement.

La seconde est la contre-épreuve de la première, elle sert seulement à faire voir que dans celle-ci la religion a bien été expliquée dans son vrai sens, puisque le sens contraire conduit a l’absurde. Dans la première, je m’occupe de la religion dans la seconde, je m’occupe tant de la théologie ordinaire, positive, que de la théologie philosophique, spéculative. Je me borne cependant à deux sacrements, il n’y en a que deux selon Martin Luther (XVII, 558).

Encore un coup : ne séparez pas trop les deux parties de ce livre ; je ne suis point de ceux qui disent : il n’y a pas de Dieu, la parole divine n’existe pas, il n’y a pas de trinité divine, etc., etc. Je prouve que ce sont-là autant de mystères, qui ont leur place au sein de la nature humaine, et non au-dessus d’elle, comme le prêche la théologie. Je prouve que la religion, après avoir regardé l’homme dans ce qui n’en est que l’apparence la plus superficielle, a été forcément entraînée à se composer, de tout ce qu’il y a de vrai et d’essentiel dans l’homme, un être distinct de l’homme, et que par conséquent, dans les définitions qu’elle donne de Dieu, de la parole divine, etc., elle ne définit, à tout prendre, que l’homme, la parole humaine, etc.

On ne serait donc fondé à me reprocher, de voir dans la religion du non-sens et des illusions, qu’autant que dans l’anthropologie je verrais une illusion, un non-sens ; puisque, comme je viens de le dire, la religion, à mes yeux, n’a d’autre objet, ne contient absolument autre chose que l’homme et les choses humaines, en grec : anthropologie. Or, je suis si éloigné de vouloir supprimer l’anthropologie, que j’y ramène toute la théologie, c’est-à-dire Dieu et les choses divines ou plutôt, je relève l’anthropologie, si injustement méprisée jusqu’aujourd’hui, en l’entendant dans son vrai sens si haut, si riche, si large, et en l’identifiant avec la théologie.

La religion, c’est le rêve de l’esprit humain. Mais, tout en le rêvant, nous ne sommes point réellement transportés dans le ciel, dans le vide ou ailleurs ; nous restons sur ce globe, seulement nous ne voyons plus les objets réels dans leur réalité, dans leur nécessité. Nous les voyons, en rêvant, tels que l’imagination et la fantaisie les ont transfigurés. Si la philosophie spéculative, la religion et la théologie ouvraient les yeux, ou si elles regardaient, non en-dedans, mais en-dehors, elles ne verraient plus que ce qui est, et non ce qu’elles se figurent ou ce qu’elles supposent. Mais quoi ! les amener là, comme j’en ai la folle prétention, les désabuser, les désillusionner par ce temps de faux-semblants, d’apparences et d’hypocrisies, ce serait accomplir une œuvre de destruction et de profanation. Aujourd’hui la sainteté est en raison inverse de la vérité. Le plus haut degré de l’illusion s’appelle aujourd’hui le plus haut degré de la sainteté. La religion, à vrai dire, n’existe plus ; on l’a remplacée, même chez les protestants, par l’église, c’est-à-dire par l’apparence de la religion évaporée. Ce ne sont que des personnes très crédules et très ignorantes, qui se laissent persuader que la foi chrétienne, la vieille foi, existe encore, parce que les vieilles cathédrales chrétiennes sont encore là debout comme il y a mille ans, et avec elles tous les signes extérieurs, tout le matériel, tout le cérémonial. La religion des temps modernes n’est qu’un semblant de religion, elle ne croit pas un mot de ce qu’elle a l’air de croire. Toutefois, on est convenu que cette foi qui n’existe plus, serait censée exister toujours. De là, la colère, soit vraie soit hypocrite, qu’on a manifestée contre mon livre.

On s’est formalisé, à ce qu’il parait, surtout à propos de l’analyse que j’ai faite des sacrements.

A-t-on bien le droit, cependant, d’exiger d’un écrivain, d’un ami de la vérité, et de la vérité sans déguisements, qu’il s’incline respectueusement, hypocritement devant une idole, devant le mensonge universel ? Mon livre est une analyse à la fois philosophique et historique de la religion. L’analyse purement historique, par exemple, celle de MM. Daumer et Ghillany (voyez leurs recherches, aussi savantes que curieuses, sur l’usage religieux dans l’antiquité, de manger la chair humaine et de boire le sang humain), démontre qu’il ne faut voir dans la sainte cène des chrétiens qu’une forme noblement adoucie des anciennes immolations de victimes humaine, de sorte qu’on y consomme du pain et du vin, à la place du sang et de la chair de l’homme. Moi, au contraire, je ne fais porter mon analyse que sur le sens chrétien de la sainte cène ; je la prends telle que l’orthodoxie me l’a donnée, et je me suis imposé cette loi, de ne rechercher la véritable origine, la raison d’être de chaque dogme, de chaque institution du christianisme ancien, véritable, que dans la destination, dans l’acception de ces institutions-là en tant que chrétiennes ou, si vous voulez, christianisées. Je m’occupe de la signification qu’un dogme a dans le christianisme, et nullement de celle qu’il a pu avoir dans des religions autres et antérieures. Ainsi, M. Lutzelberger prouve très bien que les récits des miracles chrétiens se réduisent, en dernière analyse, à des absurdités que ce sont des inventions et amplifications, des allégories et hiéroglyphes ; que Jésus Christ n’a donc point été un thaumaturge, un faiseur de miracles, ni même, en général, le grand personnage que la Bible nous représente, etc. etc.

Moi, je ne cherche point à me rendre compte de tout ce qu’a été ou qu’a pu être Jésus-Christ, le Christ réel, naturel. Je ne m’efforce point à le distinguer subtilement du Christ poétique, surnaturel. J’admets, au contraire, le Christ tel que la religion me le donne, et je démontre que cet être surhumain est simplement une créature du cœur humain, de l’imagination humaine, un produit idéal de nos facultés intellectuelles exaltées, où l’homme se pose comme objet réel en dehors de lui-même, c’est-à-dire où il s’objective. Je ne demande non plus si tel ou tel miracle, si un miracle quelconque a pu arriver ou non ; je démontre la nature du miracle en général, et cela non a priori, mais par les exemples des miracles bibliques. Ayant fait ceci, je réponds à toutes les questions sur la réalité, la possibilité, la nécessité des miracles, de façon à rendre inutiles et impossibles désormais ces questions elles-mêmes.

Enfin, quant aux rapports qu’il y a entre mon livre et ceux de MM. David Strauss et Bruno Bauer, en compagnie desquels on me cite souvent je me bornerai à dire que les titres seuls de nos ouvrages indiquent déjà assez la différence des matières traitées par chacun de nous. M. Bruno Bauer a fait la critique de l’histoire évangélique, du christianisme, ou plutôt de la théologie biblique.

M. David Strauss a fait la critique de la doctrine chrétienne, de la dogmatique,et celle de la biographie de Jésus-Christ. Moi, au contraire, j’étudie le christianisme en tant que religion ; je ne cite guère que les auteurs pour qui il est une religion, et non seulement une théologie. Mon objet est le christianisme religieux, pour ainsi dire ; la religion telle que l’homme la tire lui-même de sa propre essence humaine et telle qu’il la voit ensuite en face de lui. Je n’appelle le secours de l’érudition et de la philosophie que pour mieux dégager ce trésor secret de homme.

Je dois faire remarquer que si mon livre se rencontre aujourd’hui entre les mains du grand public, c’est contre mon intention primitive. Sans doute, j’ai toujours pensé que ce n’est pas au savant, à l’homme de l’abstraction, au philosophe métaphysicien, & l’académicien borné, mais bien à l’homme en général, qu’il faut s’adresser en écrivant et en enseignant, mais bien au jugement du bon sens humain. Je suis convaincu que le suprême, le plus sublime effort du philosophe doit être l’abnégation de lui-même comme philosophe, et qu’il ne doit être philosophe qu’en secret, incognito et sans bruit. J’ai toujours, et dans tous mes écrits, visé à être clair, aussi simple et précis que la matière que je traite le permet, de manière que tout esprit cultivé, tout individu humain qui sait penser peut me comprendre sans difficulté. Cependant il faut apporter à la lecture de cet ouvrage un certain savoir scientifique.

Ainsi, quand je montre la diversité de l’aspect que la nature prend, selon qu’on l’étudie au point de vue théologique, ou bien au point de vue de la physique, ou bien au point de vue de la philosophie naturelle je songe surtout aux systèmes de Descartes et de Leibnitz. Mes idées se combinent alors à des idées qui, de longue main, ont préparé les miennes, et qu’il faut connaître, si l’on ne veut s’exposer à m’imputer comme chimériques des assertions que je suis parfaitement autorisé à tenir pour fondées. Sans doute, l’objet de ce livre intéresse tout mortel ; un jour les principales idées qu’il contient seront une propriété commune du genre humain, et, certes, sous une forme meilleure que celle que j’ai pu leur donner ici. Cet objet, je l’ai manié et remanié comme une matière scientifique, comme un morceau de philosophie pour relever les hallucinations des théologiens et les aberrations des philosophes spéculatifs, j’ai été obligé de me servir de leur dictionnaire, pour ne pas dire de leur jargon. De là résulte que j’ai l’air, parfois, de théologiser et de philosopher spéculativement moi-même, jamais bien que ma tâche soit de résoudre, de dissoudre tout cette théologie et cette philosophie transcendante, pour les former en anthropologie, c’est-à-dire pour traduire la science divine en science humaine.

Cet ouvrage contient le principe d’une philosophie nouvelle, qui s’est déjà révélée sous une forme historiquement réelle et concrète sous celui de la religion. La philosophie nouvelle de ce livre n’aura pas besoin, comme l’ancienne scolastique du catholicisme et la moderne scolastique du protestantisme, de prouver sa coïncidence avec la religion, avec le système dogmatique du christianisme. Tirée du sein de cette religion, elle y a déjà pris tout ce qui est de la vraie substance religieuse, et en tant que philosophie, elle est religion elle-même. Il me semble, par conséquent, qu’un livre où se trouve exposée cette longue filiation, cette transformation continue, ne s’adresse pas au grand public.

Du reste, parmi toutes les pièces destinées à éclaircir et à compléter le livre, je dois renvoyer spécialement à celle qui est intitulée Philosophie et Christianisme, où j’ai esquissé, en quelques traits assez vifs, la décomposition historique du christianisme, et prouvé qu’il n’existe plus guère que comme une idée fixe, qui forme aujourd’hui le désaccord le plus frappant avec nos chemins de fer, nos machines à vapeur, nos assurances sur la vie et contre l’incendie, nos bibliothèques, nos gtyptothèques, nos théâtres, nos musées d’histoire naturelle, et avec nos écoles militaires et industrielles.

En terminant cette préface je viens d’apprendre par les journaux que le roi de Prusse a institué comme philosophie d’état (qu’on me passe cette expression ) la trop fameuse philosophie nouvelle de M. de Schelling. Ce nouveau système philosophique, en triste contradiction avec l’ancien du même auteur, mériterait, il me semble, d’être flétri du nom de philosophie de la mauvaise conscience. En effet, ne s’était-elle pas cachée à l’ombre pendant une longue, très longue série d’années ? Elle savait que le jour de sa publication deviendrait nécessairement le jour de sa honte. La préface de mon livre, je l’assure au lecteur, aurait été bien autrement écrite, si j’avais plus tôt eu connaissance de ce nouveau système schellingien, ignoble farce théosophique du Cagliostro de la philosophie du xixe siècle.

Que les lecteurs m’excusent, mais je ne saurais me défendre d’un profond sentiment d’animosité, en voyant ce Cagliostro allemand, qui a si souvent mystifié l’Allemagne sur le domaine de la philosophie ; ce Cagliostro allemand, qui veut maintenant éblouir son pays par les noms de MM. Twesten, Néauder et Savigny[2], dont il a obtenu les signatures comme autant de preuves scientifiques en faveur de la vérité de son nouveau système… Écoute-moi, Allemagne : tu te souviens sans doute de ton moine de l’ordre des Augustins ? Tu sais qu’une vérité n’a pas l’habitude de naître décorée de croix d’or et de rubans bariolés, ni dans le palais des rois et entourée des fanfares et de l’encens de la cour, mais qu’elle naît toujours au milieu des larmes et des tourments. Ce ne sont jamais les haut placés, ce sont toujours les rangs du peuple, les basses couches de la société, qui se sentent touchées par la vague régénératrice du développement du genre humain. Tu le sais, pauvre Allemagne !

Louis Feuerbach.

Bruckberg en Bavière, 1842, 1er avril.




Ma philosophie de la religion n’est point une explication de la philosophie hégelienne, elle lui est plutôt directement opposée. Ce qui dans la philosophie hégelienne a une signification secondaire, subjective, formelle, tout cela a dans la mienne une signification primaire, objective, essentielle. Ainsi par exemple Hegel appelle forme la sensation, le sentiment, le cœur ; une forme que doit revêtir le noyau, la religion qu’il fait venir d’ailleurs ; ce n’est que de la sorte, dit-il, que la religion, devient accessible à l’homme ; moi, au contraire, je dis que l’objet, le noyau, le contenu du sentiment religieux n’est point autre chose que l’essence de l’âme ou du cœur. Cette différence est on ne peut plus essentielle. De là vient que la méthode dont Hegel polémise contre Schleiermacher ce dernier théologien du christianisme, diffère de la mienne. Hegel lui reproche de faire de la religion une affaire de sentiment ; moi je lut reproche de ne pas avoir tiré les conséquences qui nécessairement resultent de ses prémisses ; Schleiermacher n’avait pas le courage de voir que Dieu, considéré objectivement, doit être l’essence du sentiment aussitôt que le sentiment est proclamé subjectivement la forme, l’élément vital de la religion. Je suis même très content de cette faute théologique de notre Schleiermacher, puisqu’elle me sert de contre-épreuve de ma théorie ; Hegel, penseur éminemment abstrait, n’a jamais approfondi la nature essentielle du sentiment et de la religion. Hegel appelle image ce que j’appelle objet ; à ses yeux les personnes de la trinité ne sont que des représentations allégoriques tirées d’après la vie organique et naturelle. Dieu le Père, Dieu le Fils, dit-il, sont des allégories fort peu convenables : moi, au contraire, je vois l’essence de la trinité précisément en ce que Dieu tout seul y est une alliance inséparable de trois personnes aimantes.

Hegel identifie la philosophie et la religion, il contemple la religion dans la pensée : moi, je fais voir leur différence spécifique et je contemple la religion dans son essence réelle. Je n’ai pas besoin, comme Hegel, de disséquer toute la dogmatique pour y démontrer la religion qui en fait le noyau ; la prière, par exemple, me suffit déjà pour arriver à mon résultat. Je prouve que la religion est la conscience, la connaissance que l’homme a de l’essence humaine. Hegel veut absolument prouver que la religion est la conscience qu’on a d’un être différent de l’être humain, et il place dans la foi l’essence de la religion ; moi, je la place dans l’amour, car l’amour c’est la conscience religieuse que l’homme a de lui-même, le rapport religieux dans lequel il se met avec lui-même. Ma dialectique est nécessaire, la sienne est arbitraire ; j’établis qu’il y a identité entre la forme de la religion et son contenu, entre l’organe religieux et l’objet religieux, tandis que Hegel insiste sur leur séparation. Je commence par le fini, lui par l’infini, parce que l’ancienne école appâte le point de départ métaphysique et absolu, et c’est ainsi que ce dialecticien s’efforce de démontrer que l’infini éprouve le besoin de devenir fini et limité ; Hegel place le fini dans l’infini, il oppose l’un à l’autre, les choses spéculatives aux choses empiriques. Moi, au contraire, je commence par le fini, je trouve les choses spéculatives dans les choses empiriques, l’infini n’est à mes yeux que l’essence du fini, le spéculatif l’essence de l’empirique ; je trouve par exemple que le mystère spéculatif de la trinité n’est point autre chose que cette vérité incontestable : la vie telle qu’elle doit être, c’est la vie commune, la vie sociale ; bref, je découvre dans toutes les hiéroglyphes si mystérieuses de la religion autant de vérité très simples, très naturelles, très populaires, au lieu des vérités transcendantes et surnaturelles que Hegel nous y montre avec un si grand effort de génie et de science. Rien de plus erroné par conséquent que d’appeler mes recherches un résultat de la dialectique abstraite. Le mot abstrait se prête à une déplorable confusion ; beaucoup de gens appellent abstraction toute critique qui sait distinguer entre la lumière et les ténèbres, la vérité et le mensonge, la raison et l’absurdité l’incrédulité et la foi. En ce sens, je l’avoue, je m’honore d’être critique et dialecticien abstrait ; il y va, ce me semble, du rétablissement de notre santé intellectuelle, morale et physique, et elle n’est qu’à ce prix-là.

Rien de plus ridicule que d’admettre une nécessité pour certaines choses, et de n’en admettre aucune pour la filiation des idées humaines qui ne se laissent point séparer de l’essence humaine ; le seul moyen radical contre l’épidémie de la raison serait peut-être de couper les têtes à tous les infidèles à la fois. Vous voulez bien le mouvement de la machine à vapeur, mais vous tâchez d’arrêter l’éternelle machine aux pensées, le cerveau de l’homme ? Vous dites la religion n’appartient qu’au sentiment, il ne faut donc point la faire comparaître devant le siège de la critique philosophique, et vous ne savez pas que votre devoir et le nôtre sont de perscruter tout ce que l’intelligence est capable d’observer et de reconnaître, car la tache scientifique du genre humain est identique avec sa tâche morale. Un individu qui se laisse gouverner par les puissances fantastiques et ténébreuses qu’il n’a pas eu le courage de chasser de l’intérieur de son âme n’aura point à espérer une émancipation physique et politique : il mérite de rester sous le joug des puissances ténébreuses et matérielles du dehors. L’obscurantisme du sentiment religieux sanctionne tout ce qui peut servir d’appui contre la liberté de la pensée : la piété païenne n’avait-elle pas même de l’adoration pour la Terreur, l’Épouvante, voire pour un deus crepitus ? La piété chrétienne ne s’inclinait-elle pas en tremblant devant les revenants, les démons, les sorciers ? Et tout progrès scientifique n’était-il pas un sacrilége, un crime de lèse-sentiment religieux ? Nos hommes de la réforme ecclésiastique n’ont-ils pas fait périr dans des tourments le réformateur Servet, sans que leur sentiment religieux en éprouvât le moindre regret ?

Le mauvais côté de la religion, ce qu’il y a en elle d’antipathique à la lumière, doit être soumis au pouvoir de la raison sinon, il en résulterait aujourd’hui l’hypocrisie la plus immorale, la plus hideuse qui ait jamais existé depuis le commencement de l’espèce humaine, car aujourd’hui la contradiction entre ce mauvais côté de la religion et les nobles intérêts scientifiques, artistiques, moraux, politiques, serait plus tranchante que jamais. Je ne connais rien de plus repoussant, par exemple, que l’hypocrisie religieuse des naturalistes anglais d’aujourd’hui. Ces malheureux, tout en voulant absolument mettre d’accord leurs résultats scientifiques avec la foi dogmatique et biblique ne cessent pas de se fâcher contre ceux qui disent que tous tes êtres terrestres n’existent que pour l’homme. Et c’est pourtant la Bible qui parle d’un soleil qui s’était arrêté à cause d’un individu humain ; la Bible qui d’un bout à l’autre raconte les changements extraordinaires que toute la nature avait subis pour les enfants d’Israël. Voilà un orgueil bien plus grand que tout autre. Les chrétiens, je le sais, disaient que le monde existait non-seulement pour les mortels, mais aussi pour tes anges, mais les anges ne sont, du point de vue religieux, que tes serviteurs surnaturels de l’homme. Cette hypocrisie, qui s’est manifestée dans les écrits de Machiavel, de Vanuini, de Leibnitz, de Descartes, de Bayle, se reproduit dans ce qu’on appelle en Allemagne la philosophie positive de MM. Fichte jeune, Sengler, etc., d’une façon si tragi-comique.

Le seul antidote contre cette maladie spirituelle est de se pénétrer de cette vérité très prosaïque et très positive : l’homme ne peut plus ressusciter ce qui est mort.

Le système philosophique de Hegel n’a point l’honneur d’avoir tout à fait démasqué et véritablement anéanti cette immense hypocrisie. Ce système se prête malheureusement et à l’orthodoxie et à l’hétérodoxie ; il a ébranlé le supranaturalisme transcendant, voilà son mérite : mais il l’a fait d’une manière transcendante et supranaturaliste, voilà son défaut.

Je me suis proposé de simplifier l’hégelianisme religieux en le réduisant à ses éléments humains, et je dois répéter ici encore une fois que le Dieu incarné, le Théanthrope, n’est point dans ma philosophie ce qu’il est dans celle de Hegel ; je n’en fais point un composé de contradictions, j’en fais un jugement analytique et non un jugement synthétique ; la base et le résultat de mon livre est l’identité de l’essence humaine avec elle-même, et point l’identité de l’essence humaine avec une essence non-humaine. La philosophie religieuse hégelienne plane dans l’air, la mienne reste solidement sur la terre ; la sienne manque de la passion, du besoin, du pathos, comme dirait un moraliste, elle n’a pas de base la mienne donne à la religion pour base l’anthropologie. Le grand Hegel, qu’on me permette de le dire, avait en outre le malheur d’être professeur universitaire, et cette petite circonstance explique peut-être beaucoup. On n’est guère libre quand on est professeur public de la philosophie, et on oublie vite qu’elle a le but sacré de faire de l’homme un philosophe tout en faisant du philosophe un homme. Le vrai philosophe est un homme universel, il a de l’intelligence pour toute l’humanité, il s’est émancipé des étroites limites de l’individualisme son regard connaît toutes les misères, toutes tes mesquineries, mais il est ouvert en même temps au soleil du genre humain, à l’idée de la totalité. Leibnitz, Spinosa, Descartes, Giordano Bruno, Campanella, étaient des philosophes, mais ils n’étaient pas des professeurs de philosophie, et ce n’est qu’avec Wolff que cette science vivante et universelle est devenue une science de faculté universitaire. Les universités n’en voulaient point d’abord, elles étaient parfaitement contentes de leur science morte ; à Leipzig les professeurs furent obligés de rester dans le règlement, c’est-à-dire ne point quitter l’aristotélisme (voyez Elswich, de varia Aristotelis fortuna, 1720, p. 73, p. 68), et les universités autrichiennes prêtèrent serment à l’empereur Ferdinand III d’enseigner la doctrine de la Conception de la sainte Vierge (voyez Jœcher, Dictionn. des savans, art. J. Gans). Ce déplorable scolasticisme universitaire a-t-il enfin cessé d’exister ? Non, mais il sera brisé, brisé par la réaction antiphilosophique qui exclut déjà les philosophes indépendants d’une chaire et fait d’eux autant d’anthropologistes.

Notre Hegel était encore un docteur semi-scolastique ; il appartenait à l’Ancien Testament de la philosopha. Le Nouveau Testament sera humanitaire et triomphera de l’Ancien. Les plus simples vérités ne sont reconnues que tard : le simple système astronomique de Copernic est venu longtemps après le système inutilement compliqué de Ptolémée.




Il est à remarquer, toutefois, que Hegel[3], en présence de son immense auditoire universitaire à Berlin et dans ses livres immortels, déjà bien longtemps avant 1831 (l’année de sa mort), prononça des phrases d’une justesse et d’une franchise admirables. Ainsi, en parlant de l’esprit de l’univers ou de l’âme universelle, il dit : « Voyez-le, il marche sans cesse, car esprit, c’est progrès. Souvent il semble s’être égaré, oublié : ne vous y trompez pas, il n’a fait que rentrer chez lui et il va travailler assidument, invisiblement sous la surface des choses existantes jusqu’à ce qu’il éclatera : c’est comme Hamlet dit à l’âme de son père défunt : Tu as bien travaillé, brave taupe. Une époque arrive, tôt ou tard, où l’esprit de l’univers quitte son souterrain, en poussant de bas en haut l’écorce de terre qui l’avait séparé de son soleil : alors la terre s’affaisse, l’esprit a mis les bottes desept lieues, il se lève rajeuni et marche à travers les peuples, tandis qu’elle, dépourvue d’âme et d’énergie, s’écroule à jamais dans l’esprit du passé » (Histoire de la Philosophie, III, 266). « L’esprit universel travaille dans l’intérieur, il creuse et élargit en secret, sans bruit et longtemps : il ne connaît pas d’ennui ; il est patient et fort : il laisse même subsister encore pendant quelque temps l’apparence extérieure, l’ancienne forme ; mais enfin celle-ci, devenue une coquille vide et légère, va être percée par la nouvelle. » (III, 266). « Le développement du genre humain s’opère d’une méthode rationnelle ; c’est avec cette manière de voir qu’il faut aborder l’histoire du monde. » (I, 30). « L’esprit de l’univers a assez de nations et d’individus à dépenser. » (I, 50) « Le long cortège de tous les esprits philosophiques, dont l’histoire de la philosophie se compose, c’est la longue série des battements de pouls que l’esprit universel, l’esprit unique, dépense dan sa vie organique. » (III, 691) « Une époque de rajeunissement pour le genre humain, à ce qu’il paraît, vient de naître. L’esprit du monde a maintenant réussi à se défaire de tout ce qui l’embarrassait pendant longtemps, et à se comprendre lui-même en esprit absolu. Il va désormais produire et garder avec tranquillité ce qu’il a produit : la lutte entre la conscience finie et la conscience infinie cesse. » (III, 689, 690). « Et lorsque cette taupe remue l’intérieur, vous devez l’écouter et réaliser ce qu’il y a dans l’idée. » (III, 691). « Il n’a de réalité que dans et par le genre humain, sans cela, il ne serait rien autre chose que la simple notion de l’esprit. » ( III, 685). « Le seul monde spirituel qui existe, c’est le long cortège des esprits de l’histoire. » (III, 691.) « La vie de l’esprit universel est l’action du genre humain. » (I. 13).

« La superstition religieuse a cela de particulier, d’aller vers Dieu après avoir quitté les phénomènes matériels et immédiats. » (II, 498). « L’atomistique est opposée à l’idée d’une création et d’une conservation faites par un être étranger, et elle rend ainsi à la science naturelle le grand service de pouvoir se passer de toute cause primitive de l’univers. En effet, là ou l’on parle d’une nature créée et conservée par un être autre qu’elle, on se la représente comme non étant en, par et pour elle-même ; elle est alors basée sur un fondement étranger, elle n’est plus compréhensible que par et selon la volonté d’un autre être ; elle pourrait être aussi autrement, elle est sans nécessité intérieure, sans notion par elle-même, bref, il y a du hasard dans l’existence d’un monde qui dépend d’une cause primaire autre que lui. L’atomistique, au contraire, est une manière de contempler le monde comme basé sur lui-même, et c’est là précisément un mérite de l’atomistique. » (I, 372). Remarquez la tranquillité imposante de la phrase dans laquelle Hegel exprime toutes ses idées, si logiques et en même temps si révolutionnaire :

« Avec Descartes nous entrons dans la philosophie proprement dite, dans celle qui est indépendante, celle qui sait qu’elle est venue avec conscience et connaissance de la raison. Arrivée à la hauteur de Descartes, nous pouvons dire que nous sommes enfin chez nous, et comme des navigateurs après un long voyage sur l’océan orageux, nous crions : Terre ! terre ! » (III, 328) « Toute philosophie est panthéiste. » (III, 374) « Spinosa est le centre de la philosophie moderne. Choisissez : ou spinosisme, ou point de philosophie. » (II, &37). « La pensée doit absolument s’élever sur le niveau du spinosisme, avant de se hasarder plus en avant. Voulez-vous philosopher, commencez d’abord par spinosiser, vous ne pouvez rien sans cela. L’âme doit d’abord se baigner dans cet éther sublime de la substance unique et indivisible, de cette substance où tout est descendu, absolument tout ce qu’on avait cru vrai ; vous devez ainsi vous défaire de toutes les particularité sans exception ; un philosophe doit être arrivé à cette négation, qui est l’émancipation de l’esprit, la véritable base sur laquelle il peut reposer » (III, 376). « Aucune morale, aucune vertu n’est plus pure, plus sublime que celle de Spinosa ; là, l’homme n’a pour but d’action que la vérité éternelle » (III, 404). « Cette morale spinosiste est la plus élevée et en même temps la plus universelle (H, 12). » « Dans l’âme généreuse de Malebranche nous trouvons tout ce qu’il y a dans Spinosa, seulement sous une enveloppe plus pieuse. En outre, Malebranche a aussi des mots sonores et vides sur Dieu, un catéchisme pour les enfants de huit ans sur sa bonté, sa justice, sa toute puissance, sur l’ordre moral du monde ; les théologiens ne pénètrent jamais plus loin que les enfants de huit ans (III, &16). » « Leibnitz, au contraire, a eu cette idée extrêmement ennuyeuse, de vouloir prouver que Dieu ait choisi le meilleur monde parmi tous ; on appelle cela optimisme, mais cette expression est vulgaire et louche, elle ne s’adresse qu’au vague de l’imagination. On peut dire des choses pareilles dans la vie ordinaire ; c’est comme si je fais acheter une marchandise et je me dis qu’elle n’est pas parfaite, mais enfin la meilleure qu’on aurait pu avoir, pour me donner par là un motif de me trouver satisfait. Seulement, ne l’oublions pas, concevoir, comprendre, préciser une idée, est, ce me semble, un peu différent de l’achat d’une marchandise (III, 465). » « Dieu a ce privilège, qu’on lui attribue tout ce qui ne peut pas être compris, mais le mot Dieu mène a une unité qui n’est qu’imaginaire (III, 472). » « c’est comme un ruisseau dans lequel s’écoutent toutes les contradictions. » Cela est dit surtout à l’adresse de Leibnitz ; quant à Kant, il s’exprime ainsi (III, 595) : « La réalité, et l’existence de ce dieu qui opère cet accord (que Kant a essayé de faire entre foi religieuse et loi morale) n’existent pas pour ainsi dire pour la conscience ; Dieu est mis là comme un épouvantail quelconque qu’ont fait des enfants après être convenus entre eux qu’ils auront peur de ce mannequin. Car, en effet, supposer un législateur sacré pour sanctifier la loi morale, est en contradiction précisément avec la vertu, qui consiste à exécuter la loi morale purement à cause d’elle. »

Hegel dit que la célèbre conclusion par laquelle Kant arrive à la nécessité d’un Dieu existant, n’est rien autre chose qu’une hypothèse explicative, dans le sens du mot qu’un grand astronome français avait répondu à l’empereur Napoléon : « Je n’ai pas besoin de cette hypothèse (III, 552). » « Quand vous entendez quelqu’un déclamer contre le spinosisme. vous pouvez toujours présumer que cet homme veut les choses finies, l’égoïsme ; il ne faut pas dire : Nous existons et Dieu aussi. Ce serait une mesquine combinaison hypothétique, une concession mutuelle qui ne vaut rien (III, 373). »

Hegel s’exprime avec une ironie mordante sur les hommes bornés tels que la petitesse des rapports les a faits : « La science et le savoir, voilà la vraie jouissance du philosophe, c’est cette ineffable et solennelle joie de l’esprit : Les bœufs restent dehors (I, 6 ; I, 279 ; I, 196 ; I, 339 ; I, 49). » « Héraclite avait un mépris bien motivé à l’égard du commun des contemporains : ce philosophe était un noble esprit. » — « La philosophie, c’est le temple de la Raison qui a connaissance et conscience d’elle-même : un temple bien plus élevé que celui des Hébreux, où demeura le Dieu vivant. » – « Les penseurs sont des secrétaires qui écrivent, tout de suite et en original, les ordres de cabinet de l’histoire du genre humain : les penseurs ont de tout temps assisté chaque fois qu’un mouvement gigantesque se fit dans le monde humain ; ils y ont assisté au centre même du sanctuaire humanitaire, tandis que les autres mortels ne font que poursuivre des intérêts personnels au milieu du travail de l’humanité, des intérêts de richesse, de domination, d’amour, etc. (III, 96). » « La philosophie ne doit commencer que par la ruine d’un monde réel. La pensée philosophique ne tisse son réseau spirituel que là où il y a déjà une rupture entre la tendance intérieure et la réalité extérieure, où la forme actuelle de la religion ne suffit plus, où un organisme de la vie morale va se dissoudre. Ce n’est qu’alors que l’intelligence se réfugie dans les espaces du raisonnement et de la pensée, et le domaine des idées y naît comme l’opposite du domaine des réalités. L’esprit, toujours l’esprit attaque cette manière substantielle d’être, cette foi religieuse, ces mœurs nationales, ces opinions traditionnelles ; oui, c’est l’était qui les attaque et les fait chanceler (I. 66). »

Bien que professeur royal décoré dans l’état le plus bureaucratique de l’Allemagne, Hegel attaque les gouvernants : « Vivre en sommeillant, en employé et bureaucrate, c’est une existence qui ne nous est pas essentielle : l’homme ne doit pas être valet ni esclave (II, 118). » — « Chaque nation est obligée de changer sa constitution politique pour la rapprocher de la véritable. L’esprit de la nation quitte un jour les souliers d’enfant, et c’est précisément dans la constitution qu’il a acquis connaissance de lui-même. Il brise impitoyablement par le peuple soulevé l’ancien droit ; si l’idée et la réalité vont en divergeant, quelquefois aussi, avec une certaine tranquillité, l’esprit change la loi devenue vieille et décrépite ; il passe outre (II, 118). » « Mais si un gouvernement ignore le vrai, s’il s’accroche aux institutions temporaires, s’il protège le non-essentiel contre l’essentiel, alors ce gouvernement sera bouleversé par l’esprit qui marche en avant. Une existence temporaire qui n’a plus de vérité, et qui est assez effrontée pour vouloir se maintenir, doit être abolie ; cela s’ensuit de l’idée de la constitution. » — « L’esprit de notre époque a arboré un principe universel, qui consiste a maintenir les produits vivants de la force intérieure, et à refouler les produits morts de la force extérieure ; l’autorité est rejetée comme non apte, comme devenue un hors-d’œuvre (III, 328). » De là l’enthousiasme sincère que Hegel éprouve pour la première révolution française (Philosophie de l’hist., 441) : « Dans l’idée du droit, on y a érigé une constitution ; sur ce fondement, tout, selon la volonté de ses initiateurs, devait désormais être basé. Depuis que le soleil est au firmament, entouré des planètes qui font autour d’elle leur rotation, on n’avait pas encore vu ce que l’homme fit dans la révolution française : il se mit pour ainsi dire sur sa tête[4] (i) en se mettant dans la tête d’organiser la société d’après la pensée, de modeler la réalité d’après l’idée. Anaxagore avait le premier dit : le Noous gouverne l’univers ; mais dans la révolution des français, l’homme a reconnu pour la première fois que la pensée doit désormais diriger la réalité intellectuelle. C’était là assurément un magnifique lever du soleil ; une sublime tendresse s’est fait sentir, comme un frissonnement céleste, dans cette grande époque, et, en voyant l’enthousiasme de l’esprit qui alors parcourut le genre humain, on doit en conclure que la véritable conciliation n’avait pas eu lieu dans les siècles du passé ! » — « Les sophistes de l’ancienne Grèce (II, 24) avaient essayé de rendre chancelant tout ce qui était réputé solide. On peut inventer pour chaque objet des raisons et des contre-raisons. L’acte le plus abject peut encore être envisagé comme essentiel sous un certain rapport, et quand on le fait ressortir, on excuse par là l’acte. Certes, on n’a pas besoin d’une profonde et large instruction, pour savoir trouver de bonnes raisons pour une mauvaise chose. Les sophistes helléniques avaient étudié ce mouvement perpétuel de la réflexion, et compris que sur ce terrain il n’y a pas des choses fixes, puisque la pensée est trop puissante pour ne pas déraciner et entraîner tout objet par le courant dialectique. La philosophie française du xviiie siècle abolit l’ordre laïque, tant en matière de religion et de philosophie, que de politique. Elle est le spirituel dans sa forme spéciale ; elle est la notion absolue, l’idée, qui ose braver tout ce royaume terrestre des opinions constituées et des pensées fixes ; elle détruit radicalement tout ce qu’il y avait de solide ; elle se donne enfin la conscience de la liberté la plus pure.

Cette manière idéaliste de voir le monde se base sur la conviction, que tout ce qui a été institué en politique et en religion, n’existe que comme œuvre de la conscience de l’homme. Ainsi, les notions et les catégories qui régissent la conscience du moi, les notions du bien et du mal, de puissance, de richesse, de Dieu et de ses rapports à l’univers, de son gouvernement, des devoirs que la conscience humaine a envers lui, tout ceci n’est point de vérité absolue en et pour soi-même, n’est point en dehors de la conscience humaine. Toutes les formes du monde réel et du monde hyperphysique s’effacent donc et s’absorbent dans l’esprit qui a conscience de lui-même. Il ne se soucie pas à propos d’elles, il rit des idées telles qu’elles ont été héritées, des préjugés traditionnels, des pensées réputées vraies et indépendantes de la conscience ; l’esprit, quand il les respecte encore quelques instants, ne le fait que pour les frapper bientôt mortellement… (III, 506). » « Ce qu’il y a d’admirable dans les écrits des philosophes français, c’est l’immense énergie de l’idée qui se lève contre la politique, contre la foi, contre l’autorité depuis des milliers d’années. Il faut applaudir à ce grandiose caractère de la philosophie française, à cette indignation sublime et puissante contre tout ce qu’on avait osé imposer à la conscience du moi comme un être étranger, comme un joug. L’esprit humain, dans les livres dont je parle, est entièrement sûr de la vérité qui inhère à la raison ; il entreprend aussi la destruction du monde des intelligences, il est encore sûr d’en triompher. La philosophie française du xviiie siècle, il faut le dire, a pulvérisé tous les préjugés et remporté la victoire (III, 510). » « Elle a pris une tendance négative contre tout ce qui est positif ; elle attaque les religions, les coutumes, les habitudes, les opinions, le droit, le gouvernement, la constitution, l’autorité. Ce qui est essentiel dans cette philosophie, c’est que, comme poussée par l’instinct de la raison, elle frappe l’état du mensonge universel et parfait, par exemple, le positivisme d’une religion pétrifiée. Les philosophes français ont renversé les vieilles institutions qui n’avaient plus de place dans l’âme développée de l’homme émancipé, et qui ne s’étaient conservées si longtemps que dans le crépuscule d’une conscience esclave de la religion et de l’autorité ; l’esprit était cultivé, et malgré cela elles avaient toutes encore la prétention de valoir comme une chose juste et sacrée. Ils ont battu en brèche ce formalisme. Aujourd’hui, pour les bien comprendre, il faut se représenter ce sublime orgueil de la justice honnie, cette grandiose haine de l’immoralité, cette sainte colère dont les philosophes du xviiie siècle étaient remplis ces héros ont conquis le vaste droit humain de l’intelligence, de la science, de la conscience et de la conviction individuelles et personnelles ; ils ont combattu avec tout leur grand génie, avec esprit, avec courage, avec sarcasme, avec toutes les armes enfin (III, 414). » « Chez eux le soi-disant matérialisme ou athéisme se manifeste librement il est bien le résultat nécessaire de la pure et simple conscience du moi (III, 507). L’athéisme, le matérialisme, le naturalisme français y est combiné avec la plus profonde, la plus chaleureuse colère contre les imbécillités (les suppositions sans notion) et le côté positif de la religion, comme contre les institutions morales, juridiques et politiques ; ils ont lutté avec un zèle plein de grâce et d’esprit, et point avec des déclamations frivoles (III, 510). » « Maximilien Robespierre, il faut l’avouer, a proclamé principe de la morale le plus élevé de tous ; cet homme a pris au sérieux la vertu (Philos. de l’hist., 443). » « L’empereur Napoléon a soumis les nations européennes par l’immense puissance de son génie, et répandu partout ses institutions libérales jamais on n’a remporté des victoires plus générales, ni des campagnes mieux étudiées. » « Le système de la Nature de Holbach n’est guère français, il n’y a pas assez de vivacité dans ce livre (III, 519). » « Mais dans celui de Robinet, de la Nature, il y a un tout autre esprit, sérieux et profond, et plus d’une fois les lecteurs sont frappés de la grandiose sévérité que manifeste cet homme (III, 520). »

« Dans les auteurs allemands de ce temps-là, au contraire, se trouve un pédantisme, dit Hégel, une affèterie, une sécheresse insupportables. Ils veulent absolument être intelligibles pour tout le monde, ils deviennent on ne peut plus mesquins et abstraits. Nos Allemands sont comme des abeilles, ils rendent scrupuleusement justice à toutes tes nationalités ; ils sont d’honnêtes fripiers qui ramassent tout pour en faire leur petit trafic. Par malheur il leur arrive que ce qu’ils empruntent aux étrangers perd son originalité, son coloris particulier, et c’est précisément par ce côté-ci que les grands Français brillent tellement, qu’on leur pardonne volontiers quelques faiblesses de matière. Les Allemands, s’efforçant d’approfondir l’objet, remplacent les étincelles de l’esprit gaulois par des calculs raisonnés, finissent par avoir dans les mains un contenu délayé et insipide ; rien de plus ennuyeux que les dissertations dites profondes de cette sorte (III, 529). » « Les Allemands d’alors passaient leur temps à filer d’interminables discours plus ou moins savants, mais tous également décolorés et tièdes. C’était, qu’on me passe mot, une litanie démesurée sans goût et sans valeur intérieure. L’éternité des peines infernales, le bonheur céleste des païens, la différence entre la piété et la probité, voilà les objets philosophiques qu’ils étudiaient, tandis que les Français s’en souciaient très peu (III, 531). » « Les Français, comme s’ils étaient dépourvus de toute conscience religieuse, en avaient vite fini ; ils ont systématiquement su maintenir une pensée unique ; les Allemands, après avoir longtemps douté à gauche et à droite, produisent des travaux pour lesquels ils prennent comme point de départ la conscience religieuse ; ils se demandent toujours d’abord : est-il permis ou ne l’est-il pas ? Nos voisins ont combattu par les armes de l’esprit, nous avec celles de la réflexion. »

« Les Français d’alors sentent le besoin immense de faire leurs recherches philosophiques, un besoin profond et qui embrasse l’univers tout entier, c’est vraiment merveille à voir ; on ne peut point dire cela de nos Allemands. Chez les Français on trouve une vue générale et concrète du grand tout, et ils ont rompu aussi bien avec l’autorité quelle qu’elle soit qu’avec la métaphysique abstraite. Quelle grande et lucide manière d’envisager le monde ! Toujours et partout ils ont en vue le tout sans oublier les détails. C’est ainsi qu’ils ont réussi à établir et à garder des pensées universelles, des maximes générales qui proviennent directement de la conviction intérieure de l’individu ; c’est ainsi que la liberté devient état politique, en se combinant avec le développement du genre humain et y faisant époque ; c’est la liberté concrète de l’esprit, la généralité concrète, il n’y a rien qui soit abstrait. Chez les Allemands il est je ne saurais dire combien de pédanterie ; ils veulent tout définir, expliquer, circonscrire, peser, mesurer jusqu’au dernier phénomène, et ne mettent au monde que de pitoyables spécialités (III, 511). » « Nous autres Allemands sommes d’abord passifs en face des choses existantes nous avons supporté toutes les horreurs ; puis, sont-elles renversées, nous sommes nouveau passifs ; ce ne sont que les français qui ont renversé, et nous les avons regardés à l’œuvre (III, 517). » « Rousseau a déjà proclamé l’Absolu dans la liberté. Kant a érigé le même principe d’une façon théorique. Les Français l’ont fait du côté de la volonté ; ils ont le proverbe : Il a la tête près du bonnet, cela veut dire qu’ils ont le sens de la réalité, de faction, de l’aplomb de sorte que l’idée se transforme chez eux immédiatement en fait. Les Allemands ont je ne sais quel fatras dans et sur leur crâne ; la tête allemande reste encore tranquillement coiffée de son bonnet de nuit et n’opère qu’intérieurement (III,553). »

« Les philosophes de la France ont porté et planté, comme étendard des peuples, la pensée, la libre conviction, la conscience. Ils ont dit à l’homme : Tu vaincras dans ce signe ! Ils avaient en vue tout ce qui avait été fait sous la croix, tout ce qui par là était devenu foi religieuse, droit et religion ; car dans le signe de cette croix chrétienne le mensonge et la fraude avaient alors triomphé, sous ce sceau les institutions étaient pétrifiées et avaient fini par devenir de l’infamie toute pure. Mais, n’oublions jamais que le désir inextinguible et absolu de trouver en soi une boussole, est inné à l’esprit humain ; l’esprit sent l’urgence d’avoir un pivot immuable ; c’est à cette condition qu’il doit être libre au moins dans son monde à lui (III. 526) », et il ajoute à ces mots sublimes le mot plus sublime et plus grandiose que voici :

« La religion, dans son autorité, abstraite et rigide, jette le gant à la philosophie en disant Les portes de l’enfer ne prévaudront pas sur moi ; il faut répondre que les portes de la raison sont plus puissantes que celles de l’enfer (I, 97). »

« L’essence de l’univers, messieurs (disait-il dans un discours à ses auditeurs berlinois) est cachée, il est vrai, mais elle n’a pas une force qui pourrait à la longue résister au courage de la recherche scientifique. L’univers doit s’ouvrir à la science consciencieuse, il doit montrer ses trésors et ses profondeurs aux yeux de l’homme afin que celui-ci en puisse jouir. » « Gardons-nous de faire croire que nous voudrions laisser la religion intacte et inattaquée (I, 81) ; parlons au contraire tout franchement, publiquement, hautement, sincèrement du contraste qui existe entre la religion et la philosophie, en termes clairs et précis, ce que les Français appellent aborder la question. Évitons ici les ambages, comme si l’objet était trop délicat, ne cherchons pas des détours, des excuses, des tours rhétoriques ou poétiques avec cela personne n’y entendrait plus rien (I, 97). » « Il est un point où le Christ dit présent et inhérent à l’âme humaine, se retire rapidement de deux mille ans en arrière ; il est relégué dans une petite province de Palestine : devenu personnage historique, il reste désormais loin, fort loin à Nazareth, à Jérusalem. Mais ne nous arrêtons pas à ce point historique, ce serait renier l’esprit. Car l’esprit ne veut pas des mensonges, et dire que le Christ a été jadis là-bas une fois en Palestine, et maintenant encore quelque part, mais au-delà de l’univers matériel, dans le ciel par exemple, Dieu sait où, serait un mensonge contre l’esprit, qui est parfaitement infini et universel, qui s’entend et se comprend lui-même, mais jamais dans les bornes de l’espace et du temps. L’esprit dans l’infinité est au-dessus de tout cela (I, 90) ; » ici Hegel parle encore un peu en métaphysicien scolastique.

Quant à l’humitité et modestie chrétiennes, elles seraient entièrement fausses et erronées, si l’on voulait exceller par sa misère, il y aurait là une espèce d’orgueil intérieur, une sorte d’ambition et de préemption spiritualistes (III, 536). » « Du reste, l’état de l’innocence au paradis n’est bon que pour des animaux. Ce paradis est un parc, où les bêtes peuvent rester, mais point les hommes ; l’animal, en effet, ne sent aucune séparation douloureuse d’avec Dieu. La chute d’Adam c’est le mythe éternel de l’homme (Phil. de l’histoire. 333). »

« Quel grand et noble principe que celui qui se trouve dans la Raison pratique de Kant ! C’est que la liberté est réellement le dernier point pivotal, sur lequel l’homme tourne, la dernière et la plus élevée de toutes les positions où l’être humain ne se laisse plus imposer par qui que ce soit ; arrivé là, l’homme ne laisse plus subsister aucune autorité qui s’insurgerait contre la liberté humaine (III, 591). » « Dans le judaïsme le rapport entre Dieu et homme est exprimé par la formule de la crainte du Seigneur ; c’est le défaut absolu de toute liberté, un rapport comme entre un maître et son domestique (Phil. de la relig., II, 78), et le moi s’y évapore, pour ainsi dire, et va se disperser, ou se laisser absorber dans lui, l’Unique, le Seigneur ; c’est de l’égoïsme au fond, puisque le moi y est une identité abstraite avec soi-même. » — Or, sous ce point de vue l’homme n’a pas la moindre idée, pas la moindre expansion intellectuelle dont son âme aura besoin plus tard ; elle se contente encore du temporel, c’est toute sa richesse, toute sa réalité ; c’est bien peu… » « Le serviteur ne peut pas ennoblir de sa force la propriété qui lui est échue : le Seigneur doit la bénir ou la sanctifier, c’est la seule sanction, mais Sanction absolue et divine, qui y soit possible. » — « Cette possession y est déraisonnable, l’état du serviteur l’est donc nécessairement aussi. » — « Tout, tout y a été institué par Dieu, il n’y a pas de but universel, tout y est donné une fois pour toutes : c’est très simple, mais comme pétrifié, sans organisme, sans variété, la déduction des spécialités n’y est pour rien. La punition de même est un acte extérieur, un malheur arrivé du dehors, comme l’obéissance qui est aveugle ; il y a là des prières, des fois à exécuter par les serviteurs du Seigneur. Et ce qu’il y a de singulier,c’est l’énorme quantité d’exécrations, de malédictions et d’anathèmes de toute espèce, dont ce code religieux a cru devoir se servir pour assurer l’effet des peines ; voilà une nation qui est vraiment maître en matière de malédictions (Phil. rel., II, 86). »

« Quel immense contraste existe entre le judaïsme et l’hellénisme ! Chez les Hellènes nous voyons avec admiration et plaisir, que tout ce qu’il y a dans l’homme concret s’y trouve représenté comme quelque chose divine, essentielle (substantielle), et l’homme est présent dans la divinité avec tous ses rapports humains, avec toutes ses qualités humaines, bref, avec tout ce qui a de la valeur pour lui. L’homme, dit un philosophe de l’antiquité classique, a su faire ses dieux de ses passions et de ses affections, c’est-à-dire de ses puissances intellectuelles et morales (Phil. rel., II, 92). » « Ainsi, chez les Hellènes dans l’adoration des dieux, l’individu se reconnaît lui-même, il est pour ainsi dire chez soi ; non comme dans le mosaïsme, semblable à un serviteur ayant ses intentions égoïstes, mais d’après son universalité : les dieux helléniques sont le vrai pathos, la vraie essence humanitaire de l’homme spirituel et moral, bref, l’humanité. L’Hellène reconnaît donc ses divinités nationales, non comme de simples abstractions au-delà de toute réalité, mais comme la vraie et essentielle substantialité, concrète et vivante, de l’homme. De là vient que les puissances divines sont pleines de grâce de douceur pour l’homme, elles habitent dans l’intérieur de son âme et l’homme en les réalisant sait qu’il se manifeste par là lui-même. La réalité qu’il donne ainsi à ces divinités, c’est la sienne. La brise rafraîchissante de la liberté souffle par le monde hellénique tout entier ; la liberté, voilà le fondement du caractère et de l’organisme national de ce peuple (II, 128). » « Il y a chez lui la religion de l’humanité, l’humanisme ; rien qui n’y soit intelligible, clair, précis ; les divinités sont connues, elles ne cachent rien de mystérieux dans leur intérieur. La confiance que l’homme hellénique a en ses dieux, est la confiance qu’il met en lui-même (Phil. rel., II, 127). »

Hegel a beaucoup de sympathie pour la nation des Hellènes : « Le grand roi de l’Asie avec tous ses innombrables peuples marcha contre la petite ville d’Athènes mais l’énergie morale triompha de cette masse brute et colossale, qui ne put résister à la force supérieure de l’esprit. Voyez là, messieurs, des victoires d’une valeur historique pour le genre humain tout entier (celles de Marathon, Salamine, Platée) ; ces victoires ont maintenu la civilisation et la puissance intellectuelle et morale, elles ont ôté toute sa force au principe asiatique (Phil. de l’hist. 267). »

« Et remarquez bien la différence immense qu’il y a entre l’Occident et l’Orient. Dans la splendeur étincelante de l’Orient l’individu disparaît, tandis que dans l’Occident elle devient la lumière de la pensée ; cette pensée, elle frappe comme la fondre dans son propre sein, elle y éclaire et rayonne, elle rejaillit delà à l’extérieur et produit tout un monde (Hist. de la phil. I, 117). » « Hellénie ! Hellénie ! voilà un nom qui doit dans l’âme d’un Européen civilisé, et principalement d’un Allemand, éveiller un sentiment que je voudrais presque appeler la maladie du pays. Les Européens, il est vrai, ne sont point redevables à la Grèce de leur religion, c’est à dire de ce qui est au-delà du monde humain et naturel ; ils l’ont reçue de l’Orient, principalement de la Syrie, contrée plus reculée que la Grèce. Mais nous n’oublierons jamais que c’est directement par la Grèce, ou par le détour de Rome, que nous sont parvenus l’art, la science, bref tout ce qui ennoblit notre existence, la rajeunit, la tranquillise et l’embellit. » Hége) n’aime point l’influence de ce qu’il appelle le syrien ou galiléen, et le latin : « Ces races européennes, après s’être domiciliées chez elles en fixant leur attention sur le présent, ont compris enfin t’inutilité de l’historique ou de l’étranger. Ce n’est qu’alors que l’homme européen a commencé à être chez lui, et il s’est tourné vers l’antiquité hellénique. Laissons donc à l’église et à la jurisprudence leur latin et leur romanisme ; une science plus élevée et plus émancipée, nos beaux-arts libres, notre goût esthétique, l’amour de l’art, tout cela, nous ne l’ignorons pas, nous l’avons puisé dans la vie de l’esprit hellénique, qui en est la vraie source. Il y a quelque communauté spirituelle entre nous et les Hellènes ; chez eux il n’y a pas un au-delà, pas de religion proprement dite, rien de transcendant ; les belles statues, les beaux temples des Hellènes ce sont autant de jouissances de leur existence mais ils savaient aussi travailler comme les héros travaillent, dans leurs institutions politiques et dans leurs immortels exploits (I. 171). » « Ce qu’il y a de vraiment gigantesque chez les Hellènes, ce sont les individualités, tous leurs grands virtuoses en art, poésie, chant, sciences, probité, vertus (I, 176). »

Hegel paraît être content de ne pas y rencontrer aussi des virtuoses en religion et en transcendance, comme dans la race syrienne. Socrate lui est « un personnage d’une importance historique pour le développement du genre humain, un des grands points de halte où l’esprit humain se replie un moment sur lui-même, pour se redresser de nouveau plus haut que jamais et pour marcher dans une nouvelle direction. » « Socrate était un modèle rempli de vertus morales une image vivante de la vertu, image pieuse et douce (Hist. de la phil. II, 55). » « et ce qu’il fit, ce n’était point moraliser, prêcher, tourmenter les gens avec de sombres exhortations ; auo contraire, cette manière d’agir, qui n’est pas une conduite rationnelle et digne d’un homme vraiment libre, n’aurait pas même trouvé place dans l’urbanité attique. Ce que ce philosophe appela vertu, on peut le lire dans le Symposion de Platon ; après ce banquet plein de verve et de sagesse on rencontre Socrate toujours tranquille, toujours maître de lui-même, et sans se sentir fatigué après deux nuits entières passées dans le cercle des amis, on le voit dans la matinée, le verre de vin à la main, assis et s’entretenant avec Aristophane et Agathon sur la comédie et la tragédie ; on le voit comme il va à l’heure ordinaire aux endroits publics où il a coutume d’aller, et s’y promener en discutant comme s’il n’avait pas interrompu le cours habituel de sa vie journalière. Voilà évidemment une modération qui ne consiste pas à jouir matériellement le moins possible, une abstinence timide ou orgueilleuse, ni une mortification spontanée ou calculée d’avance ; c’est plutôt l’énergie grandiose de la conscience qui sait se maintenir debout au milieu de l’immodération physique. Gardons-nous de placer Socrate au rang de ceux qui se vantent du titre de moraliseur (Hist. de la phil. II, 55). »

Hegel, qui construisait un système philosophique assez compliqué, ou plutôt métaphysique et transcendant, sur ce qu’il prit pour base de la doctrine chrétienne, était naturellement ennemi du christianisme officiel : « Dans notre monde chrétien, messieurs, il court un prétendu idéal de l’homme parfait, mais cet idéal ne peut point exister en masse. On nous le montre comme réalisé dans les moines, dans les quakers, et d’autres gens pieux, mais ce sont là, qu’on me permette l’expression, de tristes personnages et jamais ils ne formeraient ce qu’on appelle une nation entière ; des végétaux parasites non plus ne sauraient subsister pour eux-mêmes, ils ont constamment besoin de se cramponner à un corps organique. Si l’on voulait constituer une pareille nation de végétaux parasites, il en arriverait nécessairement la ruine complète de tous ces individus, dont chacun est à la fois une incarnation de la douceur d’agneau et de la vanité, qui ne s’occupe que de sa propre personne et se regarde toujours au miroir pour jouir le plus amplement possible de l’image de sa perfection individuelle[5]. Certes, vivre pour et dans les intérêts de tous réclame une douceur énergique, et non une douceur louche et boiteuse, pour ne pas dire lâche ; il faut ne pas rêver perpétuellement dans son for intérieur à ses propres péchés, mais agiter hardiment les grandes et austères questions de la société (Hist. de la phil., II, 274). » « L’imagination, il est vrai, peut (que ne peut-elle pas ?) rêver une réunion universelle de gens pieux et saints, d’agneaux de Dieu (comme ils s’appellent si volontiers eux-mêmes) et de niais, une déplorable république des faibles d’esprit, un paradis extravagant et illusoire sur terre ; mais il ne s’agit point de cela ici-bas. Cette fantaisie appartient ailleurs, au ciel ou plutôt à la mort. La réalité organique a besoin de sentiments, d’institutions et d’exploits de tout autre sorte (III, 116). » « Ce qu’il y a de triste c’est que notre civilisation christianisée a deux espèces de ménages, elle tient deux livres, deux mesures, deux poids, et elle ne sait pas comment les réunir. Elle ne fait que les tenir séparées l’une de l’autre (III, 118). »

« Le christianisme est né du mosaïsme ; or, le mosaïsme, remarquez-le bien, était la perversité, l’abjection ayant conscience d’elle-même. Le judaïsme a de tout temps agité ce singulier sentiment de la nullité intérieure affublée d’orgueil. Voilà une bien misérable humilité, et qui ne contient pas la moindre trace d’énergie vitale d’un ordre un peu élevé. Cette particulière manière de voir est plus tard devenue une forme historique de signification universelle, et c’est dans cet élément du néant que le monde s’est vu absorbé (III, 116). » « L’esprit humain ne s’est émancipé qu’à la fin du moyen-âge, après avoir reconnu le tort qui avait été fait au monde réel par l’Église ; l’homme poussé à rechercher ce qui est vrai et juste, n’en trouva rien au fond de l’Église ; il fut donc obligé d’en sortir et de chercher ailleurs. Alors l’esprit se réconcilia avec le monde, et il le fit, non dans une vague et creuse abstraction, par l’espoir d’un jugement dernier et de la spiritualisation vaporeuse du monde, quand elle ne serait plus une réalité. Il s’agit du monde, messieurs, mais non d’un monde évaporé et sublimé. » (II, 212.) « Les réformateurs ecclésiastiques ont fait de la doctrine dogmatique comme d’un bas de laine, ils ont fini par en retirer fil par fil, et ils ont réduit le christianisme à un fil plat et uni qu’ils croyaient la parole divine telle qu’elle existe dans les livres du Nouveau-Testament. » (III, 109.) « Cette éternelle question : Serai-je damné ? Ne le serai-je pas ? est un vrai crime, parce qu’on s’y occupe toujours de soi-même sans penser aux grands intérêts politiques. » (II, 73.) « D’un autre côté, l’Église, il faut l’avouer, avait exécuté une sorte de réconciliation entre l’intérieur et l’extérieur. Église dominante et régnante, elle absorbe la réalité, le cœur humain avec toutes ses passions, mais cela y devient aussitôt dépourvu d’esprit et de spiritualité. C’est là un gouvernement basé sur l’absence de l’esprit, l’extérieur y devient principe et l’homme, tout en se croyant initié et rentré chez lui, reste misérablement dehors ; c’est une complète incarnation de la non-liberté. La vérité, au contraire, est le moral, le principe de la liberté entré dans la réalité mondaine, de sorte qu’il en puisse sortir une manifestation de la raison. Alors on aura la liberté devenue concrète, la volonté disciplinée et devenue raisonnable, l’État politique et social, qui à son tour va absorber le monde transcendant et ultérieur de l’Église ; or, comme là il n’y a plus rien qui reste religieux, l’Église se dissout, et voit proclamer sa non-existence. » (Phil. de la rel., II, 340.) « Cette scission de l’État et de l’Église a été pour l’État le plus grand bonheur ; ce n’est que par cette opération que l’État a pu devenir ce qu’il doit être, c’est-à-dire la moralité présente, la raison vivante et objective. (Phil. du droit, 270.) « On recommande la religion surtout pour les époques de la misère publique et de l’oppression, on dit qu’il faut s’adresser à la religion quand on a besoin de consolation pour des griefs, et quand on espère des dédommagements ; on dit aussi que la religion doit rester impassible en face des intérêts réels et mondains. Or, l’État politique a précisément jeté ses racines dans le monde, c’est l’esprit devenu mondain ; on ne le pose donc par là nullement comme but essentiel et sérieux de la religion, on abandonne même le gouvernement politique à l’arbitraire et à l’indifférence. Quelquefois on en a seulement l’air, on crie propos des tendances viles, et séculières de l’État, on se plaint de son injustice, de sa force brutale, de la fougue désordonnée de ses passions mondaines comme si elles étaient ce qui doit y prédominer ; quelquefois aussi on veut par là gouverner religieusement, c’est-à-dire de par l’Église, au lieu de le faire de par le droit. Dire à un opprimé : Tu dois te consoler, tu dois ne pas sentir la tyrannie qui pèse sur toi, tu dois toujours regarder la religion serait une mauvaise plaisanterie ; or, de même la religion est capable de prendre une forme tellement âpre, qu’il s’ensuit un esclavage des plus durs, une servitude hideuse, accompagnée des chaînes de la superstition et de la dégradation au dessous de la bête. Pour contrebalancer cette extrémité, il faut qu’il subsiste un pouvoir, qui prend vigoureusement en main les droits de l’intelligence et de la conscience du moi : c’est l’État politique. » « La religion, il faut l’avouer, porte en elle le sentiment de l’essence universelle, mais sans que celle-ci puisse se manifester d’une façon précise et concrète, la religion voudrait poser toutes les choses comme des choses accidentelles, qui émergent et submergent, qui viennent et vont. Ceux qui s’obstinent à maintenir la religion contre l’État, ressemblent à un individu auquel son médecin venait d’ordonner des fruits : on lui apporte des cerises, des poires, des pommes, et il les refuse en disant voilà bien des pommes, des poires, mais où tout donc les fruits ? »

« Si malheur l’État se soumet, s’il reconnaît la forme religieuse comme la sienne propre, alors c’en est fait de lui, il a perdu son essence ; d’organisme qu’il était, combiné de mille institutions et lois, il vient de tomber dans le chaos. » — « Il n'y a rien de plus affreux que cette passion capricieuse, qui sous le nom de fanatisme détruit toute institution politique comme indigne de l’amour et du sentiment. » — «  Les gens qui cherchent le Seigneur, qui d’après leur opinion barbare possèdent déjà tout immédiatement, sans s’imposer le travail de rompre leur subjectivité rebelle aux pénibles recherches du vrai, du droit et du devoir objectifs, ne peuvent faire rien autre chose que de détruire tous les rapports de la vertu ; ces gens-là n’engendrent que le mensonge et la niaiserie, et pour se rendre forts ils en appellent aux atrocités. Voilà les conséquences nécessaires d’un sentiment religieux qui tient opiniâtrement à sa forme particulière et exclusive, et qui s’attaque à la réalité et à la vérité manifestées sous des formes politiques. La religiosité d’aujourd’hui, je le sais, ne va pas si loin ; elle se contente de gémir et de se pavaner dans son ambition ; c’est qu’elle est affaiblie. » — « Ne nous arrêtons pas à la Bible, messieurs, marchons toujours en avant, pensons. Et quand on nous veut prouver la vérité d’un fait par le témoignage des miracles, répliquons alors que la sphère merveilleuse ne regarde pas l’esprit pensant ; comment l’idée éternelle pourrait-elle acquérir connaissance d’elle-meme quand elle devrait imaginer une puissance élevée au-dessus du connexe naturel des choses ? Un miracle, pour qu’il puisse témoigner, a d’abord besoin d’être accrédité ; il veut accréditer l’idée, mais heureusement cell-là n’a pas besoin de témoignage, et elle ne témoigne non plus en leur faveur. » (Phil. de la rel., II, 201 ; II, 325.) « Du reste, nous ferons mieux de ne nous occuper point des miracles. » — « Il suffit de savoir que cette sorte de témoignage, d’une façon purement extérieure et formelle, ne vaut rien, puisqu’elle voudrait forcer l’homme à croire une chose qu’il ne peut ni ne doit croire quand il est arrivé à un certain degré de civilisation. On nous crie croyez, croyez : mais il ne faut pas croire à un contenu qui est borné, c’est-à-dire l’œuvre d’un hasard et par conséquent non vrai, Les lumières se sont faites et elles ont maîtrisé les croyances. » (II, 324.) « On n’a pas même besoin de douter de la bonne volonté des témoins en fait de miracles, mais pour observer les phénomènes l’homme doit avoir une intelligence prosaïque et cultivée : les anciens ne l’avaient jamais, ils n’étaient jamais capables de comprendre l’histoire dans sa finalité en y trouvant la véritable signification. Pour eux la ligne de démarcation entre la poésie et la prose n’existait pas encore. » (I, 148.) « Ne leur en faisons pas un reproche ; l’homme qui n’a pas encore reconnu la connexité des choses comme leur nature objective et comme des lois générales, qui n’en a pas encore une intuition théorique, croit nécessairement aux miracles. » (II, 60)

L’origine du christianisme se fit dans un temps où il y avait un mépris universel pour la nature ; elle était censée ne signifier rien par elle-même, on lui imputait des forces qui n’avaient rien de plus pressé à faire que de servir l’homme, qui comme magicien pouvait arbitrairement en disposer pour les soumettre à ses désirs et à ses caprices. C’est là cette fameuse croyance qui fait venir les miracles, non des dieux, mais de l’homme ; il méprise hautainement la nécessité naturelle et y opère tout ce qui est contre nature. C’est là une incrédulité contre la nature présente ; elle marche d’accord avec l’incrédulité contre l’histoire du passé. Toute l’histoire des Grecs, Romains, Perses, Hébreux, leur mythologie comme leur histoire nationale, jusqu’à la phrase, jusqu’au mot, jusqu’à la syllabe et à la simple lettre, a désormais un double sens tout y reçoit une signification intérieure, qui en est l’essence, et une lettre morte qui en est leur réalité. On dirait que les hommes d’alors avaient entièrement perdu la vue et l’ouïe, et en général le sens pour la réalité et le présent ; ce qui est réellement vrai palpable n’existe plus pour leurs sens, ils ne font plus que de mentir ; incapables qu’ils sont de comprendre une chose réelle, leur esprit n’y trouve plus aucune signification. Et voyez là un singulier spectacle : toutes les religions vont confluer en une seule, toutes les diverses manières de voir sont absorbées dans une seule : la conscience de soi-même, dira-t-on désormais, c’est l’être absolu sous la forme d’un homme réel ; c’est désormais l’homme unique, le Christ, mais point encore l’homme en général, ni conscience de soi-même en général. À compter de cette époque, cette conscience est devenue l’âme du monde. L’unique, lui seul, est tout » (Hist. de la philosophie, III, 6) — « Les mythes font partie de l’éducation du genre humain, mais aussitôt que l’idée pensante est devenue forte et disciplinée, elle n’en a plus besoin » (II, 189). « La biographie de Pythagore, elle aussi, nous apparaît à travers le milieu des idées qui avaient cours aux premiers siècles de notre ère. C’est le même goût dans lequel, plus ou moins, la vie de Jésus-Christ est racontée : elle aussi se passe sur le domaine de la réalité la plus vulgaire, et point dans un monde poétique ; c’est un mélange de fables et d’aventures merveilleuses, c’est comme un hermaphrodite d’idées occidentales et orientales. Il y a de l’histoire des mages, de la confusion du naturel et du non-naturel, de la mysticité mesquine, des chimères pâles, comme on en rencontre chez des gens fantasques qui n’ont pas une forte et belle imagination. Cette biographie est évidemment faussée, et on y a joint tout ce que le sombre et triste allégorisme des chrétiens a été capable d’engendrer. Ainsi, les miracles que des biographes récents rapportent de Pythagore, sont en partie très niais, et leur esthétique ressemble beaucoup à celle du Nouveau-Testament. » (I, 220). » — « Les mythes du Nouveau-Testament n’ont pas une valeur poétique proprement dite par cela même qu’ils se bornent au côté religieux » (Esthétique, III, 333). – Il en est de même de l’Ancien-Testament. À une certaine époque de la civilisation, les fables qu’on raconte aux petits enfants sont naïves et innocentes : mais quand on les considère comme la base de la vertu et de la morale, comme la loi présente et éternelle, par exemple dans les livres sacrés des Israélites avec tout ce qu’il y a de plus atroce – des horreurs sans nombre et sans nom faites par David, l’homme-lige du Seigneur, des cruautés et des perfidies exercées par le clergé israélite et par Samuel contre Saül, etc. — : alors le temps est venu d’en faire main basse, en les remettant à leur place simplement historique, et de les rejeter aux époques les plus reculées et les plus tristes de l’histoire (hist. de la philos. II, 287). — "Du reste, quand on réduit le christianisme à ses phénomènes primitifs, on lui dérobe son esprit » (III, 111). « Les miracles peuvent être considérés comme des éclairs divins, qui ont la faute de tomber immédiatement dans des particularités comme un hors-d’œuvre. Ils y font une confusion insupportable en interrompant le cours ordinaire des choses tandis que le divin pour se mettre en contact avec la nature, ne saurait le faire que sous forme de la raison, des lois immuables de cette nature. Autrement, on n’y aura qu’un pêle-mêle dépourvu d’intelligence, et qui devient ridicule (Esthét., II, 163). »

Qu’est-ce que Dieu ? c’est l’absolument vrai, ce qui est universel en et par soi-même. C’est là la pensée, l’action de penser, ce qui reste immuable en soi-même (Phil. de la rel. I, 88). » « La religion chrétienne est bien la religion absolue, mais seulement par ce qu’elle est aussi la religion abstraite." Hégel donne ici une interprétation des dogmes. elle est cependant encore loin d’être celle de M. Feuerbach. Mais il y attaque déjà vigoureusement le pédantisme métaphysique et orthodoxe : « les auteurs de tant d’histoires de la philosophie sont en général savants, je voudrais toutefois les comparer à un animal qui aurait perçu de ses oreilles tous les sons d’une musique. sans en avoir compris l’harmonie et la mélodie (Hist. de la phil. I, 9). » « Ces historiens, si remplis de connaissances, sont comme les employés de comptoir d’une maison de commerce, ils s’occupent de la tenue des livres, ils font les affaires, mais tout cela sans en augmenter leurs propres fortunes ; ou leur paie leur salaire, et tout est dit. Ils sont comme des gens, qui nous racontent beaucoup de la biographie d’un peintre, de ce qui est arrivé à son tableau, du prix qu’il a eu dans un temps, de ceux qui ont possédé ce tableau mais ils ne nous laissent jamais voir la toile si vantée (Phil. de la rel, I, 42). » « L’érudition consiste surtout à savoir une foule de choses inutiles (Hist. de la phil. t, 23). » « On est très érudit là où on ne sait rien (I, 94). » « De collections, comme celle de Schleiermacher sur Héraclite sont remplies d’érudition mais on peut mieux les écrire que lire (I, 331). » « On a tort de plaindre la perte de tant d’écrits des anciens ; grâce à Dieu, nous n’avons plus, par exemple, ceux d’Épicure (II, 434, 477). » « L’érudition, c’est le savoir de ce qui est mort, enseveli, et tombé en pourriture (I, 53). » « Quant au latin, permettez-moi de tous dire que les hommes d’aujourd’hui ne s’en servent, ce semble, que pour y cacher les trivialités de leur pensée ; l’église surtout est la latinité par excellence (III, 476).  »



  1. Cette philosophie positive de l’Allemagne n’a donc rien de commun avec celle de la France, le positivisme. (Note du traducteur.)
  2. Tous appartenant au parti le plus réactionnaire, dans la philosophie comme dans la poilitique, à l’Université de Berlin. (Le traducteur))
  3. Ceci est de la plume du traducteur.
  4. En allemad il y a ici un jeu de mots très spirituel. (Note du traducteur.)
  5. Au lieu de « quakers » Hegel a évidemment voulu dire : « piétistes, moniers, méthodistes, » une secte protestante qui, loin de prêcher un beau et puissant mysticisme, se plaît dans une mysticité mesquine et même parfois immorale. (Le traducteur.)